Si la structure inversée transforme le rôle du coupable et, dans une moindre mesure, de la victime, c’est l’impératif sériel qui va donner à l’enquêteur un statut central, construisant un personnage récurrent charismatique à partir d’une série de petites mythologies qui lui seront propres (au sens barthésien, soit toutes les « fausses évidences » qui constituent les « mythes de la vie quotidienne » d’une époque donnée [1]), dans la lignée des figures de Grands Détectives précédents, mais aussi en concurrence avec ses rivaux contemporains sur le petit écran et ailleurs.
Sur l’axe paradigmatique du genre policier, Columbo occupe une place à plusieurs titres singulière.
Contrairement au type du « armchair detective » il ne s’agit ni d’un riche dilettante (c’est un policier de la LAPD particulièrement fauché) ni d’un sédentaire : au contraire, il joue un rôle de plus en plus envahissant dans l’espace de la diégèse, chacune de ses entrées marquant une véritable disruption dans la configuration spatiale, souvent établie ou investie par le coupable [2]. Cela le rapproche de l’univers mobile du noir, dont il n’épouse toutefois ni l’errance ni la kinesis anxiogène.
Contre la figure du génie excentrique, aux relents aristocratiques, qui domina longtemps le récit policier à énigme, Columbo semble incarner l’Everyman de ce médium qui se dit essentiellement démocratique qu’est la télévision. Aux antipodes des savoirs spécialisés des Grands Détectives à la Dupin ou Sherlock Holmes, il use de son intuition, de sa sagacité et de sa ténacité. Comme le souligne Eco dans son analyse comparée entre notre inspecteur et son avatar germanique (et, à mon sens, dégradé) Derrick :
« Aucun des deux n’a le talent diabolique de don Isidro Parodi. Pour ne pas plonger les téléspectateurs dans l’embarras, les scénaristes dévoilent tout de suite, avant que les détectives eux-mêmes le découvrent, le nom de l’assassin. Le plaisir du public provient de ce que ni Columbo ni Derrick ne déploient des techniques d’investigation nécessitant un esprit surhumain, égal à celui de Nero Wolfe. Ils marchent au flair, se fondant sur une intuition due à un mouvement instantané d’antipathie, exactement comme nous pourrions le faire nous-mêmes. S’ils mettent dans le mille, c’est par hasard, surtout parce que leurs adversaires sont des névrosés qui s’effondrent à la première insinuation. (…) Columbo est plus malin, il parie avec davantage de courage, il semble diabolique mais en fait il se contente d’exceller dans quelques trucs psychologiques pour amener le coupable à se dévoiler; il ne l’identifie pas – à l’instar de don Isidro – en faisant des abductions dans un univers spinozien malade, essentiellement parce qu’il ne sait pas ce qu’est l’abduction et encore moins qui est Spinoza » (Eco, 1993, éd. Kindle).
Des petites remarques sur des aspects de la vie quotidienne apparemment anodins fournissent les premiers indices de culpabilité : pourquoi un suspect n’a pas salué sa femme en rentrant de voyage, ou bien a ouvert calmement une lettre alors qu’il venait de voir un cadavre (« Murder By the Book »); pourquoi l’épouse de son mari soi-disant kidnappé ne lui a pas demandé au téléphone s’il allait bien (« Ransom for a Dead Man »), etc. [3] À la fin de l’enquête, l’inspecteur n’hésitera pas à utiliser les « ruses anonymes des arts du faire », pour reprendre la terminologie de Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (titre qui pourrait parfaitement convenir à une analyse sur Columbo), pour piéger les coupables (la patate dans le carburateur de la voiture de Robert Culp dans « Death Lends a Hand », etc.). De fait, il se fera bien souvent « braconneur » des technologies des nantis qu’il avait feint de ne pas comprendre, les utilisant pour renverser leur pouvoir. L’emploi fréquent du mensonge, aux antipodes du « fair play » des détectives des « whodunnits » classiques [4], s’inscrit dans cette débrouillardise populaire (« à malin, malin et demi ») opposée aux stratégies des puissants, appuyées sur leur domination (des espaces, des choses, voire des temps) [5].
Si l’enquêteur du roman à énigme « observe, écoute, fait parler, recueille indices et témoignages, expose savamment sa méthode et est doté d’un grand savoir, soit sur les hommes, soit sur les choses et les faits » (Reuter, 57), Columbo parle autant qu’il écoute, semble s’égarer autant qu’il observe, suit une méthode qui reste élusive (sauf pour les spectateurs qui en voient la logique dans son itération sérielle) et, en guise de « grand savoir », profère une série de banalités en un radotage ininterrompu, proche du monologue intérieur (Eco ira jusqu’à le comparer à Leopold Bloom), image inversée des sempiternels ragots de sa femme. L’on peut même dire que la digression tient lieu chez lui de méthode [6].
Comme l’enquêteur traditionnel « son rapport à la société est rarement contestataire même s’il soupçonne tout et tous lors de ses enquêtes » (Reuter, id), bien que l’on voit assez vite s’établir un système d’opposition entre ses sympathies et son antipathie, justifiée moins par la logique que par une intuition surprenante. Celle-ci sert en fait comme « embrayeur » et « motivateur » du récit, assurant le jeu avec le spectateur implicite, qui sait combien il a raison d’éprouver son antipathie envers le coupable et qui la partage lui-même.
De fait l’intuition columbienne, pendant structurel de la structure inversée (pour rester un relais efficace de l’identification spectatoriale, l’enquêteur doit, d’une certaine manière, entrer en diapason avec ce que le spectateur connaît déjà; le contraire ferait un récit erratique qui serait intéressant mais qui dérogerait à l’efficacité du « storytelling » qui articule le récit télévisuel), se pare aussi, comme l’a avancé Slavoj Zizek, d’une certaine connotation théologique (il s’agit d’une sorte d’épiphanie), voire d’une logique psychanalytique [7].
Columbo est d’ailleurs souvent opposé à des figures de la rationalité bureaucratique, emblèmes du « Organization Man » étudié par William H. Whyte dans son ouvrage éponyme de 1956 (le FBI dans « Ransom for a Dead Man », l’agence de détectives régie par un Robert Culp corrompu –sur fond de Watergate- dans « Death Lends a Hand », etc.). La supériorité de son intuition face à la technocratie de la société post-industrielle est un motif récurrent qui place Columbo du côté des antimodernes, dans le contexte postmoderne de la crise de l’idée de progrès. Cet aspect va d’ailleurs s’intensifier au fil du vieillissement de la série (et de l’équipe), devenue une sorte de refuge cathodique face à l’invasion technologique [8].
Son culte de l’intuition est rendu patent par son rapport conflictuel aux stylos (qu’il oublie autant que ses briquets, ce qui inviterait à une lecture freudienne). L’on pourrait aussi s’amuser à voir dans ce rapport à l’écriture un avatar moderne du phonocentrisme socratique, de la part d’un personnage particulièrement loquace qui est immergé dans l’oralité –citant à tout bout de champ les moindres remarques de sa femme et sa belle-famille- et qui sait utiliser de façon dévoyée la maïeutique pour extraire les aveux des coupables (les impliquant souvent dans ses hypothèses). Car sa méthode est essentiellement celle, dialogique, d’un interrogatoire ininterrompu. D’où sa relance continuelle : « encore une dernière question »…
Significativement, s’il était traditionnel chez les Grands Détectives de s’opposer à leurs prédécesseurs au nom de leur propre excellence, Columbo confie qu’il ne lit pas de romans policiers, étant incapables de les comprendre, malgré les explications finales chères aux whodunnits (« Columbo Cries Wolf », 1990).
Plus proche de Maigret (qui, symptomatiquement, triomphe aussi dans les petits écrans) que de Sherlock, il n’en a toutefois pas la lourdeur, autant au niveau des intrigues psychologiques (on pourrait dire que l’on passe de l’humanisme moderniste à une certaine playfulness postmoderne, la « présentation de soi » devenant, comme chez Goffman, plus importante qu’une prétendue « condition humaine »), que du déterminisme naturaliste du milieu (affranchi des espaces de la classe moyenne hantée par le déclassement, Columbo transite dans les espaces de luxe de la nouvelle société de consommation) et des procédures bureaucratiques (jamais l’on ne voit Columbo se plier aux carcans de l’institution policière). Toutefois sa dette envers le commissaire aux allures de fonctionnaire petit bourgeois et sa manière d’enquêter « mine de rien », en prenant parfois un « air idiot » pour tromper les suspects est patente (c’est peut-être le sens de la « French Connection » établie par la Peugeot 403 [9]).
Inversement, face au détective hard-boiled, il ne déploie jamais une force physique qui lui fait cruellement défaut (allant jusqu’à la poltronnerie assumée) et arbore une phobie des armes qui est à la fois un signe distinctif face aux « action heroes » des séries policières concurrentes, et, sous couvert d’inscription générique dans la tradition des grandes « machines pensantes » (du nom du célèbre personnage de Jacques Futrelle), une apologie de la supériorité de l’intelligence (dont la série elle-même est l’illustration) qui cache, peut-être, un timide manifeste pacifiste (sur fond de protestations contre la guerre du Vietnam). Corollairement, il n’accumule aucun exploit sexuel, toujours fidèle à la figure éternellement absente de sa femme invisible (sage Pénélope qui n’existe que comme trace polyphonique dans ses dialogues, elle est essentiellement un produit de l’imagination partagé entre Columbo et ses spectateurs).
C’est aussi un « lieutenant » paradoxal, puisqu’affranchi du milieu sociologique policier qui était au cœur des police procedurals, devenus, depuis Dragnet (1951), un des formats hégémoniques de la fiction policière à la télévision américaine et qui, en littérature, était investi au même moment par le réalisme noir avec Wambaugh, (The New Centurions, 1971).
“We made other decisions those first weeks, the most basic of which was that the series would not be what is known as a “cop show.””, témoignent Levinson et Link. “We had no intention of dealing with the realities of actual police procedures. Instead, we wanted to pay our respects to the classic mystery fiction of our youth, the works of the Carrs, the Queens, and the Christies. We knew that no police officer on earth would be permitted to dress as shabbily as Columbo, or drive a car as desperately in need of burial, but in the interest of flavorful characterization, we deliberately chose not to be realistic. Our show would be a fantasy, and as such it would avoid the harsher aspects of a true policeman’s life: the drug busts, the street murders, the prostitutes, and the back-alley shootouts”[10].
Improbable synthèse, Columbo garde du roman à énigme le topos cardinal du «fin limier», de Maigret une certaine humanité compatissante et du roman noir son rôle de révélateur de la corruption des élites états-uniennes (dans leur ultime expression qu’est la haute société californienne, arpentant le territoire même du «L.A. noir»).
Génie excentrique dissimulé sous les dehors d’un type à la masse, piètre représentant de la petite fonction publique, Columbo est, comme l’écrit Lilian Mathieu,
« un individu des plus ordinaires, voire quelque peu pitoyable. Son train de vie est de toute évidence modeste: sa voiture est une antiquité qui menace ruine, sa garde-robe se résume aux éternels mêmes costume et imperméable, et il a parfois du mal à faire face à certaines dépenses que lui impose le déroulement de son enquête. Son alimentation privilégie les plats populaires, ses loisirs sont limités et centrés sur la vie familiale: promener son chien (un basset qu’il doit souvent porter), regarder la télévision avec son épouse, fréquenter ses nombreux beaux-frères et neveux… Il n’est en outre guère séduisant, rien en lui n’évoque l’homme d’action et il se révèle extrêmement maladroit et gaffeur » (Kindle éd).
Ses allures fauchées (on le confondra avec un clochard dans « Negative Reaction », 1974[11]) contrastent avec son statut d’inspecteur (contraste dont sont souvent dupes les coupables, qui le soupçonnent parfois à prime abord de ne pas être un vrai flic[12]). Ses habitus[13] sont ceux des classes populaires (pour Mathieu) ou, plus globalement, de l’Américain moyen (pour Constant)[14] : ainsi, par exemple, il aime par-dessus tout le chili con carne aux crackers, plat dont la modestie connote le caractère essentiellement « populaire » du héros tout en étant l’emblème du melting pot dont il est lui-même, de par son onomastique, issu (comme Peter Falk par ailleurs, d’origine Ashkénaze et non Italienne); plat enfin réconfortant comme l’émission elle-même (que l’on peut aisément catégoriser de « comfort TV »). Sa fidélité à ce plat nourricier est aussi à l’image de celle qui le lie à sa tendre moitié et suggère un modèle de spectature fidélisée.
Toutes les petites mythologies qui entourent et articulent le personnage renforcent cet imaginaire de « l’underdog », figure bienaimée du cinéma et la télévision états-unienne (en ce qu’il confirme inévitablement, par l’éclat de sa réussite, le bien fondé du rêve américain). Comme on l’a déjà évoqué, la construction du personnage fut l’œuvre d’un véritable processus de cocréation entre les scénaristes et l’acteur principal :
“When we created Columbo, we were influenced by the bureaucratic Petrovitch in Crime and Punishment and by G.K. Chesterton’s marvelous little cleric, Father Brown. But Falk added a childlike wonder all his own. He also added the raincoat. We had given Columbo a wrinkled top coat in our play, but during the filming of “Prescription: Murder,” Falk dug out one of his old raincoats from the back of a closet and never took it off. He wore the same suit, shirt, tie, and shoes for the entire 10 year run of the series, giving “Columbo” the somewhat dubious distinction of having the lowest budget for male wardrobe in the history of the medium, with the possible exception of Big Bird”[15].
Accessoire promis à un statut mythologique, à l’instar des attributs iconiques des Grands Détectives (pipe et deerstalker pour Sherlock, pipe et chapeau pour Maigret, les orchidées pour Nero Wolfe, etc.), l’imperméable délavé de Falk devient l’emblème du personnage, discret témoin du transfert de la localisation newyorkaise originale au nouvel environnement californien des studios Universal et symbole du décalage permanent de Columbo face au milieu où il évolue. À ce décalage se double celui, intertextuel et temporel, face au modèle du dur à cuire des films noirs dont c’était l’emblème iconique, soulignant ironiquement tout ce qui sépare Columbo d’un Philip Marlowe. En même temps, l’on peut y voir un déguisement, celui-là même qui lui permet d’incarner la figure quelque peu pitoyable qui déjouera les soupçons des puissants (on retrouve alors la double identité des justiciers urbains inaugurés par le prince Rodolphe des Mystères de Paris d’Eugène Sue en 1842 et reprise comme l’on sait par la mythologie superhéroïque).
Parallèlement, la vieille bagnole cabossée d’une marque incongrue à L.A. s’oppose non seulement au culte national états-unien de la voiture mais aux bolides des héros des fictions policières d’aventures, contrastant, par sa pétarade continuelle, avec la kinesis enlevée de ces dernières (et des courses-poursuites filmiques dont elles sont héritières). Sorte de « corrélat objectif » de Columbo lui-même, la Peugeot 403 (que l’on peut considérer, en honneur de Barthes, comme une parfaite « anti-Déesse ») est tout aussi décalée sur les routes de Los Angeles que l’inspecteur dans les manoirs des nantis qui les jonchent.
De même, son basset hound anonyme se situe aux antipodes du fin limier qui sert de métaphore de l’enquêteur dès les origines feuilletonnesques du genre. Il devient par là même un autre « corrélat objectif » du héros, soulignant sa tendresse envers les faibles dont il devient, à l’instar des anciens justiciers du roman populaire, le défenseur. Aux antipodes aussi des femmes fatales et des pin-ups de rêve qui peuplaient les romans et les films noirs mais aussi de l’éternel célibat des génies aristocratiques de la détection, l’épouse sempiternellement absente mais constamment présente dans les ruminations de Columbo incarne une stricte domesticité tout ce qu’il y a de plus (hétéro)normative. Mais sa fonction narrative est bien plus redoutable : à la fois éternelle source de digressions qui permettent de faire baisser la garde de l’adversaire, elle semble aussi agir à la manière d’un daimon socratique, aidant par ses conseils (qu’ils soient réels ou manipulés, voire inventés, par Columbo) à la résolution des crimes. Ce qui vaut aussi pour cet autre spectre de la vie conjugale, la belle-famille (sorte d’illustration domestique du « On-dit » heideggérien), abondamment citée dans le « small talk » diaboliquement agencé de l’inspecteur.
Cette figure de l’homme ordinaire est parfaitement adaptée au médium qui vise justement un public à son image, celui qui passe ses soirées du mercredi et du dimanche devant la télé (comme on l’imagine lui-même, auprès de sa femme, lorsqu’il n’est pas en train de traquer des criminels, donc où il n’existe plus dans le récit). Dès lors, sa confrontation au monde extraordinaire des « Olympiens » (au sens où l’entend Edgar Morin) en fait un éternel outsider, jusqu’à reprendre certains traits des antihéros du cinéma burlesque (notamment sa poltronnerie et sa maladresse millimétrée, souvent exhibée dans ses démêlés avec la technologie et les espaces luxueux des riches). Mais il en sortira vainqueur, preuve, sous des dehors d’homme ordinaire, de son exceptionnalité.
Ainsi, par une singulière alchimie, l’extrême banalité devient la marque de l’exceptionnel : « by being smaller than life, Columbo becomes larger than life » résumait Peter S. Fischer, l’un des multiples scénaristes de la série.
Le processus de cocréation caractéristique de l’auctorialité collective des industries culturelles pop devient ici une dialectique originale, placée sous une tension constante (dont Link fait une extension métatextuelle de la série, en un « jeu pirandellien du chat et de la souris »[16]):
« Peter had definite ideas,” explique Link, “and, in a large measure, he’s responsible for the success of Columbo. There’s a great similarity to Peter and the character: the energy, the perfectionist, the charm, the forgetfulness. Peter is a forgetful person. He was always forgetting his car keys. In a large way, it’s him.” Everything clicked—the disheveled appearance, the voice, the squint caused by his false right eye. It was all used to magnificent advantage in Falk’s characterization”[17].
En effet, tout dans la physionomie de Falk et son élocution contribue à incarner fausse étourderie et attention maniaque aux détails, irrésolution feinte et ferme ténacité. La nervosité toute newyorkaise de son jeu (qui le rapproche de cette autre grande icône de la Grosse Pomme qu’est Woody Allen[18]) lui permet de passer du farfouillage et du bavardage digressif à l’elocutio la plus maîtrisée, du regard erratique à la fixité qui perce à jour et démonte la « façade » patiemment élaborée du coupable (l’œil de verre de l’acteur a ainsi pu ajouter un aspect mythologique à ce cyclope sur-voyant). Le caractère improvisé de plusieurs de ces scènes lui confèrent une naturalité désarmante, déstabilisant au passage les autres acteurs comme le seraient leurs propres personnages.
Du succès de cette incarnation témoigne la vague continue de parodies et d’imitateurs qui, dans tous les pays, se sont réappropriés des maniérismes immédiatement reconnaissables du personnage et de l’acteur qui lui reste indissolublement lié[19]. En France, même le doublage par Serge Sauvion s’est parfaitement intégré au personnage, épousant ses divers tics et les naturalisant dans la langue de Molière.
Toutefois, le spectateur sait qu’il s’agit là, en termes goffmanniens, d’une « réalisation dramatique » (« dramatic realization »[20]) visant à construire une « façade personnelle » (« personal front ») marquée par des signes distinctifs qui vont des vêtements -ici l’imper délavé comme signe de déclassement- à la façon de parler -le farfouillage-, les mimiques -d’une éternelle irrésolution- et les comportements gestuels[21]. Plus spécifiquement, il s’agit d’une sorte d’« idéalisation » inversée, soit la mise en scène délibérée d’un statut ouvertement inférieur[22] qui est ici utilisée de manière stratégique pour percer à jour la « représentation frauduleuse » de l’antagoniste et lui faire « perdre la face », fut-ce au prix de laborieuses « fabrications »[23].
Comme pour le coupable, dont il est le miroir parfaitement renversé (voire le Doppelgänger accusateur), il s’agit d’une triple performance marquée par la duplicité : nous voyons à la fois Columbo interagir en tant qu’acteur social, mais aussi jouer son jeu pour piéger ses adversaires, et enfin, last but not least, nous savourons la performance de Peter Falk dans la modulation virtuose de son rôle. On a là une illustration éclatante de la critique goffmannienne de la bipartition classique entre « réalité et simulation » : s’il est mal aisé de distinguer, chez Columbo, entre ce qui relève de la feinte et ce qui revient à sa « personnalité », c’est que celle-ci est, toujours déjà, un masque social (comme le signale l’étymologie même de « persona »).
De là un des principaux plaisirs de la série, qui est d’assister de manière distanciée aux complexités de l’interaction symbolique de la « présentation de soi » sociale : soit, plus simplement, de voir Peter Falk incarner ce rôle qui se présente, de manière quelque peu néobaroque, comme une perpétuelle performance (Columbo comme « acteur » au sens goffmannien) jusqu’au piège final où l’inspecteur dévoile son caractère de metteur en scène (voire, pour certains pièges, de dramaturge)[24]. D’où aussi l’utilisation constante du « mentir vrai » qui détonne avec la tradition du « whodunnit » classique et, plus généralement, avec la stigmatisation du mensonge dans les représentations héroïques.
Quand, d’autre part, on connaît la carrière de Falk dans le cinéma d’art et d’essai, notamment avec son ami John Cassavetes qu’il introduit dans la série (et qui avait d’ailleurs joué lui aussi un détective à la télé, aux antipodes de Columbo, dans le double registre de la réappropriation des codes du film noir par le « TV Noir » et de la coolitude hipster : Johnny Staccato), une autre duplicité métatextuelle s’installe : celle de Falk comme égérie de la haute culture vs Falk star du « lowbrow ».
Mais l’on ne peut réellement saisir la mythologie columbienne sans cerner la dialectique qui la fonde, à savoir celle entre le héros et ses antagonistes. C’est là que s’articule symptomatiquement l’idéologème central qui fonde la série (et, fort probablement, son succès fantasmatique).
[1] R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957: 9
[2] “Il affectionne notamment de créer la pagaille sur un plateau télé ou dans une émission, obligeant le réalisateur à arrêter le tournage (24, 38, 43, 57, 63) ; de marcher sur une robe et la déchirer (33, 39), d’applaudir un artiste à contretemps (36), de faire craquer son affreux sachet en papier mâché pendant une répétition d’orchestre (68), de prendre des photos à un enterrement (27), d’interrompre une vente aux enchères (59) de s’emmêler les pieds dans un câble télé (21), d’ouvrir la porte d’un placard en croyant sortir (11), etc.” (S. Constant, 2017, éd. Kindle)
[3] Reprenant l’ethnométhodologie de Garfinkel, L. Mathieu écrit à ce sujet: “C’est cette « rationalité de sens commun » que met en œuvre Columbo dans ses enquêtes. Le travail du lieutenant est bien l’expression d’une ratio, pour utiliser le vocabulaire de Kracauer, mais il s’agit d’une ratio pragmatique, ancrée dans le quotidien le plus ordinaire et le plus banal. Plus précisément, son sentiment lorsqu’il arrive sur une scène de crime correspond à une sorte mise en crise du caractère habituel de la vie quotidienne (…). C’est bien le socle routinier des activités ordinaires qu’il place au cœur de ses enquêtes et qui lui permet de repérer ce qui ne va pas de soi dans les récits que lui livrent les suspects” (2019, éd. Kindle).
[4] Au jeu d’échecs, emblème traditionnel du récit policier à énigme, Columbo ajoute « celui du poker menteur. Il aime volontiers les alterner au cours de l’épisode, sans doute pour tenir le téléspectateur en haleine. Les scénaristes s’en donnent à cœur joie. Le mensonge constitue de ce fait une singularité de cette série américaine. La règle, en effet, en est le mensonge, et l’exception : la vérité. Et encore, essentiellement à la fin » (S. Constant, op. cit., ibid.).
[5] Allant même jusqu’à l’illégalisme de l’implantation de fausses preuves (bien que la conclusion ne l’atteste pas formellement, celle de la lentille dans le coffre de la voiture de Culp dans l’épisode cité, etc.). Cette rupture du « fair play » rapproche plutôt Columbo des icônes du noir (tel le policier corrompu Hank Quinlan dans Touch of Evil, 1958). Pour cette raison, elle restera rare dans la série (S. Constant dénombre 5 fausses preuves sur 92 épisodes).
[6] “Toujours à contretemps, mal à propos, justes bonnes à exaspérer un assassin d’occasion qui ne cesse de répéter: « venez-en au fait lieutenant », ou en anglais : « what is the point ? » S’il n’y avait encore que les inépuisables allusions à sa femme et à sa famille, on s’en contenterait peut-être. Mais il nous faut subir en plus, aussi bien le téléspectateur que le pauvre suspect, ses réflexions sur le prix des objets, ses goûts culinaires, le billard, le bowling, les amours de son chien pour l’épagneule d’à côté, sa transpiration, le cancer dû aux portables, la nocivité du beurre, la température idéale du thé au miel, la taille des stars, la beauté des bureaux, des meubles, des jardins, etc. etc. La liste est interminable » (S. Constant, op. cit., ibid).
[7] “Not only do we, the spectators, know in advance who did it (since we see it directly), but, inexplicably, the detective Columbo himself immediately knows: the moment he visits the scene of the crime and encounters the culprit, he is absolutely certain that the culprit did it.
This reversal of the “normal” order has clear theological connotations: in true religion, I first believe in God and then, on the basis of my belief, become susceptible to the proofs of the truth of my faith. Here too, Columbo first knows, with a mysterious, but nonetheless absolutely infallible certainty, who did it, and then, on the basis of this inexplicable knowledge, proceeds to gather proofs. And, in a slightly different way, this is what the analyst qua “subject supposed to know” is about: when the analysand enters into a transferential relationship with the analyst, he has the same absolute certainty that the analyst knows his secret (which only means that the patient is a priori “guilty,” that there is a secret meaning to be drawn from his acts). Analysts are thus not empiricists, probing their patients with different hypotheses, searching for proofs, and so on; they embody the absolute certainty (which Lacan compares with the certainty of Descartes’ cogito ergo sum) of the analysands’ “guilt,” namely their unconscious desire” (S. Zizek, “The Interpassive Subject”, Centre Georges Pompidou, Traverses, 1998)
[8] « L’apparition du fax dans la série (52), en février 90, provoque sa stupéfaction admirative. (…) “Tous ces gadgets modernes me dépassent, commente-t-il. Ça m’énerve. Mais ma femme, elle vient d’acheter un ordinateur. Elle adore ça. Moi, je m’en approche jamais. » (…) A chaque invention, à chaque technique nouvelle, sur les trente-cinq années au long desquelles s’étale la série, il constate son impuissance, parfois son émerveillement devant par exemple des caméras intégrées à l’intérieur d’un parking souterrain (56), la télévision par satellite (63), le portable (63), le répondeur (8). Face à l’ordinateur de la victime Budd Clark (57), il admet : « Je pige rien à ces machines » » (S. Constant, op. cit., ibid).
[9] Si Maigret ne sait pas conduire (v. Le voleur de Maigret) il se déplace parfois conduit par un adjoint en Peugeot 403, voiture employée par la police dans les années 60.
[10] R. Levinson et W. Link, op cit, ibid
[11] Et plus tard avec un figurant jouant un sans-abri dans “Butterfly in Shades of Grey” (1994)
[12] “La mère de Beth Chadwick (7) l’imagine si peu en flic qu’elle le prend pour un employé. « Vous là-haut (il a grimpé sur une échelle pour fouiner), payez le taxi et apportez mes bagages. » (…) Adrian Carsini, œnologue de l’année, croit voir un chômeur qui rode. « Si c’est pour un emploi, le bureau est ouvert de 9 à 17h (19) » « Vous êtes flic ? Moi je suis Arnold Schwarzenegger ! » lui lance un automobiliste goguenard, en le voyant tripoter son gyrophare. (54) (…) Il est de ce fait dans l’obligation permanente de présenter sa plaque, y compris aux agents en uniforme chargés de surveiller le lieu du crime” (S. Constant, 2017, éd. Kindle)
[13] Les habitus sont, comme on sait, des « systèmes de disposition durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre (…) », P. Bourdieu, 1973 : 88.
[14][14] “C’est effectivement un Américain moyen qui aime le foot (américain évidemment), les westerns, les polars, les séries télé populaires, le billard, le flipper, le chili accompagné de chips ou pas, le bowling qu’il pratique avec sa femme le mardi, et qu’il emmène en camping pour son anniversaire, parce que c’est moins cher qu’une croisière ou qu’un bijou, qui s’extasie devant un gagnant du loto, photographie la relève de la garde à Londres avec la frénésie d’un touriste japonais etc…” (S. Constant, 2017, éd. Kindle)
[15] R. Levinson et W. Link, op cit, ibid
[16] “In matters of metabolism and methods of operation, we and Falk were very far apart. Under the gun of the ever-present deadlines of series television, we were inclined to make rapid decisions and move on to the next crisis. Falk, on the other hand, tended to mull and ponder; he didn’t like to be rushed and wanted to keep his options open. In an uncanny way he was very much like Columbo: clever, reflective, and oblique. And so a Pirandellian game of cat and mouse was played out in our office as well as in our scripts.” (R. Levinson et W. Link, op cit, ibid)
[17] Columbo Phile:39?
[18] Ils seront réunis dans une adaptation télévisuelle de The Sunshine Boys (J. Erman, 1996). Outre New York, c’est aussi la riche tradition juive des « Shlemiel » ou perdants pathétiques qui les unit.
[20] “While in the presence of others, the individual typically infuses his activity with signs which dramatically highlight and portray confirmatory facts that might otherwise remain un- apparent or obscure. For if the individual’s activity is to become significant to others, ‘he must mobilize his activity so that it will express during the interaction what he wishes to convey.” (Goffman, 1956: 19-20)
[21] “We may take the term ‘personal front’ to refer to the other items of expressive equipment, the items that we most intimately identify with the performer himself and that we naturally expect will follow the performer wherever he goes. As part of personal front we may include: insignia of office or rank; clothing; sex, age, and racial characteristics; size and looks; posture; speech patterns; facial expressions; bodily gestures; and the like (…). Some of these sign vehicles are relatively mobile or transitory, such as facial exp-ession, an 1 can vary .luring a performance from one moment to the next” (Goffman, 1956:14-5)
[22] « Many classes of persons have had many different reasons for exercising systematic modesty and for underplaying any expressions of wealth, spiritual strength, or self-respect. (…) In a sense such impressions are idealized, too, for if the performer is to be successful he must offer the kind of scene that realizes the observers’ extreme stereotypes of hapless poverty” (id:25). Parmi les exemples que donne Goffman il y a, symptomatiquement, celui des “street beggars” jadis étudiés par Henry Mayhew dans son classique London Labour and the London Poor (1861)
[23] « Aux fausses pistes tracées par les assassins doivent répondre les chausse-trappes du policier. Celles-ci prennent la forme de ce que Goffman appelle des fabrications, c’est-à-dire des efforts délibérés pour faire prendre une activité pour une autre en faussant la conviction d’un individu sur la situation à laquelle il participe70. Relèvent des fabrications les farces, canulars ou escroqueries, bref tout ce qui amène un individu à se faire une définition (un « cadrage » dans le vocabulaire de Goffman) erronée de la réalité » (L. Mathieu, op. cit., ibid)
[24] Le vertige néobaroque est renforcé par le goût d’une certaine métatextualité dont témoignent les nombreuses figures d’écrivains de romans policiers à énigme mais aussi les acteurs. Dans un célèbre épisode (“Fade in to Murder », 1976), “Ward Fowler est le célèbre interprète d’un détective dans une série télévisée ; il tue son agent qui veut le faire chanter mais ne manque pas d’échanger des techniques d’enquête avec le lieutenant Columbo dans une mise en abîme réjouissante (Peter Falk joue un policier de série télé qui enquête sur un acteur qui joue un policier de série télé)” (L. Mathieu, op. cit. ibid)
P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1973
S. Constant, Columbo ou la revanche du petit, Edilivre, 2017, éd. Kindle
U. Eco, De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993
E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, Doubleday, 1956
L. Mathieu, Columbo, la lutte des classes ce soir à la télé, Paris, Textuel, 2019, éd. Kindle
Leiva, Antonio (2020). « La formule Columbo (3) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-formule-columbo-3-mini-mythologies], consulté le 2024-10-12.