L’articulation centrale de « la formule Columbo » est comme l’on sait la variante structurale du récit d’intrigue policière dit « récit d’intrigue inversée » (« inverted mystery » ou « inverted detective fiction »). Laissons d’abord la parole aux créateurs de la série :
« There was, as always, no time for reflection; we literally began making conceptual decisions on the walk from Sheinberg’s office to our own. Fortunately, we had the first “Columbo” pilot, “Prescription: Murder,” as a prototype. The first order of business for many series is to make radical changes as soon as the pilot is sold. But we had an instinctive feeling that there was strength in the “Prescription: Murder” format, and we decided not to vary it. Each “Columbo” would make use of the so-called inverted mystery form, a method of storytelling invented by an English writer named R. Austin Freeman in the early part of the century. According to Ellery Queen in his study of detective fiction, Queen’s Quorum, Freeman posed himself the following question: “Would it be possible to write a detective story in which, from the outset, the reader was taken entirely into the author’s confidence, was made an actual witness of the crime and furnished with every fact that could possibly be used in its detection?” Freeman answered his own question by employing the device in his book The Singing Bone, and based on our experience with the two “Columbo” pilots, we had a hunch that it would work on television. We had no idea that it would become an eventual trap for us and for all of the other writers who would bang their heads against the wall of the inviolate “Columbo” format” [1].
Inaugurée par la série John Thorndyke d’Austin Freeman (dans The Case of Oskar Brodski, publié en 1912), cette variante subtile de la macrostructure policière surgit assez rapidement en réaction à l’hégémonie du modèle classique définitivement intronisé par la saga de Sherlock Holmes [2]. Paradoxalement, elle réinstaure l’ordre chronologique de l’histoire au sein du récit, selon le régime traditionnel de la fiction mais tout en gardant, comme on verra, la tension entre récit d’enquête et récit de crime. Et c’est dans le traitement de cette tension, à l’aune du modèle doylien, que se situe l’originalité de Freeman, car l’idée de suivre un crime depuis sa planification jusqu’à sa résolution, en passant par ses conséquences inattendues, était déjà établie dans ce que l’on appelle le « roman policier archaïque » : on peut notamment citer, parmi des nombreux exemples, le plutôt méconnu Chapeau du prêtre (Il cappello del prete) publié par Emilio de Marchi en 1887.
Dans ces récits on reste axé sur le récit du criminel et l’enquête joue encore un rôle mineur, bien que s’installe déjà l’ironie poétique des circonstances qui déjouent le plan astucieux du meurtrier, variation profane du mythe des Érinyes grecques à l’aune des antihéros névrosés par la Faute d’Edgar Allan Poe [3]. Pour ce qui est du duel dialectique (à la fois au niveau des interrogatoires et de la mécanique qui s’installe) entre le coupable et l’enquêteur, la référence incontournable, explicitement avouée par les créateurs de Columbo reste évidemment Crime et châtiment (1866). Comme le souligne Bakthine dans sa célèbre Poétique de Dostoïevski :
« Le merveilleux juge d’instruction de Crime et Châtiment, Porphyre Petrovitch (c’est lui, précisément, qui qualifie la psychologie d’« arme à double tranche ») ne s’appuie pas sur une psychologie judiciaire mais sur une intuition dialogique particulière qui lui permet de pénétrer dans l’âme inachevée et sans solution de Raskolnikov. Les trois rencontres de Porphyre et de Raskolnikov ne sont pas des interrogatoires policiers classiques, non pas du fait qu’elles ne se déroulent « pas dans les règles » (ce que Porphyre souligne continuellement), mais parce qu’elles rompent avec les fondements mêmes des rapports psychologiques traditionnels entre le juge d’instruction et le criminel (ce que souligne Dostoïevski). Ces trois rencontres sont d’authentiques et de merveilleux dialogues polyphoniques » (Bakhtine, 1998:106).
Mais, ironiquement, c’est à l’encontre de cette tradition du récit criminel (que Haycraft appellera « inside-out crime story » dans son étude pionnière Murder for Pleasure, 1941) [4] que Freeman élabore son inversion du modèle policier : « Freeman’s evident interest in detective fiction lay in the opportunity it affords for delineation of scientific techniques of detection (…) His innovative creation of the inverted detective story thus became Freeman’s means for replacing the human-interest plot of a detective hunting a criminal with an abstract intellectual drama of problem-solving” (Herbert, 1999: 238).
Dès lors, les deux modèles (le récit de détection axé sur le criminel et l’enquête inversée) vont cohabiter. Si la formule de Freeman connut un succès d’estime parmi les connaisseurs, affinée par certaines itérations telles que la série du Department of Dead Ends de Roy Vickers, d’autres œuvres classées dans la typologie du « inverted detective story », telle la célèbre Malice Aforethought de Francis Iles (1931) se situent plutôt dans l’étude de cas axée sur la « métis » dévoyée des criminels [5]. De fait, celles-ci sont à la frontière d’un autre type de roman policier, celui du roman de suspense, qu’il soit criminel ou victimaire [6].
Les deux modèles peuvent enfin se combiner comme dans l’un des grands succès du « Maître du suspense » lui-même, Dial M for Murder (A. Hitchcock, 1954) adapté du téléfilm et la pièce éponymes de Frederick Knott. Bien qu’il ne soit pas cité par Link et Levinson c’est peut-être l’ancêtre le plus direct de leur création, malgré l’emprise narrative du récit du criminel (qui doit ajuster son plan machiavélique à un tournant imprévu) et la bipartition du rôle de l’enquêteur entre l’écrivain de romans policiers newyorkais et l’inspecteur Hubbard. Ce dernier, traînant déjà un imperméable (qui jouera un rôle crucial dans la résolution de l’enquête), déstabilise les autres personnages et le spectateur par une argumentation détournée et, petit détail révélateur qui devient après coup un de ces « plagiats par anticipation » chers à Pierre Bayard, hésite au seuil de la porte avant de poser une dernière question [7]. Par ailleurs, un an avant le début de la série, Elio Petri avait transformé la structure de l’enquête inversée en une mécanique satirique et kafkaïenne dans Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto (1970), sorte de « Columbo pour intellectuels de gauche » avant-la-lettre d’où la figure de l’enquêteur génial serait absente, entièrement éclipsée par le policier meurtrier schizoïde jouant au chat et la souris avec lui-même.
Mais c’est bien entendu Columbo qui va devenir l’emblème, pour des millions de téléspectateurs à travers le monde, de cette variante structurelle du récit policier. Il importe donc, au-delà de la simple classification, s’interroger sur son fonctionnement, peu étudié par les théoriciens du genre [8].
Outre l’effet (vite dissipé) de sa nouveauté, l’énigme policière inversée permet de libérer la machinerie herméneutique du paradigme indiciaire étudié jadis par le sémiologue italien Carlo Ginzburg. Affranchie du jeu de pistes traditionnel axé sur le dévoilement du récit caché qu’il guette, le récit d’enquête concentre désormais en lui-même les effets de suspense, dans l’attente du dernier détail fatal qui permette la parfaite démonstration du sémiologue sauvage qu’est, nouveau Diogène, le vieux lieutenant à l’imperméable fripé.
Le sens de la logique policière change structurellement: la chronologie de l’histoire (au sens de la « fable » chère aux formalistes russes) est restaurée dans son ordre diégétique dans le récit, qui ne remonte plus du crime initial a ses origines mais suit ses effet jusqu’à la conséquence inévitable qu’est sa résolution (ou désoccultation) –et non, comme on verra, sa punition. Le récit du crime est donné au lecteur/spectateur qui assiste à la mise en abyme du récit policier classique (récit d’enquête cherchant à restituer le récit du crime, dont l’absence le fonde): l’on passe ainsi du « whodunit » au « howcatchem », dont le double enjeu est de savoir comment l’enquêteur va rétablir le récit du crime et comment va-t-il attraper le coupable (la construction de la toile qui le fera avouer); le duel devient ainsi le principal moteur narratif.
La structure épisodique de Columbo épouse l’évolution de la confrontation, de l’intuition initiale (avec un premier soupçon qui semble souvent très éloigné de la solution finale, détail périphérique à la fois au récit d’enquête et à celui du crime) à la condamnation sans appel. Les épisodes s’articulent alors autour des étapes –ou plutôt devrait-on dire rounds pugilistiques- de cette confrontation, épousant les cinq actes traditionnels (le premier devenant le prologue dévolu à l’exécution du crime par le meurtrier), ponctués par des intermèdes où l’on suit les actions (et contre-actions) du coupable et de l’enquêteur qui préparent, comme dans un jeu d’échecs, la prochaine confrontation.
La dialectique sérielle (qui pour d’aucuns est celle de la culture populaire dans sa globalité) entre répétition et variation est ainsi poussée à l’extrême, l’intégrant à l’intérieur même de chaque épisode : les entrées tactiques et les fausses sorties de Columbo semblent alors littéralement incarner le principe freudien du « Fort-Da » où divers théoriciens ont vu la logique même du désir de fiction.
Si dans le récit classique « le savoir (sa distribution, sa dissimulation, ses possibilités de reconstruction) organise l’écriture et la narration » (Reuter, 2017: 50), ici c’est plutôt le spectacle de l’opposition autour du savoir des deux pôles; d’où la reformulation, apparemment minime, qui s’impose par rapport à la définition de Marc Lits dans Pour lire le roman policier (1989) :
« On pourrait ramener le récit d’énigme criminelle [inversée] à deux notions de base : « voir » et « dire ». Quelqu’un, le criminel a tué [en étant vu du seul spectateur] et ne veut pas le dire; quelqu’un d’autre, le détective, n’a pas vue mais va reconstituer par sa parole ce qu’il n’a pu voir. Lorsque le « dire » va coïncider avec le « voir » l’énigme sera résolue » (p.89).
D’où le rôle essentiel du dialogue (qui s’accorde bien avec les impératifs structuraux de la télévision, héritière en cela plus du théâtre que du cinéma) en ce qui est essentiellement un long interrogatoire et l’importance majeure de l’aveu, à l’instar de la pénalité inquisitoriale (sans le recours à la « question » physique mais par hypertrophie du questionnement disciplinaire). Illustration inattendue du célèbre constat, contemporain de la série, de Michel Foucault : « L’homme, en Occident, est devenu une bête d’aveu » (1976: 79-80).
Et si l’opposition entre enquêteur et coupable se double traditionnellement du jeu entre l’écriture et la lecture où l’auteur dissimule et le lecteur tente d’élucider, ici le jeu se déplace autour de la double rivalité entre le spectateur et l’enquêteur mais aussi le coupable. Comment ce dernier va tenter de s’en sortir, comment Columbo va finir par l’attraper? Parfois subsiste un élément de l’intrigue traditionnelle, à savoir la reconstitution des motivations du crime initial (variante dite du « whydunit »).
Il en va de même pour le jeu des indices qu’ils soient, selon la typologie d’Annie Combes (1989), fictionnels, linguistiques ou iconiques (qui, dans la fiction audiovisuelle remplacent ceux, purement scripturaux, des romans policiers), avec une nette prédilection pour les deuxièmes, contenus dans les dialogues : ici, c’est le surgissement des indices (voire, en termes deleuziens, le devenir-indice) qui est le centre d’intérêt, ainsi que leur rôle dans l’élaboration de l’argumentaire columbien. D’où le malin plaisir à essayer de cerner quel va être l’élément déclencheur de l’épiphanie dans l’esprit de l’inspecteur.
Une même logique infléchit le jeu des leurres (ou façon de dissimuler les indices) qui, tout aussi essentiel que dans la structure traditionnelle, est ici déplacé : le suspense autour des étapes de la dissimulation du coupable est corollaire de son envers, le dévoilement par l’enquêteur.
Pour ce qui est du jeu actantiel, nous avons une triade de rôles fixes stabilisés autour de Columbo (incarnation de la Loi) : la victime, le coupable, l’enquêteur. Contrairement au roman policier à énigme traditionnel, le jeu des suspects s’estompe au profit du seul meurtrier. Le jeu centré sur les suspects successifs devient inopérant (perte de temps pour spectateur, d’où la nécessité structurelle de l’intuition du lieutenant) pour se concentrer sur le duel principal.
La victime, « contrainte structurelle » de la série comme du roman à énigme reste à l’orée du texte, très vite éliminée. Deux autres catégories peuvent toutefois subsister : celle que les plans du coupable rendent nécessaire (pour dissimuler la victime principale ou pour se défaire des témoins gênants) et, beaucoup moins présentes dans la série, celles qui brouilleraient l’enquête surgissant par hasard.
La victime centrale est aussi au centre d’un cercle de relations dont l’enquête devra révéler le fonctionnement et ses enjeux, travail qui ici fonctionne aussi par rapport au coupable : « La victime sacrifiée met au jour le non-dit et permet de « purifier » le cercle relationnel qui pourra se réformer » (Reuter, 2017 : 56).
Comme dans les fictions de l’Âge d’Or des Mystery novels, le meurtrier n’est pas un professionnel du crime ni un malade mental, « rarement un individu venant d’un autre milieu social que celui de la victime (il porterait alors de facto les marques de sa culpabilité). » (id : 57). Mais l’aspect social se double ici d’une symbolique soulignée par L. Mathieu : « Être socialement supérieur, l’assassin atteste également une supériorité dans la réalisation de son forfait, qu’il sait dissimuler ou mettre en scène de manière à égarer l’enquête. Le principal ressort de l’intrigue devient donc l’identification de l’erreur – souvent minuscule – qu’a commise le meurtrier dans ce qui apparaît pourtant comme un crime parfait – en d’autres termes la faille dans la domination » (2019, éd. Kindle).
Comme ses ancêtres, il procède « avec méthode et camoufle son délit avec rigueur. Il est, en quelque sorte « l’envers du détective », qu’il provoque intellectuellement » (Reuter, 2017: 57), bien que, chez Columbo, son sentiment de supériorité face à celui-ci constitue le premier signe de son hybris et l’annonce de sa déconfiture finale. « Ses mobiles sont multiples : argent, ambition, amour, jalousie, haine, vengeance, désir de justice » (id, ibid.), bien que L. Mathieu souligne à juste titre qu’il s’agit souvent d’un statut (de domination) menacé, d’où la récurrence de la figure du maître chanteur.
L’aveu marque la fin du jeu et la fin du récit, sans donner lieu à des scènes particulièrement dramatiques : « Seul importe véritablement le triomphe cognitif : la découverte du coupable [dans Columbo, son aveu comme tel] et de la vérité, reconnue par le cercle des protagonistes. L’ordre, non contesté, est donc rétabli au travers de la clarté du discours explicatif final. Tout est éclairci : le meurtre, ses causes et ses circonstances, le déroulement de l’enquête, les petits secrets de chacun. (…) Le but du jeu est atteint : le coupable est vaincu aux échecs, le puzzle est reconstitué » (Reuter, 2017 : 59).
La série est traversée par la tension entre l’antipsychologisme propre au récit à énigme et le recentrage structurel autour des actions et réactions du tueur, qui invite une certaine subjectivisation, voire une relative identification spectatorielle [9]. La perte d’épaisseur des personnages, réduits à la pure fonctionnalité de leur rôle dans la mécanique du récit à énigme subsiste dans l’aspect souvent froid et mécaniquement calculateur des tueurs columbiens, mais ceux-ci sont amenés peu à peu à perdre en efficacité par cumul d’erreurs tactiques, court-circuitage des affects fonctionnalisés, justice poétique des évènements et harcèlement stratégique par Columbo jusqu’au piège final. Bien que très mécanique (nous restons dans le domaine du behaviourisme Anglo-Saxon), cette déconfiture progressive met en branle le jeu des affects, renforcé par la logique intimiste du médium télévisuel. D’où le plaisir du spectateur de voir ces figures du contrôle absolu (« control freaks ») perdre lentement mais sûrement le contrôle.
Cette tension recoupe la double origine du « récit à énigme inversé » : le suspense du récit de crimes (soit, aussi, l’héritage hitchcockien[10]) et la mécanique intellectuelle du récit à énigme proprement dit (elle-même contaminée par le suspense dans le duel entre le coupable et le héros). Il en découle aussi un régime tout à fait particulier qui exhibe la duplicité en action : nous voyons sans cesse le coupable jouer son innocence, ce qui entraîne au moins trois effets de spectature intimement reliés. D’un côté, au niveau diégétique, c’est le prolongement du suspense du jeu du chat et la souris (comment le personnage essaie de déjouer les soupçons de Columbo). À cela s’ajoute une certaine dimension métatextuelle où le fait, bien connu, de faire appel aux stars sous contrat de l’Universal, prend tout son sens : nous apprécions le jeu des acteurs jouant sans cesse un rôle.
Enfin, et c’est là un des aspects essentiels de la série, s’illustre ainsi ce qu’Erwing Goffman avait appelé « la mise en scène de la vie quotidienne », ou encore, dans le titre original, The Presentation of Self in Everyday Life (1956). Radicalisant le topos du theatrum mundi, Goffman développe, comme l’on sait, une analyse dramaturgique de l’ l’interactionnisme symbolique qui est en tout point illustrée par les subtilités du jeu central qui domine la structure de notre série, tel que l’a amplement démontré Christophe Dargère dans son article « La série Columbo : illustration concrète de la sociologie goffmanienne »[11]. Dans le duel entre le coupable et Columbo c’est tout le jeu de la vie sociale qui nous est donné non seulement à voir, mais à comprendre, évaluer et calibrer en bons stratèges.
Pour ce qui est du crime lui-même, s’il était encore présent selon le régime hitchcockien du thriller dans Prescription Murder, il est dominé par le régime de la bienséance du mystery novel à l’américaine. Sans être circonscrit comme leur ancêtre britannique aux huis clos aristocratiques qui imposent une certaine ludification (le meurtre comme jeu de société, dont les murder parties sont le parfait corollaire), le genre se situe aux antipodes du roman noir et de ses transpositions filmiques. Il se doit avant tout d’être déréalisé et sophistiqué : « Les crimes mis en scène dans la série sont à l’image de ceux qui les commettent: raffinés et habiles, ils sont l’expression de la supériorité économique et intellectuelle de leurs auteurs (…). De même que la domination des élites dépeintes dans la série ne repose pas sur la force brute mais sur la médiation de leurs différents capitaux, leurs crimes ne proviennent pas d’un déferlement de violence. Froidement conçus et exécutés, basés sur les ressources qui fondent leur domination, ils sont aussi raffinés et brillants qu’eux et – en apparence au moins – aussi infaillibles que leur pouvoir paraît absolu » (L. Mathieu, op. cit., id.).
De même, le châtiment est toujours élidé, le récit prenant fin avec l’aveu final (ce qui, entre autres, permet à la fiction de se débarrasser de toute vraisemblance juridique), accepté par le coupable qui se sait démasqué selon les codes du « fair play ». Cette absence permet aussi de légitimer l’action de l’enquêteur qui serait souvent, d’un point de vue légal et déontologique (voire tout simplement éthique) pour le moins contestable : comme on l’a dit, l’aveu tient ici (comme dans la procédure inquisitoriale) de preuve, à défaut, justement, de celle-ci. D’où la parodie quelque peu kafkaïenne qu’en fera Mad Magazine dans son « Clodumbo », restituant la violence implicite de cette entorse à la présomption d’innocence. Non seulement il s’agit d’un innocent (malgré son nom, travestissement burlesque de Robert Culp –et du principe même qui régit la série : Dr. Robert Culpable) qui avoue n’importe quoi pour se débarrasser du harcèlement, poussé bien évidemment jusqu’à l’absurde, de l’enquêteur (mu uniquement par sa présomption initiale : « I had this gut feeling about him! His alibi was too perfect » -il était en train d’opérer pendant que le crime était commis), mais l’on découvre que c’est là un procédé habituel. “All suspects confess when you’re on the case! To get away from your incessant badgering (…) There are 27 innocent people rotting in jail today”, témoigne un de ses collègues. À quoi “Clodumbo” ajoute le punch macabre du récit: « There are only 16 in jail, Sir… 11 of them were executed! »[12]. L’on comprend alors, que, si l’on élide toute référence au système légal des pénalités, c’est pour innocenter l’inspecteur des conséquences terribles de ses actes.
Conformément au mystery novel, et au contraire du noir, on voit aussi à l’œuvre une idéologie conservatrice du mal localisé, mais qui, dans Columbo, entre en conflit, comme on le verra, avec une logique systémique. Et si la Faute implique nécessairement la mise à jour d’un coupable, la logique héritée du roman populaire (« il faut que tout crime ait son châtiment »[13]) semble comme mise en suspens, voire problématisée (comme en témoigne la fin pathétique du célèbre épisode « Any Old Port in a Storm », 1973). Analysant à ce titre Columbo et son cousin germanique Derrick, Eco écrit : « Ainsi que le ferait chacun d’entre nous, ils pratiquent leurs arrestations à contrecœur. Si cela dépendait d’eux, ils laisseraient courir car au fond ils comprennent les motivations du coupable, secrètement ils sympathisent avec lui, mais le devoir c’est le devoir » (1993 : 249).
L’élision du crime et du châtiment s’inscrit dans celle, plus générale (et presque militante) de l’action dans la série, dont la phobie des armes, Phallus habituel des « action series » policières des Sixties et Seventies, reste l’emblème éclatant, au grand dam des fans du Second Amendement :
« Our final decision was to keep the series nonviolent. There would be a murder, of course, but it would be sanitized and barely seen. Columbo would never carry a gun. He would never be involved in a shooting or a car chase (he’d be lucky, in fact, if his car even started when he turned the key), nor would he ever have a fight. The show would be the American equivalent of the English drawing room murder mystery, dependent almost entirely on dialogue and ingenuity to keep it afloat. »[14]
Toute action abolie, l’aspect cognitif de l’énigme s’hypertrophie, bien que la dimension intellectuelle propre au genre soit ramenée le plus souvent, comme on verra, à la stricte quotidienneté (Father Brown, etc) et les plus petits détails de la vie pratique. De l’emphase sur la distribution du savoir aux dépens de l’action et des affects s’ensuit aussi l’élision de toute intrigue sentimentale de la part de l’enquêteur. Selon la troisième règle de Van Dine, « le véritable roman policier doit être exempt de toute intrigue amoureuse. Y introduire de l’amour serait en effet déranger le mécanisme du problème purement intellectuel ». Or, si toute sentimentalité en dehors de la plus stricte conjugalité est proscrite pour Columbo, ici aussi aux antipodes tant des « machines célibataires » à la Sherlock Holmes que des « prédateurs sexuels » à la Mike Hammer, l’amour joue souvent un rôle important dans le parcours du coupable, qui peut même reprendre certains codes du « soap opera » (la fin de la version théâtrale de Prescription, où Joseph Cotten finit par avouer par amour restera toutefois exceptionnelle).
Des quatre composantes du discours final qui énonce la solution, la série altère l’ordre et la teneur : la désignation du coupable est souvent première, suivie de l’analepse du moment où l’intuition élucidatrice s’est produite; la récapitulation des indices, issus de faits et témoignages s’articule autour de cette intuition principale ainsi que la reconstitution du crime. Comme dans le récit traditionnel, « le coupable, beau joueur, peut rectifier quelques détails ou combler certaines lacunes » (id, 59). Au total la scène n’est pas aussi longue que les longues expositions classiques, puisque toutes les circonstances du crime sont déjà connues du spectateur. Elle clôt automatiquement l’épisode.
Qu’en est-il de « l’impossibilité » d’U. Eisenzweig, postulée dans sa célèbre analyse Le récit impossible (1986), bien que nous lui préférions le terme de récit paradoxal, car de toute évidence le titre s’autodétruit par rapport à l’existence même des romans policiers? Selon le pacte de lecture postulé par ce genre, le récit du crime doit être à la fois absent (pour que le mystère subsiste) et présent (pour pouvoir être reconstitué à travers les indices par l’enquêteur et le lecteur) : plus le mystère est réel et plus la solution est impossible; plus celle-ci est plausible, moins il y aura de mystère.
Dans Columbo ce paradoxe se déplace avec la structure : c’est la résolution qui en est l’enjeu; il faut donc un éternel entre-deux : si elle est trop facile le suspense disparaît, si l’on mise sur celui-ci jusqu’au bout, la résolution devient problématique. Cette difficulté est pleinement assumée par la série, conditionnant son format et les complications qui s’ensuivent, comme en témoignent les auteurs :
« Because of these elements — and constraints — “Columbo” was a difficult show to write for. The format was reasonably new, and many of the writers we approached either didn’t understand it or else understood all too well and felt it wasn’t worth the effort. We arranged a screening of the second “Columbo” pilot, “Ransom for a Dead Man,” for sixty-odd free-lance writers. Such screenings are common; they are a way of introducing writers to a new show. In theory they will whet the appetites of those assembled, who will then hurry home, explode with ideas, and contact the producer with requests for meetings. In our case, only two out of the sixty expressed any interest. One of these was Jackson Gillis, a veteran of the long-running “Perry Mason” series and an expert at mystery plotting. Gillis wrote two scripts for our first season and thereafter became “Columbo’s” story editor for several years.” (Levinson et Link, op. cit., id.).
De ce renversement sémiotique central tout semble témoigner dans la série, du générique inversé de fin au manque de générique initial (avec déplacement du rôle musical de celui-ci vers la ritournelle enfantine «This Old Man», érigée en signe révélateur du progrès de l’enquête). Mais aussi la mythologie du héros et l’idéologème central qui l’articule.
[1] R. Levinson et W. Link, “How We Created Columbo and How He Nearly Killed Us”, in http://williamlink.tv/how_we_created_columbo.htm
[2] La formule exacte que l’on trouve dans l’introduction au recueil The Singing Bone est celle-ci : « Some years ago I devised, as an experiment, an inverted detective story in two parts. The first part was a minute and detailed description of a crime, setting forth the antecedents, motives, and all attendant circumstances. The reader had seen the crime committed, knew all about the criminal, and was in possession of all the facts. It would have seemed that there was nothing left to tell. But I calculated that the reader would be so occupied with the crime that he would overlook the evidence. And so it turned out. The second part, which described the investigation of the crime, had to most readers the effect of new matter” (J. C. Seigneuret, Dictionary of Literary Themes and Motifs. Greenwood Publishing Group, 1988: 381)
[3] Qui, ironiquement, n’en use pas dans ses fictions policières mais plutôt dans celles habituellement catégorisées comme fantastiques ou horrifiques (alors qu’il s’agit encore là du genre plus spécifique, et peu étudié, du conte cruel).
[4] « Penetrating psychological studies of murder and horror told from the inside out are not detective stories; for the element of detection has been subordinated to the fascinating examination of “the events leading up to the crime” as seen and felt by the participants. So great, however, has their influence been on the more “orthodox” type of detective story in recent years that they worthily command our attention here. The idea of the inside-out crime novel was not, per se, particularly new: Mrs. Belloc Lowndes, among others, had achieved a very considerable success it” (Haycraft, Murder for Pleasure, 1941: 147). Haycraft fait reference notamment à The Chink in the Armour (1912), où l’on suit le crime à travers la subjectivité de sa victime, et sa célèbre transposition de Jack l’Éventreur dans The Lodger (la même année 1912).
[5] « It is this convincing insistence on the normality of murder that transforms the lies stories into something apart, which gives them their horrid particular fascination and brings them close to the true “melodrama of the soul.” Not many “serious” novelists of the present era, in fact,, have produced character studies to compare with lies’ internally terrifying portrait of the murderer in Before the Fact (1932), his masterpiece and a work truly deserving the appellations of unique and beyond price” (Haycraft, op cit: 148). Ce roman fournira la base du chef-d’œuvre d’Hitchcock Suspicion (1941), où, toutefois, la structure inversée sera évincée, transformant ainsi la menace réelle du mari psychopathe en une étude axée sur l’angoisse féminine en milieu patriarcal. Haycraft signale par ailleurs “the presence of a whole school of followers who have found the “inverted”- detective story a rich field. In the latter classification, Richard Hull, Anthony Rolls, and Peter Drax may be mentioned, among many” (ibidem).
[6] V. A. Domínguez Leiva, op. Cit, ibid
[7] Les créateurs de Columbo ont aussi signalé l’influence du policier à la retraite Alfred Fichet (Charles Vanel) dans le chef-d’œuvre d’H.-G. Clouzot Les Diaboliques (1955) qui prolonge le paradigme du crime aux conséquences inattendues et dont le roman original avait attiré justement l’attention d’Hitchcock, qui serait arrivé trop tard pour en obtenir les droits d’adaptation.
[8] Je me permets de renvoyer ici à mon article « Pour une nouvelle typologie des fictions policières », http://popenstock.ca/pour-une-nouvelle-typologie-des-fictions-polici%C3%A8res où il est rapidement question de la variante du « récit policier à énigme inversé »
[9] «Je nomme fait spectatoriel tout fait subjectif qui met en jeu la personnalité psychique du spectateur. […] Qui passe subjectivement dans l’esprit du spectateur […]» E. Souriau, La structure de l’univers filmique, in R. internationale de filmologie, 1951, n° 7-8 : 238 et 240
[10] Le Maître du suspense anglais a toujours affiché, symptomatiquement, un mépris pour la formule, pourtant si british, du whodunit : « J’ai toujours évité les whodunits car généralement (…) vous attendez tranquillement la réponse à la question : qui a tué? Aucune émotion » (Hitchcock- Truffaut, 1983:59)
[11] in P. Lardellier (dir.), Actualité d’Erving Goffman, de l’interaction à l’institution, Paris, L’Harmattan, 2015: 147-162
[12] Mad Magazine, janvier 1973, https://images2.imgbox.com/39/89/8mk3uUp8_o.jpg
[13] R. Guise, “Autour du thème “crime et châtiment », in E. Constans et J. C. Vareille (1994:15)
[14] Levinson et Link, op cit, ibidem
M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Gallimard, 1998
A. Combes, Agatha Christie. L’écriture du crime, Paris, Les Impressions nouvelles, 1989
E. Constans et J. C. Vareille, Crime et châtiment dans le roman populaire de langue française du XIXe siècle, Limoges, PUL, 1994
U. Eco, De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993
M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976
R. Herbert (éd.), The Oxford Companion to Crime & Mystery Writing, OUP, 1999
M. Lits, Pour lire le roman policier, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1989
L. Mathieu, Columbo, la lutte des classes ce soir à la télé, Paris, Textuel, 2019, éd. Kindle
Y. Reuter, Le roman policier, Paris, Armand Colin, 2017
Leiva, Antonio (2020). « La formule Columbo (2) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-formule-columbo-2-la-structure-inversee], consulté le 2024-10-12.