Par l’expression «cinéma de l’extrême», de deux choses l’une. Ou bien l’on doit entendre un corpus d’œuvres tout entières tournées vers les images crues, des images qui violentent le regard et nourrissent la scopophilie. Ou bien l’on doit comprendre un cinéma plus cauteleux, un cinéma qui attise certes l’intensité, mais en empruntant des détours, peu arrimés par essence à la violence elle-même. Innombrables sont les œuvres qu’on pourrait ranger sous la première acception. On n’a qu’à songer ici à House of 1000 Corpses, Trash Humpers, Haute tension, Inner Depravity, Blood Feast, Snuff 102, Nekromantik et Violent Shit. Quels exemples artistiques peut-on donner de la seconde acception? La réponse semble plus malaisée, en partie sans doute parce qu’on y associe moins volontiers l’idée de cinéma de l’extrême. Le cinéma d’horreur, incline-t-on à croire, atteint son paroxysme d’intensité dans le film gore, où l’abjection, le minable et le sang se côtoient dans un grand bal explicite. À l’opposé, le film d’épouvante, qui suscite l’angoisse plus par suggestion que par monstration, semble faire pâle figure1.
Les pages qui suivent ne seront pas le lieu d’examiner de près tous les sous-genres du cinéma d’horreur. En revanche, elles permettront de contredire une vulgate: celle selon laquelle le film gore est l’unique voie par laquelle il devient possible de susciter une expérience de l’extrême. On y trouvera donc une défense de la thèse qu’il y a moyen d’attiser l’intensité – et une intensité telle qu’elle s’apparente parfois à celle du cinéma gore – d’une autre façon que par l’emploi d’images explicites ou au contraire par la suggestion. À travers une caractérisation de deux branches du cinéma de l’extrême (le «tout voir» et le «tout saisir») de même qu’à travers l’étude d’un certain nombre de dispositifs formels (l’exaltation de l’étrangeté, le bris du schème sensori-moteur, la distorsion de l’espace-temps et l’épuration-saturation), sera ainsi déployée une analyse qui élargit les contours d’un genre. Qu’en résultera-t-il? À la fois un discours sur la communication de l’intensité et un examen de la nature même de celle-ci, que l’on tentera de redécouvrir sous sa face pudique.
C’est une tendance courante de croire que le cinéma gore conduit à une acmé de frénésie. Sabrant dans le hors-champ, retirant les ellipses (Rouyer, 1997: 14), il est dépeint comme «une esthétique de l’excès» (161) et comme hanté par la surenchère (168)2; on dit qu’il affecte avec rage nos pulsions «les plus inavouables socialement et moralement parlant, qui sont censées s’en trouver exacerbées ou exaspérées.» (Met, 2010: 137)3 L’idée que le cinéma d’horreur et le sous-genre de l’extrême doivent impliquer une monstration apparaît d’autant plus ancrée que plusieurs théoriciens ont déjà défendu, directement ou de biais, cette thèse précise.
Blood Feast, par Herschell Gordon Lewis
Nombreuses sont les œuvres dans lesquelles on représente et montre sans gêne. Dans Hobo with a Shotgun, Night of the Living Dead et Two Thousand Maniacs!, où est-il fait place à l’implicite, à quel moment dépasse-t-on la lettre? Roland Barthes a eu des mots éloquents sur la question de la lettre, qu’on pourrait sans doute étendre à l’ensemble de la cinématographie gore:
Ce qui touche, ce qui a de l’effet, dans Salò, c’est la lettre. Pasolini a filmé ses scènes à la lettre, comme elles avaient été décrites (je ne dis pas: “écrites”) par Sade […] Faire manger de l’excrément? Enucléer un œil? Mettre des anguilles dans un mets? Vous voyez tout […] Cependant, la lettre a un effet curieux, inattendu. On pourrait croire que la lettre, ça sert bien la vérité, la réalité. Pas du tout: la lettre déforme les objets de conscience sur lesquels nous sommes tenus de prendre position. (79)
Ainsi pourraient donc se résumer quelques-uns des rôles majeurs du splatter film, autre appellation du cinéma gore: tantôt porter au jour la réalité extrême en restant fidèle aux détails qu’elle comporte (Ferrari et al, 2008: 22 et suiv.), tantôt la façonner, comme le font à peu près tous les genres, afin de tenir un discours sur elle. À l’exception de ces deux rôles, certains diront du splatter film qu’il a le mérite de susciter la catharsis, de faire dialoguer le Bien et le Mal et d’exercer une fonction apotropaïque (Christol, 2010: 107), ou bien encore de proposer des métaphores où s’exprime l’affection de la violence4. Quelle que soit la fonction qu’on attribue au film gore, autrement dit au sous-genre du «tout voir», son caractère cru donne souvent à croire qu’il s’agit de l’expérience ultime – une expérience qui n’a rien à voir avec les œuvres où les victimes «m[eurent] proprement, les yeux fermés avec peu ou pas de sang» (Ross, 1985: 99). Qu’on se garde toutefois d’adopter cette conclusion hâtive, car une analyse de certains dispositifs pourrait bien mener à la thèse contraire.
De la nature des moyens, on ne peut conclure à la nature des résultats; de la présence de gestes outrés dans un cadre, on ne peut déduire que ce cadre sait générer une réaction forte. Tout indique même que l’intensité d’une scène est susceptible de se mesurer au degré d’intangibilité auquel elle s’élève. Comme le suggère Heidegger, celui qui angoisse n’angoisse jamais devant un étant identifiable, reconnaissable; c’est toujours devant ce qui se dérobe, devant l’insaisissable, ou à la rigueur devant le monde comme tel (1985: 184 et suiv.), que l’angoisse naît. Pour reprendre cette fois quelques phrases de Bazin, «[i]l s’agit toujours pour [Hitchcock] de créer dans sa mise en scène, à partir sans doute du scénario, mais par l’expressionnisme du cadrage, de l’éclairage, ou du rapport des personnages au décor, une instabilité essentielle de l’image. Chaque plan est ainsi […] comme une menace, ou au moins une attente inquiète […] Il ne s’agit pas d’une “atmosphère” d’où tous les périls peuvent sortir comme l’orage, mais d’un déséquilibre comme serait celui d’une lourde masse d’acier qui commence à glisser sur une pente trop lisse» (1975: 171). Irréductible à quelque catégorie que ce soit (dramatique ou plastique), l’horreur paraît tenir à un jeu déséquilibrant: elle implique moins un objet terrifiant qu’une tension invisible5, elle s’abreuve à une source dont les contours sont indéfinis. Principe que manque bien sûr de respecter le film gore.
Street Trash, par J. Michael Muro
Slavoj Zizek s’est quelque peu approché de cette conception de la pudeur en théorisant un cinéma où «une Chose impossible/traumatique», qui réfère à un «Vide central», «apparaît au sein de l’espace diégétique cinématographique» (Zizek, 2005: 185). Mais comment donc le cinéma pudique rehausse-t-il l’intensité? On pourrait d’abord se demander si l’on renvoie au même genre d’intensité lorsqu’on parle de cinéma gore (le tout voir) et de cinéma pudique (le tout saisir), et si l’un et l’autre permettent de donner accès au même niveau d’ivresse. Ces questions, dont le détail relève plus de l’étude expérimentale que de l’étude cinématographique, recevront peu d’attention ici. À la place, il sera démontré que certains films invitent à penser que le génitif «de l’extrême» s’applique aussi bien à des scènes dites pudiques qu’à des scènes proprement gore. Un examen attentif de ces œuvres, et en particulier des procédés qu’elles impliquent, nous en convaincra bientôt.
À SUIVRE.
1. Il va de soi qu’on pourrait cibler d’autres sous-genres au sein du cinéma d’horreur. Sur la distinction par exemple entre slasher et stalker films, deux ramifications quelquefois confondues, voir entre autres Totaro, 2006.
2. Notons que Philippe Rouyer y utilise lui-même l’expression de «tout voir» pour qualifier la logique du cinéma gore.
3. Sur le caractère direct et proprement brutal du gore, en particulier chez Andy Milligan, voir par ailleurs Moutier, 1992: 30-31.
4. Invoquer cette fonction précise pourrait servir, évidemment, à justifier quelques projets cinématographiques, dont celui de A Serbian Film. L’argument n’est pas sans valeur, mais il souffre d’avoir été formulé à l’appui d’un ensemble de projets loufoques, de faire fi a priori de toute considération pour le moyen par lequel on doit présenter (ou omettre de présenter) certaines images, et enfin d’apporter peu à la réflexion de ce que le projet prétend constater et parfois dénoncer.
5. Ne serait-ce pas là l’expression même de la «présence de l’absence», présence de ce qui n’est pas advenu, de ce qui pourrait advenir, et dont le potentiel de barbarie n’a encore pu être mesuré? Voir, sur l’idée de présence de l’absence, Lasnier, 1966.
6. Voir là-dessus Consalvi, 2001. Consalvi écrit: «Une des raisons qui fait que l’on aime “South Park” et le gore, est qu’ils nous permettent de rire sur des sujets tabous, sans provoquer en nous de sentiments de culpabilité. Les auteurs du dessin animé comme les réalisateurs de films gores, en poussant la caricature à l’extrême rendent acceptable l’inacceptable par le biais du risible, et offrent au spectateur un moyen d’extérioriser sa rage et ses peurs sur un support virtuel» (89-90).
7. Mentionnons que la sexualité est un autre des principaux thèmes à associer à l’horreur. Sur le rapport entre sexualité et horreur, voir Hogan, 1986.
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