Outre la satire féroce de la réglementation de la pulsion de mort dans une société organisationnelle poussée jusqu’à l’absurde, l’univers dystopique de « La septième victime » de Robert Sheckley (1953) est par ailleurs envahi par l’autre grand vecteur de la société de consommation d’après-guerre et de son imaginaire culturel, la publicité:
« Il remarqua une affiche gigantesque. Les offres de service de J.F. O’Donovan. « Victimes ! » proclamait-elle en lettres immenses. « Pourquoi prendre des risques? Faites appel à nos dépisteurs accrédités. Nous nous chargeons de localiser le tueur qui vous a été assigné. Règlement après liquidation du Chasseur ! » (1953: 41).
Les publicités pour divers accessoires de la Chasse (tels que le Vêtement de Protection Spécial ou le Malvern à tir direct [1]) reviennent à la manière de leitmotive obsessionnels, montrant l’emprise totale des « hidden persuaders » sur les pulsions (pour reprendre le titre du best-seller de Vance Packard paru cinq ans plus tard et consacré à l’étude de la manipulation médiatique). Le texte est ainsi littéralement parasité par ces fragments de la parole publicitaire comme c’est le cas dans plusieurs œuvres de l’époque, l’omniprésence de la publicité devenant un trope majeur des sociétés futures rêvées par la science-fiction. Le poids grandissant de Madison Avenue dans la société de consommation d’après-guerre est en effet abondamment extrapolé (et hypertrophié) dans la lignée du grand succès de Frederik Pohl et Cyril M. Kornbluth, The Space Merchants, paru l’année précédente dans les pages de Galaxy, véritable vecteur de ce nouveau type de science-fiction satirique et sociale.
Intimement associée à la prolifération du discours publicitaire, celle du « développement personnel » est aussi férocement parodiée dans la nouvelle. La bibliothèque de la chasse à l’homme forme ainsi le versant sinistre des manuels de « self-help » qui commençaient à inonder les étagères dans la lancée du best-seller de Norman Vincent Peale The Power of Positive Thinking: A Practical Guide to Mastering the Problems of Everyday Living (1952):
« Quand il fut prêt, il examina sa bibliothèque pour choisir les livres qu’il emporterait avec lui. Il possédait tous les bons ouvrages traitant de la question. Il n’aurait pas besoin de ceux qui s’adressaient aux Victimes, comme La tactique de la Victime de Fred Tracy, qui insistait sur la nécessité d’un environnement rigoureusement contrôlé, ou Ne pensez pas en Victime! du Dr. Frisch. Ces manuels l’intéresseraient dans quelques mois, lorsque viendrait son tour d’être une fois de plus une proie. Pour le moment, il lui fallait des livres de Chasseur. Stratégie de la Chasse à l’homme était l’ouvrage classique et définitif mais il le connaissait presque par coeur. Manuel de l’embuscade et du guet-apens ne convenait pas à la situation. Il prit La Chasse dans les grandes villes de Mitwell et Clark, Dépister le dépisteur d’Algreen et L’intergroupe de la Victime du même auteur » (id : 45).
L’emprise de la violence, et la perverse « démocratisation » du pouvoir cynégétique, occupe donc la totalité du discours social. Au sein de cette satire dystopique, Sheckley ironise aussi sur les stéréotypes des rôles sexuels genrés dans l’Amérique des Fifties. Ainsi Frelaine est-il surpris que « sa Victime [soit] une femme », ce qui le pose dans une situation délicate, parodiant le débat d’après-guerre autour de l’incorporation des femmes au milieu du travail :
« Ces sacrées bonnes femmes qui cherchent toujours à s’immiscer dans les affaires des hommes! maugréa-t-il. Pourquoi ne peuvent-elles pas rester tranquillement à la maison? Mais elles étaient de libres citoyennes. N’empêche que Frelaine ne trouvait pas cela très… féminin. L’Office de Défoulement Emotionnel avait été créé à l’origine pour les hommes, et exclusivement pour eux » (id: 43)
La Chasse à l’homme, selon l’expression consacrée, s’avère ainsi être une chasse (idéalement) destinée aux hommes. L’irruption des femmes met à mal tant la tradition courtoise que le préjugé patriarcal à leur égard. C’est là aussi un signe du dérèglement civilisationnel introduit par la société organisationnelle : lorsqu’il appelle l’Information Section del’Emotional Catharsis Bureau pour s’assurer que tout est en ordre, on lui informe qu’« aux termes de la loi, elle jouit des mêmes droits et des mêmes privilèges qu’un homme » (id : 42).
Commence alors le jeu de rôles sexuels qui menera à l’inversion finale. Ainsi, Frelaine n’est que trop disposé à croire sa victime démunie. D’où son aveuglement face à la feinte de celle-ci : « C’était trop facile, se disait-il. Il avait l’habitude des vraies Chasses. Ses six meurtres précédents avaient été compliqués. Les Victimes avaient essayé toutes les feintes possibles. (…) Quelle gloire tirer du meurtre d’une Victime qui s’offrait sans-défense ? (…) Frelaine ne comprenait pas comment elle pouvait être aussi placide. Voulait-elle se suicider ? Peut-être se moquait-elle de tout, Peut-être désirait-elle mourir » (id; 48).
On voit là esquissée une autre possibilité de la pulsion de mort, qui, ironiquement, ferait encore mieux fonctionner ce système en un accord parfait entre la volonté de mourir et celle de tuer (mortido et destrudo). Mais on comprend qu’elle ne ferait qu’annuler la logique du pouvoir cynégétique, ce dont se plaint justement Frelaine, fier de ses « vraies Chasses ». La passivité de la Victime rejoint par ailleurs une attitude caractéristique des « losers » qui peuplent romans et films noirs, « perdants magnifiques » qui ne veulent même plus jouer le jeu de la survie, sommambules en sursis de leur propre trépas.
Mais il s’agit en fait d’une ruse. C’est là où le lecteur implicite, habitué des romans et films noirs de l’époque, pourra commencer à déceler, sous les dehors de la « damsel in distress », l’habile dissimulation de la Femme Fatale : « Je n’ai tué personne mais il me faut quand même tenir le rôle de Victime. (…) Je suis incapable de tuer quelqu’un. Absolument incapable. Je n’ai même pas de revolver. (…) Et je ne suis pas assez riche pour disparaître » (id : 49). On comprendra, à la relecture, que, loin d’avoir failli à la tâche, elle en est déjà à sa 19e victime. Elle est donc véritablement une « very, very bad girl » comme elle l’affirme malicieusement (ibid).
Commence alors la dialectique habituelle de la Femme Fatale et du « weak guy », empreinte jusqu’à la chute finale du cynisme et du pessimisme propre au roman noir. « Le pouvoir des femmes fatales prend tout son sens quand on le compare à l’impuissance masculine », écrit Jean-Pierre Esquenazi dans son étude sur Le Film noir (2015 : 333). « Individu affaibli et incertain » (id : 249), aux antipodes du tough guy des années 30, le weak guy est le parfait envers de la Femme Fatale, comme le démontre Frelaine qui, comme bien d’autres antihéros du noir avant lui, succombe à son charme débilitant. Il devient ainsi progressivement incapable de mener à bien sa mission (« Il eut un instant d’hésitation tandis qu’elle s’asseyait. Il aurait pu lui tirer une balle dans le cœur. Ç’aurait été d’une simplicité enfantine. Mais il ne tira pas. « Attendons encore », songea-t-il », id : 49).
La confrontation finale témoigne de l’ambivalence constitutive de la Femme Fatale, devenue manipulatrice et meurtrière afin de survivre dans un monde dominé par les hommes. Les codes de la romance sont totalement pervertis dans le contexte de cette fable macabre, et si l’Eros semble pouvoir triompher de Thanatos (selon la topique virgilienne du « Omnia vincit Amor ») [2] ce dernier reprend vite ses droits.
Alors que Frelaine veut instaurer une sorte de happy ending hétéropatriarcal (« C’est terminé. Rendez-vous compte : quelle histoire à raconter à nos enfants ! J’arrive pour vous assassiner et je repars marié avec vous ! »), Janet affirme radicalement sa propre condition de sujet autonome : « Attendez, Vous ne m’avez pas demandé si, moi, je vous aime » (id : 50). Loin d’être le simple objet du désir masculin, elle s’institue comme sujet de son propre désir. L’exécution du mâle devient alors la condition sine qua non du triomphe de la nouvelle femme émancipée : « Je ne vous aime pas, Stanton, » dit-elle d’une voix très douce, le briquet toujours pointé. (…) Et, tandis que l’index de Janet se crispait sur la détente, il l’entendit s’exclamer avec béatitude : « Maintenant, je vais pouvoir entrer au Club des Dix ! » (id : 51).
L’on peut évidemment supposer que le texte ne fait là qu’alimenter le discours anxiogène de l’époque autour des effets pernicieux (et ici littéralement mortels) de l’accès des femmes au travail (dont l’accès au « Club des Dix », qui ne saurait à l’époque qu’être une sorte de « boys club », serait l’emblème). Ce discours est de fait le fondement pour beaucoup de critiques du succès de la vague étonnante de films noirs des années d’après-guerre, hantés par le déplacement des hommes dévirilisés par des femmes castratrices qui ont pris leur place pendant le conflit. Mais le ton satirique de la nouvelle semble aussi contaminer sa chute finale, se moquant alors de ce même discours anxiogène, sans que l’on puisse véritablement trancher.
Sheckley réinvente comme on voit le thème de la chasse à l’homme inauguré par Connell trente ans auparavant, dans une autre après-guerre. « Démocratisé » et « organisé » à l’échelle de toute une planète globalisée, il devient ainsi le vecteur d’une satire beaucoup plus génèrale de la société américaine des années 50.
Symptomatiquement, le thème revint deux mois plus tard dans une nouvelle d’Henry Kuttner et Catherine L. Moore publiée dans le même magazine, « Home is the Hunter » (Galaxy SF, juillet 1953). Le début in medias res nous confronte à une défamiliarisation immédiate, juxtaposant trois référents singulièrement hétérogènes, la « sauvagerie primitive » chère à Edward Burnett Tylor et l’anthropologie victorienne, la Décadence romaine et la civilisation contemporaine :
« Je suis debout en haut de la grande cascade de degrés de marbre qui retombe dans la salle de réception du bas, et toutes mes femmes attendent, parées de tous leurs joyaux, car il s’agit d’un Triomphe de Chasseur… mon Triomphe, à moi, Roger Bellamy, l’Honnête Chasseur. La lumière scintille sur les vitrines d’en bas qui abritent les centaines de têtes séchées que j’ai prises en combat loyal, et je suis l’un des hommes les plus puissants de New York. Les têtes me confèrent la puissance » (1953 : 63) [3].
La chasse de têtes caractéristique des sociétés dites primitives s’allie ici inexplicablement avec les Triomphes romains de l’Antiquité, les harems orientaux et les vitrines des collectionneurs huppés de la mégalopole états-unienne. Significativement, ce régime est dominé par la symbolique guerrière et archaïque de la décapitation. La chasse aux têtes et le culte des crânes qui y est associé ont dominé les sociétés paléolithiques et « survécu dans plusieurs communautés jusqu aux colonisations européennes. Utilisées comme des masques, des coupes à libations ou même des instruments de musique, les têtes assurent le lien des vivants avec les puissances de la mort, soit pour la conjurer ou pour implorer sa protection » (A. Dominguez Leiva, 2004 : 14).
Dans la Rome antique, la pratique n’était pas méconnue, bien qu’elle ait été singulièrement occultée par la tradition des études classiques jusqu’à une date relativement récente. « Bien qu’il ne s’agisse pas d’une chasse aux têtes systématique comme pour les Celtes, exploit initiatique par lequel le jeune homme se qualifie comme guerrier accompli, cette pratique est bel et bien présente dans la civilisation romaine et fournit un arrière-fonds symbolique à la mise à mort par décapitation » (id, ibid). Si elle s’exerce dans un premier temps contre les ennemis extérieurs de Rome, c’est avec les proscriptions de Sylla (82 av. J.C.) que « naît l’habitude d’exposer les têtes sur les rostres au forum jusqu’à la décomposition » (id : 19), puis la pratique de mettre des têtes de citoyens romains à prix se banalisera. L’on passe ainsi progressivement de l’épos guerrier au simple assassinat politique.
« Comment un guerrier devient-il chasseur de têtes? Quels mobiles le poussent à décapiter son adversaire? » s’interroge Jean-Louis Voisin dans une des rares études consacrées à ce sujet. « La quête de la gloire est éclatante à haute époque. Autant pour se montrer digne des siens que pour se prouver sa propre valeur et pour s’offrir en exemple au peuple romain, T. Manlius demande au dictateur de combattre le champion gaulois (…) Couper la tête d’un ennemi tué en duel apporte la gloire pour soi et pour sa famille : T. Manlius et M. Valerius lèguent à leurs descendants le cognomen qu’ils ont gagné, Torquatus pour l’un, Coruus pour l’autre. Un siècle après l’exploit de son aïeul, M. Sergius Silus commémore cette prouesse par une monnaie où la tête coupée est brandie comme un trophée. Le monument de la III Augusta, les stèles funéraires de cavaliers, celle de Ti. Claudius Maximus en particulier, dont le haut fait est évoqué en outre sur la colonne Trajane, attestent la survivance sous l’Empire de la recherche de la gloire » (1984 : 265).
Kuttner et Moore se souviennent sans doute de cette antique tradition qu’ils projettent sur un futur indéterminé: « Je mourrai Chasseur et je deviendrai immortel. La preuve en est dans mes vitrines, là, dans la salle de réception. Les têtes, les têtes… regarde, Bellamy, tant de têtes ! » (id : 67). C’est d’ailleurs l’image choisie à juste titre par Ashman pour son inquiétante illustration originelle, qui ne va pas sans évoquer la célèbre affiche de l’adaptation de The Most Dangerous Game (1932). Plus lointain, l’écho du célèbre Massacre des triumvirs (1562), longtemps attribué à Antoine Caron, se fait aussi sentir avec sa reconstitution fantasmatique de la violence meurtrère des proscriptions à la lumière des guerres de Religion hexagonales.
D’emblée nous sommes dans un univers aux antipodes de la morne bureaucratie imaginée par Sheckley, bien que les deux nouvelles semblent étrangement se répondre. À l’équilibre paradoxal entre Victimes et Chasseurs, obligés d’intervertir leurs rôles selon une stricte régulation, succède ici une autre version plus agonistique du « struggle for life » darwinien :
« D’un jour à l’autre, désormais, n’importe quel jour, tu peux te retrouver dans une vitrine de la salle de réception de quelque autre Chasseur, avec les foules de Populi se pressant au-dehors contre les vastes baies transparentes et les invités qui arrivent pour admirer et envier (…). Ou tu finis dans la vitrine d’un autre Chasseur, avec toute ta collection de têtes, alors que tes femmes et tes enfants sont chassés pour redevenir Populi, ou alors tu meurs de mort naturelle (le suicide en est une variété) et ton fils aîné hérite de ta collection et tu deviens immortel dans un monument en plastique. Tu restes debout à jamais dans du plastique transparent sur un piédestal en bordure de Central Park, comme Renway, le vieux Falconer, Brennan et tous les autres. » (id : 64).
L’on ne saura rien d’autre de cette civilisation future : est-elle, en dehors de cette « réserve naturelle » dédiée à la violence primordiale, totalement pacifiée comme chez Sheckley? Contre l’understatement ironique du narrateur sheckleyen qui fait de son antihéros un parfait psychopathe qui s’ignore, la pulsion de mort est ici pleinement assumée. Outre son association archaïque avec la gloire guerrière (emblème du culte de l’indivualisme que l’âge de l’ « Organisation Man » rendait désormais obsolète selon la célèbre analyse du livre éponyme de William H. Whyte [4]), elle est associée à une véritable apologie de la furie meurtrière :
« J’ai ri au point de mettre Bill Lindman le Noir dans une rage aveugle, et puis je l’ai presque envié parce que je n’avais pas éprouvé moi-même la folie meurtrière depuis bien longtemps. J’aime cette sauvage libération de toute conscience ne me laissant plus que l’instinct de tuer, aveugle, irraisonné. Dans un pareil moment, je parviendrais même à t’oublier, toi, Bellamy du dedans » (id : 68).
On trouve dès lors, derrière la nostalgie du « bersekr » archaïque, le « complexe du loup garou » qui serait au cœur de la fascination de la violence dans la culture américaine selon l’analyse de Denis Duclos dans son ouvrage éponyme (1994). Depuis ses premiers fondateurs puritains, l’Amérique serait hantée par l’idée de la précarité de la civilisation dans un milieu hostile (marqué par une double « Wilderness », celle de la Nature et des populations autochtones), pouvant toujours retourner à la « sauvagerie » primordiale. Celle-ci se traduirait, comme pour les Chasseurs du Central Park (rendu lui aussi à la Wilderness originaire), par un retour du « guerrier fou » des traditions celtiques, anglo-saxonnes et scandinaves, issues de la confluence des populations venues du Nord de l’Europe, dont « l’installation turbulente dans le Nouveau Monde a réactivé le problème immémorial du basculement toujours possible entre le guerrier et l’assassin, entre le soldat-citoyen et le hors-la-loi » (1994 : 18).
Duclos s’intéresse tout particulièrement aux serial killers (qu’il juge héritiers de ces « bersekrs » archaïques) et à leur mythologie, or, les Chasseurs de têtes de Kuttner et Moore semblent s’en rapprocher, notamment à travers la voix schizoïde du narrateur. Significativement, la figure du psychopathe prenait progressivement de l’importance dans les fictions de l’époque (pensons au sinistre autostoppeur du film éponyme d’Ida Lupino, sorti l’année même de la nouvelle), mais aussi dans le corps social : les crimes d’Ed Gein, qui inspireront le célèbre roman de Robert Bloch (Psycho, 1959) s’échelonnent entre 1954 et 1957 [5].
Mais contrairement à ces figures de l’altérité radicale, les Chasseurs existent dans une société qui leur réserve une place d’honneur. Leur existence se joue dans la confrontation agonistique constante, aux marges sauvages de la communauté (dont on ne saura par ailleurs rien d’autre, le texte jouant sur l’absence significative des codes science-fictionnels habituels). Cette lutte de tous les instants est entre autre marquée par la pression intergénérationnelle, autre thème déjà d’actualité dans les années 50 qui voient émerger le mythe culturel (et la construction sociale) du « teenager » :
« Falconer était un grand Chasseur. Jamais il ne ralentit le mouvement et il vécut jusqu’à cinquante-deux ans. Pour un Chasseur, c’est un âge très avancé. Des rumeurs circulent selon lesquelles il s’est tué lui-même… Je n’en sais rien. L’étonnant, c’est qu’il ait conservé sa tête sur ses épaules durant cinquante-deux ans. La concurrence se fait plus dure et maintenant il y a chaque jour davantage d’hommes plus jeunes » (id : 64).
C’est là un thème récurrent dans le western de l’époque, qui tente justement d’intégrer les teenagers dans ses fictions afin de séduire ce nouveau public devenu le pilier de la société de consommation. Les vieux gunfighters sans cesse défiés par des plus jeunes qui veulent entrer comme eux dans la légende (tels Eddie et Hunt Bromley dans The Gunfighter d’Henry King, 1950) reflètent des tensions réelles au sein d’une société profondement transformée par la Deuxième guerre mondiale.
Le narrateur appartient à une véritable caste héréditaire, entièrement dédiée à l’exercice de la violence. Ce retour à l’aristocratie guerrière a tout d’un retour du refoulé dans le contexte d’une Nation fondée par le rejet même de cette dernière, associée à la métropole coloniale et décadente. Dès leur plus tendre âge, les jeunes de l’élite sont éduqués à la violence, fusionnant là aussi les référents antiques (notamment l’agōgē spartiate) avec la satire de la pression compétitive exercée sur (et par) les jeunes américains : « Bien sûr, c’est pour cette raison que jamais personne d’entre les Populi ne devient Chasseur. Il faut de longues années de rude exercice pour transformer en tigre le petit lapin qu’est un enfant. Et dans Central Park, seuls les tigres peuvent rester en vie » (id : 68).
Mais leur éducation les rapproche bien plus des « chasseurs noirs » ensauvagés étudiés par Vidal-Naquet [6] que des nobles paladins de la tradition chevaleresque. D’où l’aspect extrêmement cruel de la sélection « naturelle » dans cette caste :
« C’était interdit, mais mes frères et moi, nous nous efforcions parfois de nous entretuer. Les instructeurs nous surveillaient de près. Je n’étais pas l’héritier à cette époque. Mais je le devins quand mon frère aîné se rompit le cou dans une chute au judo. Cela ressemblait à un accident, mais bien entendu ce n’en était pas un et je dus alors faire plus attention que jamais. Il fallait que je devienne d’une habileté suprême. Et tout ce temps, tout ce pénible temps consacré à apprendre à tuer. C’était naturel. On nous répétait sans cesse combien c’était naturel. Nous devions apprendre. Et il ne pouvait y avoir qu’un seul héritier… » (id : 65)
Par ailleurs cette spécialisation dans la violence voue les Chasseurs à une totale ascèse : « Les Populi couchent avec leurs femmes. Je n’ai seulement jamais embrassé une seule des miennes. (…) Mes enfants ? Oui, ce sont bien les miens ; l’insémination artificielle apporte la solution. Je dors sur un lit dur. Parfois je porte un cilice. Je ne bois que de l’eau. Ma nourriture est insipide. Je m’entraîne tous les jours avec mes instructeurs jusqu’à l’épuisement » (id : 67). Mais encore une fois on est moins proche des preux chevaliers des Ordres chrétiens que de la névrose pathologique dûe à une éducation totalement répressive; c’est devenu un lieu commun de la critique de souligner comment le puritanisme américain a trouvé dans la violence un exutoire à sa repression sexuelle.
Comme chez Sheckley, le topos de la « jungle urbaine » est à la fois défamiliarisé et hypetrophié. Mais ici c’est la transposition de la Wilderness primordiale au cœur de la ville (dé)civilisée qui marque la création d’une véritable « hétérotopie » foucaultienne, entièrement dévolue à la cruauté la plus archaïque :
« Chaque fois que je pénètre dans Central Park, la peur et la haine me viennent en aide. C’est souvent terrifiant, d’être dans le Park. Nous ne nous y rendons que la nuit et il nous arrive de consacrer bien des nuits à la traque avant de prendre une tête. Tu le sais, le Park est interdit à tous, sauf aux Chasseurs. C’est notre terrain de chasse. (…) J’ai surmonté ma peur et entretenu ma haine, là, dans les ombres du Park, aux écoutes, aux aguets, sur la piste, sans jamais savoir à quel instant je sentirais l’acier mordant me brûler la gorge. Il n’y a plus de règles, dans le Park. Pistolets, matraques, couteaux… » (id : 67).
Ce système délirant installe donc l’horreur férale au cœur même de la ville la plus éclairée de la Nation, erigée en arbitre du goût planétaire et emblème de sophistication (ce que Truman Capote allait cristalliser quatre ans plus tard dans son Breakfast at Tiffany’s). Les règles sont elles aussi beaucoup plus primordiales que chez Sheckley, bien que l’on puisse révéler quelques parallélismes (il est tout à fait probable que Kuttner et Moore aient apprécié la nouvelle de leur collègue, parue dans le même magazine) :
« Le Chasseur doit poser pièges et lacets longtemps à l’avance, et pas seulement dans Central Park. Il doit maintenir ses espions sur le qui-vive et resserrer sans cesse son réseau de contacts avec tous les manoirs de la ville. Il doit savoir qui est puissant et qui ne vaut pas la peine d’être pris. A quoi bon vaincre un Chasseur qui n’a qu’une douzaine de têtes dans son hall, alors qu’on y risque quand même sa propre collection et sa propre tête ? » (id : 67).
Il est aisé de deviner sous ces chasses à l’homme dont l’aspect a priori gladiatorial est radicalement ensauvagé (aux combats de l’arène succèdent ici les assassinats dans l’ombre [7]) une satire tout aussi féroce des « status seekers » qu’allait analyser Vance Packard dans son best-seller éponyme de 1959.
« Hier encore j’étais le premier parmi les hommes de mon groupe d’âge. Hier encore je faisais l’envie de tous ceux que je connais, j’étais l’idole des Populi, le maître reconnu de la moitié de New York. La moitié de New York ! Sais-tu tout ce que cela signifiait pour moi ? Que mes rivaux me haïssaient et me reconnaissaient comme leur supérieur. (…) C’était pure vérité que Jonathan Hull le Franc et Ben Griswold le Bon grinçaient des dents en pensant à moi, et que Bill Lindman le Noir et Cowles le Siffleur comptaient leurs trophées et m’appelaient au vidéophone pour me supplier, avec des larmes de haine et de fureur, de les rencontrer dans le Park et de leur accorder la chance qu’ils désiraient plus que tout » (id : 67-8).
Survient alors la rivalité inattendue de Ben Griswold qui vient de prendre la tête de Jonathan Hull et donc, selon un système d’accaparation des richesses tout aussi archaïque, de s’emparer de tous ses macabres trophées. La nouvelle collection de Griswold dépasse donc celle du narrateur, fou de rage face à ce déclassement symbolique qui lui est intolérable et qui annonce, de facto, son propre déclin. Outre la satire évidente de la concurrence généralisée caractéristique de l’American Way of Life (résumée par le célèbre motto « keeping up with the Joneses », d’après le comic strip éponyme d’ Arthur R. “Pop” Momand en 1913), ce système prolonge la symbolique première de la décapitation, marquée par l’appropriation du pouvoir du défunt à travers la conservation de sa tête. Plus qu’aux Romains, déjà évoqués, on songe ici aux Celtes : « grands chasseurs de têtes, les Celtes en décoraient leurs sanctuaires, à la fois trophées militaires et agents apotropaïques, tandis que les druides et les chefs utilisaient des crânes comme vases rituels » (Dominguez Leiva, 2004 : 15).
Contrairement à la nouvelle de Sheckley, c’est ici le narrateur qui tend un piège à son rival, feignant une hybris démentielle pour mieux déjouer la méfiance du nouveau leader. La violence de l’affrontement juxtapose encore une fois Wilderness et espace urbain entièrement défamiliarisé par un véritable retour du refoulé tant pulsionnel que civilisationnel :
« Nous étions déjà blessés l’un et l’autre avant d’avoir pu nous rapprocher suffisamment pour tenter de nous trancher mutuellement la tête à l’arme blanche. (…) Nous devions agir rapidement car le bruit pouvait attirer d’autres Chasseurs, si toutefois il y en avait dans le Park ce soir-là. Mais pour finir, je le tuai. Je pris sa tête. (…) J’appelai un taxi. En quelques minutes, je fus de retour dans mon manoir, avec mon trophée. Avant de me laisser soigner par les chirurgiens, je m’assurai qu’on emportait la tête au laboratoire pour un traitement hâtif, une préparation accélérée. Et j’envoyai des ordres pour l’organisation d’un Triomphe à minuit » (id : 72).
L’on voit encore une fois la juxtaposition des référents hétérogènes à l’œuvre (le taxi, les chirurgiens et le laboratoire, caractéristiques de l’environnement urbain moderne, contrastant avec la lutte à mort et le Triomphe nocturnes). Le renversement (« twist ») final, effet coutumier de la short story et plus encore des contes cruels satiriques, provient lui aussi du narrateur, et non, comme dans « La septième victime », de cette dernière. L’ironie vient ici, outre de la demesure totale du personnage et de sa situation paradoxale (le suicide « à la romaine » pour s’assurer un triomphe incontestable), du culte de l’immortalité figé en une statue… en plastique :
« Maintenant, je regarde d’en haut les Chasseurs de New York – je les regarde du haut de mon Triomphe – et je lève mon verre à leur adresse. Je bois. Chasseurs, vous ne pouvez plus rien me ravir à présent. Je me dresserai fièrement, enrobé de plastique, semblable à un dieu dans le bloc éternel qui m’enveloppera, toute passion éteinte, toute lutte terminée, ma gloire assurée à jamais. Le poison agit rapidement. Le voilà, le véritable Triomphe ! » (id : 73).
Cette dégradation kitsch de la grandeur antique ne peut que rappeller le goût pour les imitations de la statuaire romaine qui caractérisait les « palais » et les « villas » des tycoons américains depuis le début du siècle (et dont le Caesars Palace de Las Vegas, inauguré une décennie après, allait marquer l’apothéose) [8]. Parallèlement, la cadence opératique des phrases finales marque aussi le comble de la folie de cette société dystopique, régie par une élite dont la psychopathologie est proprement suicidaire.
Ces deux nouvelles impriment ainsi un tournant majeur dans la tradition des chasses à l’homme. Le pouvoir cynégétyque se transforme en révélateur satirique des travers d’une société hantée par la paranoïa politique, la bureaucratisation de l’existence, le spectre de l’oblitération atomique, l’obsession du statut social et, in fine, la pulsion de mort. Si la nouvelle de Kuttner et Moore est restée plutôt méconnue, celle de Sheckley fut adaptée dans la célèbre émission radiophonique X Minus One (1957) avant d’inspirer le film d’Elio Petri La decima vittima (1965) qui transpose ses interrogations dans une féerie macabre et ultrapop satirisant la société du miracle économique italien. Depuis, la nouvelle n’a cessé d’être réeditée dans quantité d’anthologies et a acquis un statut culte.
Mais Sheckley allait revenir à la chasse à l’homme cinq ans plus tard, lui imprimant encore un autre tour d’écrou qui allait durablement marquer l’imaginaire science-fictionnel et, plus largement, celui de la société hypermédiatique qu’il préfigura.
[1] « Les magasins Martinson & Blackle fascinèrent. Il visita la salie de la Chasse où étaient exposés des gilets pare7 balles ultra-légers et des chapeaux blindés à l’usage des Victimes. Il s’intéressa à la vitrine où étaient présentés les derniers modèles de calibres 38. Une affiche proclamait : « Employez le Malvern à tir direct, approuvé par l’O.C.P. Magasin de douze balles. Déviation garantie inférieure à 0,003 cm sur cible placée à, 300 mètres. Ne ratez pas votre Victime! Ne risquez votre vie que si vous avez l’arme la meilleure! Malvern, c’est la sécurité! » (id: 45-6)
[2] « Il ne la tuerait pas. On ne tue pas celle qu’on aime. Il l’aimait : ce fut une révélation soudaine et bouleversante. Il était venu à New York pour tuer, pas pour prendre femme ! (…) « Je vous aime, Janet, » dit-il” (id : 50)
[3] Nous citons les pages de l’édition originale dans Galaxy Science Fiction mais nous reprenons la traduction de Paul Hebert (« Le repos du chasseur ») dans Demètre Ioakimidis (éd), Histoires de demain, Le livre de poche, 1974.
[4] William H. Whyte, The Organisation Man, Simon & Schuster, 1956
[5] La question des trophées macabres de Gein résonnant par ailleurs de manière sinistre à la lecture de la nouvelle.
[6] Pierre Vidal-Naquet, Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec. Paris, Maspero, 1981
[7] « « Une fois je me suis trouvé pris dans un piège à homme, tout en câbles d’acier et dents aiguës. Mais j’avais bougé en temps opportun et suffisamment vite, aussi avais-je gardé libre ma main droite. J’ai collé une balle entre les deux yeux de Miller quand il est venu pour me prendre. La voilà, la tête de Miller, en bas dans cette vitrine. Tu ne croirais jamais qu’une balle lui ait traversé le crâne, car les thanalogues sont très habiles. Mais en temps normal, nous nous efforçons de ne pas abîmer les têtes »
[8] Umberto Eco évoque ainsi le château de William Randolph Hearst (soit le célèbre Xanadu de Citizen Kane, inspiré comme l’on sait par le grand magnat de la presse): « Au milieu des sarcophages romains, des plantes exotiques authentiques et des escaliers baroques refaits, on passe par la piscine de Neptune, par un temple gréco-romain de fantaisie, peuplé de statues classiques parmi lesquelles (comme le guide le dit avec une candeur intrépide) la célèbre Vénus sortant des eaux sculptée en 1930 par l’artiste italien Cassou ». Le château, poursuit Eco, obtient un résultat kitsch « non pas parce que le passé n’est pas distinct du présent (…) mais parce qu’on est offensé par la voracité du choix et angoissé par la crainte de succomber à la fascination de cette jungle de beautés vénérables, qui indubitablement a un goût sauvage, une tristesse pathétique, une grandeur barbare, une perversité sensuelle et qui respire la contamination, le blasphème » (Eco, La guerre du faux, Grasset, 1985, éd. Kindle)
Antonio Dominguez Leiva, Décapitations. Du culte des crânes au cinéma gore. Paris, PUF, 2004
Jean-Pierre Esquenazi, Le film noir, Paris, CNRS, 2015
Jean-Louis Voisin, “Les Romains, chasseurs de têtes” in Du Châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Publications de l’École Française de Rome Année 1984 79 pp. 241-293
Leiva, Antonio (2021). « La chasse à l’homme à l’âge de l’homme organisationnel (2) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-chasse-a-lhomme-a-lage-de-lhomme-organisationnel-2-du-weak-guy-au-bersekr], consulté le 2024-12-11.