Trois décennies après la parution de « The Most Dangerous Game » de Richard Connell (1924), Robert Sheckley imprima un tournant significatif au thème de la chasse à l’homme dans une nouvelle devenue culte, « La septième victime », parue dans le Galaxy Science Fiction d’avril 1953. Délaissant le genre du récit d’aventures coloniales et son cadre exotisant, Sheckley transpose le thème dans le cadre science-fictionnel d’une Amérique future. Parallèlement, la Décadence sadienne du comte Zaroff, devenue une sorte de cliché après les atrocités de la Seconde Guerre Mondiale (le remake de Robert Wise en 1945 ne pouvait, de fait, qu’en faire un affreux Nazi, renommé Erich Kreiger [1]) s’éclipse au profit de quelquechose bien plus inquiétant, qu’Hannah Arendt nommera dix ans plus tard la « banalité du mal ». En effet, la chasse à l’homme n’est plus l’apanage d’un aristocrate dégénéré dans une île perdue des Caraïbes mais se trouve érigée en principe unificateur et cathartique d’une société dystopique.
La référence à la nouvelle de Connell est explicite (bien qu’allusive) dès l’épigraphe énigmatique: « The most dangerous game, said one writer, is Man. But there is another still more deadly! » (1953 : 39). L’illustration d’Emsh semble répondre à cette énigme, en désignant la Femme (forcement Fatale) comme une proie plus dangereuse que l’homme, selon les codes alors dominants du Film noir (auxquels le dessin renvoie par ailleurs, sans aucun élément propre à l’iconographie science-fictionnelle). Il s’agit en fait, comme c’est souvent le cas dans les pulps, d’une préfiguration paratextuelle de la fin ironique de la nouvelle.
Dans celle-ci la chasse à l’homme est érigée en un gigantesque jeu mortel au sein d’une société où le meurtre est légalisé par la création de l’Office de Défoulement Émotionnel, parodie orwellienne de l’embrigadement des sciences psychologiques par la culture du management alors en pleine expansion. Les participants, repartis entre Chasseurs et Proies, doivent se rendre jusqu’au bout des 10 épreuves réglementaires leur permettant d’accumuler 20 assassinats (10 par rôle successif de Chasseur ou de Proie, ce qui permet un parfait équilibre entre les deux fonctions). Le novum lui-même est discrètement introduit au détour d’une conversation apparemment banale :
« Morger considéra l’enveloppe avec intérêt mais ne demanda pas à son associé de l’ouvrir. C’eût été un manque de çourtoisie en même temps qu’une atteinte à la loi. Personne n’était censé avoir connaissance du nom de la Victime, hormis le Chasseur. « Je vous souhaite une bonne chasse. (…) Un bon meurtre vous fera le glus grand bien, » (1953 : 40) [2].
Le ton prosaïque nous plonge dans une banalisation totale de ce qui était chez Zaroff une pathologie horrifique. En donnant pour acquis un penchant généralisé pour la violence, Sheckley instaure un univers entièrement paranoïaque, transposition dantesque du Zeitgeist de l’Amérique maccarthyste [3]. La violence la plus totale y est parfaitement intégrée dans la routine quotidienne, fusionnant les origines mythiques de la Nation (le « Wild West ») avec l’expérience des mégalopoles contemporaines : « Il se contraignit à garder les yeux fixés droit devant lui. Regarder quelqu’un équivalait pratiquement à une tentative de suicide. Une personne dévisagée par hasard pouvait être une Victime et il y avait des Victimes qui tiraient dès que l’on posait les yeux sur elles. Des types nerveux… » (id : 41).
On reconnaît là l’univers sans foi ni loi de maint western où la communauté est terrorisée par des outlaws à la gâchette facile. La figure de Morger évoque par ailleurs les vieux gunfighters à la retraite qui sont habituels du genre : « « Je donnerais cher pour avoir quarante ans de moins, » fit ce dernier en jetant un coup d’œil sardonique sur sa mauvaise jambe, « Vous me donnez envie de décrocher mon revolver! » (id : 40). La violence s’inscrit ainsi dans une véritable tradition nationale, celle du mythe de la Frontière analysé par Richard Slotkin dans sa célèbre trilogie [4].
Par un curieux chassé-croissé, le western cinématographique était marqué au même moment par la paranoïa maccarthyste (avec notamment le classique High Noon de Fred Zinnemann mais aussi, plus subtilement, dans des films tels que The Naked Spur d’Anthony Mann [5]), problématisant le récit traditionnel de la ruée vers l’Ouest et la « Destinée Manifeste » de l’Amérique. Il était en outre marqué par un autre genre qui avait fait de la crise de l’American Dream une raison d’être, le Film Noir [6], dont l’influence plane plus directement sur la nouvelle. De fait la mort totalement banalisée radicalise le trope de la « jungle urbaine » intronisé par le roman noir :
« Soudain, il entendit claquer des détonations lointaines. Deux coups de feu en succession rapide et, après une pause, un troisième. Le dernier. Celui-là, il a eu son homme ! se dit Frelaine. Tant mieux pour lui! C’est prodigieux de se sentir revivre ! » (id: ibid).
Scène qui revient un peu plus tard formant un leitmotiv obsédant:
« Devant la boutique, quatre employés du service d’hygiène s’éloignaient en emportant sur une civière un cadavre à peine refroidi. Frelaine soupira, regrettant de ne pas avoir été là » (id: 46).
On se croirait là revenus non pas tant aux gunfights de l’Ouest qui continuaient à inonder les grands et les petits écrans des Fifties qu’au Chicago des années 20, matrice de l’imaginaire et l’iconographie du roman noir. Tel que l’explique Benoit Tadié dans sa grande étude du genre, « la concurrence meurtrière des gangs pour le contrôle du bootlegging et des différents rackets est présentée par les journaux [des années 20] comme une véritable guerre, élevée au niveau de la mythologie. (…) L’impact de cette mythologie sur le public est lié à sa visualisation. (…) S’ils justifient leur parti pris par un argument moral (les photos aideraient le public à prendre la mesure du fléau du gangstérisme), les auteurs [du recueil anonyme de photos de cadavre de gangsters X Marks the Spot (1930)] soulignent en même temps le lien entre la visualisation du crime et sa transformation en un scénario mythologique, celui de la « civilisation » qui tombe dans les « griffes » des gangsters. Transfiguration apocalyptique qui se retranche derrière de louables intentions pédagogiques mais gratifie en réalité un voyeurisme de masse : la mort violente provoquée par la guerre des gangs devient un spectacle national » (2006 : 69).
Symptomatiquement, Georges Bataille, analysant ce même recueil anonyme évoquait déjà les jeux du Cirque de l’Empire romain : « Cette coutume nouvelle, qui semble également se faire jour en Europe, représente certainement une transformation morale considérable touchant l’attitude du public à l’égard de la mort violente. Il semble que le désir de voir finisse par l’emporter sur le dégoût ou l’effroi. Ainsi, la publicité devenant aussi large qu’il est possible, les guerres de gangsters américains pourraient exercer la fonction sociale connue sous la forme des jeux du cirque dans l’ancienne Rome (et des corridas dans l’Espagne actuelle) » [7].
Sheckley littéralise cette comparaison, transformant en profondeur cet imaginaire qui marqua les « romans de la jungle » (Tadié) de la première génération hardboiled: en élidant toute référence au gangsterisme, la violence anomique que celui-ci incarnait s’empare désormais de l’ensemble du corps social. Cette dynamique rejoint par ailleurs celle des romans et des films noirs des années 50 qui transforment radicalement la figure traditionnelle du gangster et s’intéressent à une psychopathologie beaucoup plus générale, qui va des policiers sadiques tels que le Jim Wilson d’On Dangerous Ground (Nicholas Ray, 1951) aux tueurs détraqués tels que le sniper du film éponyme d’Edward Dmytryk (1952).
La différence radicale c’est que chez Sheckley cette psychopathologie est pleinement assumée par le système, conformant une nouvelle sorte d’intégration sociale. De fait, la nouvelle évite toute analyse psychologique de cette pulsion de mort généralement acceptée, autant chez Frelaine que chez les autres personnages (ainsi la Victime elle-même déclare tout simplement que « Je me suis dit un jour que j’aimerais bien commettre un meurtre et je me suis inscrite à l’O.D.E.», id : 49) [8].
L’émergence de cette société dystopique est évoquée dans un récapitulatif d’« histoire future » qui permet de compléter, selon les codes du discours science-fictionnel, la « xéno–encyclopédie » (Richard Saint-Gelais, 1999 : 135-141). Comme l’écrira Richard Heinlein quatre ans plus tard :
« Pour être distrayant, un roman spéculatif doit de surcroît réussir quelque chose qui est nécessaire dans toute fiction, mais techniquement beaucoup plus difficile dans le cas de la science-fiction : créer un envi-ronnement et une culture, et les faire vivre. L’auteur de science-fiction doit construire un environnement étranger au lecteur, peut-être une nouvelle culture tout entière, et il doit les rendre convaincants, sans quoi il ne va pas seulement perdre l’empathie de son lecteur, il ne l’aura même jamais obtenue – et rien n’est plus mort qu’une histoire dont l’auteur échoue à transmettre à son lecteur cette impression de vraisemblance » [9].
C’est ce que Sheckley réussit en quelques paragraphes, inscrivant le récit à l’ombre de la hantise atomique qui dominait l’imaginaire culturel de l’après-guerre, et à fortiori celui de la Science-fiction :
« [L’Office de Défoulement Emotionnel] était né à la fin de la quatrième guerre mondiale — ou la sixième selon le compte d’un certain nombre d’historiens. A cette époque, le besoin d’une paix durable, d’une paix permanente, se faisait impérieusement sentir. Pour une raison pratique. Aussi pratique que l’était l’esprit des hommes qui jetèrent les bases de la longue paix. Une raison toute simple : le monde était au seuil de l’annihilation. Au cours des guerres antérieures, l’ampleur, l’efficacité et le pouvoir de destruction des armes étaient allés en augmentant. (…) Mais l’on avait atteint le point de saturation. Un nouveau conflit mettrait définitivement fin à toutes les guerres, et cette fois pour de bon. Il ne serait resté personne pour en déclencher une autre » (1953 : 42-3).
L’institution de la Chasse à l’homme obéit alors à ce spectre de l’annihilation totale qui domine les rapports géopolitiques de la Guerre Froide. Depuis que le 29 août 1949, l’Union soviétique réalisa secrètement son premier essai atomique réussi au Kazakhstan, le spectre de la guerre nucléaire a totalement changé la perspective d’un nouveau conflit mondial[10]. Se pose alors le problème de la paix dans ce contexte nouveau d’ « équilibre de la terreur » (le terme lui-même ne sera introduit que deux ans plus tard[11]) :
« Il fallait donc que cette paix-là soit une” paix éternelle. Mais les hommes qui l’organisèrent n’étaient pas des rêveurs. Ils étaient conscients qu’il existait toujours des tensions, des déséquilibres qui sont les chaudrons où mijotent les guerres futures. Et ils se demandèrent pourquoi il n’y avait encore jamais eu de paix durable. « Parce que les hommes aiment se battre. » Telle fut leur réponse. « Oh ! non, » s’écrièrent les idéalistes. Mais ceux qui firent la paix furent, à leur grand regret, contraints de tenir compte du postulat selon lequel une fraction importante de l’humanité était mue par la violence » (id : 43).
Sheckley reprend ainsi un débat lancinant dans l’après-guerre qui va des enquêtes de l’école de Francfort (rappellons qu’une partie importante de la Dialectique de la raison est consacrée à l’œuvre de Sade[12]) jusqu’aux expériences de Millgram en 1961. À savoir celui de la violence humaine, à la lumière du traumatisme des camps d’extermination et de Nagasaki et Hiroshima: est-elle innée ou acquise, inévitale ou circonstancielle, irrésolublement destructrice ou potentiellement (et paradoxalement) bénéfique ?
« Les hommes ne sont pas des anges. Ce ne sont pas, non plus, des monstres. Ce sont tout bonnement des êtres humains manifestant un degré élevé d’agressivité. Avec les connaissances scientifiques et les moyens dont ils disposaient alors, les hommes à l’esprit pratique auraient eu fort à faire pour éliminer cette caractéristique de la race humaine. Beaucoup pensaient d’ailleurs que c’était là que résidait la solution. Mais les hommes à l’esprit pratique n’étaient pas de cet avis. Ils considéraient que la concurrence, l’amour de la lutte, le courage en face de l’adversité étaient des valeurs positives. Ils estimaient en outre que c’étaient également là des vertus admirables et la garantie de la perpétuation de l’espèce. Sans elles, la race eût fatalement dégénéré. Le goût de la violence, découvrirent-ils, était inextricablement lié à l’ingéniosité, à l’adaptabilité, au dynamisme humains. Les données du problème étaient donc les suivantes : organiser la paix, une paix qui leur survivrait ; et empêcher la race humaine de se détruire sans l’amputer pour autant de caractéristiques qui faisaient des hommes des êtres responsables » (id : 43).
D’où l’idée d’une cannalisation qui ne relève pas de la simple catharsis aristotélicienne ni de la sublimation freudienne, mais plutôt du simple passage à l’acte sous contrôle :
« Pour cela, on décida qu’il fallait canaliser la violence, lui fournir une soupape d’échappement, une possibilité de s’extérioriser. Le premier pas dans cette voie fut l’autorisation légale des combats de gladiateurs, des combats réels où le sang coulait. Mais c’était encore insuffisant. La sublimation n’est valable que jusqu’à un certain point. Les gens voulaient autre chose que des faux-semblants. Il n’y a pas de substitut au meurtre ». (id : ibid).
Ironiquement, Sheckley semble anticiper ici la théorie de la « désublimation répressive » avancée par Herbert Marcuse une décennie plus tard dans L’Homme Unidimensionnel (1964). Or, là où Marcuse voit surtout l’embrigadement de la libido par les industries culturelles de la société de consommation, Sheckley présente celui de la pulsion de mort, Thanatos triomphant d’Eros[13]. De là la décision qui évoque inévitablement le legs satirique de la Modeste Proposition de Jonathan Swift[14] : « Alors, le meurtre fut officialisé sur une base strictement individuelle et uniquement pour ceux qui souhaitaient tuer » (id, ibid).
L’évocation des combats de gladiateurs comme étape transitoire (et insatisfaisante) dans ce processus est par ailleurs intéressante. On verra dans la nouvelle que des authentiques jeux de Cirque constituent des divertissements populaires en complément (et en dehors) du système de la chasse[15]. Il s’agissait là d’un topos habituel des « jeux de la mort » dans la science-fiction, qui allait être particulièrement exploité un an après par Kornbluth et Pohl dans Gladiator-at-Law, sérialisé dans le même magazine Galaxy (juin 1954)[16]. Dans ces fictions gladiatoriales, le parallélisme entre les États-Unis (marqués, depuis les Founding Fathers, par une forme de « romanomanie » héritée des Lumières) et l’Empire romain est revue à la lumière crépusculaire de la Décadence de ce dernier[17].
Face à cette forme somme toute classique de jeux mortels (dont se nourrira une longue lignée de fictions, de Rollerball à The Hunger Games), la chasse à l’homme de la nouvelle présente une variation plus originale. S’opère alors une stricte reglémentation du meurtre légalisé qui signe une satire féroce de la société organisationnelle telle qu’elle serait analysée trois ans plus tard par William H. Whyte dans son best-seller The Organization Man (1956) :
« Les gouvernements furent invités à instituer des Offices de Défoulement Emotionnel. Après une période de tâtonnements, une réglementation uniforme s’institua. Tout citoyen désireux de commettre un meurtre eut la possibilité de s’inscrire à l’O.D.E. Au vu d’un dossier comportant un certain nombre de renseignements et d’engagements, on lui fournissait une Victime. La personne qui introduisait légalement une demande de meurtre devait à son tour tenir le rôle de Victime quelques mois plus tard — si elle était encore en vie. Tel était le principe fondamental. Un individu donné pouvait commettre autant de meurtres qu’il le voulait mais, entre deux meurtres, il était obligatoirement désigné comme Victime. Si la Victime réussissait à tuer son Chasseur, elle pouvait soit se retirer de la compétition, soit poser sa candidature pour un nouveau meurtre » (id : 43-44).
Ce principe de parfaite régulation des pulsions, étendu à l’échelle planétaire, est d’autant plus symbolique qu’il annonce l’opposition, chez Whyte, entre l’individualisme traditionnel américain (incarné à son extrême par les lonesome cowboys du western) et sa perversion au sein du nouveau régime organisationnel. Le passage des gunfights mythiques d’antan à la complexe bureaucratie sans cesse grandissante autour du meurtre légalisé s’inscrit dans cette symbolique propre aux transformations radicales de la société américaine :
« Bien entendu, cette institution se ramifia et se compliqua. Une fois qu’il fut légalement autorisé, le meurtre devint une affaire et une source de profits. Des organisations se créèrent pour offrir leurs services aux Victimes aussi bien qu’aux Chasseurs. L’Office de Défoulement Emotionnel choisissait le nom des Victimes au hasard. Le Chasseur disposait de deux semaines pour perpétrer son meurtre et il devait agir seul et sans aide. On lui donnait le nom, l’adresse et la description de sa Victime ; il avait le droit de se servir d’un pistolet de calibre standard ; il lui était interdit de porter quelque armure que ce soit. La Victime était avertie une semaine avant le Chasseur. On lui faisait simplement part de sa désignation. Elle ignorait le nom de son Chasseur » (id : 44).
Parallèlement à cette réglementation, et pour confirmer le monopole étatique sur la pulsion de mort (qui ne va pas sans rappeler d’autres expressions historiques de celui-là, dont notamment les duels, tels qu’étudiés par Norbert Elias dans Le processus de civilisation[18]) : « Tuer ou blesser quelqu’un par erreur — toute autre forme de meurtre étant prohibée — était puni d’une lourde amende ; le meurtre passionnel était passible de la peine de mort, de même que le meurtre par intérêt » (id : ibid)
La nouvelle propose alors une sorte de variation alternative de la doctrine officielle du Containment prônée au même moment par l’Administration du Président Truman[19]. De facto le spectre même de la Guerre Froide s’estompe dans cette planète unifiée par une même régulation du meurtre qui semble mettre un terme à la polémologie traditionnelle :
« Au bout de dix ans, on estimait que le tiers de la population civilisée du monde avait demandé à commettre au moins un meurtre. Par la suite, la proportion des postulants se stabilisa aux alentours de vingt-cinq pour cent. Les philosophes levaient les bras au ciel mais les hommes à l’esprit pratique étaient contents. La guerre avait cessé d’être un problème collectif : c’était une affaire individuelle, ainsi qu’il convenait. (…) Au moins n’y avait-il plus de grandes guerres, ni même de menaces de guerre. Rien que de petites guerres — des centaines de milliers de petites guerres individuelles » (id : 44).
L’on pourrait voir dans cette globalisation satirique l’écho des réflexions de Wyndham Lewis sur America and Cosmic Man (1948) que son ami Marshall McLuhan allait reprendre avec le succès que l’on sait dans sa célèbre expression du « Village Global »:
“If you look at North America on the map of the world, you see a very uniform mass. It is more concentrated and uniform than any other land mass. You see an immense area full of people speaking one tongue: not a checkerboard of “united states” at all but one huge State. “United States” is today a misnomer. And since plural sovereignty anyway–now that the earth has become one big village, with telephones laid on from one end to the other, and air transport, both speedy and safe–must be a little farcial, the plurality implied in that title could be removed as a good example to the rest of the world, and the U. S. A. become the American Union”[20].
La question de la violence humaine est ainsi résolue de manière efficace et optimale en accord avec l’individualisme foncier états-unien : « Ce qu’il y avait d’admirable dans ce système était que les gens qui avaient envie de tuer pouvaient le faire et que ceux qui n’en avaient pas envie — soit la grosse majorité de la population — n’étaient pas tenus de devenir des meurtriers » (id : ibid).
Les États se limitent ainsi (malgré l’aspect a priori orwellien du Bureau de Défoulement Émotionnel) à fonctionner comme simple arbitre de la « main invisible » du marché, régi par la loi de l’offre et de la demande. Ironiquement, cette satire du « laissez-faire » capitaliste revient au fondement dénié (et transgresseur) de la célèbre doctrine d’Adam Smith, soit la Fable des Abeilles, ou vices privés et bénéfices publics de Bernard Mandeville (1714) et son corollaire encore plus sulfureux, Recherches sur l’origine de la vertu morale. Préfigurant Sade (qui l’a sans doute lu), celui que l’on surnomma « Mon Devil » osa affirmer que les vices contribuent à la prospérité de la nation et au bonheur des concitoyens (« Les vices privés font la vertu publique”) et qu’il faut donc, sinon les encourager, du moins les laisser librement suivre leur cours. Toute la doctrine ultérieure du capitalisme tentera de camoufler l’immoralisme foncier de la proposition (c’est ainsi qu’Adam Smith substituera au terme de « vice » celui de l’« amour de soi » ou self-love dans La Richesse des nations, 1776)[21]. La nouvelle fable que propose Sheckley fonctionne donc comme un véritable révélateur, adapté à la nouvelle société managériale.
[1] A Game of Death (R. Wise, 1945)
[2] Les références des numéros de page renvoient à l’édition originale du Galaxy Magazine d’avril 1953 mise en ligne sur archive.org mais nous utilisons la traduction de Michel Deutsch pour Galaxie, n.15, juillet 1965.
[3] Rappelons que le sénateur McCarthy venait de prendre cette même année le contrôle du Senate Permanent Subcommittee on Investigations.
[4] R. Slotkin, Regeneration Through Violence. The Mythology of the American Frontier, 16001860 (Middletown, Conn., Wesleyan University Press, 1973), The Fatal Environment. The Myth of the Frontier in the Age of Industrialization, 1800-1890 (Wesleyan UP, 1986), Gunfighter Nation. The Myth of the Frontier in Twentieth-Century America (HarperPerennial, 1993)
[5] Parus respectivement en 1952 et 1953, soit strictement contemporains de la nouvelle de Sheckley.
[6] Au point que l’on parle désormais de « western noirs », dont The Naked Spur d’Anthony Mann, qui s’était, symptomatiquement, aussi illustré dans le Film Noir (v. James Ursini, « Noir Westerns », in A. Silver et J. Ursini, éd, Film Noir Reader 4, Pompton Plains, Limelight, 2004)
[7] Georges Bataille, « Revues des publications, X Marks the Spot », Documents, no 7, 1930, p. 439
[8] Nous reviendrons dans notre deuxième partie sur ce dialogue qu’il faut relire ironiquement à la lumière de la chute finale de la nouvelle.
[9] R. A. Heinlein, « Grandeur et misères de la science-fiction » (« Science Fiction : Its Nature, Faults and Virtues », 1957), cit in Eric Picholle. « Le vrai puits et abîme de la (xéno-)encyclopédie », in Y. Bardière, E. Blanquet et E. Picholle, Science-fiction et didactique des langues: un outil communicationnel, culturel et conceptuel,2, Editions du Somnium, 2013 : 259
[10] Quelques mois après la parution de la nouvelle aura lieu le premier essai soviétique d’une arme thermonculéaire, la RDS-6s (Reaktivnyi Dvigatel Specialnyi, rebaptisée par les Américains comme « Joe 4 »), qui explosera le le 12 août 1953 avec une force équivalente à 400 kilotonnes de TNT.
[11] Il aurait été employé pour la première fois par Lester Pearson en juin 1955 lors du 10e anniversaire de la signature de la Charte des Nations unies (“l’équilibre de la terreur a succédé à l’équilibre du pouvoir”)
[12] M. Horkheimer et T. W. Adorno, « Juliette, ou raison et morale » dans La dialectique de la raison, Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1974 [1947]
[13] L’on sait que Sigmund Freud introduit tardivement dans sa métapsychologie l’hypothèse de la pulsion de mort (Todestrieb) avancé initialement par Sabina Spielrein dans „Die Destruktion als Ursache des Werdens“ (1912). C’est suite aux horreurs de la Première Guerre Mondiale qu’il le théorise dans Au-delà du principe de plaisir (1920). Rappelons que, contrairement à l’opinion répandue, Freud n’emploie pas le terme de Thanatos; ce sera Paul Federn qui reprendra le nom de la figure mythologique grecque déjà évoquée par Wilhelm Stekel en 1909 (Laplanche & Jean–Bertrand, The language of psycho-analysis, London: Karnac Books, 1988: 447)
[14] Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729)
[15] « Les combats [The Gladiatorials, dans l’original] étaient les mêmes que ceux que l’on pouvait voir n’importe où, à ceci près que les gladiateurs avaient plus de talent qu’ailleurs. C’étaient les reconstitutions historiques habituelles le trident contre le filet, le sabre contre l’épée. Naturellement, la plupart des duels étaient des duels à mort. Il y eut des combats d’hommes et de taureaux, d’hommes et de lions, d’hommes et de rhinocéros, suivis de scènes plus modernes : des barricades défendues par des archers, des rencontres d’escrimeurs sur une corde raide. Ce fut une agréable soirée » (id : 49-50)
[16] Malgré le titre (et sa traduction française L`ère des gladiateurs), les jeux du Cirque n’occupent qu’une place secondaire dans le roman, plus centré sur la satire des disparités économiques de l’Amérique des années 50 et l’obsession du « status » social.
[17] Symptomatiquement, Max Lerner multipliera ces parallelismes dans America as a Civilization (1957), invoquant justement les jeux du Cirque: “To finish the portrait, add the cult of magnificence in public buildings and the growth of the gladiatorial arts at which the large number of the people are passive spectators but emotional participants; the increasing violence within the culture; the desensitizing and depersonalizing of life; the weakening of the sense of place; the decay of rural life; the uprooting of people in a mobile culture; the concentration of a megalopolitan urbanism (…) the greater looseness of family ties and sexual relations (…) the exploration of deviant and inverted forms of behavior; the Byzantinism oflife, the refinements of luxury” (New York: Simon and Schuster, 1967 [1957)), II, 934-35)
[18] N. Elias, Über den Prozeß der Zivilisation (1939). Notamment son deuxième volume, consacré à la « Formation de l’État et la Civilisation des mœurs ».
[19] Notamment dans le National Security Council 68 : “In the words of the Federalist (No. 28): “The means to be employed must be proportioned to the extent of the mischief.” The mischief may be a global war or it may be a Soviet campaign for limited objectives. In either case we should take no avoidable initiative which would cause it to become a war of annihilation, and if we have the forces to defeat a Soviet drive for limited objectives it may well be to our interest not to let it become a global war” NSC 68: United States Objectives and Programs for National Security
[20] Cit. in Eric McLuhan, “The source of the term, “Global Village”, McLuhan Studies, 2, en ligne http://projects.chass.utoronto.ca/mcluhan-studies/v1_iss2/1_2art2.htm
[21] v. à ce sujet la relecture des Recherches sur l’origine de la vertu morale que fait Dany-Robert Dufour dans Baise ton prochain: Une histoire souterraine du capitalisme, Actes Sud, 2019.
Antonio Dominguez Leiva, Décapitations. Du culte des crânes au cinéma gore. Paris, PUF, 2004
Jean-Pierre Esquenazi, Le film noir, Paris, CNRS, 2015
Jean-Louis Voisin, “Les Romains, chasseurs de têtes” in Du Châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Publications de l’École Française de Rome Année 1984 79 pp. 241-293
Leiva, Antonio (2021). « La chasse à l’homme à l’âge de l’homme organisationnel (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-chasse-a-lhomme-a-lage-de-lhomme-organisationnel-1-la-septieme-victime], consulté le 2024-11-21.