Les spectateurs sortant des salles de cinéma projetant l’ultime volet des aventures de Wolverine1 ont sans doute été surpris d’être accompagné hors de l’univers des X-Men par la voix rocailleuse de Johnny Cash, chantant l’une de ses dernières compositions, The Man Comes Around (Cash, 2002). Ce choix musical n’a évidemment rien d’étonnant lorsque l’on sait que James Mangold, réalisateur de Logan, a également réalisé un film biographique sur la vie de Johnny Cash, intitulé Walk the Line (2005). Ce n’est toutefois pas la première fois que la voix de Cash se fait entendre dans la culture populaire ces dernières années, puisqu’elle accompagne assez régulièrement des bandes annonces de blockbusters, illustre le parcours de personnages dans des séries télévisées et résonne ici et là dans la filmographie de Quentin Tarantino. Or, il est étonnant que la musique d’un artiste si marqué par les thèmes et tonalités du country, du gospel et du rockabilly parle avec autant de force à notre imaginaire. Certes, l’œuvre de Cash est d’une richesse et d’une qualité rare, mais il semble improbable que ce soit là l’unique raison de son succès. Quatorze ans après sa mort, l’ombre de Cash est toujours aussi présente, ce qui est dû à l’aura même de l’artiste qui a su, au cours de sa carrière, embrasser les grands mythes américains et développer sa propre légende.
Si l’histoire de l’humanité nous a appris une chose, c’est que les mythes seront toujours les moteurs de nos civilisations. Les mythes sont la lumière qui nous a permis de sortir de la caverne. Souvent décrits comme des histoires ou des légendes fertilisant les arts, ils sont pourtant bien plus qu’une simple source d’inspiration. En tant qu’histoires symboliques ou allégoriques, les mythes traduisent des vérités morales et philosophiques répondant à certaines de nos peurs les plus primaires. Ils possèdent de fait une fonction sociale particulièrement importante dans la mesure où ils rassemblent l’humanité et donnent au groupe une âme et une cohésion, nous faisant passer, selon Max Weber, du statut de Gesellschaft à Gemeinschaft, c’est-à-dire d’un groupe formel et artificiel à un corps social. Comme le dirait Joseph Campbell, les mythes nous aident à établir une connexion avec notre subconscient afin de mieux ressentir l’expérience de la vie: ils révèlent tout le potentiel spirituel de la vie humaine (Campbell, 1991: 5).
Pourquoi, donc, relier des concepts mythiques à la carrière d’un musicien? Durant des décennies, les admirateurs de Cash ont développé un lien très particulier avec le chanteur. Ce n’était pas une star du cinéma ou de la télévision, il n’a pas connu l’émergence des réseaux sociaux et pourtant son aura est toujours aussi forte, car elle est radicalement différente de ce que le siècle passé a pu produire dans le domaine culturel. Bob Dylan a sans doute résumé la particularité de Cash mieux qui quiconque lorsqu’il a écrit, quelques jours seulement après la mort de son ami: «I think we can have recollections of him, but we can’t define him any more than we can define a fountain of truth, light and beauty. If we want to know what it means to be mortal, we need look no further than the Man in Black» (2003). Or, Cash était déjà bel et bien ancré dans notre imaginaire avant de mourir. Il était devenu la personnification même du héros mythique: un faiseur de mythes reflétant une part considérable de l’histoire américaine et synthétisant tour à tour le mythe de la frontière, la liberté des pionniers et des chemins de fers, de Dixie… Il était l’incarnation de ce qui n’était plus, une ombre embrassant le passé afin de mener les êtres humains à travers les ténèbres. Pour Dylan (2003), «Johnny was and is the North Star; you could guide your ship by him».
L’objectif de cet article est donc de traduire en termes mythologiques la vie et la carrière de Johnny Cash en utilisant les différentes étapes du monomythe campbellien comme points de repères, afin de comprendre de quelle façon ce simple «country boy» s’est métamorphosé en Homme en Noir mythologique.
Les héros de nos mythologies ne sont pas uniquement de grands guerriers passant leur temps à tuer des dragons et à secourir des princesses, ils sont avant tout des éducateurs. Leur véritable mission est d’accomplir un voyage initiatique afin de mener d’autres humains vers le salut et c’est là que la musique a toute son importance. La mythologie, nous dit Campbell, est un chant: «It is the song of the imagination, inspired by the energies of the body» (1991: 27). Le chant de l’univers est perçu par les héros qui doivent la traduire et nous la rendre intelligible, ce qui est d’une importance vitale dans toutes les grandes mythologies. Cash savait pertinemment ce qu’il pouvait accomplir grâce à sa voix et comprit très vite qu’elle était un don. «My job», écrivit-il des années plus tard, «was to care for it and use it well; I was its bearer, not its owner» (Cash, 1997: 55), ce qui n’est pas sans rappeler la morale d’une légende pygmée. Dans cette légende, un homme refusa de nourrir un oiseau qui lui apporta son fils et décida de tuer l’animal. Or, en tuant l’oiseau, l’homme tua le chant et causa sa propre mort. Les mythes sont, en d’autres termes, écoutés et non vus. Selon Sigmund Freud et Carl Jung, les mythes trouvent leurs sources dans notre subconscient, et il est évident que le processus créatif lui-même est influencé par notre subconscient. L’artiste est guidé par la partie inaccessible de son esprit vers quelque chose de nouveau et différent afin qu’il produise de nouvelles histoires. Et bien que ces histoires, ces chants, soient le résultat d’un travail souvent inconscient et personnel, ils ne sont pas sans une certaine universalité. Ces nouveaux récits sont que des fragments d’histoires, voire des histoires entières, représentant des événements vécus, souvent difficilement exprimés. L’artiste contemple tandis que les gens autour de lui écoutent. Ce dialogue mythique n’est possible que lorsqu’une partie de la population est à même de manier un langage suffisamment métaphorique pour exprimer des mythes.
Cash était un artiste capable, comme le dit Hamlet, d’élever son œuvre en miroir de la nature afin de montrer à la vertu ses propres traits (Acte II, Scène II). C’est en cela que son parcours est véritablement héroïque. Dans The Hero With a Thousand Faces, Campbell décrit en détail les différentes étapes du parcours du héros mythologique. Or, il est surprenant de voir à quel point Cash suit malgré lui les épreuves soulignées par Campbell. Un héros ne commence pas son aventure sans raisons, quelque chose doit l’extraire de sa sphère sociale et le mettre face à des difficultés pouvant potentiellement le briser. Cette première étape est communément définie comme l’appel de l’aventure: le destin intervient et force le héros à explorer l’inconnu. En d’autres termes, ce n’est pas le héros qui cherche l’aventure, mais bien l’inverse. Le héros est libre d’accepter ou de refuser cet appel, cependant l’ignorer aurait pour lui des conséquences catastrophiques. Il perdrait l’opportunité de devenir le sauveur et deviendrait, au contraire, un des êtres à sauver.
Cash a souvent répété à quel point son enfance avait été difficile et que ces épreuves avaient forgé ce qu’il était devenu: «a way of life produced a certain kind of music» (Cash, 1997: 14). C’est justement sous forme musicale que l’appel de l’aventure se fait entendre pour la première fois dans sa ferme de Dyess, en Arkansas. Il entend cet appel à la radio et comprend immédiatement qu’il doit le suivre, quel qu’en soit le prix à payer. Il souhaite plus que tout chanter à la radio, mais, avant de pouvoir accomplir ce rêve, il doit faire face à une période d’exil. En effet, le héros doit faire face à une période d’obscurité: «This is a time of extreme danger, impediment, or disgrace» (Campbell, 1993: 326). C’est un moment crucial durant lequel il doit révéler sa force et, tout comme Hercule tuant le serpent envoyé par la déesse Héra, Cash affronte la mort tragique et accidentelle de son frère, Jack. Jack n’était pas seulement son grand frère, mais également son héros et Cash le décrit encore plusieurs décennies après l’incident comme «[his] best friend, [his] big buddy, [his] mentor, and [his] protector» (1997: 25). Une force nous extraie un jour ou l’autre du confort et de la naïveté de l’enfance et cette force est indéniablement la souffrance. C’est la plus grande expérience formatrice à laquelle l’être humain est confronté, et faire face à la mort de Jack fut pour Cash le grand événement traumatique de son propre parcours héroïque. Ce jour-là, son père le traîne dans le fumoir de la ferme et lui montre les vêtements de Jack, imbibés de sang, et lui montre où la scie électrique l’avait entaillé. En faisant face à la mort de cette façon, en perdant son premier guide, Cash regarde, pour la première fois, dans les yeux de la baleine qui l’avalera des années plus tard. Incapable d’éviter le deuil et la douleur causée par la mort de son frère, Cash y fait face: «you can dodge all you want, but sooner or later you just have to go into it, through it, and, hopefully come out the other side» (1997: 29). Il passe plusieurs années en exil en Arkansas avant d’avoir l’âge et la force de commencer son parcours mythologique. Or, la vie d’un héros mythique est faite d’épreuves le testant continuellement et l’aidant à transcender sa nature humaine. Les mythes vont aider le héros à accepter ce qui lui arrive, et c’est le rôle que joua la musique gospel dans la vie de Cash. Suite à la mort de Jack, des chansons comme Peace in the Valley ou I’ll Fly Away devinrent les seules choses à même de le sortir des ténèbres dans lesquelles il vivait alors.
Selon Campbell, il peut exister un nombre infini d’appels de l’aventure, même si un seul est habituellement suffisant. Toutefois, dans le cas de Cash, la situation s’avère plus complexe dans la mesure où il incarna à travers toute sa vie différentes étapes du cycle héroïque. Durant son enfance, la musique est ainsi secondée par un élément psychologique primordial, à savoir la quête du père. Cette quête est une des aventures principales dans la vie d’un héros. Les exemples abondent dans tous les grands récits et il suffit de citer le cas de Télémaque, envoyé par Athéna pour retrouver Ulysse. La quête du père vise à définir la relation du héros avec son père, à comprendre sa propre nature et ce qui est à l’origine de son existence (Campbell, 1993: 158). Cash, en ce qui le concerne, voulait chanter et sa mère, comprenant son désir, l’encourage autant que possible, allant jusqu’à lui payer des cours de chant et faisant référence à sa voix comme un «don». Son père, en revanche, ne partage pas cette opinion et n’a de cesse de répéter qu’il perd son temps, que ce qu’il entend à la radio est factice. «That’s going to keep you from making a living. You’ll never do any good as long as you’ve got that music on the mind», (Cash, 1997: 55) disait-il à son fils pour la simple et bonne raison qu’il avait uniquement besoin d’une paire de mains supplémentaires dans les champs de coton, et non d’un enfant perdu dans ses rêves. Malgré cela, Cash n’abandonne pas son rêve et avoue dans ses mémoires: «I hated hearing that, but maybe it served a purpose. I badly wanted to prove him wrong.» (Ibid.) Qu’elle soit réelle ou métaphorique, cette quête du père peut être une force irrésistible qui, en ce qui concerne Cash, devint une motivation supplémentaire.
Six ans après la mort de son frère, Cash quitte finalement la maison familiale pour rejoindre l’Air Force. Ce rite de passage marque définitivement son passage de l’enfance à l’âge adulte, puisque c’est en compagnie d’autres hommes de son âge qu’il apprend à boire, à se battre, à jurer et à courtiser des filles. Il s’installe alors avec sa jeune épouse, Vivian Liberto, et leurs enfants à Memphis où il décide de suivre l’appel de la musique. À ce stade du voyage, le héros rencontre habituellement une figure protectrice, un vieil homme sage lui donnant les armes nécessaires pour continuer son chemin, tuer le dragon et franchir le premier seuil. Cash rencontre différentes personnes au cours de sa vie qui incarnent ce rôle de guide, mais le premier reste sans doute George Bates. Il écrit à son sujet dans son autobiographie:
I’ve come to think of George Bates as one of those angels who appear in your life just when you need them, holding out a hand to you in the right place at the right time. He took me on a salesman, sponsored a weekly fifteen-minute radio show for me (‘Hi. This is John Cash for Home Equipment Company’), and loaned me money when I proved to be a total failure as a salesman. (Cash, 1997: 75)
Le fait qu’il décrive Bates de cette façon est particulièrement intéressant, car le héros, s’il a répondu courageusement à l’appel de l’aventure, se retrouve alors assisté par ce que Campbell décrit comme une main invisible. Des forces intangibles s’assemblent pour aider le héros à accomplir sa tâche, mais seulement si les actes du héros coïncident avec les attentes de la société: «in so far as the hero’s act coincides with that for which his society itself is ready, he seems to ride on the great rhythm of the historical process» (Cambpell, 1993: 72). Bates donnE à Cash l’opportunité de révéler son vrai potentiel; sa rencontre avec Luther Perkins et Marshall Grant (les deux premiers membres du groupe Johnny Cash and the Tennessee Two) était ensuite inévitable. Sam Phillips, fondateur de Sun Records, attendait un peu plus loin sur la route pour l’aider à enregistrer ses premières chansons, Hey Porter et Cry! Cry! Cry!.
Cash franchit donc le premier seuil avec l’aide de Bates et de Phillips. Une fois cette étape accomplie, le héros doit alors abandonner définitivement le confort et la sécurité de sa vie passée. Il n’a d’autre choix que de terminer son voyage et de faire face aux ténèbres et au danger. C’est précisément à cet instant qu’il doit faire face à son premier défi et affronter le gardien du seuil, un gardien prenant en fonction des légendes l’apparence d’un dragon ou d’un ogre et qui, pour Cash, prit la forme de pilules en tous genres. Une fois qu’il fut entré, dans le monde de la musique et de ses concerts à répétitions, on proposa à Cash des amphétamines et des types de drogues. Or, face à un tel danger, le héros mythique dispose de plusieurs solutions. Face au monstre, il peut soit détruire la menace ou être tué durant le combat (ce qui est alors suivi du mythe de la crucifixion-résurrection). Malheureusement pour lui, Cash choisit de négocier avec le monstre et embrassa dès lors ce qui allait devenir une lutte permanente (Cash, 1997: 199). Le franchissement du premier seuil est une forme d’auto-annihilation, et Cash commence très vite à détruire non seulement sa propre vie, mais également celle de ses proches et à perdre sa voix et donc sa capacité à accomplir sa quête mythique. Sa négociation avec le monstre le traîne toujours plus avant dans les ténèbres, si bien qu’il devient l’ombre de lui-même, «a walking vision of death» (Ibid.: 183).
Toutefois, comme pour tous les héros, la transition entre le passage du seuil et la renaissance héroïque est symbolisée par le ventre de la baleine. Le héros est avalé par l’inconnu et disparaît dans un monde proche topographiquement ou symboliquement de la mort. Le Petit Chaperon Rouge passe par le ventre du loup, Joseph par le puits, Jésus par le tombeau, Jonas par la baleine et Cash par la Nickajack Cave. Souffrant de sa conciliation avec le monstre, Cash décide de mettre fin à ses jours et de s’abandonner à Dieu: il prend donc la direction d’une caverne située dans le Tennessee et s’y enfonçe, bien décidé à s’y perdre et à mourir.
I crawled, and crawled and crawled until, after two or three hours, the batteries in my flashlight wore out and I lay down to die in total darkness. The absolute lack of light was appropriate, for at that moment I was as far from God as I have ever been. My separation from Him, the deepest and most ravaging of the kinds of loneliness I’d felt over the years, seemed finally complete. (Cash, 1997: 184)
Néanmoins, le véritable héros mythique ne peut abandonner sa quête et, s’il le fait, le monde se chargera de l’extirper de sa condition. La mythologie japonaise nous conte, par exemple, une histoire similaire. La déesse du soleil Amaterasu, terrifiée par les actes de son frère Susanowo, abandonne le monde et opte pour la solitude. Elle se cache dans une caverne et, se faisant, prive le monde de sa lumière. Les autres dieux tentent alors de l’attirer à l’extérieur: ils organisent un festin sous un grand arbre où la déesse Uzume se met à chanter. Et là, nous dit la légende, les dieux s’amusèrent tellement qu’Amaterasu sortit de sa caverne pour voir pourquoi le monde qu’elle craignait tant était si joyeux. Un dieu s’empara alors de sa main et l’attacha à l’entrée de la caverne avec une corde sacrée, le shimenawa. Amaterasu était ainsi libre de retourner dans sa caverne chaque soir, mais ne pouvait plus abandonner le monde définitivement2.
C’est, dans une moindre mesure, également ce qu’il arriva à Cash. Perdu dans les ténèbres, il sentit soudain en lui un grand changement et alors qu’il se pensait aussi loin de Dieu que possible, il se sentit enfin en paix avec lui-même. Cash explique plus tard avoir ressenti la présence de Dieu et bien qu’il ne lui parla pas directement, il sentit Sa main lui donner la force et le courage nécessaire pour survivre et comprit qu’il n’avait pas le pouvoir de décider de l’instant de sa mort. Bien qu’il soit alors complètement perdu dans le noir complet, il se mit à ramper et finit, aveuglé et épuisé, par retrouver la lumière du soleil. En sortant de la caverne, il tombe nez à nez avec sa mère et June Carter, son amie et amante:
June was there with a basket of food and drink, and my mother. I was confused. I thought she was in California. I was right; she had been. ‘I knew there was something wrong’, she said. ‘I had to come and find you.’ (Cash, 1997: 185)
Le héros ne peut jamais surmonter seul les épreuves qu’il doit affronter après le passage du premier seuil. Il doit combattre seul, mais il peut avancer sur le chemin accompagné. Ce compagnon est très souvent personnifié par une femme ou une déesse qui accorde au héros le soutien dont il a besoin. «As he progresses in the slow initiation which is life», nous rappelle Campbell, «the form of the goddess undergoes for him a series of transfigurations: she can never be greater than himself, though she can always promise more that he is yet capable of comprehending» (1993: 116). Pour Cash, cette personnification de la déesse mythique ne fut autre que June Carter, qui fit tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider. Il a souvent été dit qu’elle le sauva de ses dépendances. C’est toutefois une assertion qui mérite d’être nuancée. Carter l’aida uniquement en lui accordant le soutien dont il avait besoin. On ne peut être sauvé de l’autodestruction par nul autre que soi-même. Dans le cycle héroïque, la déesse est à la fois mère, sœur, maîtresse et épouse et c’est précisément ce que devint June pour Cash: «she said we were soul mates, she and I, and that she would fight for me with all her might, however she could. She did that by being my companion, friend, and lover, and by praying for me.» (Cash, 1997: 181)
Avec June Carter à ses côtés, Cash a la force de s’extraire du ventre de la baleine, de sortir des abysses et de retourner vers le monde des vivants. Afin de survivre, le héros doit réaliser que le monde dont il vient et celui des dieux ne sont en réalité que deux dimensions du même monde. C’est là le secret de son voyage, l’élixir qu’il ramène d’entre les morts, la leçon qu’il doit enseigner aux autres êtres humains (Campbell, 1993: 217-218). Toutefois, le voyage du héros ne prend pas fin aussi facilement; toutes ses épreuves n’auront été d’aucune utilité s’il n’est pas capable de franchir le seuil du retour à la civilisation. Tout comme Dante qui se retrouve face à Dieu après avoir traversé l’Enfer et le Purgatoire et qui tente de transcrire dans un langage compréhensible pour les humains son expérience dans l’au-delà, le héros doit transmettre aux autres mortels la morale de sa quête. Il doit pour cela leur faire face et les persuader du bien-fondé de ce qu’il avance, car on ne le croira pas aisément. Le héros est alors tenté d’abandonner: pourquoi, après tout, réintégrer ce monde après les expériences qu’il vient de vivre? Mais le shimenawa l’empêchera de retourner dans les ténèbres.
Cash, en ce qui le concerne, ne déserte pas le monde après sa sortie de la caverne. Bien au contraire, son retour est si fort qu’il change le visage de l’industrie musicale avec un seul album, Johnny Cash at Folsolm Prison, enregistré dans une prison fédérale de haute sécurité en 1968. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin, prend conscience de son rôle et embrasse sa destinée. Comme nous l’avons signalé un peu plus haut, Cash rassemblait non seulement les caractéristiques d’un héros mythique, mais était également un formidable faiseur de mythes. Il incarnait tous les grands mythes américains, de la frontière, aux chemins de fer, en passant par les hors-la-loi, Dixieland, l’imaginaire amérindien, ainsi que les mythes chrétiens. Il incarnait à tour de rôle ces mythes, leur donnant la parole, les mettant en musique. Comme le remarque si bien Kris Kristofferson, Cash était «a walking contradiction, partly truth and partly fiction» (cité dans Cash, 1997: 8), si bien qu’il était impossible de définir simplement les contours de sa légende. Il cultive par exemple son image de hors-la-loi au point que son public pensait qu’il avait effectivement été en prison. Cette image ne représentait, toutefois, qu’un aperçu des ténèbres l’entourant en permanence, mais l’entourant si bien qu’il fut accepté comme l’un des leurs par de dangereux détenus durant ses concerts dans les pénitenciers américains. Des chansons comme Folsolm Prison Blues (dans laquelle il dit avoir tiré sur un homme «just to watch him die»), San Quentin (interprétée devant les détenus de la prison de San Quentin en 1969, dans laquelle il proclame «San Quentin, may you rot and burn in Hell! May your walls fall and may I live to tell!»), ainsi que bien d’autres ballades comme Cocaine Blues, Delia’s Gone ou Banks of the Ohio qui ancrèrent définitivement Cash dans l’imaginaire du hors-la-loi américain.
En 1962, Cash rencontre également Peter LaFarge, le compositeur hopi de The Ballad of Ira Hayes, qui lui inspire l’album Bitter Tears (1964) dans lequel il se fait défenseur des droits des Amérindiens. Cet album ne rend pas Cash particulièrement populaire et est même interdit de diffusion sur différentes stations de radios, mais il continue malgré tout à transmettre ce message et à alimenter par la chanson l’imaginaire des Natifs Américains. De même, lorsqu’il commence à composer Johnny Cash Sings the Ballad of the True West (album paru en 1965), il se plonge complètement dans le mythe de la frontière au point de se mettre à vivre comme un cowboy: «I’d put on my cowboy clothes – real ones, antiques – and go out to the desert or an abandoned ranch somewhere, trying to feel how they felt back then, be how they were» (Cash, 1997: 213).
Il navigue, de même, dans The Johnny Cash Show (qu’il présenta sur ABC de 1969 à 1971) à travers les différents mythes américains et crée pour l’occasion une section de l’émission nommée «Ride This Train», dans laquelle il revisite systématiquement en chanson les grandes étapes de l’histoire américaine et la société dans laquelle il vit, donnant une voix à celui qu’il appelait affectueusement The Little Man. C’est dans cette même émission qu’il ancre sa légende dans l’imaginaire de la musique et de la culture populaire avec Man in Black (Cash, 1971), dans laquelle il proclame:
Ah, I’d love to wear a rainbow everyday,
And tell the world that everything’s okay,
But I’ll try to carry off a little darkness on my back,
Till things are brighter, I’m the Man in Black
Plus de trente ans après cette chanson, Cash continue de porter du noir en symbole de rébellion contre «a stagnant status quo, against our hypocritical houses of God, against people whose minds are closed to others’ ideas» (Cash, 1997: 69).
Ayant suivi, non sans mal, l’appel de l’aventure et complété le cycle héroïque, Cash en vint à devoir faire le point sur sa relation avec son père. La quête du père fut sans conteste l’un des facteurs déterminants de son parcours, toutefois elle peut avoir plusieurs conclusions possibles. Si le père accorde sa bénédiction au fils, le héros revient habituellement au monde comme émissaire du père (c’est le cas de Moïse) ou avec la certitude que le père et le fils ne forment qu’une seule et même personne (comme pour Jésus, si l’on continue à suivre les exemples de la tradition judéo-chrétienne). Néanmoins, si l’image du père est corrompue, si la quête échoue, dans ce cas le héros se transforme et devient lui-même un être tyrannique: Nimrod et Hérode en sont un bon exemple, bien que la culture populaire nous ait fourni un cas bien plus parlant avec la relation entre Luke Skywalker et Darth Vader.
Lorsque Cash fait le point sur sa propre vie et écrit ses mémoires, il pense à cette quête du père et son éventuel succès ou échec. Il écrit à ce sujet:
I don’t know. I don’t think about him anymore. I pass the cemetery almost every day when I’m home at Old Hickory Lake, but I don’t visit his grave. I’m not haunted by him. On the other hand, he is the most interesting specter in my memories, looming around in there saying, ‘Figure me out, son.’ (1997: 259)
Bien qu’il avoue ne pas être hanté par son souvenir, il reste incapable, à la fin de sa propre vie, de comprendre son père. Il réalise toutefois que sa propre nature destructrice lui vient de son père, même s’il ne nie pas pour autant sa propre responsabilité. Qu’il le veuille ou non, sa vie entière est modelée par cette quête du père, par ce désir de lui prouver de quoi il est capable. Et tandis que la fin de sa vie approche, Cash commence à envisager une forme de rédemption. Son père devint pratiquant suite à la mort de Jack, mais Cash se demande tout de même si sa foi était sincère, si Dieu lui avait pardonné ses actions. Or, si ces doutes existaient pour son père, qu’en était-il de sa propre rédemption?
And how many times has God picked me up, forgiven me, set me back upon the path, and made me know that was all right? Did all that happen to Daddy, too? And if so, where was the justification? Was he justified in his own mind? Was he ever justified in his own mind? I can never really know, but I don’t think he was. (Ibid.: 260)
Cash comprend finalement qu’il est, d’une certaine façon, devenu son propre père. La bénédiction tant attendue ne fut sans doute jamais plus qu’un simple silence accompagnant son succès critique et commercial. Toutefois, Cash conclut cette interrogation que fut pour lui cette quête du père par une réponse qu’il avait longtemps refusé d’accepter.
Durant des années, Cash accomplit sa mission sans fléchir, mais il finit malheureusement à briser le shimenawa l’empêchant de plonger à nouveau dans les ténèbres. S’il avait été à même de vaincre le gardien du premier seuil, au lieu de négocier avec lui, la situation aurait sans doute été différente. «As dreams that were momentous by night», écrit Campbell, «and may seem simply silly in the light of day, so the poet and the prophet can discover themselves playing the idiot before a jury of sober eyes» (1993: 226). En effet, au cours des années 1980, le message délivré par Cash commence graduellement à être ignoré, non pas par le public (ses concerts étaient toujours aussi populaires), mais par l’industrie musicale. Columbia Records ne fit, pendant cette décennie, aucun effort pour promouvoir sa musique correctement et Cash devint alors de moins en moins visible et audible, ce qui coïncide étrangement avec le retour du dragon. La drogue et l’alcool recommenent à le hanter et il tente dès lors de se retrancher à nouveau dans les ombres de la caverne: «Mine wasn’t soft-core, pop-psychology self-hatred; it was a profound, violent, daily holocaust of revulsion and shame, and one way or another it had to stop.» (Cash, 1997: 196) Toutefois, tout comme Amaterasu, Cash est attiré hors des abysses par ses proches et, convaincu de faire un séjour en détoxication, il renoue les liens du shimenawa devant le protéger de ses propres ténèbres.
Ce nouveau retour au monde est marqué par un changement radical dans l’entourage créatif de Cash. Le changement est au cœur de toute mythologie et donc même du parcours du héros mythique: tandis que le monstre est une force immuable et factuelle, le héros en revanche se doit d’embrasser le mouvement et la créativité. Lorsque le monde ne sait plus comment apprécier son message, le héros rencontre alors un nouveau compagnon lui permettant de revitaliser la tradition transmise par le héros, il la réinterprète «and makes it valid as a living experience today instead of a lot of outdated clichés» (Campbell, 1991: 173). La rencontre entre Cash et Rick Rubin, producteur ayant œuvré aussi bien dans le monde du rap que du heavy metal, était hautement improbable. Cependant, Rubin offrit à Cash l’opportunité d’adapter son message à un nouveau public et à une nouvelle génération, ce qu’il fit grâce à ses six albums American Recordings, sortis entre 1994 et 2010.
Au final, si le héros mythique accepte de faire face à autant de dangers, c’est parce qu’il ne craint pas la mort. Il est important pour lui de réaliser que son corps n’est qu’un véhicule abritant une lumière éphémère, un fait accepté par chaque être humain avec plus ou moins de facilité grâce aux mythes (Ibid.: 88). Le héros comprend que son propre parcours s’inscrit dans un cycle plus grand que sa propre existence et dont la mort n’est que la préfiguration d’un renouveau. Il fait face à la mort parce qu’il l’a affronté à plusieurs reprises durant sa quête. Cash mentionne à plusieurs reprises, en dépit d’une santé de plus en plus vacillante à partir des années 1990, qu’il se sentait en parfaite harmonie avec la Nature: «I can feel the rhythms of the earth, the growing and the blooming and the fading and the dying, in my bones.» (Cash, 1997: 12) Après 1997, Cash accepte l’imminence de la mort et orchestre donc sa propre disparition. Il chante à de nombreuses reprises, dans ses derniers albums, à propos de la mort, de la rédemption, riant parfois de ces thèmes (I’m Leavin’ Now, Like the 309…), refusant de baisser les bras (I Won’t Back Down), mais acceptant finalement sa propre mortalité (Hurt, The Man Comes Around, Further On Up the Road, We’ll Meet Again…).
Johnny Cash quitte ce monde le 12 septembre 2003. Un vendredi. Un jour résonnant avec force dans de nombreux mythes et légendes. Le vendredi est en effet traditionnellement le jour où les héros meurent: Richard Cœur de Lion fut mortellement blessé le vendredi 26 mars 1199; le Christ fut crucifié un vendredi; et de la Chanson de Guillaume (XIIIe siècle) à la Morte d’Arthur (1469-1470) de Sir Thomas Malory, les grands chevaliers meurent toujours en ce jours si particulier. Plus proche de Cash et de l’imaginaire américain, notons que les présidents Lincoln et Kennedy sont eux-aussi morts un vendredi. Mais que représente la mort pour un héros mythique? D’après la légende, Charlemagne est endormi et attend le moment propice pour revenir parmi nous. Cash a certes rejoint son épouse, mais il est toujours aussi présent. Quelques semaines après sa mort parut le coffret posthume Unearthed, dont le titre évoque déjà le retour de Cash parmi les vivants. Sept ans après sa mort, paraissait un dernier album posthume avec Rick Rubin dans lequel Cash chantait avec une voix d’outre-tombe «There ain’t no grave can hold my body down». L’Homme en Noir continue, quatorze ans après sa disparition, à nous couvrir de son ombre. Devenu une icone, une légende incarnant aussi bien l’individualisme des pionniers qu’un esprit de rébellion et de rédemption constant, Cash a su transcender son rôle de musicien afin de s’imposer comme un symbole. Comme le héros mythique, il est mort en homme moderne «but as eternal man – perfected, unspecific, universal man – he has been reborn. His solemn task and deed therefore […] is to return to us, transfigured, and teach the lesson he has learned of life renewed» (Campbell, 1993: 20). Johnny Cash accomplit cela et bien plus, non pas en tant que prophète ou prêtre, mais en tant que simple chanteur de chansons (Cash, 2003).
1. Logan, réalisé par James Mangold, sorti en mars 2017.
2. De nombreux mythes similaires existent, dont notamment ceux d’Inanna, d’Ishtar, d’Aphrodite, de Vénus ou de Sirius. Voir à ce sujet Campbell, 1993: 207-213.
Campbell, Joseph et Moyers, Bill. 1991. The Power of Myth. New-York: Anchor Books.
Campbell, Joseph. 1993. The Hero With a Thousand Faces. Londres: Fontana Press.
Cash, John Ray et Carr, Patrick. 1997. Cash: The Autobiography. Londres: HarperCollinsPublishers.
– (compositeur, interprète). 1955. «Folsom Prison Blues.» In Sam Phillips (producteur) Johnny Cash with His Hot and Blue Guitar. 1957. Memphis: Sun Records.
– (compositeur, interprète). 1969. «San Quentin.» In Bob Johnston (producteur) At San Quentin. New-York: Columbia.
– (compositeur, interprète). 1971. «Man in Black.» In John Ray Cash (producteur) Man in Black. New-York: Columbia.
– (compositeur, interprète). 2002. «The Man Comes Around.» In Rick Rubin (producteur) American IV: The Man Comes Around. Los Angeles: American Recordings.
– (interprète) et Tim O’Connell (compositeur). 2003. «Singer of Songs.» In Rick Rubin (producteur) Unearthed. Los Angeles: American Recordings.
– (interprète) et Claude Ely (compositeur). 2010. «Ain’t No Grave.» In Rick Rubin (producteur) American VI: Ain’t No Grave. Los Angeles: American Recordings.
Rodley, Chris. 2004. Johnny Cash: The Last Great American. Manchester: BBC.
Dylan, Bob. 2003. «Cash is King.» Remembering Johnny. Rolling Stone. En ligne. http://www.rollingstone.com/music/news/remembering-johnny-20031016.
Fruoco, Jonathan (2017). « Johnny Cash, un héros aux mille et un visages ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/johnny-cash-un-heros-aux-mille-et-un-visages], consulté le 2024-12-26.