La collaboration « WAP » entre les rappeuses Cardi B et Megan Thee Stallion a fait couler beaucoup d’encre, de par la nature très explicite des paroles de la chanson. Les deux principales réactions se résument ainsi : certaines personnes trouvent les paroles explicites dégradantes et l’hypersexualisation des femmes négative, alors que d’autres célèbrent ce qu’elles voient comme une réclamation positive de la sexualité féminine et un hymne valorisant les femmes voulant utiliser leur sexualité pour avoir ce qu’elles veulent. La journaliste DaLyah Jones écrit à propos des deux rappeuses qu’elles « embody a “pay me what you owe me” ethos » (2019). Cet éthos convient évidemment à Cardi B, qui a déjà été strip-teaseuse et qui parle souvent de son expérience de façon positive. Megan Pete, la personne civile derrière l’alias de Megan Thee Stallion, [1] n’a quant à elle jamais eu d’expérience de travail sexuel. [2] Pourtant, elle parle constamment dans ses chansons de tricks, [3] c’est-à-dire d’hommes qui lui achètent des choses en échange de faveurs sexuelles, et de tricking ou de hustling. Elle résume en quoi cela consiste dans « Rich », lorsqu’elle chante que « [r]ich bitch pussy only come for a check ». Peu importe que Megan ait vraiment des tricks ou non, la place que le travail du sexe prend dans son éthos mérite d’être examinée de par son importance. [4] Ce travail explorera les raisons sociologiques qui poussent possiblement Megan à présenter cet éthos, ainsi que les façons dont il s’articule. Nous verrons que cet éthos inverse les valeurs traditionnellement masculines et féminines, mais qu’au lieu d’être libérateur et révolutionnaire, il ne fait que réifier la domination des hommes sur les femmes. Le corpus étudié est composé de toute la discographie de Megan, excepté son premier EP, Make It Hot (2017) et son premier album, Good News (2020), qui est paru lors de la rédaction de ce travail.
L’historien et sociologue Christopher Lasch écrit dans La Culture du narcissisme que depuis les années 1970, la figure de la prostituée [5] est celle qui rend le mieux compte de l’état d’esprit qu’il faut adopter pour avoir du succès dans la société américaine capitaliste (1979, 100). Cela serait dû au fait, selon lui, que la prostituée ne pense pas à son propre plaisir, mais capitalise sur le plaisir des autres (1979, 100). La prostitution est devenue emblématique du système capitaliste, car c’est le métier dans lequel les mécanismes de la compétition, du patriarcat et de l’exploitation inhérents à ce système sont les plus visibles. Les femmes exerçant ce métier (si on se concentre sur le travail du sexe féminin hétérosexuel) sont envisagées comme étant en compétition entre elles et comme vendant l’accès à leur corps à des hommes, dans une industrie encore contrôlée en grande partie par des hommes.
La popularité de la figure de la prostituée dans l’imaginaire américain aurait ainsi donné lieu à une éthique, à un certain comportement encouragé. La sociologue Kathleen Barry le prédit dès 1995. Selon elle, la banalisation de la prostitution est certaine d’avoir un impact sur toutes les relations hétérosexuelles, même si elles ne sont pas transactionnelles. C’est exactement ce qui se produit dans la musique de Megan Thee Stallion, qui propose un modèle pour mener sa vie amoureuse basé non pas sur l’amour et l’affection, mais sur le calcul et l’argent. Ce modèle est présent dans son éthos. L’éthos est la « représentation [que construit la ou le destinataire] du locuteur à travers ce que ce dernier dit et sa manière de le dire », comme le définit le linguiste Dominique Maingueneau (2014, §65). Cette définition de l’éthos diffère un peu de celle de son premier théoricien, Aristote. Megan, comme plusieurs femmes noires à qui cela a été refusé historiquement, n’essaie pas de construire un éthos au sens aristotélicien, par lequel elle prouverait à son auditoire la force de son caractère moral pour donner plus de poids à ses arguments (Pittman 2006, 68). L’éthos qui sera analysé dans ce travail est composé de la façon dont Megan se présente et de la conduite qu’elle voit comme la plus éthique pour mener sa vie. L’éthos de la travailleuse du sexe la dote d’un certain capital culturel, mais ne la fait certainement pas gagner en respectabilité, ce qui serait le but de l’éthos aristotélicien classique.
Au centre de l’éthos de Megan Thee Stallion se trouve un paradoxe : elle a les moyens d’avoir le mode de vie qu’elle désire, mais elle préfère utiliser l’argent d’hommes qui la trouvent attirante pour se procurer ce qu’elle veut. « I’ma tell him to buy it but I can get it myself », affirme-t-elle dans « Rich ». Parmi les objets qu’elle souhaite se procurer, on retrouve énormément d’articles de marques de luxe. Le nom de ces marques revient souvent dans ses chansons, comme dans « Cash Shit » où « [she] can’t decide if [she] want[s] the new Louis/Dapper Dan yellow [she’s] always in Gucci ». Elle précise que c’est bien l’argent de ses conquêtes qu’elle dépense dans « Girls in the Hood », où elle répète qu’elle « spend[s] his income on [her] outfits ». Mais tous les achats ne se valent pas, et Megan a tôt fait de rappeler aux femmes de « [q]uit calling him a trick if he only buy you food » (« Freak Nasty »). L’une des réactions fréquentes à cet aspect de l’éthos de la travailleuse du sexe est qu’il est positif que les femmes décident de se faire payer pour être sexualisées, chose que la société capitaliste et patriarcale fait de toute façon, et ce, sans leur donner un sou. Tant qu’à être soumises au regard masculin, autant capitaliser dessus, proposent certaines. [6]
Le problème est que Megan n’embrasse pas totalement l’univers du travail du sexe, de par son classisme et son rejet du travail sexuel en tant que tel. L’activiste et travailleur·se du sexe Selena The Stripper (@prettyboygirl sur Instagram) note que la ligne est mince entre un reading et du classisme. Le premier est une pratique provenant des groupes queers noirs aux États-Unis où une personne « remarque un défaut chez une autre personne (habituellement en public, devant elle) et l’exagère » (Urban Dictionary; je traduis) alors que le deuxième est de la discrimination pure et dure. Iel [7] explique qu’en 2020, il n’est plus acceptable de « [shame] sex workers according to their pricing ». C’est exactement ce que fait Megan lorsqu’elle décide que des repas au restaurant ne constituent pas un mode de paiement légitime et suffisant pour une travailleuse du sexe digne de ce nom, ou qu’elle demande à une femme : « How you riding on a [man] who be asking for a ride? » (« Running Up Freestyle »). Les remarques classistes abondent dans ses raps, notamment dans les insultes qu’elle utilise, telles que : « Your baby mama so minimum wage » (« Stalli Freestyle »). Quand ce n’est pas une femme qu’elle insulte, c’est la dépendance financière de la mère de cette femme : « Your mama don’t bring your dad to the mall/’Cause when he be in there she know he be choosing », profère-t-elle dans « Cash Shit ». Malgré cela, on retrouve beaucoup d’articles qui célèbrent ses chansons comme faisant la promotion d’une « healthy competition among women and overall support » (Chorouk). À moins que par « compétition saine » on entende « classisme et discrimination chez des populations déjà opprimées », il est difficile de voir en quoi l’éthos proposé par Megan Thee Stallion en est vraiment un de solidarité féminine.
La critique culturelle Kimberly Foster (@ForHarriet sur YouTube) a trouvé un nom pour le travail que Megan met de l’avant : « It’s not sex work, it’s sexy work », nuance-t-elle dans sa vidéo consacrée à « WAP » (2020, 8:10). Megan fait des références au monde du travail du sexe, mais le fait qu’elle proclame ne pas se trouver dans une situation financière où elle en aurait besoin fait qu’elle peut se détacher de cet univers dès qu’elle le veut, et rabaisser les femmes pour qui ce métier est nécessaire si elles veulent manger. L’affirmation de son indépendance financière tout en parlant des dépenses que les hommes font pour elle laisse aussi supposer qu’elle ne couche peut-être pas avec eux, et que son simple sex-appeal les pousse à lui acheter des choses. Elle mentionne par exemple dans « Money Good » que « [she] ain’t even gotta fuck him, he just love how [she] talk ». De cette façon, elle crée dans son éthos une distance entre elle et les travailleuses du sexe qui offrent des services sexuels, distance qui lui permet de s’approprier le capital symbolique du statut de la prostituée, sans la stigmatisation.
Le capital symbolique est composé, selon Pierre Bourdieu, du capital social, économique et culturel d’une personne (1994, 161). Ce capital peut être plus ou moins légitime, c’est-à-dire reconnu par la société comme ayant de la valeur. L’éthos de la prostituée dote Megan de capital symbolique, car il est constitué des valeurs chères aux Américain.es : le travail ardu, l’amour de l’argent et la capitalisation de la sexualité. Même si le métier de travailleuse du sexe en tant que tel n’est pas reconnu comme légitime par la loi et par une grande partie de la société américaine, cet éthos est célébré. Sans être tout à fait légitime, il inscrit Megan dans la contre-culture, position la dotant de capital symbolique supplémentaire de par sa posture rebelle (Bourdieu 1979, 110). Megan gagne sur les deux tableaux : elle s’approprie le capital symbolique lié à ce métier (les valeurs matérialistes) tout en rejetant l’aspect illégitime de cette position (le travail sexuel en tant que tel).
L’éthos de la prostituée vient évidemment avec la mentalité de la prostituée, que les Américain.es ont appelé la hustle mentality, c’est-à-dire une éthique de travail où la personne se concentre sur son but et ne se laisse pas distraire. [8] Megan met les choses au clair dans « Savage » : « If it ain’t about the money then you know I’m gon’ ignore it ». La place centrale qu’occupe l’argent dans sa vision des relations personnelles rappelle plus la femme d’affaires que l’amoureuse transie. Dans le film Pretty Woman (1990), une autre production culturelle explorant les parallèles entre le monde des affaires et celui du travail du sexe, le personnage de Richard Gere dit à celui joué par Julia Roberts que leur travail est le même, puisque « [they] both screw people for money ». Ce n’est donc pas une surprise quand Megan soutient qu’elle est complètement détachée de ses partenaires dans « Cash Shit » ― « When they be talking I don’t even listen/Tellin’ me secrets, I’ll probably forget it » ― et « Big Ole Freak » ― « Suck it and look in his eyes/Then the next day I might leave him on read ». Ses priorités sont claires, et peuvent se résumer à ce vers d’une chanson de BeatKing qui est devenu virale sur TikTok plus tôt cette année : « Get that head, get that bread, then leave » (2020).
La sociologue Eva Illouz croit que l’application de la hustle mentality à l’amour est due à la modernité ainsi qu’à la rationalisation qui l’accompagne. [9] Elle explique dans Pourquoi l’amour fait mal que la rationalisation mécanise de plus en plus les relations amoureuses, qui doivent être soumises à un rigoureux calcul de compatibilité cherchant à limiter les pertes et à maximiser le rendement (2012, 262). Le bassin de partenaires potentiel.les au 21e siècle s’étant considérablement élargi comparativement aux siècles précédents, la souffrance dans une relation amoureuse est devenue la preuve que le ou la partenaire n’est pas « la bonne ». Il faut constamment garder ses propres intérêts en tête pour éviter toute déception amoureuse (2012, 263). En ne s’attachant pas, Megan prétend demeurer rationnelle face aux choix qui s’offrent à elle, et sélectionner la personne qui la satisfera le mieux sur les plans économiques, sexuels et émotionnels.
Le choix de l’éthos de la travailleuse du sexe pour Megan n’est d’ailleurs pas anodin dans le contexte social actuel. Celui-ci permet à Megan de « penser comme un homme » et de s’attirer les privilèges que donnent l’emprunt d’une posture masculine dans une société patriarcale. Eva Illouz remarque que les inégalités entre les hommes et les femmes en amour tiennent à ce que les deux genres ne jouent pas sur les mêmes tableaux: les hommes, de par le fait qu’ils n’ont pas à composer avec un laps de temps de plus en plus court entre leur entrée sur le marché du travail et la fin de leur période de fertilité, peuvent rester plus longtemps sur le marché sexuel que les femmes hétérosexuelles qui, si elles désirent se marier et avoir des enfants, doivent entrer plus tôt sur le marché du mariage. (2012, 130) Comme dans n’importe quel marché économique, une grande offre et une petite demande font baisser les prix. Puisqu’il y a plus de femmes que d’hommes cherchant à se marier à n’importe quel moment donné, les hommes ont plus de pouvoir dans le champ des relations amoureuses. La personne désirant le moins s’engager est celle qui a l’avantage dans les négociations entourant la définition de la relation (Illouz 2012, 142). Ainsi, les hommes « ont le pouvoir réel et symbolique de définir la réalité et ce qui compte dans cette réalité » (Illouz 2012, 176).
En se présentant comme une travailleuse du sexe dans ses chansons, Megan s’approprie ce pouvoir. La figure de la prostituée ne joue que dans le champ sexuel : elle ne pense qu’à son argent, ne s’attache pas, et a plusieurs partenaires sexuels, comme Megan. La rappeuse va même jusqu’à « féminiser » les hommes avec qui elle a des relations en les reléguant au marché matrimonial. Aux dires de la rappeuse, ce sont eux qui veulent un lien plus durable et émotionnel. Dans « Captain Hook », elle chante que « [she’s] so indecisive/[He] can’t cuff [her] but [she’s] wifey ». Comme la figure de la prostituée est intrinsèquement liée au champ sexuel par la nature de son travail, l’endossement de cet éthos par Megan lui procure les avantages d’une femme qui agit comme un homme, c’est-à dire qui reste plus longtemps que la moyenne des femmes dans le champ sexuel. De plus, les femmes hétérosexuelles ne cherchant pas à se marier ou à avoir une relation sérieuse étant de moins en moins nombreuses avec le temps, les femmes toujours sexuellement disponibles et qui ne s’attachent pas sont rares (Illouz 2012, 227). Cette rareté est justement ce qui permet de se distinguer dans les champs des relations personnelles et aux yeux des hommes. Megan agit comme un homme et se fait aussi récompenser par la société patriarcale de ne pas être « comme les autres filles ».[10]
Une travailleuse du sexe fait de son corps un objet qu’elle peut vendre, comme le fait Megan dans ses chansons. Elle se doit de toujours rappeler que son corps est attirant et d’en vanter les attributs, comme dans « Hood Rat Shit » où elle souligne sa « little bitty waist, big titties ». La sociologue Rosalind Gill rappelle que dans les médias se voulant postféministes, le corps est vu comme une source de revenus potentiels que chaque femme peut décider ou non d’exploiter (2007). Megan a réussi à capitaliser sur sa sexualité au point où les hommes sont prêts à faire de grosses dépenses pour elle. Dans « WAP », elle se vante que l’un d’entre eux « paid [her] tuition just to kiss [her] on this wet ass pussy ». De la même façon, Megan prouve la haute valeur de son corps en parlant de toute l’attention masculine qu’elle reçoit. Elle débite dans « Running Up Freestyle » qu’elle
got an ex that say he gon’ leave his new bitch whenever [she] call[s] him
Got an ex that say that every time he see [her] it’s gon’ be problems
Got an ex that’s on his homeboy’s IG tryna stalk [her] out
Got an ex that miss it so bad, probably praying for [her] now
En mentionnant ses ex-partenaires et le fait que leur intérêt sexuel envers elle ne diminue pas après leur rupture, Megan démontre que son corps et ses prouesses sexuelles sont capables de retenir l’attention longtemps.
La chercheuse en communications Diana Zulli écrit qu’« attention is one of the most valuable resources in modern-day capitalism » (2018, 139). La mention du réseau social Instagram dans les vers ci-dessus n’est pas insignifiante, puisque que nous vivons dans une économie de l’attention. Le nombre d’abonné.es qu’a une personne sur les réseaux sociaux peut très vite se transformer en contrats payants. La capacité de facilement attirer et retenir l’attention masculine place aussi Megan très haut dans ce que le sociologue Hans Zetterberg appelle la « hiérarchie érotique ». Selon lui, la position de chaque personne dans cette hiérarchie dépend de sa capacité à « créer chez l’autre un bouleversement affectif » (1966, 134; je traduis). Eva Illouz s’inspire de ce concept et le joint à celui de capital symbolique de Bourdieu pour en créer un nouveau, celui de « capital érotique ». Elle décrit ce dernier comme étant « la qualité et la quantité d’attributs détenus par un individu qui suscitent chez autrui une réponse érotique » (2012, 96). Le capital érotique de Megan est très élevé, et il doit le rester si elle veut que les hommes continuent à payer pour avoir accès à son corps. Comme une travailleuse du sexe, son but est d’attirer et de retenir l’attention d’un maximum de clients potentiels et actuels.
Megan amasse du capital érotique en glorifiant ses attributs physiques, mais aussi en mentionnant les pratiques sexuelles qu’elle aime. Elle prouve ainsi qu’elle a une plus grande libido que la moyenne des femmes, et se rend plus attirante aux yeux des hommes. À l’instar d’une travailleuse du sexe, elle se vend et montre que le service qu’elle offre est meilleur que celui de la compétition. La chanson « Big Ole Freak » en particulier regorge d’exemples de son audace sexuelle, comme lorsqu’elle dit qu’elle veut « fuck in the mirror », parce que « [she] like[s] to look at [his] face when [he’s] in it » ou encore qu’après une soirée bien arrosée « [she’s] finna play with that dick in the car ». Dans « WAP », elle annonce que « [she’s] looking for a beating » et témoigne devant le tribunal que « [she’s] a freak bitch, handcuffs, leashes ».
Kimberly Foster soulève un problème important avec cet aspect de l’éthos de Megan et de plusieurs autres artistes noires qui ont beaucoup de succès en ce moment. Elle avoue: « It’s really weird to me that so many of the images that we elevate as being the epitome of empowerment look exactly like images that come out of the male imagination » (2019, 17:00.). Elle met le doigt sur les limites de l’éthos de la prostituée, puisque celle-ci, même si elle affirme haut et fort aimer le sexe, a toujours comme but premier d’exciter ses clients. Foster exprime bien le mélange entre plaisir et travail présent dans ces images : « I see fun, but I don’t see empowerment, or sexual liberation: I see women working » (2020, 5:30; je souligne). La féministe bell hooks est pour sa part catégorique dans sa condamnation du rachat par les femmes des images qui plaisent au regard masculin. Elle écrit que « the equation of […] ‘degradation’[11] with pleasure is merely an unimaginative reworking of stale patriarchal pornographic fantasies that do not become more exciting or liberatory if women are the agents of their projection and realization » (2006, 94). L’éthos de la travailleuse du sexe fait que Megan peut d’un côté, assumer qu’elle aime le sexe, mais la condamne, de l’autre, à n’être potentiellement qu’un miroir qui reflète les fantasmes masculins.
Il faut tout de même mentionner la place spéciale qu’occupe le cunnilingus dans ses chansons. On peut déduire qu’elle est à l’aise de recevoir du sexe oral sans rendre la pareille à son partenaire quand elle affirme : « He ain’t mine, I just let him eat me out from time to time » dans « Freak Nasty ». Elle n’écoute pas quand son partenaire parle, « but [she’s going to] tune in when he say he gon’ lick it » (« Cash Shit »). Elle rappelle à celui-ci que « [l]ick, lick, lick, lick, lick/This is not about [his] dick/These are simply the instructions on how [he] should treat [her] clit » (« Pimpin »). Reste que l’agressivité avec laquelle elle dit ces mots sonne plus comme une inversion des rôles genrés de domination et de soumission qu’une véritable subversion des codes du sexe hétérosexuel.
La question de la racialisation se pose évidemment, puisque les artistes noires n’ont historiquement pas vraiment eu d’autre choix que d’adopter un éthos hypersexualisé pour avoir du succès aux États-Unis. Là où les artistes blanches peuvent se créer un personnage public de femme sensible, délicate, intellectuelle ou androgyne, les femmes noires sont souvent contraintes d’exprimer une sexualité plus agressive pour percer. Cardi B a dénoncé ce phénomène après qu’on l’ait critiquée de ne faire que du stripper rap. Dans une vidéo publiée sur son profil Instagram, elle lamente le fait que sa chanson « Be Careful » n’ait pas eu beaucoup de succès auprès du public parce qu’elle y parle de ses émotions et non de ses parties génitales. Elle croit que la critique de la vulgarité de sa musique n’est pas valide, puisqu’elle ne fait que donner au public ce qu’il veut. « Don’t blame that shit on us, when y’all not the ones who want to support [« rappers who don’t rap about their pussies »] », lâche-t-elle (2019). La critique littéraire Coretta Pittman soutient que « [m]ore often than not, [Black women’s] moral characters have been associated with a criminalized and sexual ethos in visual and print culture » (2006, 43). Que Megan ait voulu se réapproprier cet éthos de façon positive n’est pas surprenant du tout, considérant que c’est probablement l’un des seuls auxquels elle a accès si elle connaître le succès artistique aux États-Unis.
Pour conclure, les louanges faites à Megan par rapport à la libération sexuelle des femmes sont prématurées, ou en tout cas gagnent à être nuancées. L’éthos de la travailleuse du sexe dont elle se dote peut lui donner l’air décomplexée quant au sexe et à ce qu’elle essaie d’obtenir à travers celui-ci, mais ce n’est souvent que pour mieux rabaisser les autres femmes, marchandiser son propre corps et se limiter à un imaginaire sexuel masculin étroit. La question se pose aussi à savoir si Megan emploie cet éthos de façon éthique. La personne civile derrière l’artiste n’ayant jamais été travailleuse du sexe, l’action de revêtir cet éthos tient peut-être plus de l’appropriation que de l’appréciation. La commentatrice culturelle et youtubeuse Tee Noir aime le fait que, même si plusieurs artistes noires gagnent désormais beaucoup d’argent, elles gardent quand même leur esthétique ratchet[12] (2020). En entendant Megan rapper dans « Hood Rat Shit » que « [t]hat ain’t no champagne in my glass, ho/This some Henny bitch/At the strip eating chicken wings with a thick bitch […]/She be dancing just like the diamonds up in my necklace », on peut se réjouir qu’elle n’essaie pas de montrer une version aseptisée d’un bar de danseuses,[13] ou même de s’éloigner de cet univers. Mais en ne montrant que la facette glamour du travail du sexe sans aborder les luttes et les inégalités qui y sont reliées, Megan est potentiellement aussi en train de « [enact] symbolic violence on women who experience prostitution as harmful, desperate and distressing » (Coy et al. 2011, 443). Coy et al. en concluent que les «[m]etaphors of prostitution are marketed to women as a fun, liberatory way to be sexually adventurous and desirable, while grim realities of poverty, abuse, coercion are unchallenged » (2011, 445). Megan n’est absolument pas la seule à utiliser des métaphores de la prostitution dans ses chansons.[14] On ne peut que souhaiter qu’à l’avenir cette appropriation de l’univers du travail du sexe soit soumise au même examen minutieux qu’un autre type d’appropriation dont on a beaucoup parlé récemment, l’appropriation culturelle.
[2] Si Megan a déjà été travailleuse du sexe, elle n’en a jamais parlé publiquement.
[3] « Trick: Any man who lets women use him for his wallet. It comes from the term prostitutes use to describe the men who pay them for sex » (Urban Dictionary).
[4] Il est possible qu’elle ait des tricks. Il n’y a aucune façon de le vérifier. Une autre chanteuse qui adopte l’éthos de la travailleuse sexuelle sans en être une est Yung Miami du duo City Girls. Elle a déjà été strip-teaseuse dans le passé, mais est aujourd’hui mariée et mère de deux enfants. L’emprunt de cet éthos pour elle n’a donc aucun lien avec son mode de vie actuel, même s’il s’inspire probablement de son passé.
[5] La travailleuse du sexe Suprihmbé utilise de façon interchangeable « prostituée » et « travailleuse du sexe » pour se décrire elle et ses collègues. Le fait que certaines femmes essaient d’éradiquer le mot « prostituée » pour le remplacer par « travailleuse du sexe » « smells of respectability politics to [her] » (2019). Comme je ne fais pas partie de ce domaine, j’emploierai le premier terme lorsque je parle du mythe, de la figure, et le second dans ma propre énonciation.
[6] Voir l’analyse qu’a faite Olivia Murphy de tweets mentionnant le site de contenu par abonnement OnlyFans (Murphy 2020).
[7] Son pronom en anglaise est « fae ».
[8] « Hustler » veut à la fois dire « prostitute », « one who obtains money by fraud or deceit » et « an athlete who plays with alert energy and aggressiveness » (Merriam-Webster). La constante dans ces définitions est qu’une personne met tout en œuvre pour atteindre ses buts.
[9] Illouz reprend le concept de rationalisation tel que développé par le sociologue Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. (1905, 103; 181; 197)
[10] Voir « The Cool Girl Trope, Explained » par The Take (2019).
[11] Je ne crois pas que hooks remette en question le fait que la dégradation puisse exciter les femmes (comme dans le contexte des pratiques BDSM), mais plutôt une vision de la sexualité où les femmes n’ont du plaisir qu’à être dégradées, sans rien demander de plus à leurs partenaires masculins.
[12] « Ratchet: (US, slang) Ghetto; unseemly, indecorous » (Wiktionary).
[13] Voir le « Pleasers + Pole Highlight » sur le profil Instagram de Selena The Stripper (@prettyboygirl), dans lequel iel explique comment Rihanna respecte le monde de la danse nue dans son vidéoclip pour « Pour It Up» en ne montrant pas une « cleaned up version of pole dance » (2020).
[14] On compte parmi les artistes qui adoptent cet éthos Cardi B (« Money »), les City Girls (« Pussy Talk », « Take Yo Man »), KashDoll (« Ice Me Out »), Ivorian Doll (« Rumours »), Saweetie (« My Type ») et plusieurs autres. Dans les années 1990, c’étaient Lil’ Kim (« Crush on You ») et Foxy Brown (« Get Me Home »).
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