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HERLAND (1915) ET ADIEU TRISTE AMOUR (2022)
UNE ÉTUDE COMPARATIVE ENTRE RÉSISTANCES ET CRITIQUES SOCIALES
Laura Lafrance
2025-03-20

Entre résistances et critiques sociales : une étude comparative de Herland (1915) de Charlotte Perkins Gilman et Adieu triste amour (2022) de Mirion Malle

Dans un article portant sur l’évolution du genre littéraire utopique au cours du vingtième siècle, Guy Bouchard, écrivain et jadis professeur de philosophie, avance que plusieurs, si ce n’est la majorité, des utopies féministes mettent de l’avant des sociétés qui partagent les caractéristiques suivantes :

l’anarchisme et le respect de l’individu, l’égalitarisme, la fin de l’opposition entre place publique et foyer, de nouvelles conceptions de la maternité, du parentage et de l’éducation, la permissivité sexuelle, le souci de l’écologie, la quête de l’unité, de la complétude et de l’équilibre, la coopération communautaire, la diminution radicale, sinon l’élimination de la violence [1].

Si le texte de Bouchard, quelque peu daté, s’intéresse principalement au roman Herland de Charlotte Perkins Gilman, œuvre emblématique de l’imaginaire utopique féminin publiée en 1915 et redécouverte en 1979 lors du « mini-boom [2] » de publications de science-fiction féministe des années 1970 et 1980, le portrait qu’il brosse des textes appartenant au sous-genre de l’utopie féministe demeure véridique puisque les constats qu’il formule résonnent même avec les écrits et les préoccupations des autrices de la fin du 20e et du début du 21e siècle. En effet, ces utopies féministes, qu’elles aient été écrites il y a plusieurs décennies ou dans les dernières années, remettent en question l’ordre social patriarcal en proposant des sociétés alternatives fondées sur des principes d’égalité et de coopération. Cela étant dit, bien que les origines de l’utopie, en tant que genre littéraire, remontent à aussi loin que l’Antiquité grecque [3], celle-ci s’est continuellement réinventée afin de définir les contours du cadre idéologique d’une époque spécifique [4]. Comme l’explique le chercheur et spécialiste des utopies Raphael Kabo, « [p]our servir de semences à la transformation de la société, les utopies doivent être écrites et réécrites à partir du moment présent [5]. » Qui plus est, les utopies féministes, par définition, s’opposent toujours à la culture et à l’idéologie dominantes [6] en imaginant des possibilités autres qui questionnent et renversent les structures de pouvoir et les rapports sociaux qui découlent de l’hégémonie patriarcale. Cette opposition révèle une persistance de la critique des sociétés contemporaines à la rédaction de ces œuvres. En ce sens, comment ce rejet de la société persiste-t-il à travers les différentes époques ? Dans cette analyse, nous nous concentrerons sur deux œuvres qui critiquent, chacune à leur façon, la société contemporaine. Il s’agit de Herland (1915) de Charlotte Perkins Gilman et Adieu triste amour (2022) de Mirion Malle. Tandis que Herland est un texte plutôt représentatif des utopies féministes publiées au 20e siècle, Adieu triste amour se distingue des autres œuvres utopiques, notamment par sa forme, soit celle de la bande dessinée, et par sa non-appartenance au genre de la science-fiction. À travers ces deux œuvres, nous examinerons comment Gilman et Malle rejettent la société patriarcale. Dans les prochaines sections, nous puiserons dans les cultural studies – principalement dans les études de Simon Reynolds et de Svetlana Boym– pour observer ce rejet de la société contemporaine qui se manifeste, autant dans Herland que dans Adieu triste amour, à travers un éloignement du monde civilisé.

Nostalgie et autres anachronismes

            D’abord paru en 1915 sous la forme de roman-feuilleton dans le magazine The Forerunner que gère Charlotte Perkins Gilman, le roman Herland est redécouvert dans les années 1970, alors que l’intérêt du public envers les écrits de science-fiction féminine est plus intense qu’il ne l’a été auparavant. Écrivaine et intellectuelle américaine engagée dans les mouvements socialistes de la fin du 19e et du début du 20e siècles, Gilman publie trois romans utopiques [7] au cours de sa carrière, le plus remarquable étant Herland, mais également de nombreux essais et articles portant sur une variété d’enjeux sociaux de l’époque. Bien qu’elle soit aujourd’hui principalement reconnue pour ses œuvres fictionnelles [8], Gilman se fait initialement connaître pour ses engagements politiques qui lui valent d’être qualifiée de « réformiste optimiste [9] ». En effet, que ce soit dans ses ouvrages non romanesques où elle plaide pour la nécessité de repenser la société et la culture américaines[10] ou dans ses fictions, elle manifeste dans la plupart de ses textes une volonté de transformer, parfois radicalement, le monde dans lequel elle évolue. Ce dernier point nous amène à considérer parallèlement l’œuvre de Mirion Malle qui, bien qu’issue d’un contexte sociohistorique foncièrement différent de celui de Gilman, partage ce désir de remettre en question et de réinventer les structures sociales qui lui sont contemporaines. Autrice et dessinatrice française résidant à Montréal, Malle publie depuis 2016 des bandes dessinées féministes[11], dont Adieu triste amour qui est parue en 2022. Si Gilman refuse d’être associée au féminisme[12], préférant l’étiquette de « socialiste », ce n’est résolument pas le cas de Malle qui, en entrevue, semble pleinement accepter ce qualificatif.

Malgré les divergences idéologiques entre les deux femmes, il est étonnant de constater que le siècle qui sépare la publication de leurs œuvres ne les empêche pas d’exploiter des idées communes qui, chez l’une comme chez l’autre, sont puisées dans une certaine conception nostalgique et idéalisée du passé. Les similitudes qu’il est possible de relever entre les deux textes font écho avec l’analyse mise de l’avant par le critique musical et spécialiste de la culture populaire Simon Reynolds dans son ouvrage Retromania : Pop Culture’s Addiction to Its Own Past. Bien que le texte de Reynolds traite principalement de la manière dont l’industrie musicale contemporaine est dominée par une obsession rétrospective, qui prend la forme d’un recyclage incessant des productions culturelles du passé, sa thèse peut également s’appliquer à la littérature où existe une tendance similaire[13]. Sachant que de nombreuses utopies littéraires ont été rédigées lors des 17e et 18e siècles[14], il semble clair que Gilman et Malle ont puisé dans cette tradition afin de produire leur propre version d’une société meilleure. De plus, les écrivaines féministes s’inspirent généralement non seulement des traditions littéraires passées, mais également des réflexions et des écrits de leurs contemporaines et de leurs prédécesseuses. Poursuivant sa réflexion sur l’intérêt que portent les créateurs et créatrices envers les œuvres du passé, Reynolds utilise l’image de « paradis perdu[15] » pour illustrer la nostalgie qui caractérise selon lui la culture populaire du 21e siècle. Reynolds mentionne d’ailleurs que « certaines féministes croient en un matriarcat primordial perdu qui, autrefois, s’épanouissait sans domination ni exploitation, l’humanité étant placidement en harmonie avec elle-même et avec Mère Nature[16] ». Cependant, cette croyance, à laquelle fait référence Reynolds, en une société matriarcale associée à un culte de la déesse dans la préhistoire, a été critiquée par plusieurs spécialistes qui ont entre autres souligné le manque de rigueur académique des archéologues et anthropologues, dont Marija Gimbutas, qui ont tenté de prouver l’existence d’un tel phénomène[17]. Ainsi, ce « matriarcat primordial » reste une spéculation dont la véracité demeure à prouver. Néanmoins, cette idée d’une civilisation féministe perdue hante les récits féministes utopiques et mène parfois à une nostalgie pour un passé qui ne s’est jamais vraiment concrétisé. Pour Reynolds, cette nostalgie dévoile une importante insatisfaction à l’égard du présent, « c’est-à-dire du monde créé par la révolution industrielle, l’urbanisation et le capitalisme[18]. »

Les propos de Reynolds rejoignent ceux de la théoricienne de la culture Svetlana Boym qui indique, dans The Future of Nostalgia, que « la nostalgie est une rébellion contre l’idée moderne du temps, le temps de l’histoire et du progrès[19]. » Toujours selon Boym, la nostalgie comporte une dimension utopique, sans que celle-ci soit tournée vers l’avenir ou même vers le passé[20]. La personne nostalgique, précise-t-elle, se sent opprimée face aux limites conventionnelles du temps et de l’espace[21]. Ainsi, ce sentiment peut être rétrospectif comme il peut être prospectif. Ce dernier mode nostalgique, découlant de fantasmes du passé déterminés par les besoins du moment présent, agit directement sur les réalités du futur[22]. En situant leur société utopique dans un présent fictif radicalement différent de celui dans lequel elles sont contraintes d’exister, Gilman et Malle forcent le lectorat à mettre en parallèle le caractère féministe des œuvres au caractère patriarcal du monde réel. La communauté utopique, étant fictive, ne devient envisageable que dans la mesure où elle incarne un potentiel révolutionnaire pour l’avenir ou une relique d’un temps plus enviable. Or, les utopies qu’érigent Gilman et Malle sont habitées d’une nostalgie pour un temps révolu où la civilisation occidentale n’était pas encore dominée par le capitalisme ou par le technopatriarcat. Cette intégration d’éléments tirés d’une époque passée relève d’un anachronisme et souligne ainsi la rupture nette entre la communauté utopique et la société patriarcale. Comme nous en discuterons dans les prochaines sections, cet anachronisme, lié à une forme d’aliénation féministe, est central à la critique de la société patriarcale que formulent Gilman et Malle. En s’opposant au sexisme et à la hiérarchisation sociale des individus qui sont propres aux civilisations occidentales, ces deux autrices rejettent le statu quo en choisissant de construire des communautés féministes qui se tiennent loin du monde civilisé et de la temporalité qui y est normalement associée.

Retour à la nature : l’évasion comme réponse à la modernité

Bien que les deux œuvres mettent chacune en scène une utopie féministe, soit une microsociété qui offre des conditions de vie plus souhaitables pour les femmes, les autrices utilisent des approches distinctes pour élaborer leurs visions, approches qui résonnent avec les mouvances féministes qui leur sont contemporaines. Dans Herland, c’est à travers la perspective de trois explorateurs américains (Vandyck, Terry et Jeff), tous blancs, hétérosexuels et socialement privilégiés, que les lecteurs et lectrices découvrent cette société exclusivement féminine. L’incipit du texte nous apprend qu’il s’agit même d’un récit rétrospectif : « Ceci est malheureusement écrit de mémoire[23]. » Vandyck Jennings, qui fait également office de narrateur, explique que « [j]e n’ai pas dit où [ce pays] se trouvait, de peur que des missionnaires autoproclamés, des commerçants ou des expansionnistes avides de terres ne prennent l’initiative d’y pénétrer. Ils ne seront pas les bienvenus, je peux le leur dire, et leur sort sera pire que le nôtre s’ils le trouvent.[24] » Ainsi, dès les premières lignes du roman, il est clair que le territoire d’Herland, que les trois hommes découvrent en se fiant aux légendes et aux indications des peuples autochtones de l’Amazonie, est un endroit isolé et protégé du monde extérieur en raison du mystère qui l’entoure, mais également en raison de son éloignement géographique par rapport aux États-Unis. Signalons que si l’emplacement de la contrée gynocentrique sur un autre continent reprend, d’une certaine manière, les conventions de la tradition littéraire des utopies colonialistes[25], le texte de Gilman a aussi été écrit au début du vingtième siècle, à une époque où les expéditions géographiques visant à découvrir des zones inexplorées étaient encore fréquentes. Or, d’autres textes utopiques publiés sensiblement à la même époque, notamment Looking Backward (1888) d’Edward Bellamy que Gilman connaissait très bien[26], situent plutôt la société utopique dans une version future des États-Unis. En ce sens, il aurait également été possible pour Gilman d’imaginer une société utopique féministe au sein même du territoire nord-américain. Cependant, en choisissant de situer la communauté herlandaise en Amazonie, Gilman crée un effet de rupture qui sépare nettement l’utopie féministe de la société patriarcale dans laquelle les femmes américaines vivent.

Cet éloignement géographique, qui peut aussi être pensé comme un éloignement temporel, permet à Gilman de critiquer indirectement la société moderne, en suggérant qu’une transformation radicale de la condition féminine nécessite de s’extraire des systèmes de pouvoir et des modèles sociaux qui découlent de l’hégémonie patriarcale. Dans Women and Economics, qui est sans doute l’œuvre non fictionnelle la plus importante de Gilman, elle dénonce le « degré actuel de développement économique[27] » des femmes qu’elle considère comme une conséquence directe du patriarcat et qui, toujours selon elle, les rend complètement dépendantes des hommes. En revanche, dans Herland, les femmes, qui sont les seules à avoir survécu à un cataclysme naturel survenu il y a 2000 ans, ont appris à se débrouiller sans la présence des hommes et à mettre sur pied une société qui demeure préindustrielle, mais qui parvient néanmoins à rendre les trois explorateurs envieux. Vandyck, par exemple, s’exclame qu’il s’agit d’« un pays cultivé à la perfection, où même les forêts paraissaient être soignées[28] ». Ainsi, le récit de Gilman rappelle ce que Reynolds décrit comme un « paradis perdu », dans ce cas-ci une société qui aurait établi avant ou, du moins, indépendamment de l’avènement des structures oppressives associées au capitalisme et à la domination masculine.

De façon similaire, Mirion Malle explore dans Adieu triste amour un retour à un environnement naturel qui, sans être totalement préindustriel, permet à Cléo, la protagoniste, de renouer avec un mode de vie rural. Après une rupture déchirante, Cléo quitte sa vie montréalaise et part spontanément s’installer en Gaspésie. Si la majorité de la bande dessinée raconte la fin de la relation de Cléo, la seconde partie se concentre sur sa découverte d’une communauté utopique lesbienne. En n’introduisant l’utopie féministe qu’à la fin de l’œuvre, après que Cléo ait souffert pendant plusieurs mois des séquelles émotionnelles de sa relation, Malle sous-entend que cette commune saphique, qui est décrite comme « [u]n petit paradis[29] », incarne une véritable possibilité de reconstruction personnelle et de guérison. L’illustration de couverture présente d’ailleurs une main aux doigts vernis et ornés de bagues que l’on imagine féminine et qui semble inviter Cléo à la suivre. Tandis que la main est inondée d’une lumière dorée qui n’est pas sans rappeler une auréole, l’ex-conjoint de Cléo, au contraire, se tient tapi dans l’obscurité à l’arrière-plan. Le contraste entre son passé, c’est-à-dire sa vie dans la métropole avec un homme, et son futur, qui lui promet une existence lesbienne paisible en région, est ainsi suggéré par la couverture qui communique ce que le texte ne révèle qu’à la fin. Aussi, ce n’est pas anodin que l’histoire se conclue sur la visite de Cléo dans la communauté utopique. En effet, si le lectorat peut deviner qu’elle finira probablement par s’y joindre éventuellement, comme le suggère la scène où Cléo embrasse l’une des membres de la commune, cela ne reste qu’une spéculation qui ne peut concerner que l’avenir. De surcroît, en situant la commune en Gaspésie plutôt que dans un territoire fictif, Malle laisse penser que ce type d’espace est réellement possible, voire accessible pour les femmes du monde réel. Ainsi, la bande dessinée présente délibérément une utopie qui est atteignable. Contrairement à l’ œuvre de Gilman où l’utopie n’est réalisable que dans un monde totalement autre, le texte de Malle suggère que la mise en place de microsociétés féministes est déjà une possibilité tangible et envisageable pour les femmes et les minorités sexuelles. Cette tangibilité confère à l’utopie une charge émotive particulière pour la protagoniste: elle fonctionne non seulement comme un idéal vers lequel tendre, mais aussi comme une promesse concrète d’évasion et de reconstruction. Sans prétendre remplacer intégralement les structures sociales existantes, la communauté utopique offre un espace alternatif où Cléo peut se reposer et guérir de sa dernière relation amoureuse. Toutefois, cet espace ne constitue pas seulement une solution individuelle : il est aussi le fruit d’une résistance collective aux oppressions vécues dans les milieux urbains et professionnels, comme elle le découvre en rencontrant les autres membres de la commune.

Lors de sa rencontre avec les habitant·e·s de la communauté utopique, qui comprend des femmes cisgenres et transgenres ainsi que des personnes non binaires, Cléo réalise que la fatigue occasionnée par la vie dans la métropole est l’une des raisons pour lesquelles la commune s’est formée. Marisol, l’une des femmes, reconnaît cette réalité en mentionnant que « [j]e pense que notre point commun à tou·te·s, c’est qu’on était fatigué·e·s/tanné·e·s/épuisé·e·s[30] ». Le mode de vie métropolitain ainsi que la discrimination vécue par les femmes et les personnes issues de la diversité sexuelle dans le marché du travail sont deux autres aspects de la société contemporaine que critiquent les personnages de Malle. L’un d’entre eux explique à Cléo : « J’en pouvais plus de ma job, de mes collègues qui me dead-namaient, de la ville… [31]». Ses propos résonnent avec une autre des femmes présentes qui partage son vécu en disant qu’elle avait vécu une situation similaire : « Same shit avec les collègues transphobes puis LOURDS, j’ai jamais aimé mon emploi, par contre je rêvais de jardin, de potager et de poules[32]. » La création de la communauté utopique, qui est présentée comme un « [c]lassique rêve de lesbiennes[33] », implique, pour les individus qui en font partie, que ceux-ci renoncent, dans une large mesure, au capitalisme pour adopter un style de vie quelque peu marginal. Celui-ci, qui n’est possible que parce que le groupe a quitté les centres urbains pour s’installer dans un environnement régional naturel, consiste principalement à réinvestir la sphère domestique en évinçant la hiérarchie souvent présente au sein des familles hétéronormatives, où les rôles genrés traditionnels placent les hommes en position d’autorité et de contrôle tandis que les femmes sont reléguées à des tâches subalternes. L’un des personnages explique justement à Cléo qu’ « on participe tou·t·e·s, et on s’occupe aussi ensemble de la maison et du potager[34]. » Cette façon de diviser le travail, plus près des principes du communautarisme ou de l’anarchisme que de ceux du capitalisme, tranche avec les normes de la société contemporaine.

            En somme, les textes de Gilman et de Malle proposent tous les deux des sociétés féministes, où l’éloignement géographique et l’isolement des femmes leur permettent de mener une existence relativement affranchie des normes de genre découlant de la société patriarcale. D’un côté, dans Herland, qui, est, selon Patrick B. Sharp, « l’exemple le plus abouti de la dimension spéculative du féminisme darwinien[35] », Gilman puise dans les théories de l’évolution des espèces de Charles Darwin pour suggérer que, dans un monde différent de celui dans lequel elle a grandi, les femmes, qu’elle considère une espèce à part entière[36], auraient pu évoluer d’une façon qui leur aurait permis d’atteindre un développement social et culturel égal, voire supérieur, à celui des hommes. Autrement dit, chez Gilman, l’environnement socioculturel dans lequel les femmes baignent, soit celui de la société patriarcale moderne de la fin du 19e et du début du 20e siècle, les conditionne et les limite dans leur potentiel. Selon cette logique, que Gilman explique amplement dans Women and Economics, les femmes ont été historiquement sous-développées en raison des structures sociales oppressives imposées par le patriarcat, et un environnement exempt de ces contraintes leur permettrait de pleinement s’épanouir. D’un autre côté, dans Adieu triste amour, Malle adopte une approche plus immédiate en n’ancrant pas totalement son utopie féministe à l’écart de la société contemporaine. En créant toutefois un espace séparé où les femmes peuvent se réinventer et vivre en dehors des contraintes patriarcales, Malle se concentre moins sur l’évolution biologique des femmes, comme le fait Gilman, que sur les possibilités concrètes de solidarité et d’autonomie offertes par les communautés alternatives. Les femmes dans Adieu triste amour se construisent leur propre cadre de vie, loin de la société urbaine épuisante et oppressante, en se concentrant sur la préservation de l’espace naturel et l’autosuffisance. Par cette quête d’une rupture radicale avec le monde moderne, Malle montre qu’une utopie féministe ne dépend pas de l’évolution des structures sociales existantes, mais de la création d’un nouveau monde à partir des bases d’un présent qui résiste aux normes dominantes.


[1] Guy Bouchard, « Charlotte Perkins Gilman et la métamorphose du concept d’utopie », Protée, vol. 17, no 2, 1989, p. 91.

[2] Joanna Russ, « Recent Feminist Utopias », dans To Write Like a Woman : Essays in Feminism and Science Fiction, Indianapolis, Indiana University Press, 1995, p. 133.

[3] Bien que le terme « utopie » a été inventé par Thomas More pour son ouvrage Utopia publié en 1516, divers penseurs de l’Antiquité grecque, dont Platon avec La République et Aristophane avec L’Assemblée des femmes, ont publié des textes dans lesquels il est possible de relever une forme de pensée utopique.

[4] Chris Ferns, « Utopia, Anti-Utopia and Science Fiction », dans Andy Sawyer et Peter Wright [dir.], Teaching Science Fiction, New York, Palgrave Macmillan, 2011, p. 57.

[5] « To function as seeds for the transformation of society, utopias must be written and rewritten from within the ongoing present moment. » Notre traduction. Raphael Kabo, Utopia beyond Capitalism in Contemporary Literature: A Commons Poetics, New York, Bloomsbury Academic, 2023, p. 4.

[6] Peter Fitting, « Utopia, dystopia, and science fiction », dans Gregory Claeys [dir.], The Cambridge Companion to Utopian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 150.

[7] En plus de Herland, Charlotte Perkins Gilman a également publié Moving the Mountain en 1911 et With Her in Ourland en 1916.

[8] Nous pensons, entre autres, à la nouvelle « The Yellow Wallpaper ».

[9] « Optimist reformer ». Notre traduction. Charlotte Perkins Gilman, The Living of Charlotte Perkins Gilman, Madison, The University of Wisconsin Press, 1990, p. 182.

[10] Voir Charlotte Perkins Gilman, Women and Economics, dans Project Gutenberg, 16 septembre 2018, en ligne, https://www.gutenberg.org/cache/epub/57913/pg57913-images.html, consulté le 1 décembre 2024.

[11] Emma Le Lain, « Entrevista a Mirion Malle/Interview avec Mirion Malle », Cuadernos de cómic, no 6, 2016, p. 144-157.

[12] Judith A. Allen, The Feminism of Charlotte Perkins Gilman : Sexualities, Histories, Progressivism, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 5.

[13] Claude Dionne, Silvestra Mariniello et Walter Moser [dir.], Recyclages : Économies de l´appropriation culturelle, Montréal, Éditions Balzac, 1996, 350 p.

[14] Gregory Claeys [dir.], The Cambridge Companion to Utopian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 295 p.

[15] « [P]aradise lost ». Notre traduction. Simon Reynolds, Retromania: Pop Culture’s Addiction to Its Own Past, Londres, Faber & Faber, 2011, p. xxvii.

[16] « [S]ome feminists believe in a lost primordial matriarchy that had once upon a time flourished free of domination and exploitation, with humankind placidly at one with itself and with Mother Nature. » Notre traduction. Ibid., p. xxvii.

[17] Patrick Snyder, « Le Mouvement de la déesse : controverses dans le champ académique féministe », Nouvelles Questions Féministes, vol. 38, no. 1, 2019, p. 70–85.

[18] « What reactionary and radical nostalgias share is dissatisfaction with the present, which generally means the world created by the Industrial Revolution, urbanisation and capitalism. » Notre traduction. Simon Reynolds, Retromania, op. cit., p. xxvii.

[19] « [N]ostalgia is rebellion against the modern idea of time, the time of history and progress. » Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books, 2011, p. xv.

[20] Ibid., p. xiv.

[21] Idem.

[22] Ibid., p. xvi.

[23] « This is written from memory, unfortunately. » Notre traduction. Charlotte Perkins Gilman, Herland, New York, Pantheon Books, 1979, p. 1.

[24] « I haven’t said where it was for fear some self-appointed missionaries, or traders, or land-greedy expansionists, will take it upon themselves to push in. They will not be wanted, I can tell them that, and will fare worse than we did if they do find it. » Notre traduction. Idem.

[25] Lyman Tower Sargent, Utopianism : A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 50.

[26] Cynthia J. Davis, Charlotte Perkins Gilman : A Biography, Stanford, Stanford University Press, p. 120.

[27]  « [W]omen in their present degree of economic development. » Notre traduction. Charlotte Perkins Gilman, Women and Economics, op. cit., en ligne.

[28]  « [A] land in a state of perfect cultivation, where even the forests looked as if they were cared for ». Notre traduction. Charlotte Perkins Gilman, Herland, op. cit., p. 11.

[29] Mirion Malle, Adieu triste amour, Montréal, Éditions Pow Pow, 2022, p. 168.

[30] Ibid., p. 161.

[31] Ibid., p. 158.

[32] Ibid., p. 159.

[33] Ibid., p. 156.

[34] Ibid., p. 165.

[35] « Herland is in many ways the most fully developed exemplar of Darwinian feminism’s speculative dimension during the first two decades of the twentieth century ». Notre traduction. Patrick B. Sharp, Darwinian Feminism and Early Science Fiction: Angels, Amazons and Women, Cardiff, University of Wales Press, 2018, p. 98.

[36] Charlotte Perkins Gilman, Women and Economics, op. cit., en ligne.

Bibliographie

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Pour citer

Lafrance, Laura (2025). « HERLAND (1915) ET ADIEU TRISTE AMOUR (2022) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/herland-1915-et-adieu-triste-amour-2022], consulté le 2025-05-09.