Gunnm est un manga seinen, une bande dessinée japonaise destinée aux hommes adultes, créé par Yukito Kishiro, sérialisé de 1990 à 1995 chez Shūeisha et qui a pour protagoniste une cyborg dont le corps est machine et dont le cerveau est humain. Le récit se déroule sur une Terre post-apocalyptique cyberpunk et, à la manière de presque toute utopie/contre-utopie/dystopie, personne ne sait quel événement du passé a causé l’état actuel de la société. Il n’existe aucune archive historique ou mémorielle, et une force totalitaire semble vouloir laisser tout le monde dans «un éternel présent [ayant] supprimé à la fois le passé et le futur» (Godin, 2010: 67). Depuis plusieurs siècles, le monde est hiérarchiquement séparé en deux. Occupant la position supérieure, il y a Zalem, la ville suspendue dans le ciel où se trouve une élite homogène vivant aisément. Occupant la position inférieure, il y a le monde chaotique de Kuzutetsu, exploité par une vingtaine d’usines reliées à Zalem. Tout ce qui est produit dans ces usines est expédié vers la ville idyllique, alors que cette dernière ne fait que déverser ses déchets divers (métaux, pièces robotiques, armes désuètes, etc.) sur Kuzutetsu, surnommée ainsi la Décharge. Dans cette société cauchemardesque, le (dés)ordre public est maintenu par l’imposition de la peine capitale par décapitation, peu importe la gravité du crime commis, car n’importe qui peut devenir chasseur de têtes –Hunter-Warrior– et ainsi intégrer les forces de l’ordre, à condition d’avoir le courage d’affronter la lie criminelle de la Décharge. Les têtes récupérées –le cerveau étant le seul moyen d’identifier le criminel– sont d’ailleurs envoyées à Zalem à des fins d’expérimentation. Ces circonstances expliquent l’apparence de beaucoup des habitants de Kuzutetsu qui altèrent leur corps de façon partielle ou en totalité, se transformant en des cyborgs pour diverses raisons : augmenter leur force, leur endurance, leur rapidité pour survivre dans la Décharge, pour lutter dans les arènes de combat, pour capturer les criminels qui ont accès à des cyberphysiciens, etc. Certains habitants sont même modifiés sans leur consentement à la suite d’accidents graves –le serment d’Hippocrate ayant été perverti par ce monde dystopique. Ils accumulent ainsi une dette médico-cybernétique inouïe qui les suit toute leur vie et les force à effectuer toute sorte de tâches pas toujours sécuritaires pour rembourser les cyberdocteurs.
Au centre de Kuzutetsu, sous la chute à déchets de Zalem, Daisuke Ido, un cyberphysicien, trouve la tête, les épaules et une partie de la poitrine1 d’une cyborg. Ido et un ami découvrent que la technologie utilisée pour la conception de la cyborg retrouvée est vieille de 200 à 300 ans. Le cerveau de la cyborg, ayant survécu aussi longtemps sans traumatisme ni lésions, les étonne. À son réveil, ils lui découvrent une amnésie rétrograde, qui est une incapacité à recouvrer des informations antérieures à un accident ou, comme personne ne connaît l’origine de son amnésie, à son réveil. La cyborg a perdu son identité, mais accepte avec appréciation, sans broncher, le nom que lui donne Ido, qui la baptise Gally. Durant les prochaines semaines, il travaillera à lui construire un nouveau corps, élégant et menu. Une nuit, en raison d’une méfiance engendrée par les blessures corporelles d’Ido, qu’il dédramatise, Gally suit ce dernier et découvre son emploi nocturne: il travaille comme Hunter-Warrior. L’analyse suivante portera sur la tension cybernétique entre le corps mécanique et le cerveau humain, représentée à travers le processus de remémoration de Gally. Cette tension est soulevée dès le premier volume, lorsqu’un personnage cyborg cite Nietzsche: «L’esprit n’est qu’un jouet pour le corps.» (Kishiro, 1: 77)
La première fois qu’une étincelle du passé se manifeste en Gally, elle sauve Ido d’une prime qu’il traque. Le nouveau corps mécanique construit par le cyberphysicien se met en marche automatiquement pour effectuer un mouvement d’art martial identifié par Ido comme étant le Panzer Kunst, la technique de combat «la plus efficace jamais créée pour les cyborgs de type humanoïde» (Kishiro, 1: 30). Cet automatisme introduit ce que la neuropsychologie appelle la mémoire procédurale, une mémoire basée sur le contenu, soit une capacité de la mémoire implicite qui, avec la mémoire explicite, est une des principales formes de mémoire à long terme d’une personne. La mémoire implicite, une mémoire dite temporelle, «réfère aux effets non conscients d’expériences passées. Elle est […] décrite dans ses deux dimensions: procédurale (mémoire des savoir-faire moteurs) et émotionnelle affective.» (Corcos, 2008: 1) La mémoire implicite, «qui ne retient pas l’expérience de son origine[,] […] ne peut être volontairement convoquée. Elle se manifeste dans l’être et dans le faire sans se rapporter consciemment à une inscription passée.» (Ibid., 2008: 2) Cette habileté martiale recouvrée dans le feu de l’action à l’aide de la mémoire procédurale caractérisée par une conscience anoétique2 poussera Gally à s’enrôler comme Hunter-Warrior, malgré la désapprobation d’Ido. Ce dernier veut garder pure et innocente, loin de la laideur violente de la Décharge, celle qu’il considère comme sa fille. Dans sa quête identitaire et dans sa recherche d’autonomie, devenir Hunter-Warrior n’est qu’un prétexte pour Gally de recouvrer son passé par le combat:
Je n’ai aucun souvenir de ma vie passée. Je ne sais pas quel genre de personne j’étais vraiment. La vie elle-même est une chose assez vague pour moi. Est-elle laide… ou magnifique… une punition ou un cadeau précieux, je ne sais pas. Mais je vais le découvrir! J’ai besoin d’un but… être chasseur de primes me permet de me chercher au travers des combats! (Kishiro, 2: 9)
Pour l’aider dans son projet et lui offrir toutes les chances de survivre contre des primes toujours de plus en plus fortes, Ido donnera à Gally un nouveau corps cybernétique, le corps berserker. Il a découvert ce corps dans un ancien vaisseau spatial hors des murs hydrauliques de Kuzutetsu plusieurs années auparavant. Le corps berserker n’a qu’un seul but: transformer un humain en une arme efficace et destructrice.
La représentation du soldat berserker fait écho à la description de l’Infanterie Mobile du roman Starship Troopers de Robert A. Heinlein. Ce soldat insulaire peut, à lui seul, conquérir une planète avec une panoplie d’armes à l’intérieur de son armure, dont une arme atomique. Comme le caractérise Mark Oehlert dans son essai From Captain America to Wolverine: Cyborgs in Comic Books, Alternative Images of Cybernetic Heroes and Villains, ce type de soldat fait partie de la catégorie de cyborg moderne –le cyborg/suit (1995: 221)– un être humain transformé en une machine de guerre dont l’armure peut être retirée sans poser de problème au soldat de chair.
Le nom donné au corps cybernétique réfère aussi aux mythes, légendes et sagas scandinaves et norrois du Xe siècle: le berserkr, «chemise d’ours» (Gauthier, 2013: 2), en vieux norrois. Les berserkers étaient ces guerriers élites à la puissance incontrôlable, toujours placés à l’avant d’une formation militaire pour endiguer l’avancée ennemie qui les dépassait souvent en nombre. Le temps du combat, ces berserkir, pluriel de berserkr, adoptaient la forme et le comportement de bêtes sauvages: mordant leur bouclier, grognant comme des ours et aboyant comme des chiens ou des loups. Justement, dans certains textes, le terme ulfheoinn, «pelisses de loup» décrit aussi ces guerriers-fauves. Avec ce nouveau corps, Gally sera plus apte à encaisser les coups et plus habile à performer le Panzer Kunst. Sa maîtrise de l’art martial ancien ne tiendra pas d’une saga scandinave: elle est assurée, fluide et élégante, utilisant des techniques fulgurantes, comme la manipulation du plasma, pour faire exploser des corps cybernétiques. Ce ne sera que beaucoup plus tard qu’elle tombera dans la violence animale des légendes.
Dans le volume 3, Gally se lancera plutôt corps et âme dans la violence du Motorball, suite à la perte brutale d’un premier amour. Le corps berserker, une arme de guerre, lui ouvre les yeux sur le gouffre existant entre elle et ses amis de chair. Le Motorball est un sport de vitesse et de contact dont le but est de saisir et de mener à la ligne finale une balle en parcourant une piste à obstacles dangereux. Tout le long de cette piste, les cyborgs peuvent –et doivent– se battre entre eux. Afin de vaincre ses opposants au Motorball, Gally range son corps berserker pour le remplacer par un nouveau corps plus approprié: des roues à la place des pieds, un alliage plus léger et aérodynamique et des lames aux coudes, dénommées lames de Damas, pouvant couper les corps mécaniques des différents athlètes. Ces lames seront fondues en une lame géante, la lame de Damas, l’arme fétiche de Gally pour le reste de la série. Encore une fois, c’est par l’utilisation de son corps cybernétique pendant sa participation à ce sport que Gally aura des réminiscences de son passé. Ces souvenirs proviennent de la mémoire temporelle dite explicite, le second type de mémoire à long terme, qui «réfère aux traces conscientes d’expériences passées. Elle implique le souvenir et la remémoration conscients.» (Corcos, 2008: 1) La mémoire explicite regroupe trois mémoires basées sur le contenu: la mémoire épisodique (expérience personnelle), la mémoire sémantique (connaissance de la culture générale) et la mémoire autobiographique. (Corcos, 2008) Les souvenirs que recouvrira Gally tiennent de la mémoire autobiographique qui est créée à partir de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique. La mémoire autobiographique a besoin de la conscience autonoétique qui implique «une perception de soi dans le temps et la capacité de revivre des expériences subjectives à partir du contexte de codage en remontant mentalement dans le temps». (Staniloiu et Markowitsch, 2012: 105, traduction libre) Les émotions affectent la manière dont les souvenirs autobiographiques sont encodés et refont surface. Ce sera ainsi la peur qui déclenchera une première réminiscence à Gally, lors d’un affrontement contre une motorballeuse dont la vitesse est sa spécialité et qui occasionne sa chute sur la piste:
Takié vient de m’apprendre à quoi ressemblait la peur… En tombant, j’ai senti le goût amer de la défaite et l’image de cette monstrueuse montagne rouge m’est apparue clairement… C’est tout ce qui me revient pour l’instant… Cet endroit… C’est probablement… chez moi! (Kishiro, 4: s. p.)
Une seconde réminiscence, plus longue, aura lieu lors d’un affrontement farouche contre Jashugan, une légende du Motorball, pour qui il reste peu de temps à vivre. Gally le mettra au défi. Impressionné par sa montée fulgurante dans les rangs des motorballeurs, Jashugan accepte, voulant finir sa carrière en beauté. Lors de leur affrontement, après avoir été mise à mal par Jashugan, Gally se retrouve encore –en état de transe– sur cette montagne rouge, mais y rencontre cette fois une personne qu’elle reconnaît comme son maître d’art martial. Celui-ci assiste Gally tout au long de son combat contre Jashugan et lui révèle que, dans sa vie antérieure, son nom était Yoko. Ces deux souvenirs sont revisités par Gally du point de vue appelé «field memories» (Eldridge, 2015: 214), dont la remémoration à la première personne est la caractéristique principale. Gally se souvient des événements du passé dans la perspective originale: elle ne se voit pas, elle voit la situation au travers des yeux de Yoko, comme à l’époque où cette dernière l’a vécue. La quête identitaire de Gally au travers du combat montre ainsi que sa mémoire dépend de ses corps mécaniques puisque ce sont les automatismes martiaux de ces derniers qui engendrent le processus de remémoration chez elle. Gunnm met donc en évidence la corrélation qui existe entre la mémoire émotive psychique et la mémoire mécanique physique.
La violence que subissent et commettent les corps de Gally modifie sa perception du monde, ses réflexions devenant de plus en plus cyniques et sombres. Ce cynisme est exacerbé après la mort d’Ido, après le violent affrontement avec le tueur qui rasa le quartier où logeaient des amis de Gally, après la destruction du corps berserker et après la peine capitale reçue pour avoir utilisé une arme à feu pour venir à bout du meurtrier sanguinaire. Alors que son cerveau est en train de s’éteindre, elle se fait recruter par le G.I.B. (Ground Investigation Bureau) de Zalem, le Bureau d’enquête de la surface. Elle est contrainte à éliminer les fugitifs et les rebelles de la ville du ciel. Le corps berserker détruit et celui du Motorball rangé, un nouveau corps cybernétique lui est remis: le tuned. Ce corps est augmenté en puissance, relié au satellite du G.I.B. et aidé par des armes miniatures: il a été conçu pour les tueries de masse. Ayant reçu carte-blanche de Zalem pour sa poursuite de leurs fugitifs, Gally s’enlise et s’enivre dans la violence pendant plus de dix années. À la fin de ces dix ans, elle fait la rencontre d’un homme sans aucune modification cybernétique, adepte des arts martiaux et fasciné par elle jusqu’à ce qu’il soit témoin de ses combats contre les ennemis de Zalem. L’excitation sur son visage rond, les yeux écarquillés de folie et une grimace d’extase sur les lèvres pendant que Gally tue, dépèce et explose ses opposants dessinent presque l’image des «guerriers-fauves» des légendes scandinaves. Le calme intense qu’elle affichait au cours de ses combats depuis son réveil dans l’atelier cybernétique d’Ido a été remplacé par cette rage qui englobe tout, ne laissant que l’action pour l’empêcher de penser. Cet état d’esprit peut avoir été engendré par l’accumulation de souvenirs et d’événements négatifs et douloureux. Encore une fois, les émotions affectent la manière dont les souvenirs autobiographiques sont encodés et recouvrés, et ces souvenirs ne sont pas «stocké(s) tel quel dans la mémoire à long terme, mais bien reconstruit lors d’un processus [d’effort] de recontextualisation». (Lemogne et al., 2006: 786) La représentation de soi et la mémoire autobiographique «sont intrinsèques et donc réciproques. […] Le travail de représentation de soi module la reconstruction des souvenirs autobiographiques en fonction des buts actuels du sujet.» (Ibid.)
Avec seulement 13 ans «d’existence» connus, dont une dizaine d’entre eux dans la destruction des autres, il est difficile de construire un futur sur ces bases. Le cynisme développé chez Gally en raison des violences successives souligne la dimension transcendantale de la mémoire. En effet, si la mémoire dépend du corps pour être engendrée, elle transcende cependant ce corps, puisqu’elle a la capacité d’accumuler les expériences physiques et de les traduire en un état d’esprit généralisé. Pourtant, le manga continue à insister sur l’innocence et la naïveté de Gally par l’entremise de la représentation graphique de ses yeux de forme ronde. Cette iconographie, privilégiée par les mangaka, auteurs de mangas, annonce d’un coup d’œil l’innocence et la bonté intrinsèques du protagoniste à la personnalité héroïque: «[U]ne volonté acharnée de vivre, soutenue par un optimisme increvable et/ou une résistance hors du commun à la souffrance sous toutes ses formes.» (Bouissou, 2000: 144) Cette contradiction entre le cynisme acquis par Gally à travers l’accumulation mémorielle des violences et l’innocence qui continue à percer à travers ses représentations iconographiques introduit, dans la relation entre corps et mémoire, la dimension de la volonté.
Cette nouvelle dimension est explorée lorsque Gally recouvre la plus grande part de son passé grâce à un scientifique spécialiste de la nanotechnobiologie. Ce spécialiste, Detsy Nova, est l’inverse de Gally: un humain de chair avec une puce à la place du cerveau, le secret caché de Zalem. Il est aussi le fugitif le plus recherché par la ville du ciel; accusé d’expérimenter sur les habitants de sa ville natale, il se réfugie à la Décharge pour continuer son exploration du cerveau et de la transcendance. Il tue Gally avec une bombe pour, plus tard, la ressusciter, une partie de son cerveau ayant survécu à l’explosion. Durant l’opération, Gally reprend connaissance dans un souvenir. Elle assiste à la narration de sa vie antérieure du point de vue de la 3e personne, en tant que spectatrice. C’est le point de vue de l’observateur. Le choix entre «field memories» et la position de l’observateur est motivé par le but, la qualité émotionnelle et le niveau de conscience de soi au sein d’un souvenir. Comme un spectateur observant, d’une position de recul et sans grand danger, un acteur jouer un rôle, Gally observe Yoko dans un événement passé. Yoko est une orpheline qui grandit pour devenir une soldate de Mars en guerre avec la Terre, il y a 200 ans de cela. Froide et distante, elle tue sans remords un compagnon d’armes blessé, devenu inutile aux espoirs guerriers de leur patrie et qui revenait sur la légitimité de leurs attaques terroristes. Gally qualifiera cependant cette dernière réminiscence de rêve horrible, n’estimant pas ce souvenir comme étant vrai. L’image du corps flottant de Gally au-dessus de Yoko, comme un fantôme, reflète une mise à distance entre la conscience de Gally et la conscience de son soi passé, ce qui aurait pu l’aider à garder l’image la plus récente qu’elle se fait d’elle-même dans sa psyché.
[Car] une des fonctions principales du soi est d’évaluer les informations passées dans le but d’améliorer les vues actuelles du soi. […] Une évaluation rétrospective du soi dans le passé dépend de la distance temporelle perçue entre le soi présent et le soi passé. Les personnes devraient généralement évaluer favorablement leur passé antérieurement proche (en particulier sur les attributs importants pour le moment), car ils expérimentent le soi proche similaire à leur soi habituel. En revanche, les gens peuvent être plus enclin à se déprécier eux-mêmes parce que les caractéristiques de ce soi passé sont moins importantes pour les opinions actuelles et parce qu’ils peuvent se voir s’améliorer lorsqu’ils s’évaluent négativement dans un passé lointain. (Comblain et al., 2005: 19, traduction libre)
Pourtant, Gally n’a pas la chance d’avoir, en sa conscience, les plus de 200 ans écoulés après le crash de Yoko, de l’espace sur Kuzutetsu, pour avoir une distance temporelle tangible. Elle a vécu 13 ans et a passé plus du trois quart dans la violence et la mort, tout comme Yoko. Le rôle de la fiction dans le processus conscient de la mémoire autobiographique est une nécessité relevée par les neurologues, et ce pas simplement pour les affectés neurologiques. Dans Gunnm, Gally fait le choix de refuser une partie de son passé et, avec lui, une dimension de son être qu’elle estime immoral. «Dans l’exégèse la plus large, […] l’amnésie peut être considérée comme liée au désir de [Gally] d’éviter la confrontation avec sa biographie.» (Markowitsch, 2003: S136) Cela lui donne une chance de construire elle-même son passé. Elle se crée ainsi une nouvelle forme d’affranchissement. Cette nouvelle volonté de Gally souligne enfin que la mémoire n’existe qu’en opposition à l’oubli. En effet, l’amnésie crée une impossibilité de recouvrer ses souvenirs en conformité avec le déroulement des événements du passé. Cette rupture entre le recouvrement des souvenirs et le déroulement des événements du passé donne la possibilité de falsifier les souvenirs, de les sélectionner. Ainsi, Gunnm attire l’attention sur la nuance entre la mémoire, qui sert à recouvrer, et l’oubli, qui permet la reconstruction.
En conclusion, la tension entre les corps mécaniques et le cerveau humain de Gally a permis d’explorer quelques aspects de la mémoire. Ce sont d’abord les réactions spontanées et instinctives des corps mécaniques de Gally qui ont engendré le processus de remémoration. Ensuite, les expériences physiques de violence successives ont été accumulées par la mémoire à l’extérieur de tout cadre temporel pour influer l’état d’esprit de Gally, la rendant plus cynique. Enfin, l’agentivité de Gally, lui permettant la sélection de ses souvenirs, met en évidence l’interdépendance entre la mémoire et l’oubli dans le processus de remémoration. L’amnésie est un trope d’écriture récurrent dans les œuvres de fiction. Celui dont souffre Gally a un nom sur TVTropes.org, soit Amensiac Dissonance, qui prend place quand le/la protagoniste amnésique découvre un passé où sa personnalité diffère totalement de son présent. Il y en a plusieurs exemples: Total Recall, où le héros apprend qu’il est son propre antagoniste qu’il croyait un monstre caché dans l’ombre de ses sous-fifres; The Long Kiss Goodnight, où une professeure d’école découvre qu’elle a été une assassine pour le CIA; la série Bourne, un autre tueur pour le compte du CIA; les 6 protagonistes de Dark Matter qui se réveillent dans un vaisseau spatial et découvrent qu’ils sont des mercenaires à la solde de corporation nettoyant des planètes d’employés récalcitrant. Ce trope a servi à une quête identitaire pour la protagoniste du manga, qui a souvent remis en question son appartenance à la race humaine. Une autre dimension qui devrait cependant être explorée est la tension entre le corps organique et le cerveau électronique. En effet, en sachant que le cerveau de Gally a été détruit par une explosion puis reconstitué et considérant la révélation du secret de Zalem, il serait pertinent de voir comment la science-fiction explore l’inverse du paradigme corps cybernétique/cerveau biologique.
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