La guerre moderne vient à changer le rapport préalable que nous avions avec sa mise en fiction, d’abord dans la littérature puis ensuite au cinéma. Plusieurs remettent en question sa légitimité et celle des autorités qui la valident. Plus encore, les cinéastes et les écrivains montrent la volonté de faire contrepartie à cette représentation d’un idéal épique au profit d’un imaginaire, sinon plus réaliste, qui en révèle au moins les nuances. La guerre est décrite pour ce qu’elle implique de souffrances, de monstruosité et de terreur: le sentiment d’une fin. Pourtant, au-delà de la mort qui surplombe tout, l’humanité résiste en contrebas.
Bertrand Gervais souligne que «la fin implique […] un déploiement de la mémoire, qui tente de réunir en un portrait cohérent tous ses temps et les événements qu’ils hébergent» (163). Le film d’animation japonais Hotaru no haka (Le tombeau des lucioles), réalisé en 1988 par Isao Takahata, nous propose de suivre le quotidien de deux enfants japonais au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Le personnage de Seita nous fait le récit post mortem des circonstances ayant mené à son propre décès ainsi qu’à celui de sa sœur cadette, Setsuko. Les pensées du jeune homme se perdent dans des retours en arrière qui reviennent sur des moments antérieurs à la guerre ou à ses balbutiements, alors que le Japon avait encore l’espoir d’un avenir victorieux.
C’est sur la complexité narratologique de l’œuvre que nous nous arrêterons pour postuler que le film propose à la fois un regard introspectif sur la perte des traditions japonaises et un regard critique sur la participation du Japon à la guerre de 1939 à 1945. Le tombeau des lucioles enchâsse trois niveaux temporels dont nous proposons d’étudier les différentes strates. Nous questionnerons d’abord le choix d’un point de vue subjectif et a posteriori sur l’histoire. Nous regarderons ensuite l’organisation sociale, économique et politique en temps de guerre. Finalement, nous observerons que les retours à des souvenirs heureux des moments antérieurs à la guerre relèvent à la fois de la nostalgie et de l’élégie, mais surtout de cette mélancolie liée à un deuil insurmontable: celui d’une innocence perdue.
Les trois niveaux de narration de Le tombeau des lucioles ne sont pas complètement étanches. Les différentes temporalités s’imbriquent les unes dans les autres, mais elles se recoupent par moments. Sandy Torres distingue «deux façons de représenter le temps, linéaire et circulaire» (46). L’auteure explique «[qu’]une représentation linéaire rime avec le temps historique et le temps profane ; la représentation linéaire circulaire répond plutôt au temps de la nature et au temps mythique et sacré» (46). Jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, la religion officielle du Japon est le Shinto, qui vise l’exaltation de l’empereur et du peuple japonais. Elle se caractérise par une croyance selon laquelle les objets auraient une âme.
Le film débute avec la voix off de Seita qui nous annonce sa mort: «September 21st 1945, that was the night I died» (Takahata, 1988). Nous le voyons expier alors qu’il est assis par terre, adossé à une colonne dont les tuiles s’effritent. Son corps est sale, ses vêtements sont usés et son visage se penche vers sa poitrine, faisant ployer son cou. Les larmes coulent sur ses joues lors de son dernier souffle, qu’il utilise pour prononcer faiblement «Setsuko». Tout, dans l’univers extérieur qui nous est présenté, vient corroborer l’état de décrépitude dans lequel l’adolescent se trouve tout juste avant de mourir. Il n’est pas seul, plusieurs jeunes montrent, comme lui, des signes d’épuisement physique et moral.
Les préposés qui nettoient dans la gare se demandent pourquoi ces gamins ont presque tous sur eux cette boite à bonbons en métal rouge. Un employé ramasse celle que les doigts de Seita n’ont plus la force d’enserrer. Il fait tinter les friandises contre la paroi puis lance le contenant à l’extérieur de la gare, dans le champ. La caméra suit l’objet dans son envolée. Lorsqu’il percute le sol, le couvercle se détache et des ossements surgissent comme des dés minuscules. Des lucioles phosphorescentes semblent réveillées par l’impact, mais aussi par cette mélodie qui s’élève à la manière d’une berceuse. Nous voyons ensuite Setsuko apparaitre en surimposition d’images. Nous comprenons que l’âme de la petite fille décédée vient d’émerger de la boite à bonbons.
Déjà, nous relevons l’un des symboles les plus importants du film et de la société japonaise: les lucioles. Au Japon, la croyance veut que «leurs queues illuminées renferment les âmes des soldats morts sur le champ de bataille» (La Presse, 2010). L’image est recouverte d’un filtre rouge, comme si elle était teintée par la lueur d’un feu. Si cela rappelle incontestablement les flammes des bombes incendiaires qui furent lancées en grand nombre sur le Japon, nous tenons à préciser que cette couleur est aussi celle des temples shintos qui servent à vénérer les dieux kami qui sont souvent, à l’origine, des personnes décédées. Le procédé de coloration permet de faire le pont entre les éléments de la guerre et ceux de la religion traditionnelle. En plus de joindre l’Histoire au symbolique, l’élément esthétique nous sert de repère visuel pour distinguer le premier niveau narratif de l’œuvre: celui de l’âme qui fait retour sur la terre.
Cette mise en récit fait ressortir le côté merveilleux qui est généralement associé à l’enfance et aux dessins animés. Pourtant, malgré l’aspect bidimensionnel de son animation, Le tombeau des lucioles nous touche comme si nous étions devant de «vraies» victimes de guerre, pourquoi? Le critique cinématographique Roger Ebert avance une piste de réflexion: «Emotion is underneath the art. It doesn’t matter that these don’t look exactly like people we see in the real world because we quickly began to read them as the people of the real world of this movie, as the characters in this movie and we identify with them» (2010). Nous retenons deux choses. D’abord, le film est un univers dont les codes posent leur propre définition du «réalisme». Deuxièmement, même si nous ne pouvons pas projeter notre propre image dans celle des personnages animés par Takahata, nous pouvons nous identifier à leurs affects. Il nous semble clair que le réalisateur cherche à nous faire ressentir l’expérience de la guerre telle qu’elle a pu être réellement vécue, d’un point de vue subjectif, par l’une de ses victimes.
Le tombeau des lucioles sort en salle à la fin des années quatre-vingt. Le film est une adaptation cinématographique d’un roman écrit en 1968 par Akiyuki Nosaka. Le récit rapporte «une histoire qui est celle que Nosaka vécut lui-même, âgé de quatorze ans, en juin 1945» (Nozaka, 1995). En partie, le film tire son réalisme des éléments factuels qui se trouvent à l’extérieur de la diégèse. Il est entendu des lecteurs ou des spectateurs que l’œuvre qu’ils ont devant eux évoque des faits sur lesquels on ne peut (malheureusement) pas revenir. La seule chose qui peut, ici, changer l’Histoire, c’est le point de vue qu’on a sur elle. Le personnage de Seita, par sa double présence dans l’image, marque le retour critique des Japonais sur la bataille qu’ils ont menée, mais surtout, perdue.
Le film de Takahata trouve certaines résonnances avec le néoréalisme italien, un mouvement cinématographique né durant la guerre et dont l’œuvre de proue est Rome ville ouverte, de Roberto Rossellini. Les films de ce courant marquant du cinéma se caractérisent par l’exposition des vicissitudes du quotidien et par la volonté de montrer l’évolution économique, politique et sociale d’un peuple et ses répercussions sur les civils en temps de guerre. On y privilégie aussi le plus de tournages extérieurs que possibles. Isao Takahata, alors qu’il revient sur un moment précis de l’Histoire du Japon, utilise des codes cinématographiques particuliers qui lui permettent d’ancrer son film dans une dialectique de revendication et de dénonciation. Que s’est-il passé durant la guerre que le Japon ne parvient pas à se pardonner? Qu’est-ce qui motive cette rétrospective, cette confrontation avec l’Histoire dans ce qu’elle a de plus horrifiant? Les menaces thermonucléaires en lien avec la Guerre froide sont venues réveiller la mémoire des bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagazaki. Bertrand Gervais nous rappelle ce moment:
L’explosion atomique est foudroyante. Il y avait, il y a eu. Entre les deux, le temps est réduit à sa plus simple expression, une frontière sans épaisseur. Une ligne. On est avant ou après. Le passage obligé entre un monde qui n’existe déjà plus et un autre qui devra s’ériger sur ses ruines (195).
Pour les Japonais, les attaques nucléaires sonnent le glas d’une fin qui leur avait été annoncée. L’empereur de l’époque, Hiro Hito, n’a pas répondu aux menaces répétées des États-Unis. Il n’a pas fait rentrer ses troupes, pourtant très affaiblies. Il ne s’est pas rendu et il a échoué à protéger son pays. C’est cet entêtement que nous observons chez Seita, alors qu’il refuse de s’excuser auprès de sa tante. Il s’obstine à subvenir à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa sœur, sans l’aide de quiconque. C’est son refus de s’avouer vaincu qui les mènera à leur inéluctable fin. Il reste que Seita, même s’il lui tient à cœur de tenir le rôle honorifique du pourvoyeur familial, est encore un enfant. Il ne peut pas être tenu pour responsable du décès prématuré de Setsuko.
Nous allons donc observer comment s’organise la société japonaise en temps «réel», alors que la Seconde Guerre mondiale arrive à son terme. Ainsi, le deuxième niveau temporel du film –le moment de la guerre– se divise lui-même en deux temps: les impacts directs de la guerre et ses répercussions. Très tôt dans le film, la mère de Seita et Setkuso est tuée des suites d’un raid aérien. Nous reviendrons plus en détail sur la signification de la figure maternelle, mais nous désirons d’abord nous attarder sur les réactions des civils et leurs interactions avec les jeunes enfants. Au moment de l’alerte qui sonne la frappe aérienne, les gens se ruent en masse dans des refuges anti-bombardements. Seita, et Setsuko, qui se préparaient à quitter la maison, semblent apeurés, mais il y a aussi dans leur comportement quelque chose qui relève de l’habitude. Lorsque nous entendons siffler les premières bombes, Setsuko crie «Seita, get down» (Takahata, 1988). La fillette est venue à intégrer une certaine manière d’agir par rapport à aux attaques répétées sur le village. Son développement psychique et moteur est donc, en partie, conditionné par la guerre. Seita, même si l’on sent chez lui une certaine stupeur face aux flammes qui surgissent du ciel en des petites langues de feu, est surtout investi du rôle de protecteur. Il porte une casquette de type militaire et cet accessoire nous fait comprendre qu’à ce point de «l’aventure», il ressent de la fierté envers l’armée japonaise et plus précisément, envers son père qui en fait partie. Nous retenons donc ici que les enfants agissent selon des codes particuliers liés à l’expérience de la guerre.
Au son de l’alarme, les enfants, les bêtes et les villageois, d’un même mouvement, s’enfuient vers les refuges. L’écran est entièrement léché par l’image des flammes et nous entendons les pleurs d’un bébé. Les plans, assez rapides, se succèdent sur des prises de vue rapprochées de cadavres en feu, de femmes agenouillées qui étreignent leurs enfants et de chevaux qui piaffent. Lorsque Seita et Setsuko prennent finalement place dans un renflement de pierre où les bombes ne peuvent pas les atteindre, les yeux de la petite sont agrandis de terreur et son corps, pris de spasmes. L’effet de toute cette séquence est celui de montrer la destruction: les individus n’ont plus le contrôle, c’est le feu qui l’a. Et il ravage tout. Le spectateur lui-même est ramené au même niveau que les villageois. D’un point de vue psychologique, par son identification forcée à des images horrifiantes mais aussi, par le rendu visuel qui estompe l’image, comme si notre vue aussi était embrouillée par la fumée et la chaleur des flammes.
La composition visuelle de l’image nous aide à comprendre l’organisation sociale. Les civils sont entassés dans le tiers inférieur de l’écran. Leurs têtes sont penchées et on ne distingue pas vraiment leur visage. Au-dessus d’eux, bien au centre et occupant les deux-tiers de l’espace, un soldat japonais fait un salut et crie: «long live the emperor» (Takahata, 1988). Le contraste est saisissant: d’un côté, la couleur chaude du feu qui brule derrière le soldat et de l’autre, les tons froids du muret de pierre derrière lequel se réfugient les gens du peuple. Cette représentation graphique nous permet de distinguer deux ethos complètement différents: celle du militaire actif, prêt à se suicider pour sa patrie et celle du civil passif, craignant pour sa vie.
Cette distinction se précise davantage après le décès de la mère de Seita et de Setsuko, alors que les enfants sont pris en charge par leur tante éloignée. Nous voyons leur mère porter un kimono traditionnel qui fait très «habillé» par rapport aux vêtements simples revêtus par les civils. Ces indices nous permettent de croire que sa famille est plutôt aisée. Seita le confirme lorsqu’il ramène une jarre pleine de denrées, qu’il remet à sa tante, s’attirant cette remarque: «It’s soldiers families who always get the best» (Takahata, 1988). La tante exprime une ethos préalable à propos des militaires qui, à ses yeux, appartiennent à une classe privilégiée, dont Seita et Setsuko font partie.
Une fois chez leur tante, les enfants croient pouvoir reprendre leur vie «normale». Ils se laissent nourrir ou se reposent dans leur chambre en lisant. Certains commentaires induisent un changement dans la perception qu’ont les civils à propos des officiers japonais. D’une manière plus générale, cela implique un questionnement sur la pertinence de poursuivre cette guerre qui, si elle ne les tue pas, finira par les affamer. Cette conversation entre l’oncle et la tante de Seita, en présence de ce dernier, exprime bien ce renversement de l’opinion populaire: «The war effort is eating all our supplies. Your right, it’s why food is getting so hard to find» (Takahata, 1988). Ainsi, l’effort de guerre est dorénavant mis en perspective avec la décroissance économique. Ce sentiment est appuyé par une adresse de la tante à sa fille: «the soldiers aren’t the only ones who are suffering. You’re working hard for this country too young lady» (Takahata, 1988). Il nous semble évident que les gens ne considèrent plus la guerre comme le mal nécessaire qui permet d’atteindre un idéal mais plutôt, comme la faillite qui empêche le peuple de croitre.
Lorsqu’ils viennent à manquer de nourriture, la tante demande à Seita de vendre les vêtements de sa mère. S’il est d’abord récalcitrant à le faire, il comprend que cela servira aussi à les nourrir. Peu à peu, la nourriture se raréfie. Dans l’organisation familiale, ce qu’il y a de «meilleur» est attribué au père et à la fille qui, tous les deux, travaillent. La tante l’exprime très clairement: «You think a lazy slug like you deserves the same as the people who are working so hard for our nation?» (Takahata, 1988). Elle fait remarquer à Seita qu’il ne participe pas au même titre que les autres membres de la communauté et qu’en cela, il ne «mérite» pas d’avoir des boules de riz, devant se contenter de cette bouillie qu’il avale matin et soir.
La sècheresse du ton et les réprimandes de la vieille font d’elle l’archétype même de la marâtre. Les petits, en contraste, ont l’allure défaite et ils expriment un sentiment naturel: la faim. Cela a pour effet d’exagérer la pitié que nous pouvons ressentir à leur égard. Ainsi, nous sommes menés à les mettre en parallèle avec le personnage de Cendrillon, celle à qui l’on attribue toutes les corvées. L’allusion au conte de fées et «au fantasme de la méchante marâtre, non seulement laisse intacte la gentille maman, mais empêche également l’enfant de se sentir coupable lorsqu’il est en colère contre elle» (Bettelheim, 1976: 109). Il ne faut pas oublier que le film ne représente pas la réalité mais le point de vue de Seita. Considérant la situation d’exception dans laquelle les plonge la guerre, il est tout à fait logique que sa tante lui demande de participer à l’effort collectif. Et puis, loin d’être négligés, les enfants ont un toit où dormir et de la nourriture à se mettre sous la dent, même si elle n’est pas telle qu’ils l’auraient désirée. Il n’est pas rare que les enfants surmontent leur propre ambivalence en projetant sur les autres les sentiments qu’ils intériorisent, à savoir le bien et le mal, l’enfant victime et l’adulte bourreau. Il semble que Seita –et sa réaction est bien humaine– ait de la difficulté à absorber le choc de son passage à une nouvelle vie. Il doit composer entre l’idéal d’une famille nourricière et la réalité brutale des privations et de la famine. Il ne faut pas oublier que le film, même s’il traite d’un sujet difficile et montre des scènes horrifiantes, est destiné à être vu par un public qui se compose principalement d’enfants. Le tombeau des lucioles et le film notoire Mon voisin Totoro d’Hayao Miyazaki, sortent au cinéma la même année et sont même présentés en projection double. La quête initiatique de l’enfant centrale dans Le tombeau des lucioles, qui discute aussi de la guerre, de la mort et de la perte de l’innocence.
Seita tente de créer une bulle protectrice, un espace imaginaire où lui et sa sœur peuvent vivre en suspension, en attendant la fin de la guerre. Ce besoin de se détacher de la réalité nous est exprimé à plusieurs reprises dans le film. Roger Ebert l’explique par l’utilisation d’un certain procédé poétique «in Japanese poetry they’ll use a pillow word. A word or a short phrase that essentially represent almost a musical beat between what went before and what comes after» (2010). Il continue ensuite en comparant ce procédé à une sorte de ponctuation qui viendrait entrecouper une scène d’action d’une autre de pure contemplation, où il ne se passe presque rien. Nous relevons plusieurs scènes de ce genre dans Le tombeau des lucioles. Toutefois, avant de nous y référer, nous devons revenir sur la figure maternelle.
Nous avons souligné que les personnages du film représentent, en quelque sorte, l’ethos particulier au personnage de Seita: cette version intériorisée de lui-même à travers laquelle il se projette dans le monde. Si sa tante agit comme la méchante sorcière, sa mère représente bien la perte inconcevable à laquelle la guerre le confronte. Une lecture plus psychanalytique de l’œuvre nous sera ici nécessaire pour démontrer que le jeune homme est plongé dans un état mélancolique qui le pousse à réinvestir les images de son passé. Parallèlement, cela nous permettra de faire retour sur cette nostalgie des traditions que les japonais ont perdu avec la Deuxième Guerre mondiale. La mélancolie vient du mot latin melancholia, qui signifie la maladie de la bile noire. Dès le début du film, Seita fait allusion à cette pluie noire qui tombe du ciel jusque dans les yeux de Setsuko: «it’s black rain from all of the bombing» (Takahata, 1988). Cette phrase met en lumière la contemplation à rebours de la guerre, déjà amorcée par les envolées mémorielles de Seita. Lorsqu’ils se rendent à l’hôpital, seulement Seita y entre. Il apprend que sa mère a succombé aux brûlures. Aucun détail n’est épargné au spectateur qui voit le sang suinter des bandages et les asticots qui, déjà, rongent son corps. Elle incarne l’idée d’un monstre, d’une momie, le corps et le visage presque totalement recouverts de bandelettes. Encore une fois, l’idée n’est pas tant de reproduire stricto sensu le processus de putréfaction, mais de démontrer l’abjection que représente le cadavre de sa mère.
De la locution latine elegia, l’élégie désigne une œuvre poétique qui est inspirée par la plainte. Dans Soleil noir. Dépression et mélancolie, Julia Kristeva remarque que «le temps dans lequel nous vivons étant le temps de notre discours, la parole étrangère, ralentie ou dissipée du mélancolique, le conduit à vivre dans une temporalité décentrée» (70-71). Le film nous propose plusieurs souvenirs de Seita avec sa mère. Ces moments agissent comme des instants hors du temps où il se réfugie pour oublier ce présent qui l’assaille. Nous constatons que les rêveries sont accompagnées d’une musique qui vient accentuer le lyrisme de la scène. Souvent, ces remémorations vaporeuses ont pour point de départ un objet. Ce point nous rappelle l’animisme et la religion Shinto que nous avons évoqué précédemment et qui est mise en évidence dans la scène suivante. La tante de Seita le convainc de troquer les kimonos de sa mère contre une poche de riz. Un très gros plan sur le précieux vêtement nous guide vers un souvenir familial où sa mère est vêtue de cet habit traditionnel. Les parents et les deux enfants se préparent à être pris en photo. Seita tente tant bien que mal d’imiter la droiture militaire de son père. Derrière eux, les cerisiers sont en fleurs. Il semblerait que «la fleur de sakura est un symbole de pureté, et c’est la raison pour laquelle elle est l’emblème […] de l’idéal chevaleresque» (Chevalier et Gheerbrant, 1982: 230). De plus, pour la culture japonaise, «la floraison des cerisiers préfigurerait […] celle du riz» (Chevalier et Gheerbrant, 1983: 230). C’est cette idée que nous transmet directement le réalisateur alors qu’à l’image du pétale de cerisier vient se surimposer celle de du grain de riz qui annonce pour le spectateur un retour à la réalité, alors que sa tante lui verse la part qu’il a obtenue grâce à la vente de la tunique. Le procédé cinématographique a permis, non seulement, le saut temporel, mais il a aussi servi à faire cette association symbolique entre la fleur et le riz, qui nous a été utile pour formuler qu’encore une fois, l’idéal militaire est remplacé par une valeur marchande.
La tante des gamins, pour les confronter à leur propre inactivité, met Seita au défi de faire leur propre nourriture. Ce qu’il accepte avec joie, contre toute attente. Au magasin, il s’achète un vieux cuiseur à riz ainsi qu’un peigne édenté et une ombrelle parsemée de trou. Ces objets de seconde main, d’une autre époque, viennent indiquer la tangente que prendra le reste de l’histoire, alors que les deux protagonistes font logis dans une caverne en montagne, non loin d’une ferme. Leur univers se dégrade de plus en plus, au fur et à mesure qu’ils se détachent du corps social pour retourner dans ce monde imaginaire où ils sont de nouveau des enfants. L’entêtement de Seita, son désir d’émancipation est intrinsèquement lié à la préservation de son innocence et surtout, de celle de sa sœur. En dépit de leur détérioration physique, les enfants se retrouvent dans un monde bien à eux où leur pureté juvénile s’exprime à l’écart, dans les moments magiques du quotidien qu’ils passent dans la nature, au bord de l’eau.
Plusieurs témoignages concordent pour dire que la guerre fait vieillir prématurément. Erich Remarque le souligne: «aucun de nous n’a plus de vingt ans. Mais quant à être jeune! Quant à la jeunesse! Tout cela est fini depuis longtemps. Nous sommes de vieilles gens» (23). Svetlana Alexievitch utilise cette métaphore pour nous faire bien comprendre la transformation viscérale de l’individu soumis à l’épreuve de la guerre: «comme un mouvement du visage: allant de la douceur des traits enfantins à ce regard de femme adulte, et même à une certaine dureté» (201). Ce que Le tombeau des lucioles met de l’avant, ce n’est pas tant la souffrance liée au corps –bien qu’il en montre la dégénérescence jusqu’à la plus complète destruction– que cette douleur inhérente à la perte de l’innocence, à cette fracture de l’âme.
ALEXIEVITCH, Svetlana, La guerre n’a pas un visage de femme, Paris, Les Presses de la Renaissance, coll. «J’ai lu», n° 7552, 2004.
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GERVAIS, Bertrand, L’imaginaire de la fin: Temps, mots & signes. Logiques de l’imaginaire – tome III, Montréal, Le Quartanier, Coll. «Erres essais», 2009.
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TORRES, Sandy, Les temps recomposés du film de science-fiction, Canada, Les Presse de l’Université Laval et L’Harmattan, coll. «Cinéma et société», 2004
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Chevalier, Karolyne (2018). « Guerre et complexité narratologique dans «Le tombeau des lucioles» de Isao Takahata ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/guerre-et-complexite-narratologique-dans-le-tombeau-des-lucioles-de-isao-takahata], consulté le 2024-12-26.