Le 12 avril 2020, au moment où l’épidémie de la COVID-19 atteignait son pic en France, Mediapart publiait un entretien avec l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau dans lequel ce dernier caractérisait ainsi cet événement:
[N]os sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale […]. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée: rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… (Audoin-Rouzeau, 2020)
Cette description de ce qui fut indéniablement un «choc» frappe par un vocabulaire qui recoupe très largement les discours sur le posthumain. D’un côté, la portée anthropologique de l’événement, le souhait de «bannir la mort», l’étayage par le numérique et la foi dans un avenir porté par l’intelligence artificielle rappellent l’eschatologie transhumaniste. De l’autre, le rappel de notre animalité et la simplicité des moyens de lutte contre la maladie renvoient à la critique posthumaniste qui conteste l’idée d’une exception humaine aussi bien que celle du pouvoir de la technique de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature.
Cette convergence entre le langage de l’historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale, et celui d’un débat philosophique a priori éloigné de ses préoccupations suggère que l’épidémie et le confinement accélèrent des évolutions qui s’observaient depuis environ deux ou trois décennies. Ces derniers produisent certainement autre chose, et il faudrait se garder d’aller trop vite, mais au moins on peut y voir la confirmation que le posthumanisme est devenu une problématique centrale du monde contemporain, qu’on l’appelle posthumanisme, «cyborg philosophie» (Hoquet, 2011), «trouble dans le chthulucène» (Haraway, 2016) ou «critique de la modernité en vue de savoir où atterrir» (Latour, 2017). Les conditions de la vie humaine, comme non humaine, changent à une vitesse inimaginable autrefois et l’avenir est sans doute plus incertain que jamais. On en est réduit aux conjectures et à l’observation. Pour la théorie, c’est un moment extraordinaire: rien n’est sûr, si ce n’est que demain ne ressemblera à rien de ce que nous avons connu. Pour la littérature et les arts, le moment n’est pas moins extraordinaire: observer la vie quotidienne n’est jamais aussi intéressant que dans ces moments de mutation accélérée, quand l’observation, la collecte de données, l’empiricité redeviennent des valeurs cardinales.
L’épidémie invite à penser la tension entre pouvoirs du numérique et puissance des corps, c’est-à-dire deux tensions en rapport l’une avec l’autre. D’un côté, il y a l’ambivalence du numérique: celui-ci est susceptible de protéger et d’aider, comme de contrôler et de surveiller. C’est tout le problème mis en scène par les polémiques sur «Stop-Covid», une application qui permettrait le traçage des personnes contaminées pour le meilleur (arrêter la contagion), mais aussi pour le pire (recueil de données personnelles, fichage, atteinte à la vie privée…). De l’autre, il y a la complexité des corps. On sait que tout corps se compose de corps multiples et hétérogènes, ce qui fait sa puissance et sa fragilité: la vie humaine ne se conçoit pas sans les bactéries et les virus; on ne peut pas vivre dans une bulle d’immunité, elles n’existent pas, et nous devons vivre, pour le meilleur et pour le pire, avec quantité d’êtres vivants qui peuvent nous rendre malades ou nous tuer. On sait tout cela: c’est la tension entre condition numérique, celle à laquelle la mondialisation néolibérale nous voue, et condition terrestre, que la destruction des écosystèmes nous oblige à considérer.
Si l’épidémie est un formidable accélérateur des contradictions en cours, il faut interroger le rapport du numérique au corps. Le confinement nous met tous devant une contradiction qui n’est pas non plus tout à fait nouvelle, mais qu’on ressent beaucoup plus qu’avant. Notre corps se rappelle violemment à nous au moment où l’on essaie de s’en passer. Pendant le confinement, il faut bien confier encore plus qu’avant ses fonctions corporelles à des prothèses. Nous ne nous sommes jamais autant servis d’Internet, qui est devenu notre prothèse géante commune, ou peut-être un réservoir inépuisable de prothèses en partage: pour nous téléporter auprès de nos parents et de nos amis, pour aller chercher des textes ou des morceaux de musique, pour voir des films.
Notre dépendance à ce gigantesque dispositif est décuplée. Or plus nous dépendons de la prothèse, plus elle nous rappelle notre corporéité. Le corps se rappelle comme manque. D’où l’effet essentiel de l’épidémie à l’ère du numérique: non pas nous créer des corps numériques, mais nous rappeler le réel des corps. Ce qui est peut-être une des raisons de la fascination pour les décomptes macabres que tout le monde regarde ou écoute tous les soirs: il faut rappeler, sur le mode abstrait du comptage, une mortalité devenue invisible, de corps devenus abstraits eux-mêmes, du fait d’être toujours représentés sur des écrans (on ne peut plus aller dans les Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), on ne peut plus assister aux enterrements, mais on compte religieusement les morts tous les soirs).
Slavoj Žižek avait déjà remarqué dans un article célèbre («No sex, please, we’re post-human!» [Žižek, 2000: n.p.]) que nous ne quittons jamais notre corps et qu’Internet nous le rappelle. L’opinion commune, écrit Žižek, veut que la pornographie hardcore soit l’usage dominant du cyberespace: c’est la vengeance du corps. L’usager peut bien surfer sur le net avec un corps angélique, spectral, métamorphosé, accordé à ses fantasmes, mais ce n’est que pour mieux lui rappeler la réalité de son corps devant son écran: corps terrestre, avec ses imperfections, mais aussi corps marchandise, promis à l’évaluation sur les marchés déterritorialisés de la chair.
Du côté de la condition terrestre, les appels à inventer le monde d’après se multiplient. Comme si la boutade de Fredric Jameson, «il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme» (Jameson, 2007: 98), était tout à coup dépassée: le capitalisme a tout d’un coup cessé d’être l’unique horizon et nous avons eu un avant-goût de l’effondrement annoncé par les collapsologues. De cette interruption des affaires courantes, il restera quelque chose, comme de toutes les catastrophes du passé est advenu un monde que personne n’avait anticipé. Bien sûr, on ne sait pas de quoi demain sera fait, mais on ne pourra pas oublier la révélation de la puissance et de la fragilité des corps qui fait notre condition terrestre. Bruno Latour a publié le 30 mars 2020 sur AOC.media un questionnaire qui a beaucoup circulé depuis: «Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise» (Latour, 2020), qui nous demande de nous poser six questions pour nous aider à devenir des «interrupteurs de globalisation»: j’en cite deux: «Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas?» et «Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement?» Essayer de répondre à ces questions, c’est se donner une chance pour une sortie posthumaniste, ou peut-être simplement humaine, mais –on l’espère– pas inhumaine, du confinement et de la COVID-19.
—
Ce texte est issu d’une présentation lors du speed-colloque Contagion et confinement (29 avril 2020). L’archive vidéo est disponible ici.
Audoin-Rouzeau, Stéphane. «Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois», entretien avec Joseph Confavreux, Mediapart, 12 avril 2020.
Haraway, Donna. Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene. Durham, Duke University Press, 2016.
Hoquet, Thierry. Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes. Paris, Le Seuil, 2011.
Jameson, Fredric. Archéologies du futur. Volume 1: Le désir nommé utopie. Paris, Max Milo, coll. «L’inconnu», 2007.
Latour, Bruno. «Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise», AOC.media, 30 mars 2020.
Latour, Bruno. Où atterrir? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017.
Žižek, Slavoj. «No sex, please, we’re post-human!», Lacan.com, 2000, https://www.lacan.com/nosex.htm, consulté le 21 mai 2020.
Engélibert, Jean-Paul (2020). « Épidémie et posthumanisme ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/epidemie-et-posthumanisme], consulté le 2024-12-11.