Dans une entrevue qu’elle donne dans le cadre de l’émission spéciale «Harry Potter and Me», sur la BBC en 2001, J.K. Rowling, l’auteure de la série à succès Harry Potter, témoigne de son étonnement. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait pu s’attendre à un tel succès ni n’aurait pu imaginer un tel engouement pour les aventures de son petit sorcier1. Pourtant, les curieux l’ont noté, un des personnages de Harry Potter à l’école des sorciers prédisait un tel phénomène dans le premier chapitre, telle une prophétie, mettant en abyme le destin fabuleux de Harry Potter: «On écrira des livres sur lui. Tous les enfants de notre monde connaîtront son nom!» (ES, 22). La saga, vendue à plus de deux cent cinquante millions d’exemplaires, en soixante langues et dans deux cents pays (Bertrand, 79), est décidément un phénomène littéraire extraordinaire. La magie se poursuit désormais dans les fictions écrites par les fans et surtout, dans les analyses critiques qui tentent de percer les secrets du monde magique des sorciers. Ces études témoignent surtout, par leur prolifération, de la richesse interprétative de la série et de la complexité du monde créé par Rowling.
Si le charme de l’écriture de J.K Rowling se trouve surtout dans tous les petits détails qui forment et constituent ce monde magique parallèle, l’intrigue qui tourne autour de Harry et du sorcier Voldemort est peut-être ce qui nous tient le plus en haleine, laissant planer l’inévitable question dont l’issue n’est dévoilée qu’à la toute fin: Harry mourra-t-il? Survivra-t-il? C’est que le conflit qui oppose le jeune sorcier Harry au plus grand mage noir de tous les temps est puissant, complexe, et, nous nous en rendons compte au fil de la lecture, pourrait se terminer d’une façon ou de l’autre: Harry pourrait tuer Voldemort, mais Voldemort pourrait aussi tuer Harry. Rowling affirme d’ailleurs qu’elle a pensé sérieusement tuer son personnage, afin de suivre la logique de son récit2. La suite, on le sait, s’est déroulée autrement.
J.K. Rowling crée autour des personnages de Harry et Voldemort une relation complexe qui défie la simple opposition du Bien et du Mal. En effet, les deux sorciers sont montrés comme à la fois contraires et similaires, la narration faisant tout pour les opposer tout en les rapprochant dangereusement. Ce jeu d’échange de l’un à l’autre vient brouiller les frontières entre l’identité et l’altérité et est, selon nous, une des raisons qui retient le lecteur de manière si puissante dans le monde magique. Cette remise en question de la binarité crée la richesse de l’histoire et participe à la complexité de la construction du personnage de Harry.
Ce n’est plus un secret pour personne, la saga Harry Potter raconte le récit initiatique de Harry qui se bat contre le Mal, en l’occurrence Voldemort – celui dont seule l’évocation du nom en fait tressaillir plus d’un – afin de restaurer l’ordre et la paix dans le monde des sorciers (Bertrand, 83). Dans l’histoire sous-tendue par une structure que Benoît Virole rapproche du mythe, le héros Harry cherche à rétablir l’équilibre d’une «situation originelle déstabilisée par l’assassinat de ses parents par Lord Voldemort» (Virole, 2007, 41). La saga prend fondamentalement forme, donc, dans un univers construit autour d’archétypes et d’oppositions binaires qui opposent le Bien et le Mal. Elle rejoint, ainsi, la structure du conte classique par l’opposition traditionnelle entre des personnages valorisés en termes positifs, c’est-à-dire le héros, et ceux en termes négatifs, c’est-à-dire l’antihéros et les forces du Mal (Virole, 2007, 43). Harry et Voldemort, antagonistes principaux, sont donc les représentants de groupes opposés qui s’affrontent pour voir leur vision du monde, du Bien ou du Mal, triompher.
À cette quête fondamentale, sur laquelle repose l’œuvre entière, se superpose celle de Harry envers lui-même, puisqu’il est, tout au long de la série, à la recherche de sa propre identité. Mais ces deux quêtes, celle du triomphe du Bien et celle de ce qu’il est, se chevauchent et se répondent l’une l’autre. Comme l’explique Ingrid Bertrand dans son article «Du personnage de conte de fées au héros du monomythe: les nombreuses facettes de Harry Potter»,
en affrontant ses ennemis, Harry découvre ses points forts et ses faiblesses, acquiert une meilleure connaissance de lui-même et gagne en maturité. Inversement, plus le jeune sorcier en apprend sur lui-même, le monde qui l’entoure et la nature humaine, plus il est en mesure de vaincre le Mal (Bertrand, 84).
L’apprentissage que Harry fait de lui-même au fil de ses années à Poudlard se réalise donc en opposition aux forces du Mal, auxquelles il se mesure à plusieurs reprises, et aussi à l’aide de celles-ci. C’est de cette façon que la bipartition qui soutient l’univers créé par Rowling fait place à une opposition plus nuancée. Harry et Voldemort ne font pas que s’affronter, ils se construisent l’un à l’aide de l’autre et ont une répercussion l’un sur l’autre. Rowling nous montre que Harry, sans Voldemort, ne serait pas ce qu’il est, et inversement. Le contact entre les deux sorciers occasionne des échanges qui permettront à chacun d’eux de se construire en tant qu’identité individuelle, avec et contre l’autre. C’est donc en soi, mais aussi dans l’altérité que les antagonistes évoluent tout au long de la série, et nous verrons plus précisément pourquoi et comment cela se présente.
À l’âge de onze ans, Harry Potter apprend par le sorcier Hagrid, garde-chasse à l’école de sorcellerie Poudlard, qu’il est un sorcier, et son existence bascule. La cicatrice sur son front n’est pas, comme il l’avait toujours cru, une marque de l’accident de voiture qui a tué ses parents lorsqu’il était petit, mais bien la trace qu’a laissée Voldemort en tentant de l’assassiner. Enfant ordinaire et maltraité chez les Dursley, Harry se rend compte qu’il est dans le monde des sorciers un être extraordinaire dont tout le monde connaît l’histoire, et sa cicatrice, le signe de sa victoire sur le plus grand mage noir de tous les temps alors qu’il n’était qu’un bébé. Cette nuit tragique où Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom a tué ses parents, mais sans tuer Harry, est le point de départ du conflit qui opposera Harry à Voldemort pendant dix-sept ans et qui conduit le héros Harry du premier jusqu’au septième volume de la série.
Harry et Voldemort se rencontrent plus d’une fois pendant les premières années du jeune garçon à Poudlard, même si le mage noir n’est, à ce moment-là, qu’un être faible retenu entre la vie et la mort, et chaque rencontre se conclut par la victoire de Harry sur son opposant. Au départ, Harry ne sait pas particulièrement pourquoi le mage noir s’acharne sur lui, ni les raisons précises pour lesquelles il se retrouve toujours impliqué dans des combats qui le mettent face à lui:
Initially, Harry was presented (and saw himself) as almost a random victim of Voldemort’s evil, but as the narrative progresses and the connections/similarities increase, Harry’s relationship with Voldemort is retold (Behr, 115).
Les liens qui unissent Voldemort et Harry se clarifient au fil des années à Poudlard. Harry devient tranquillement conscient qu’il est la raison précise du retour de Voldemort, même s’il ignore encore le pourquoi qui sous-tend ce désir de meurtre: «J’ignorais combien de temps s’écoulerait avant son retour, dix ans, vingt ans, cinquante ans, mais je savais qu’il reviendrait et […] qu’il ne trouverait pas le repos tant qu’il n’aurait pas réussi à te tuer» confie Dumbledore à Harry, dans le cinquième tome (OP 938). Harry se retrouve donc, malgré lui, «l’indésirable numéro un» face au plus puissant sorcier de son époque.
Harry apprend bientôt le véritable destin qui le lie à Voldemort, lorsque Dumbledore lui partage l’existence de la prophétie. Celle-ci, énoncée par le professeur Trelawney,
«indicated that a wizard boy, born at the end of July, whose parents were both in the Order of the Phoenix and had barely escaped Voldemort three times, would have the power to vanquish the Dark Lord» (Behr, 120). Dumbledore ajoute que la prophétie ne le visait pas exclusivement, qu’elle pouvait s’appliquer à deux personnes, à lui ainsi qu’à Neville Londubat, mais que Voldemort avait fait de lui son ennemi en le choisissant lui précisément:
Il a choisi celui dont il pensait qu’il représenterait pour lui le plus grand danger. […] Il s’est vu en toi avant même de te connaître. Et, en te marquant de cette cicatrice, il ne t’a pas tué comme il en avait l’intention, mais t’a donné un avenir et des pouvoirs qui t’ont permis, jusqu’à présent, de lui échapper non pas une fois, mais quatre (OP, 946).
La prophétie prend alors mesure du destin de Harry, puisqu’elle stipule que «l’un devra mourir de la main de l’autre, car aucun de peut vivre tant que l’autre survit» (5, 944). Performative, elle trace le chemin de ce qui attend les deux antagonistes. Elle les lie autant qu’elle les oppose l’un à l’autre, faisant en sorte qu’ils ne peuvent exister ni «sans» ni «avec» l’autre. De cette façon, Harry et Voldemort deviennent en quelque sorte des doubles l’un de l’autre, dont Voldemort incarne le célèbre «double persécuteur» qui ne cesse de revenir à la charge. «Deux s’oppose à un, l’unité sereine et parfaite […]. Dans deux, il y a toujours un de trop. Deux implique à la fois réduplication et conflit, enfermement sans résolution» (Jourde, 4). Et comme le précise Michèle Nevert, la lutte entre les deux doubles se termine inévitablement par la mort (Nevert, 264), destin qui attend nécessairement l’un des deux personnages à la fin de la saga.
Cependant, Dumbledore le précise dans le cinquième tome, le message de la prophétie ne va pas de soi. Ce qui est prédit n’arrive seulement que dans la perspective où ceux qui sont concernés par celle-ci en prennent connaissance et décident de la suivre. En effet, de nombreuses prédictions prophétiques demeurent irréalisées parce qu’elles ne parviennent jamais aux oreilles de ceux qui y sont mentionnés. La prophétie se révèle donc détenir très peu de pouvoir dans le destin de Harry. C’est plutôt par la détermination de Voldemort à le considérer comme son rival autant que comme son égal que le message se concrétise:
– […] Vois-tu, la prophétie ne signifie pas que tu doives faire quelque chose! Mais c’est elle qui a amené Lord Voldemort à te marquer comme son égal… Autrement dit, tu es libre de choisir ta voie, libre de tourner le dos à la prophétie! Mais Voldemort, lui, continuera à s’y tenir. Il continuera à te traquer… Et donc, inévitablement…
– L’un de nous deux finira pas tuer l’autre, acheva Harry. (PS, 563)
Voldemort choisit donc Harry et il en fait lui-même son ennemi en le posant comme tel. Le choix de son opposant est des plus significatifs puisqu’il «chose the boy most like himself» (Behr, 121) posant comme son ennemi un être qui lui ressemble étrangement.
Harry Potter et Voldemort partagent un passé similaire et de nombreux traits communs. Tous deux issus d’une famille de sorciers dont l’un des parents est né moldu, c’est-à-dire non sorcier (le père pour Voldemort, la mère pour Harry), les deux sorciers partagent la caractéristique d’être des «sang-mêlé» et des orphelins, ayant également tous deux fait leurs études à Poudlard:
The series’ greatest villain began his education and life at Hogwarts much as Harry himself—as a half-blood orphan, deprived of parental love and without any magical upbringing and socialization whatsoever» (Stojilkov, 135).
Rowling met bien en évidence comment ces deux antagonistes partageant des caractéristiques qui les rapprochent, et cette ressemblance participe à la problématisation de leur conflit. Les deux personnages sont également préoccupés par la question de la filiation, tous deux engagés dans une quête de leurs propres origines, bien que cette recherche se pose d’une façon différente chez Voldemort que chez Harry –l’un est à la recherche de son héritage et l’autre est dans son déni (rappelons que le jeune Voldemort tue tous les membres de sa famille et change son nom, passant de Tom Jedusor pour Lord Voldemort). Ainsi, la ressemblance, si elle est importante, n’est pas la consécration du destin des deux sorciers. Rowling montre bien comment, nous y reviendrons, l’importance n’est pas d’où l’on vient, mais où l’on va.
Dans l’univers fantastique de J.K Rowling, ce n’est pas le sorcier qui choisit sa baguette, mais la baguette qui choisit son sorcier (Bertrand, p. 90). Or, lors de l’achat de sa baguette magique sur le Chemin de Traverse, celle qui semble convenir à Harry n’est autre que, par une situation extraordinaire, la sœur jumelle de celle de Voldemort:
Étrange… très étrange… […]. Je me souviens de chaque baguette que j’ai vendue, Mr Potter […]. Or, le phénix sur lequel a été prélevée la plume qui se trouve dans votre baguette a également fourni une autre plume à une autre baguette. Il est très étrange que ce soit précisément cette baguette qui vous ait convenu, car sa sœur n’est autre que celle qui… qui vous a fait cette cicatrice au front. (ES, 94)
Harry apprend donc très tôt qu’il devra composer avec une similitude un peu particulière avec son ennemi. Les deux baguettes, possédant en leur cœur une plume de phénix provenant du même oiseau et ont la même origine. Celles-ci rappellent étrangement ce que partagent Harry et Voldemort, qui ont, nous l’avons vu, en commun un passé étrangement similaire. Les deux baguettes se révèlent plus tard littéralement liées entre elles, ne pouvant agir l’une contre l’autre. Harry comme Voldemort l’apprendront à la fin du quatrième tome, lors de leur affrontement dans le cimetière, rencontre qui permettra l’apparition d’un étrange phénomène:
Un étroit faisceau lumineux reliait à présent les deux baguettes magiques […]. Puis […] il sentit ses pieds se soulever du sol. […] Le fil d’or qui unissait Harry et Voldemort se morcela soudain. Leurs baguettes restèrent liées l’une à l’autre, mais des milliers d’autres traits de lumière furent projetés dans les airs, dessinant une multitude d’arcs entrecroisés au-dessus de leurs têtes. (CF, 590)
Pendant le moment où le fil d’or relie les deux baguettes, il est possible pour Harry de voir surgir, comme des ombres, les victimes de Voldemort: c’est ainsi qu’il revoit son père, sa mère et Cédric Diggory, mort quelques minutes plus tôt. Voldemort se rend compte qu’il lui sera alors impossible de tuer Harry à l’aide de la baguette qu’il possède, celle-ci étant reliée par une sorte de matrice magique à celle de Harry. Voldemort, s’il veut éliminer le jeune sorcier, devra donc trouver une autre baguette que la sienne, et c’est ainsi qu’il se met à la recherche de la baguette de Sureau, baguette possédant une grande puissance magique avec laquelle il espère surpasser la magie qui le lie à Harry.
La cicatrice sur le front de Harry, au départ, n’est qu’une trace, représentative d’un événement extraordinaire, mais reste parfois gênante pour le jeune sorcier qui ramène très souvent ses cheveux par dessus pour la dissimuler aux yeux curieux qui l’entourent. Si elle est, pour Harry, une trace tangible de ses origines (Auriacombe, 2005, 8), elle reste surtout un rappel indélébile sur son corps de l’événement qui a détruit sa famille, une trace mémorielle de son passé extraordinaire qui prend une signification héroïque même si, Harry le dit lui-même, il n’y est pour rien («Tout le monde pense que je suis quelqu’un d’exceptionnel […] Je suis célèbre, mais je ne me rappelle pas pourquoi» ES, 95). La cicatrice est au fondement de l’identité de Harry, fait de lui un être à part, et est en même temps ce qui le rapproche le plus de son ennemi puisque qu’elle a été faite de sa main. Voldemort se retrouve donc en quelque sorte à la source de l’identité du jeune garçon, de son destin exceptionnel et de tout ce qui fait de lui ce qu’il est.
Marque physique de Voldemort, la cicatrice devient, au fil du récit, la véritable clé de voûte du lien qui unit véritablement les deux personnages, puisqu’elle permet à Harry de ressentir les émotions de Voldemort, ainsi que sa proximité:
Initially, the scar is simply a lightning bolt mark on his forehead that identifies the “Boy Who Lived;” as the books progress, however, the scar becomes more and more important, more and more painful, recognized by Dumbledore and Harry as a barometer that registers Voldemort’s anger and finally as a visible sign of the connection between Harry and the Dark Lord (Behr, 115).
Comme le souligne Ingrid Bertrand, Voldemort, en tentant de tuer Harry, a créé une sorte de lien psychique entre lui-même et sa victime, lien qui s’est matérialisé par la cicatrice en forme d’éclair que Harry porte sur le front (Bertrand, 90). La cicatrice laissée par Voldemort dans son enfance se révèle ainsi plus qu’une simple marque, mais bien comme un «passage» qui représente, d’une certaine façon, une porte d’entrée du mage noir en lui. Cet accès, d’abord une source d’information précieuse pour Harry puisqu’il lui permet de suivre des émotions liées à l’avancement de ses plans, devient dangereux au moment où Voldemort en découvre l’existence, puis s’en sert pour troubler l’esprit de Harry et l’attirer dans un piège, comme c’est le cas à la fin du cinquième tome (Bertrand, 90).
Harry apprend au cours de ses aventures qu’il possède certains pouvoirs «rares, insoupçonnés et associés à la magie noire» (Bertrand, p. 90), pouvoirs qu’il aurait mystérieusement hérités du grand mage noir au moment où celui-ci a tenté de le tuer (Bertrand, 90). Par exemple, il découvre, lors de sa deuxième année à Poudlard, qu’il parle fourchelang, la langue des serpents, une aptitude partagée par peu de sorciers, et cela sans ne l’avoir jamais appris. Ces capacités particulières troublent Harry, qui, inquiet, «also wonders if some of his abilities make him a bad person» (Nel, 2001, 37, cité par Bertrand, 90). Harry craint de partager des traits de personnalité avec celui qui a tué ses parents et d’avoir le potentiel pour devenir un grand mage noir, ce qu’il ne veut pas être.
Ce qui nous amène à parler du choix, instance déterminante de la vraie opposition entre Harry et Voldemort. Ce qui rend Harry très différent de Tom Jedusor, lui dit Dumbledore dans Harry Potter et la chambre des secrets, ce sont les choix, «qui montrent ce que nous sommes vraiment, beaucoup plus que nos aptitudes» (CS, 352). Cette importance accordée aux choix est mise en évidence à de nombreux moments au cours de la série. Par exemple, dès sa première entrée à Poudlard, Harry rejette la possibilité d’aller à Serpentard, maison ouvertement liée à la magie noire, pour plutôt choisir d’aller à Gryffondor (ES, 125). Dans les derniers tomes, Harry utilise le sortilège de désarmement Expelliarmus contre Voldemort au lieu du sortilège de mort Avada Kedavra, signifiant son désir de ne pas tuer son adversaire s’il n’en est pas obligé (CF, 590; RM, 594). «Harry est conscient de posséder un énorme potentiel qu’il ne maîtrise pas et qui pourrait être mis au service tant du Bien que du Mal» (Bertrand, p. 90). Mais Harry est déterminé à mettre ses pouvoirs au service du Bien, ce qui nous permet d’observer, comme le précise Isabelle Smadja, que le livre démontre clairement un refus du déterminisme et du fatalisme (Smadja, 116, citée par Bertrand, 91), prônant davantage la liberté individuelle de chacun. La capacité d’aimer est également ce en quoi Harry se distingue de Voldemort. Ingrid Bertrand précise d’ailleurs que «la présence en Harry de ce sentiment que le Lord méprise et ignore constitue un pouvoir immense grâce auquel le héros surpasse son ennemi, et tend à confirmer que la voie choisie par l’orphelin est à l’opposée de celle de Voldemort» (Bertrand, p. 91). Bref, si Harry est habité par Voldemort et les forces du mal, il forge donc son identité en s’opposant au mage noir, et se constitue dans un écart envers lui.
Si Harry et Voldemort évoquent des doubles, en tant que deux entités opposées qui se livrent un combat dont l’issue est nécessairement celle de la mort, le personnage de Voldemort tel que construit par Rowling est problématique puisqu’il est, littéralement, dédoublé. En effet, et c’est vers la fin de la série que Harry l’apprend, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom tente de se mettre à l’abri de la mort en divisant son âme en plusieurs morceaux et en les cachant dans des objets significatifs. Voldemort, «qui [est] […] allé plus loin que quiconque sur le chemin qui mène à l’immortalité» (CF, 581) est donc un être divisé, dédoublé, dont l’unité est fragmentée, expliquant surtout comment le mage noir a réussi à survivre malgré qu’il ait frôlé la mort à plusieurs reprises.
Voldemort se dédouble par l’intermédiaire des Horcruxes, «terme qu’on utilise pour désigner un objet dans lequel une personne a dissimulé une partie de son âme» (PS, 547). Ainsi, «même si son corps est attaqué ou détruit, on ne peut pas mourir parce qu’un morceau de l’âme reste attaché à la vie terrestre sans avoir subi de dommage (PS, 547)». Pour séparer son âme en deux, il faut tuer un autre être humain. Mais ce n’est pas seulement en deux parties, mais bien en sept que Voldemort divise son âme, et les objets dans lesquels elle est dissimulée sont, pour la plupart, cachés. Et donc, apprend Harry, pour être à même de tuer Voldemort, il faut d’abord retrouver, puis éliminer chacun des six Horcruxes, dont Harry est peut-être le plus insoupçonné et le plus mystérieux.
Comment Harry peut-il être un Horcruxe? Le sortilège de mort lancé par Voldemort sur Harry alors qu’il n’était qu’un bébé s’est répercuté sur le jeune garçon pour se retourner vers Voldemort et l’anéantir presque totalement. Par ce sortilège, on l’apprend dans le dernier tome, un petit morceau de Voldemort s’est émincé dans Harry, le transformant lui-même en Horcruxe. De cette façon, en plus de ressentir les émotions et la proximité du grand mage noir, Harry devient en quelque sorte une partie de Voldemort, un double de lui. De plus, dans le dernier roman, on apprend qu’au moment de cet échange d’âme de Voldemort vers Harry, un partage s’est fait dans l’autre sens: en effet, à ce même moment, Harry transmet à son rival une partie de la protection que lui a donnée sa mère en mourant. Voldemort possède donc également une partie de Harry en lui. La relation qui les unit devient donc à ce point précise qu’elle configure le statut double des deux personnages, en laissant voir que Voldemort, en tuant Harry, se tuerait aussi lui-même, ou du moins une partie de lui-même et que, dans l’autre sens, Harry doit se laisser assassiner pour pouvoir ensuite tuer Voldemort.
Permettant une articulation entre soi et l’autre, le miroir est un objet qui permet de concrétiser la relation entre Harry et Voldemort. D’abord, il est intéressant d’aborder la présence massive, mais tout aussi problématique, des miroirs dans la série Harry Potter. Ceux-ci, loin d’être de simples objets réfléchissants, ne supposent pas la rencontre entre un personnage et son reflet, mais sont déformés par le monde des sorciers et dérogent de leur utilité première. Les miroirs dans Harry Potter «réfléchissent» (Auriacombe, 2005, 99), ont une vie propre, parlent, ont des caractéristiques hors norme, etc. Par exemple, telle n’est pas la stupeur de Harry lorsqu’un miroir lui crie de remettre sa chemise dans son pantalon (CS, 50). Le Miroir du Riséd, quant à lui, ne montre pas la réalité, mais de ce qui est de l’ordre de notre plus profond désir (ES, 210). La «glace à l’Ennemi» de Maugrey Fol Œil, dans le quatrième tome, permet de voir les rivaux qui rôdent, par l’apparition dans la glace de silhouettes étranges (CF, 307, 604-605). Sinon, c’est par le fait qu’elle regarde dans un miroir que Hermione se sauve de la mort du regard du basilic. Dans le cinquième tome, Sirius donne également à Harry un miroir double sens, qui permet de communiquer de l’un à l’autre sans se déplacer (OP, 962), miroir qui est mystérieusement l’objet d’apparition d’un œil bleu que Harry croit être celui de Dumbledore (RM, 515). Bref, les miroirs sont loin d’être ordinaires et jouent un rôle actif au cœur de l’intrigue.
La symétrie proposée par le miroir est problématique. Elle ne donne «non pas la chose, mais son autre, son inverse, son contraire, sa projection selon tel axe ou tel plan» (Rosset, 1976, 94). L’histoire entière de Harry Potter repose sur ce renversement et cette réflexivité dans les rapports de force qui lient le jeune sorcier au plus grand mage noir de tous les temps. En effet, ceux-ci sont, tout au long de la série, inversés: c’est Harry, alors qu’il est bébé, qui renverse Voldemort et, le sort se répercutant sur lui comme un miroir, c’est Voldemort qui devient faible. Harry survit, alors qu’il aurait normalement dû mourir suite à cette attaque. Dans une suite d’inversions qui définit leur relation (enfant/adulte, amour/haine, Bien/Mal), le miroir et le reflet sous-tendent la dynamique entre les deux personnages, dans laquelle c’est finalement Harry et Voldemort qui sont semblables tout en s’opposant, tel le reflet inversé proposé par le miroir.
Mais ce qui nous intéresse le plus, avec le miroir, c’est qu’il permet de proposer une conception du lien que partagent Harry et Voldemort à travers la cicatrice. Cet objet miroitant permet d’évoquer le bris des frontières, à la fois du corps et de l’âme, phénomène fréquent dans la série entre les deux personnages dont les identités se confondent au point de partager leur enveloppe charnelle. À plusieurs reprises, par exemple, Harry rêve qu’il «est» Voldemort, et qu’il fait, à sa place, des actions meurtrières: «J’étais le serpent […]. J’ai tout vu par l’œil du serpent» (OP, 526). Dans des rêves similaires, c’est le visage de Voldemort qu’il voit quand il se regarde dans le miroir (OP, 657). Plus loin dans la série, les gestes de Voldemort deviennent ceux de Harry lorsqu’il est éveillé et, lors de ces moments, il «ressent Voldemort en lui» (OP), perdant ce qu’il est pour laisser l’autre agir à sa place. Harry entend aussi ses propres paroles comme provenant d’un autre: «Une voix s’élevait alors de sa propre bouche, une voix aiguë» (OP, 816). Ce partage de leur corps occasionne à Harry de ne plus se sentir seul à l’intérieur de lui: «lorsque [son] esprit est le plus détendu, [ils] partage[nt] [leurs]pensées et [leurs] émotions» (OP, 597). Mais si Voldemort prend possession du corps de Harry, Ingrid Bertrand précise que ces incursions sont toujours assez brèves, car Voldemort «ne peut supporter d’habiter un être qui, lorsqu’il est en danger de mort et assailli par le Mal, se laisse guider non par la haine, mais par l’amour» (Bertrand, 91). La cicatrice, que d’ailleurs Harry ne peut jamais voir sans l’intermédiaire de son reflet dans le miroir, permettrait la fusion des deux corps et âme, faisant de celle-ci la réflexion des états d’âme de Voldemort et le portail de ce dernier vers Harry. De cette façon, Harry incarnerait Voldemort au plus profond de lui-même, et le porterait en quelque sorte en lui.
Ces constatations nous amènent, à l’instar d’Éric Auriacombe, à proposer cette hypothèse: Voldemort est-il vraiment un personnage distinct de Harry? Ou serait-il, au contraire, un élément de sa personnalité, sa face d’ombre ou sa «part obscure» (Martinière, p. 26) qui prendrait forme à l’extérieur de lui, matérialisée dans Voldemort? (Auriacome, 2005, 71). Doubles opposés, mais qui partagent des traits communs et dont les frontières corporelles se mélangent, Harry et Voldemort pourraient être au cœur de ce que Jean Fabre appelle la «schizophrénie fondatrice», qui «rompt le principe d’identité» (Fabre, 1992, 235) et qui serait à la base de la formation du double. Selon Fabre, le double ou le reflet serait une partie du moi qui aurait pris une autonomie, en quelque sorte une instance psychologique qui se matérialiserait à l’extérieur de cette personne (Fabre, 1992, 236). Sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde, le bris des frontières du corps et de l’âme entre Harry et Voldemort illustrerait, selon cette théorie, un combat identitaire interne qui prendrait forme de manière externe dans le monde des sorciers. Harry et Voldemort seraient au départ une seule entité, qui, divisée, deviendrait double, et le combat qu’ils se livrent l’un et l’autre serait d’ordre uniquement psychologique. Cela signifierait, au fond, que Harry serait seul et qu’il se confronterait en quelque sorte lui-même.
Tout est mis en œuvre, dans l’écriture de Rowling, pour brouiller les pistes. L’analyse de la relation entre Harry Potter et Voldemort permet, comme nous l’avons vu, d’évoquer une foule d’hypothèses qui viennent pousser l’imaginaire à son extrême, de proposer des issues que le texte s’amuse à laisser présumer. En effet, Harry et Voldemort sont finement ficelés l’un à l’autre, à la fois interdépendants, doubles, reflets, s’incarnant presque dans un seul corps qui tiendrait une seule baguette face au miroir, renvoyant l’image du même, mais dans l’opposition qui caractérise cette glace réfléchissante. L’image est belle, mais complexe et floue. Il est impossible de faire entrer Harry et Voldemort dans une case, ni dans une théorie, les détails sont trop nombreux pour se laisser apprivoiser. Cependant, ils nous laissent à nous, fans, le plaisir d’essayer.
Harry et Voldemort campent peut-être les «doubles» les plus célèbres de leur génération, et peut-être les plus complexes. Au final, leurs affrontements tout au long de la série laissent voir de quelle façon le camp du Bien et du Mal ne sont pas des entités tranchées, mais bien des instances qui cohabitent à l’intérieur de chaque être humain. Harry Potter, en somme, nous aide à comprendre les fondements de la nature humaine, et ne laisse pas le lecteur s’enfermer dans une lecture monochrome de notre monde. Car comme l’amène Benoit Virole, le monde des sorciers n’est pas un monde étranger, mais le nôtre, transposé dans un «ailleurs radical» (Virole, 2002). Celui-ci permet au lecteur, par la ressemblance, mais aussi par la distance qu’il propose, de comprendre ce qui le constitue et d’avoir une meilleure prise sur le monde qui l’entoure.
ES: Harry Potter à l’école des sorciers
CS: Harry Potter et la chambre des secrets
PA: Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban
CF: Harry Potter et la coupe de feu
OP: Harry Potter et l’ordre du Phénix
PS: Harry Potter et le prince de sang-mêlé
RM: Harry Potter et les reliques de la mort
1. Ma traduction.
2. Cette révélation a été faite dans une entrevue donnée par J.K Rowling à Melissa Anelli, pour le site web anglophone The Leaky Cauldron. L’entrevue n’est plus disponible, mais on retrouve des traces un peu partout sur les sites des fans, comme ici: http://hpmagie.forumactif.com/t1762-j-k-rowling-voulait-tuer-harry
Auriacombe, Éric «Quand les miroirs réfléchissent», Harry Potter, l’enfant héros. Essai sur la psychopathologie d’Harry Potter, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 99-107.
Auriacombe, Éric «Harry et Voldemort», Harry Potter, l’enfant héros. Essai sur la psychopathologie d’Harry Potter, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 67-79.
Auriacombe, Éric, «Harry Potter et les sortilèges du miroir», dans Smadja, Isabelle et Pierre Bruno (dir.), Harry Potter, ange ou démon?, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 131-141.
Behr, Kate, «Same-as-Difference: Narrative Transformations and Intersecting Cultures in Harry Potter», Journal of Narrative Theory, Volume 35, Number 1, Winter 2005, p. 112-132.
Bertrand, Ingrid, «Du personnage de conte de fées au héros du monomythe: les nombreuses facettes de Harry Potter», dans Déom Laurent et Jean-Louis Tilleuil, Le héros dans les productions littéraires pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 79-97.
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Martinière, Nathalie, Figures du double. Du personnage au texte, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection «Interférences», 2008.
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