Elisabeth Bathory de Raúlo Cáceres est une bande dessinée porno-fantastique parue en Espagne entre 1998 et 2001 puis aux Etats-Unis entre 2002 et 2004. Ce n’est qu’en 2021 qu’elle a été traduite pour le public francophone aux éditions Tabou. Elle est la première publication professionnelle de Cáceres qui, de son propre aveu, ne peut s’empêcher d’en avoir « un peu honte » [1]. Toutefois, même si son humilité est appréciable, nous ne considérons pas son travail dénué de qualités. L’auteur est connu pour avoir travaillé avec des scénaristes de comics connus, tel que, entre autres, Warren Ellis. Toutefois, il a aussi dessiné et scénarisé de nombreuses bandes-dessinées pornographiques, dont une adaptation de Sade. L’œuvre qui nous intéresse ici se déroule d’ailleurs dans un univers sadien où de nombreux vampires, dont la comtesse Bathory, luttent, se violent et se dévorent les un.es les autres.
En cette période post-#MeToo et, en France, peu après le très médiatique « cas » Bastien Vivès de début 2023, il pourrait paraître surprenant que nous ayons décidé d’étudier une œuvre telle que cette bande dessinée : viols, tortures, incestes, rien ne sera épargné à la communauté lectrice. Toutefois, il nous a paru intéressant de la confronter à une citation de Barthes qui nous paraît elle-même problématique : « Différent de la sexualité seconde, le sexy d’un corps (qui n’est pas sa beauté) tient à ce qu’il soit possible de marquer (de fantasmer) en lui la pratique amoureuse à laquelle on le soumet en pensée (j’ai l’idée de celle-ci précisément, et non de telle autre) » [2]. Nous pouvons nous demander pourquoi des mots tels que « marquer » ou « soumettre » ont été choisis. Présentés tels quels, il nous semble que Barthes fait de son opinion une sorte d’invariant faussement naturel, processus qui ressemble fort à de l’idéologie, sujet souvent traité par l’auteur lui-même.
C’est donc avec ces quelques idées que nous avons décidé d’aborder l’œuvre de Cáceres, une œuvre où tout le monde essaye de marquer tout le monde et où la soumission reste une constante à presque chaque page. Entendons-nous bien : ce ne sera en aucune manière un procès contre Barthes qui, sans doute, n’aurait pas forcément été très intéressé par le contenu de la bande dessinée, ni même contre Cáceres, qui, comme nous le verrons, signe une œuvre beaucoup plus ambigüe que ce qu’elle semble être au premier abord. Nous essayerons simplement de montrer ce que cette soumission pourrait sous-entendre et s’il serait possible de sortir du cadre de cette définition du sexy. Pour ce faire, nous analyserons ceux qui, dans l’œuvre étudiée, soumettent, puis nous expliquerons le but réel de cette soumission, et, enfin, nous verrons pourquoi celle-ci est impossible.
Dans l’univers sadien décrit par Cáceres, la plupart des protagonistes veulent imposer des relations sexuelles à presque tout le monde.
Evidemment, une communauté lectrice peu attentive pourrait tout d’abord y voir une hyper-représentation des rapports de genres entre les hommes et les femmes au sein du patriarcat. En effet, tout oriente vers une lecture où la féministe anti-pornographie Andrea Dworkin semble avoir raison lorsqu’elle écrit :
[…] les hommes possèdent les femmes quand les hommes baisent les femmes parce que tous deux font par là l’expérience de la virilité de l’homme. Voilà la stupéfiante logique de la domination masculine. Dans cette optique, qui est l’optique dominante, la masculinité est agressive et violente ; et donc la baise, où l’homme et la femme éprouvent tous deux la masculinité, exige essentiellement l’effacement de la femme en tant que personne ; donc, en étant baisée, elle est possédée, cesse d’exister comme individu distinct, est subjuguée. [3]
Il y a néanmoins une double domination présente dans la bande dessinée : si les hommes possèdent les femmes quand ils les « baisent », il faut qu’ils les possèdent aussi dans un premier temps avant même de les « baiser ». Le statut social est alors souligné : roi des vampires possédant les femmes de sa cour, seigneur démon possédant ses sorcières servantes et même père de famille possédant ses filles. L’on pourrait de même affirmer ici, dans le même ordre d’idées, que le mariage est une institution où l’homme possède sa femme [4]. Nous remarquons dès lors des relations sociales asymétriques, et ce même sans sexualité. Cette dernière ne serait alors que secondaire.
Toutefois, dans l’univers d’Elisabeth Bathory, ce constat est, dans une moindre mesure, applicable aussi aux femmes. Ainsi, une médium fait revenir l’âme de son défunt mari et possède celle-ci pour qu’il continue à lui faire l’amour. Là encore, c’est une domination d’une personne sur une autre dans le but d’accomplir un acte sexuel. Enfin, une nymphe tueuse de vampires est en position de supériorité hiérarchique sur le sorcier avec qui elle veut avoir des relations sexuelles. L’on pourrait imaginer que la situation est ambiguë : certes, elle a une position d’autorité mais sa relation sado-masochiste où elle se retrouve soumise pourrait rendre caduque cet état social. Ce serait oublier, entre autres, Deleuze lorsque celui-ci écrit à propos du masochiste : « Nous sommes devant une victime qui cherche un bourreau, et qui a besoin de le former, de le persuader, et de faire alliance avec lui pour l’entreprise la plus étrange » [5]. La victime crée son bourreau, elle reste dès lors la dominante dans la relation sexuelle. Malgré les apparences, elle le possède bien plus que l’inverse. En somme, toutes ces relations sexuelles présupposent une domination sociale originelle.
Pour revenir à la citation de Dworkin, toutes ces situations ont un point commun : toutes les relations sexuelles présentées ⸺et même celles où les femmes ont la place des hommes dans le schéma de la féministe⸺ visent à posséder autrui. La sexualité aurait donc comme but l’effacement de la personne soumise, celle-ci n’ayant alors, toujours selon Dworkin, plus d’individualité distincte. Elle serait forcée de partager l’identité ⸺la masculinité pour la féministe⸺ du dominant. Dans ces conditions, la « baise » serait donc, du moins du point de vue du dominant, une duplication de celui-ci, le duplicata partageant alors son identité. Nous retrouvons alors ce que Jean-Luc Nancy écrit à propos de la communauté.
Distincte de la société (qui dissout la communauté en soumettant les peuples à ses armes et à sa gloire), la communauté n’est pas seulement la communication intime de ses membres entre eux, mais aussi la communion organique d’elle-même avec sa propre essence. Elle n’est pas seulement constituée d’une juste distribution des tâches et des biens, ni d’un heureux équilibre des forces et des autorités, mais elle est faite avant tout du partage et de la diffusion de ou l’imprégnation d’une identité dans une pluralité dont chaque membre, par là même, ne s’identifie que par la médiation supplémentaire de son identification au corps vivant de la communauté. [6]
L’on pourrait discuter ici des a priori hérités, il nous semble, d’une conception de la communauté qui date des travaux de l’anthropologue du XIXème siècle Johann Jakob Bachofen [7]. Le dominant chez Cáceres ne veut pas une société mais bien une communauté. Elle n’est en rien constituée d’une juste distribution des tâches et des biens, ni d’un heureux équilibre des forces et des autorités. Néanmoins, tous les membres dominés doivent bien partager et diffuser une seule identité, celle du dominant, la personne qui a « baisé ».
Chez Cáceres, le vampirisme ne se propage pas avec la sexualité. Il semble néanmoins que cette structure se retrouve souvent dans d’autres œuvres de culture populaire traitant du vampire. Si l’on fait un parallèle entre la morsure vampirique et l’acte sexuel, nous noterons que, par exemple dans Fright Night [8] de Tom Holland, le vampire transforme la femme en vampire -donc en lui-même- en la mordant. Toutefois, comme celle-ci n’a pas encore tué, il suffira de détruire l’original pour que la femme redevienne elle-même. L’identité dans ces conditions, devient donc virale.
Nous trouvons donc un parallèle entre le statut social, chef.fe de communauté et la sexualité en elle-même. Une direction parfaite ne peut se faire que sur des gens qui ont le même but que soi, donc la même identité, et pour ce faire, il faut les « baiser ». La sexualité devient donc ici une discipline, au sens où Foucault l’entend : une technique spécifique du pouvoir qui fabrique des individus [9].
Dès lors, nous voyons l’utilité de l’insulte et de l’injure dans les dialogues hommes/femmes (par exemple « traînée »[10]). Comme Didier Eribon le fait remarquer à propos des gays : « L’injure est énoncé performatif : elle a pour fonction de produire des effets et notamment d’instituer, ou perpétuer, la coupure entre les « normaux » et ceux que Goffman appelle les « stigmatisés » »[11]. Nous remarquons donc ici que les insultes sont un moyen de classifier les gens en deux catégories : les normaux.les et les déviant.es. Les normaux.les, dans notre situation, seraient ceux et celles qui partagent l’identité du dominant. Les insulté.es seraient ceux et celles qui ne la partagent pas. Or, ces dernier.es sont insulté.es parce qu’iels ont des envies sexuelles propres : cela en fait, dans le cas des femmes, des « trainées ».
Si une personne a des désirs sexuels, il faut la soumettre, la discipliner, voire la violer. Le lecteur ou la lectrice objectera que, selon notre raisonnement, ces pratiques ont comme but de transformer cette personne en nouvel individu, un individu pareil au dominant. Or, si l’on discipline la personne ayant des désirs sexuels, il faudrait que cette dernière devienne sans désir pour qu’elle devienne « normale ». Difficile d’imaginer alors que dans cette bande dessinée, les dominants n’aient aucune envie sexuelle. Cela nous paraît un peu plus complexe. Prenons comme exemple un seigneur vampire lorsque, interrompu dans son raisonnement par Elisabeth Bathory qui joue avec son pénis, celui-ci dit « Maudite ! Tu as excité ma luxure jusqu’aux limites de ma perversion… Maintenant je vais devoir assouvir mon péché mignon… arracher ta putain de tête à coups de bite »[12]. Si l’homme soumet ici la femme, c’est parce qu’elle l’a excité. S’il a des désirs sexuels, c’est à cause d’elle. Pour reprendre un topos de la culture du viol, selon lui, elle l’a bien mérité. Sans Bathory, celui-ci serait resté calme, sans désir sexuel. La sexualité dominante a donc deux objectifs : discipliner l’altérité pour qu’elle efface son individualité -par exemple lui arracher la tête- et redevenir soi-même, un être sans excitation. En somme, sans altérité, pas de désir. Paradoxe de ces créatures : l’utopie de ces dominants caractérisés par leur furie sexuelle serait un monde sans altérité et donc sans sexualité. Nous retournons dès lors la citation de Barthes : c’est parce que le corps est sexy que l’on fantasme de le soumettre à une pratique amoureuse -au moins par la pensée.
La réplique de Bathory à la déclaration du Seigneur Vampire précédemment citée nous semble utile pour comprendre les motivations des dominant.es de cette bande dessinée : « Faut-il que tu me fasses le coup à chaque fois ? »[13]. La communauté lectrice comprend dès lors que ce n’est pas la première fois que Bathory a la tête arrachée et qu’elle en développe même une certaine lassitude, alors que nous aurions pu imaginer une expression de douleur de sa part. Les actes des dominants sont donc répétitifs, sans surprise. Nous pouvons mettre ce comportement en parallèle avec ce que Roger Cavaillès écrit à propos de la périodicité :
C’est dans l’absence de périodicité qu’il faut chercher sa signification profonde. Un système, en effet, est dit « chaotique » s’il est apériodique dans le temps comme dans l’Espace. Or, c’est précisément ce caractère de périodicité et donc de régularité qui fonde chez Laplace, la croyance au déterminisme. C’est la périodicité du mouvement des planètes autour du Soleil qui permet de prévoir avec certitude leur position future. A l’inverse, l’a-périodicité chaotique nous signifie l’impossibilité d’une anticipation certaine.[14]
La reproduction régulière de schémas de la part du Seigneur Vampire permet à Bathory d’anticiper ce qui va arriver. Or, comme l’explique justement le biologiste Henri Atlan, « […] en absence d’erreurs de réplication, aucune nouveauté ne peut apparaître »[15]. Le monde des dominants a pour vocation de se répéter. Nous l’avons vu pour les individus, puisque tout leur entourage doit être à leur image, nous le voyons maintenant dans leurs pratiques sexuelles. Tout est centré sur l’exclusion d’une quelconque altérité ou nouveauté. Ils sont pris dans une dynamique de reproduction constante du même. Imaginons maintenant une période temporelle qui s’autoreproduirait constamment, excluant toute possibilité de nouveauté, une sorte de présentisme radicale. Cela serait, il nous semble, l’une des définitions de l’immortalité. Nous comprenons alors la réplique d’un des vampires dominants : « j’ai la phobie de la modernité ! Je ne me vois pas conduire une automobile en veste et en cravate »[16]. Tout ce qui est nouveau est potentiellement dangereux donc sujet à phobie. Dès lors, il est facile de mettre en parallèle l’immortalité de certains vampires de Cáceres et ce présentisme. Mais même la médium peut être considérée selon ce prisme : elle fait revenir constamment son mari parce qu’elle ne peut admettre la nouveauté de sa disparition.
Nous insistons sur le « certains vampires ». En effet, il apparaît, que ce soit dans Elisabeth Bathory ou dans d’autres créations culturelles en général deux conceptions du vampirisme qui se chevauchent parfois. Par exemple, dans Dracula[17] de Bram Stocker ou dans le jeu vidéo Veil of Darkness,[18] le monde et le temps semblent s’être figés autour du vampire. Dans le jeu vidéo, la technologie et les coutumes des habitants d’une vallée se sont arrêtées dans un passé indéterminé, à l’image du vampire. Ils sont sortis du temps et sont ainsi pareils aux dominants dont nous traitons ici. Ailleurs, comme par exemple dans Carmilla de Sheridan Le Fanu[19] ou dans le livre d’horreur punk La Volupté du sang de Nancy A. Collins[20], le vampire meurt et renait constamment, ce qui lui confère une autre forme d’immortalité. Elle est ainsi plus proche d’une représentation de la nature -nous retrouvons alors l’archétype qui correspond à Bathory. D’un côté des êtres sortis du temps et, par la même, de la nature avec ses hasards et ses nécessités, de l’autre, des êtres de pure nature, à son image. La communauté lectrice pourrait parler d’influences variées expliquant ces deux formes presqu’opposées d’immortalité. Nous ne le nions pas. Nous pouvons toutefois souligner que les êtres hors-nature sont des hommes et que les êtres de nature sont des femmes. Nous retrouvons alors un topos de la culture patriarcale décrit ainsi par Carol Pateman :
Les femmes, leur corps et leurs passions corporelles, représentent la « nature », qui doit être contrôlée et transcendée afin que l’ordre social puisse être créé et conservé. Dans l’état de nature, l’ordre social dans la famille ne peut être maintenu que si le mari est le maître. Le désir féminin, illimité par définition, doit toujours être contenu par le droit patriarcal. Les relations des femmes au monde social doivent toujours être médiées par la raison des hommes ; le corps des femmes doit toujours être soumis à la raison et aux jugements des hommes pour que l’ordre ne soit pas menacé. (La Flûte enchantée de Mozart en fournit une représentation particulièrement saisissante.)[21]
Cette citation fait écho à ce que nous avons déjà vu chez Cáceres. Le désir féminin est un danger, pire, il pourrait séduire. Bathory est un être de nature. Elle doit donc être contrôlée et devenir pareil à l’homme, une personne contrôlant sa nature, sans désir, un être de « raison ». C’est seulement ainsi que l’ordre social pourra être conservé. Il faut concevoir cet ordre comme une situation où tout serait similaire, où tout le monde aurait la même identité et où le temps serait figé, sans aucune possibilité de nouveauté, cette dernière entraînant alors forcément le chaos. En somme, l’ordre patriarcal décrit ici n’a aucune « erreur de réplication ».
Il nous semble dès lors pertinent de comparer notre analyse à ce que Gilles Lipovetsky dit à propos de la femme séduisante à partir de Baudelaire :
Parce qu’elle est idole, « la femme doit se dorer pour être adorée » (Baudelaire). Ainsi est-elle bien « dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle », en empruntant « à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature » pour plaire et frapper les esprits. Ce qui fait la séduction ne réside pas dans le corps naturel ou dans les traits du visage mais dans les artifices qui les corrigent, les transfigurent, les rendent « magiques ». Point de séduction sans « déformation sublime de la nature », sans « essai permanent et successif de réformation de la nature », sans « la majesté superlative des formes artificielles ». C’est, pour parler comme Bataille, ce qui nie l’animalité qui augmente les attraits, séduit et éveille le désir : « plus les formes sont irréelles, moins clairement elles sont assujetties à la vérité animale… mieux elles répondent à l’image assez répandue de la femme désirable ». Seul l’artifice anti-naturaliste ou « surnaturaliste » est sensuel, beau, érotique : la séduction opère par artialisation du corps et du visage, par dé-naturalisation et surenchère, intensification et exagération.[22]
Au vu de ce que nous avons écrit, l’affirmation de Lipovetsky n’a rien d’un invariant, qu’il soit moderne, post ou hyper-moderne. Au moins chez Cáceres, ou en tout cas pour ses personnages, c’est parce que la femme est naturelle qu’elle séduit et c’est parce qu’elle séduit qu’elle est dangereuse. Certes, les hommes voudraient qu’elle soit au-dessus de la nature ⸺l’ordre serait ainsi conservé. C’en serait même un devoir pour elle, selon Baudelaire. Néanmoins, la communauté lectrice pourrait se demander qui a décidé de ce devoir. Si c’est l’homme ⸺ou plus particulièrement Baudelaire⸺, l’on comprend alors cette idée. Bataille et Baudelaire désiraient des idoles, mais à quelle fin ? Lipovetsky ne le dit pas. Il ne dit pas non plus les pratiques sexuelles réelles des deux auteurs. Peut-être désiraient-ils des déesses pour l’ordre, mais ne couchaient qu’avec ce qu’ils considéraient comme des animaux ⸺connaissant Baudelaire, cela ne nous étonnerait qu’à moitié. La femme supérieure à la nature n’a aucun désir sexuel, contrairement à la femme dite naturelle.
Parmi tou.tes ces vampires, il en existe une qui semble peu affectée par ces dynamiques de pouvoir : Elisabeth Bathory. Elle paraît libre en toutes circonstances et c’est bien elle qui survit à la fin sans que son état soit radicalement changé, du moins si l’on ne se concentre que sur le schéma narratif de la bande dessinée. Or, nous verrons que c’est un peu plus complexe que ce l’on pourrait penser au premier abord.
Pour comprendre le comportement de Bathory, il nous paraît utile de voir les théories du cybernéticien Norbert Wiener :
Certaines sortes de machines et quelques espèces d’organismes vivants ⸺ particulièrement les plus élevés dans l’évolution ⸺ peuvent […] modifier leur modèle de comportement en fonction de leurs expériences passées pour contrecarrer l’entropie. Dans ces plus hautes formes d’organismes communicants, leur milieu, que nous considérons ici comme l’expérience passée de l’individu, peut modifier le modèle de conduite en un autre qui, d’une façon ou d’une autre, sera plus adéquat aux conditions futures du milieu. En d’autres termes, l’organisme n’est pas identique à la « monade » de Leibnitz, harmonie préétablie avec l’univers, comme une horloge l’est avec le temps. Il recherche en fait un nouvel équilibre avec l’univers et ses hasards futurs. Son présent est différent de son passé, comme son futur le sera de son présent. L’organisme vivant, comme l’univers, sont des choses que jamais on ne verra deux fois identiques.[23]
Bathory s’adapte constamment à son milieu pour survivre et, accessoirement, pour désirer. Elle n’est fidèle à aucun dogme qui pourrait lui nuire. Elle se rit de Dieu comme du Diable. Elle est donc un être constamment changeant. Tout événement modifie son corps et son expérience. Elle ne cesse de mourir et de renaître. Elle est similaire à cette autre vampire dans la bande dessinée dont les tétons tranchés se transforment en vulves.
Il est d’ailleurs intéressant que le désir sexuel, peut-être métaphorisé par ces vulves, reste la clef pour comprendre la nature de ces vampires. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les dominants détruisent leurs victimes pour que celles-ci n’éprouvent plus d’envie. Or, dans un schéma wienerien, cela sous-entend aussi que les victimes doivent s’adapter pour continuer à désirer. Ainsi, ces seins mutilés s’adaptent à leur nouvel état et créent deux nouveaux organes pouvant procurer du plaisir. De même, Bathory survit à une séance de torture et y a trouvé du plaisir. L’on pourrait objecter que c’est un topos de fiction excitante, une sorte de schéma sado-masochiste où la femme est livrée à ses bourreaux et y trouve du plaisir. Néanmoins, nous avons vu que le sado-masochisme était lui aussi un acte de contrôle, ce qui n’est pas conforme aux pratiques de la vampire. De plus, l’origine du plaisir est différente, selon que l’on soit chez un.e masochiste classique ou chez Bathory. Rappelons-nous ce que Deleuze écrit à propos de ce plaisir : « On remarque que le masochiste est comme tout le monde, qu’il trouve son plaisir là où les autres le trouvent, mais simplement qu’une douleur préalable, ou une punition, une humiliation servent chez lui de conditions indispensables à l’obtention du plaisir »[24]. Pour Bathory, la douleur n’est pas une condition du plaisir, elle s’adapte à la douleur et, malgré celle-ci, trouve du plaisir. Si les dominant.es ont pour but la suppression du désir sexuel chez la victime, nous constatons donc l’impossibilité de la soumission de Bathory.
Nous notons donc une différence radicale entre les dominant.es et l’héroïne de la bande dessinée. Alors que cette dernière est un perpétuel devenir autre, prête à s’adapter à tous les événements, les oppresseurs détruisent toute anomalie qui pourrait les faire changer. Pour eux, leur identité ne doit en aucun cas être modifiée, leur présent doit être identique à leur passé et à leur avenir. Ce sont de véritables monolithes. Nous pouvons alors les comparer à ce que Dworkin écrit à propos des hommes :
Le pouvoir des hommes est, premièrement, une assertion métaphysique de soi, un je suis qui existe a priori, comme fondement absolu, dénué de toute excuse ou embellissement, sourd à tout démenti ou défi. Il exprime l’autorité intrinsèque. Ce soi ne cesse jamais d’exister, quelques que soient la façon ou les raisons de sa contestation ; d’aucuns affirment qu’il survit à la mort physique. Ce soi n’est pas un sentiment subjectif. Il est protégé par des lois et des coutumes, proclamé dans l’art et la littérature, consigné dans l’histoire, renforcé par la répartition de la richesse. Ce soit ne peut être extirpé ou annihilé. Il est. Lorsque le sentiment subjectif du soi vacille, des institutions vouées à son entretien le soutiennent.
Le premier axiome idéologique de la suprématie masculine est que les hommes possèdent ce soi et que les femmes, par définition, en sont nécessairement dépourvues. Le soi masculin semble contradictoire. D’une part, il pend là, suspendu dans l’éther, magiquement perpétuel, n’exigeant aucun support. D’autre part, il a le droit de prendre ce qu’il veut pour se nourrir ou s’améliorer, le droit de tout posséder, de satisfaire tout besoin à tout prix. En fait, il n’y a pas de contradiction mais un argument circulaire : l’essence du soi masculin est de prendre, de sorte que, par définition, le soi absolu s’exprime par le droit absolu de prendre tout ce dont il a besoin pour se maintenir. Le soi immuable du mâle se résume à un parasitisme exercé sans le moindre embarras.[25]
Dans la bande dessinée, il semble que c’est ce « soi » que les dominant.es veulent à tout prix garder. Il se doit d’être immuable. Ajoutons au raisonnement de Dworkin que si ce soi donne au dominant, sous le patriarcat décrit ici, le droit de prendre ce qu’il veut pour se nourrir, c’est aussi parce qu’il se sent constamment en danger. Le « soi » du dominant (ou de la dominante chez Cáceres) pour se maintenir tel qu’il est doit détruire, se nourrir, contrôler ou encore discipliner ce qui le menace. Le dominant ne détruit pas parce qu’il est fort mais bien au contraire parce qu’il est faible ⸺voire fragile.
L’absence de ce « soi » est bien alors la véritable force de Bathory. Elle n’a pas besoin de contrôler et de discipliner pour survivre. Elle se contente de s’adapter. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle ne veut pas devenir reine des vampires à la fin du récit. Elle n’a pas besoin de pouvoir.
Notons ici au passage un retournement intéressant du darwinisme social. S’il est communément admis, dans ce paradigme, que ce sont les forts qui prennent le pouvoir parce qu’ils peuvent s’adapter, ici, ce sont bien les faibles qui le prennent parce que, justement, ils ne peuvent pas s’adapter.
Toutefois, dans toute cette furie, il existe un moment où Bathory rencontre son égal. A la fin du récit, son amant, seul personnage dont la vampire tombe réellement amoureuse, explique :
Peut-être que je ne suis qu’un varcolaci[26], juste ça…je ne suis peut-être qu’un petit être insignifiant… ou un dangereux dragon suceur de sang … peut-être suis-je un esprit immatériel qui se dissipe entre les mondes… ou l’âme d’un enfant mort, non-baptisé, conçu hors mariage, débiteur des péchés parentaux… je pourrais être le produit d’un canevas magique hasardeux… peut-être suis-je juste une punition de Dieu pour se repentir. La vérité, c’est qu’autrefois je t’ai aimé… et que je n’ai pas de nom.[27]
Ce personnage n’a, lui non plus, pas d’identité fixe. Il est peut-être tout cela ou, finalement, rien de tout cela. Il n’a pas de nom, pas de « soi ». Il n’est que le résultat de ses actions passées. Alors les deux amants se contentent de faire l’amour. La communauté lectrice remarquera alors qu’ici, les corps se mélangent, tout comme les cases de la bande dessinée. Il n’y a plus de bastion identitaire à protéger. De la même manière, c’est la seule page où il y a sexualité sans insulte. La norme vue ci-dessus n’existe plus. Il n’y a pas les normaux et les « trainées », juste deux personnages ayant du plaisir et procurant du plaisir à l’autre.
Il nous paraît amusant de terminer en comparant cette situation à ce que l’autrice Angela Carter écrit à propos des personnages de fictions pornographiques :
La psychologie des personnages est nécessairement limitée par l’impératif formel qui veut que les protagonistes fassent l’amour aussi souvent et aussi ouvertement que possible. Néanmoins, leur motivation n’est pas une sorte de perpétuel désir qui les consumerait en permanence ; en effet, la libre expression du désir est aussi totalement étrangère à la pornographie qu’elle l’est au mariage. Dans l’univers pornographique, les hommes comme les femmes font l’amour parce que telle est leur raison d’être. Un mode de vie comme un autre.[28]
Cette citation pose au moins deux problèmes. Chez Cáceres, il semble que la motivation principale de Bathory soit justement un perpétuel désir, ce qui éloignerait le récit d’une fiction pornographique classique. De plus, la dernière phrase de Carter révèle aussi un à priori de l’autrice. Les dominants font-ils simplement l’amour ? Non, ils dominent, contrôlent, disciplinent. Ils ne font pas l’amour pour faire l’amour. Ce n’est pas leur raison d’être. Leur raison d’être est de conserver ce que Dworkin appellent leur « soi ». Elisabeth Bathory, si l’on admet l’idée de Carter, n’est donc globalement pas une œuvre pornographique. Les seuls personnages faisant l’amour juste pour faire l’amour sont Bathory et son amant. Paradoxe de cette situation : le seul moment où deux êtres s’aiment l’un l’autre, sans se violer ou s’insulter, des topoï récurrents de la fiction excitante, est donc le seul moment éminemment pornographique de cette bande dessinée.
De plus, ils ne veulent en aucun cas soumettre l’autre à aucune pratique, quelle qu’elle soit. A en croire Barthes, ils ne se trouveraient donc pas sexy. Cáceres, d’après Carter et Barthes, aurait donc inventé, en imaginant ce moment de tendresse entre deux personnes, une nouvelle catégorie artistique : une pornographie anti-sexy. Nous laisserons la communauté lectrice à ce constat ; il nous amuse beaucoup trop pour que nous prenions parti.
Elisabeth Bathory, malgré ce que ce que nous venons d’écrire, est une bande dessinée pornographique. Elle regroupe tous les clichés que la communauté lectrice peut être en droit d’attendre actuellement de ce type d’œuvres. Néanmoins, en présentant tous ces clichés de manière grotesque⸺ il est par exemple assez rare à notre connaissance de voir de têtes arrachées à coup de pénis, l’auteur nous montre les fondements idéologiques de ce genre de clichés. De plus, en expliquant ces fondements, en les mettant à plat, il nous semble que Cáceres arrive à tomber d’accord avec des écrivaines féministes comme Carole Pateman ou même la militante anti-pornograhie Andréa Dworkin. Cette dernière aurait-elle réfléchi à deux fois avant de vouloir censurer cette bande dessinée ? N’exagérons rien. Toutefois, le doute reste permis, notamment lorsque nous lisons ce genre de passages de sa part :
Pour moi, il nous faut insister sur les auteurs des crimes commis contre les femmes au lieu de nous poser sans cesse les questions : « Pourquoi est-ce arrivé à elle ? Qu’est-ce qu’elle a d’anormal ? Pourquoi l’a-t-il choisie, elle ? » Mais pourquoi devrait-il frapper ou blesser qui que ce soit ? Qu’est-ce qu’il a d’anormal ? La question, c’est lui. Le problème, c’est lui. C’est sa violence à lui que nous nous retrouvons à fuir, dont nous nous cachons et dont nous souffrons. Le mouvement des femmes doit être prêt à nommer l’agresseur, à nommer l’oppresseur.[29]
Or, montrer ce que l’agresseur a d’anormal, n’est-ce pas ce que Cáceres fait pendant toute sa bande dessinée ? Ses idées sont-elles pertinentes ? Il nous semble que oui, notamment parce qu’elles recoupent de nombreuses théories développées par Klaus Theweleit dans son livre Fantasmâlgories[30] consacré aux fantasmes des Freikorps qui préfigurent et traversent l’Allemagne Nazie.
[1] Raúlo Cáceres, Elisabeth Bathory, Paris, Tabou, « BD érotique », 2021, p. 6.
[2] Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Points, « Points Essais », 2014, p. 197.
[3] Andrea Dworkin, Coïts, Paris, Éditions Syllepse, « Nouvelles questions féministes », 2019, p. 82.
[4] Une théorie développée entre autres par Carole Pateman. Voir son livre : Carole Pateman, Le Contrat sexuel, Paris, La Découverte, « Poche/sciences humaines et sociales », 2022.
[5] Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch : le froid et le cruel, Paris, Minuit, « Reprise », 2007, p. 20.
[6] Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgeois, « Détroits », 1990, p. 30.
[7] Très rapidement résumés, la communauté serait plus ou moins libertaire, égalitariste et matriarcale et la société serait autoritariste, inégalitariste et patriarcale. Cette idée se retrouve, entre autres, chez Ferdinand Tönnies, Wilhelm Reich, Maurice Blanchot, Georges Bataille ou encore Gilles Deleuze, sans parler de ceux et celles qui se sont inspiré.es de ces auteurs, par exemple le Comité Invisible.
[8] Tom Holland, Fright Night, © Vistar films, 1985.
[9] Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975.
[10] Raúlo Cáceres, Elisabeth Bathory, Op. cit., p. 37.
[11] Didier Éribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, « Histoire de la pensée », 1999, p. 32.
[12] Raúlo Cáceres, Elisabeth Bathory, Op. cit., p. 23.
[13] Ibid., p. 23.
[14] Roger Cavaillès, « Histoires parallèles du « bruit » et du chaos » », Théorie littérature enseignement, n° 12, 1994, « Littérature et théorie du chaos », Yves Abrioux (dir.), p. 13-40, p. 35.
[15] Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Points, « Points sciences », 2018, p. 55.
[16] Raúlo Cáceres, Elisabeth Bathory, Op. cit., P. 114.
[17] Bram Stocker, Dracula, Paris, J’ai lu, « Imaginaire », 2012.
[18] Veil of Darkness, © Event Horizon Software, 1993.
[19] Sheridan le Fanu, Carmilla, Paris, Actes Sud, « Littérature étrangère », 1999.
[20] Nancy A. Collins, La Volupté du sang, Paris, J’ai lu, « J’ai lu épouvante », 1999.
[21] Carole Pateman, Le Contrat sexuel, Op. cit., p. 168.
[22] Gilles Lipovetsky, Plaire et toucher : essai sur la société de séduction, Paris, Gallimard, « Hors-série connaissance », 2017, p. 174-175.
[23] Norbert Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, Paris, Points, « Points sciences », 2014, p. 79.
[24] Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch : le froid et le cruel, Op. cit., p. 63.
[25] Andrea Dworkin, Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, Paris, Éditions Syllepse, 2018, p. 97. Ce raisonnement nous paraît toutefois somme toute un peu essentialiste. Nous préférons une approche plus constructionniste de la masculinité. Probablement aussi parce que nous sommes un « mâle »…
[26] Un des différents types de vampires vus dans toute la bande dessinée.
[27] Raúlo Cáceres, Elisabeth Bathory, Op. cit., p. 151.
[28] Angela Carter, Le Femme sadienne, Paris, Henri Veyrier, 1979, p. 26.
[29] Andrea Dworkin, Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, Op. cit., p. 182.
[30] Klaus Theweleit, Fantasmâlgories, Paris, L’Arche, 2016.
Garroy, Albain (2023). « Elisabeth Bathory de Raúlo Cáceres ou l’impossibilité du sexy ? ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/elisabeth-bathory-de-raulo-caceres-ou-limpossibilite-du-sexy], consulté le 2024-12-03.