Le débat entourant l’influence d’un territoire ou d’une nation sur l’œuvre d’un artiste semble indénouable. Le philosophe Georg Lukacs affirmait pour sa part que chaque écrivain, indépendamment de sa posture et de sa conscience du phénomène, produit des œuvres qui, «pourvues qu’elles soient artistiquement vraies, […] sont le produit des tendances les plus profondes de leur époque». Il ajoutait que «le contenu et la forme des véritables œuvres d’art ne peuvent être séparés ‒ esthétiquement surtout ‒ du sol où ils sont nés.» Les légendes entourant la rédaction du roman Sur la route, emblème de la Beat Generation que nous a offert le Franco-américain Jack Kerouac, témoignent en faveur de la première partie de l’affirmation de Lukacs. Kerouac s’approprie l’oralité de l’écriture ayant fait la marque de la littérature états-unienne dès sa naissance. Ce caractère apparaît, d’une part, par la transformation d’onomatopées et d’interjections sous forme de substantifs et, d’autre part, par le rythme qu’insuffle l’auteur à sa prose. Sa plume sautille librement, rappelant les envolées improvisées du bop qui prend d’assaut l’Amérique à partir de 1942-1943; l’écriture court sur les pages, évoquant la vitalité tout autant que la désorientation de la jeunesse états-unienne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Dans une analyse de l’œuvre placée en exergue de la publication du Rouleau original, Howard Cunnell évoque la naissance du mythe kérouackien dont la stylistique a été portée aux nues par le groupe auquel il a donné voix:
«J’ai raconté toute la route à présent», dit Jack Kerouac dans une lettre datée du 22 mai 1951, à New York, et destinée à son ami Neal Cassady, à San Francisco, de l’autre côté du continent. «Suis allé vite, parce que la route va vite.» Il explique que, entre le 2 et le 22 avril, il a écrit un roman complet, de 125 000 mots. «L’histoire c’est toi et moi et la route.» Il l’a écrite sur un rouleau de papier de 40 mètres de long: «Je l’ai fait passer dans la machine à écrire et donc pas de paragraphes… l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route.» (Cunnell: 9)
Au-delà de ces caractéristiques formelles, nous nous proposons d’aborder cette part de l’énoncé de Lukacs à partir de l’expérience des États-Unis vécue par la jeunesse de l’après-guerre que nous retrouvons dans l’aspect autobiographique du roman de Kerouac. L’écrivain et ses compères du mouvement Beat expriment le malaise d’une génération qui, à la suite des artistes de la Lost Generation précédente, étouffe sous «le cauchemar climatisé» ‒ comme le disait si bien Henry Miller ‒ de l’explosion du capitalisme de masse. Dans ce roman, le personnage d’Old Bull Lee représente particulièrement ce ras-le-bol de l’hégémonie du «white anglo-saxon protestant» dont l’avatar de l’auteur, Sal Paradise, conserve une part d’idéaux. Nous verrons que ce déchirement de Kerouac entre les valeurs persistantes de la tradition et la recherche d’une mystique transcendante que la route devrait exhaler relève de la légende américaine de l’Ouest dont la figure de Dean Moriarty est le parfait symbole. L’actualisation de l’un des grands mythes fondateurs de la nation dans une quête tout à fait contemporaine à l’auteur nous permettra de valider la deuxième partie de l’assertion du philosophe hongrois selon laquelle il est impossible de séparer Sur la route du sol où ce roman est né.
La montée du capitalisme industriel qui caractérise les années 1940 servant de toile de fond au roman de Kerouac fait naître, chez les membres de la Beat Generation, le désir viscéral d’une vérité alternative à celle du consumérisme effréné qui marque cette époque; désir qui portera la quête mystique de cette jeunesse américaine. La consécration du conservatisme moral et l’hégémonie culturelle consolidée par la présence croissante des médias les poussent à se désaffilier de cette société plutôt qu’à se rebeller contre elle, et à rechercher l’évasion de ce carcan moral à l’extérieur de ses frontières. (Le Pellec, 1994) Dans un article publié dans le New York Times Magazine de 1952, John Clellon Holmes défend la réalité de cette nouvelle génération qui choque l’opinion commune par l’expérience qu’elle fait de la promiscuité et de la consommation de psychotropes:
The absence of personal and social values is to them, not a revelation shaking the ground beneath them, but a problem demanding a day-to-day solution. How to live seems to them much more crucial than why. […] The difference [with the Lost Generation] is this almost exaggerated will to believe in something, if only in themselves. It is a will to believe, even in the face of an inability to do so in conventional terms. And that is bound to lead to excesses in one direction or another. (Clellon Holmes, 1952)
Aucun personnage n’incarne mieux cette pensée de Clellon Holmes, dans le roman de Kerouac, qu’Old Bull Lee, solitaire excentrique qui, après avoir parcouru le monde en quête de ce que l’auteur nomme «the facts of life», s’installe à la Nouvelle-Orléans ‒ à distance des pôles opposés d’un même rêve américain que sont New York et San Francisco ‒ afin de conclure sa dernière grande expérience: la dépendance à la drogue. Ce prophète décadent personnifie cette génération ayant subi les dommages collatéraux ‒ la perte de la liberté et de l’individualité au profit d’une coalition nationale légitimée par les conjonctures politiques ‒ de la Grande Dépression et de l’hécatombe du second grand conflit mondial. Le narrateur évoque sa nostalgie de la qualité de «land of the free» dont pouvait auparavant se targuer la nation américaine ‒ «the old days in America, especially 1910, [when] the country was wild and brawling and free, with abundance and any kind of freedom for everyone». (Kerouac: 144) Ce terme qu’il juge tarabiscoté suite à sa récupération factice au profit d’un nationalisme niant l’individu est à l’origine de sa désaffiliation sociale. Par ailleurs, nous pouvons voir dans la quête d’Old Bull Lee un rappel du mouvement transcendantaliste s’étant développé aux États-Unis au milieu du XIXe siècle. Les tentatives de dépassement d’un rapport établi entre l’homme et sa relation à la matière et à l’univers qui caractérisaient ce discours font écho dans celui du mystique opiomane:
Mankind will someday realize that we are actually in contact, with the dead and with the other world, whatever it is; right now we could predict, if we only exerted enough mental will, what is going to happen within the next hundred years and be able to take steps to avoid all kinds of catastrophes. When a man dies he undergoes a mutation in his brain that we know nothing about but which will be very clear someday if scientists get on the ball. The bastards right now are only interested in seeing if they can blow up the world. (Kerouac: 154)
Cette pensée rassemble les deux principaux traits de ce personnage, soit une philosophie de la connaissance supérieure inspirée de la pensée orientale et la critique de l’instrumentalisation du savoir à des fins politiques prenant toute sa signification dans le contexte historique d’après-guerre.
Le regret de Sal à l’idée de devoir troquer la vie familiale rangée d’Old Bull Lee pour la route sans fin dénonce chez lui une ambivalence inhérente face à ce mode de vie. Gilles Bibeau évoque d’ailleurs cette caractéristique du voyage qui traverse l’œuvre de Kerouac: «L’américanité s’identifie, chez [lui], au recommencement, à la nouveauté, à la mobilité qu’il met en tension avec la sédentarité, la fixation, le retour chez soi, et l’accueil de la mère.» (Bibeau, 2004) Paradise confie ainsi à quelques reprises son désir latent d’une vie familiale traditionnelle. C’est cette existence qu’il croit avoir trouvée dans la San Joaquin Valley où il s’installe pendant quelques semaines avec Terry, Mexicaine rencontrée sur ce qui devait être le chemin du retour à New York, pour y cueillir du coton: «I forgot all about the East and all about Dean and Carlo and the bloody road. […] I was a man of the earth, precisely as I had dreamed I would be, in Paterson.» (Kerouac: 97) Cet épisode est fortement connoté du fantasme l’habitant d’une Amérique pastorale qui n’aurait pas été entachée par l’ambition de l’homme blanc. Cet imaginaire du territoire qui nous ramène à l’époque de la colonisation détermine, en outre, sa perception idéalisée des immigrants ayant formé le «melting-pot américain»; population qui serait à l’abri, elle aussi, des ambitions de «l’homme blanc» l’empêchant de trouver le bonheur sur terre. Ainsi Paradise dira à ce sujet: «I wished I were a Denver Mexican, or even a poor overworked Jap, anything but what I was so drearily, a ”white man” disillusioned. All my life I’d had white ambitions; that was why I’d abandoned a good woman like Terry in the San Joaquin Valley.» (180) Cet idéal de l’Autre qui habite Sal ‒ «wishing [he] could exchange worlds with the happy, true-hearted, ecstatic Negroes of America» (180) ‒ découle d’un désengagement des valeurs capitalistes qui étouffent le XXe siècle, mais aussi d’un regard déshistoricisant sur la réalité des diasporas issues de l’époque coloniale états-unienne, comme en témoigne sa perception des cueilleurs de coton: «There was an old Negro couple in the field with us. They picked cotton with the same God-blessed patience their grandfathers had practiced in ante-bellum Alabama […]» (96) Cette nostalgie d’une Amérique pastorale se dessine de la même façon dans le regard que Sal pose sur la vastitude du territoire et les possibilités infinies de ses paysages. Ce désir se ressent dans les descriptions bucoliques des scènes de la wilderness qui semblent établir une pause dans la narration effrénée de l’aventure: ralentissement du récit qui donne l’impression d’une envie du narrateur de s’y arrêter. Fils de son époque, la route le rejette malgré tout toujours au cœur des grandes métropoles: New York, Denver, San Francisco, Los Angeles, faisant de On the Road l’un des romans de la ville tels qu’elles se développent aux États-Unis en synchronie avec l’industrialisation massive du pays.
Par ailleurs, même dans le tourbillon de la ville moderne, la fantaisie de l’Ouest sauvage n’est jamais bien loin dans la littérature américaine. Enfant des quartiers louches de Denver, Dean incarne le «far west» et sa vision romantique du hors-la-loi. Sal, revisitant les images mythiques du cow-boy, dira de lui: «[H]is soul […] is wrapped up in a fast car, a coast to reach, and a woman at the end of the road». (230) La mise en scène de la grande aventure américaine rejouée en compagnie de ce outlaw moderne témoigne de l’emprise que possède ce moment-clé de l’histoire nationale qu’est la conquête de l’Ouest dans l’imaginaire de ce pays. Henry Nash Smith, dans son livre Virgin Land: The American West as Symbol and Myth, mentionne cette puissance d’évocation:
[…] one of the most persistent generalizations concerning American life and character is the notion that our society has been shaped by the pull of a vacant continent drawing population westward through the passes of the Alleghenies, accross the Mississippi valley, over the high plains and mountains of the Far West to the Pacific Coast. (Nash Smith: 3)
Dans sa poursuite d’une réalité alternative plus authentique, Paradise empruntera précisément cet itinéraire tracé par Smith, dévorant des kilomètres de route sur les traces des fondateurs d’une nation encore naissante, «leaving confusion and nonsense behind and performing [his] one and noble function of the time, move». (Kerouac: 133) Sa première traversée des États-Unis témoigne de ces espoirs que fait naître la légende orientale dans l’esprit du voyageur: «Now I could see Denver looming ahead of me like the Promised Land, way out there beneath the stars, across the prairie of Iowa and the plains of the Nebraska, and I could see the greater vision of San Francisco beyond, like jewels in the night.» (16) De façon complémentaire, Jason Spangler dans une étude comparative entre l’œuvre de Kerouac et celle de John Steinbeck, démontre le caractère équivoque de la confrontation de ces mythes à la modernité.
While it has proven convenient to read Kerouac’s characters and their bohemian adventures as a symbol of freedom, possibility, and rebellion, perhaps more compelling is how Kerouac employs these signifiers in ways that echo Steinbeck’s renderings of limit, loss, and wandering. More broadly, On the Road is informed by Depression-era anxieties of what America represents as opposed to what it might and should represent. Kerouac’s novel is a text that can be seen as actively calling into question the myth(s) of America. (Spangler, 2008)
Cette conclusion à laquelle arrive Spangler est frappante si nous considérons la désillusion qui rattrapera le groupe d’amis lorsque confronté à la nature véritable de cette terre promise qui se révèle n’être que l’extrémité de l’Amérique: l’endroit où se retrouvent les individus les plus beat d’une génération; où les relations arrivent à leurs termes; le bout de la terre où l’on ne peut plus aller plus loin, mais seulement revenir en arrière. «How disastrous all this was compared to what I’d written [Remi] from Patterson, planning my red line Route 6 across America. Here I was at the end of America ‒ no more land ‒ and now there was nowhere to go but back.» (Kerouac: 78) San Francisco sonnera le glas d’une ‘amitié entre Sal et Remi de Boncoeur qui prendra des années à se rétablir et sera aussi le lieu où il perdra foi en Dean pour la première fois, présageant la fin de leur route commune. La légende de Dean s’éteindra de la même façon que l’avait fait l’Ouest qu’il symbolise avant lui, abandonnant un Sal malade et seul au cours de leur dernière grande chevauchée au Mexique ‒ semblant de ce fait proclamer la fin du grand rêve américain.
Le déploiement de ces différents prototypes de la jeunesse américaine des années 1950 partageant un désir profond de changement social malgré leurs différences singulières met paradoxalement en perspective l’ancrage et la persistance du mythe américain en chacun. Si le mythe de l’Ouest perd son caractère féérique originel dans cette chevauchée à travers l’Amérique, la vastitude de l’espace et l’imaginaire de la conquête léguée par la colonisation n’en permettent pas moins à celle-ci de conserver son titre de «terre de tous les possibles». La preuve en est le mystique poète Carlo Marx ‒ dont le pseudonyme prend une signification éminemment symbolique dans la foulée du maccarthysme surplombant la rédaction de On the Road ‒ qui confie à Sal Paradise: «I have finally taught Dean that he can do anything he wants, become mayor of Denver, marry a millionairess, or become the greatest poet since Rimbaud.» (Kerouac: 42) Tout aussi significatifs de cette croyance à la possibilité d’une infinité de nouveaux départs sont les trois mariages de Dean. C’est ce tiraillement entre le rejet de la part matérialiste et politique du rêve américain ‒ celle du capitalisme et de l’hégémonie culturelle qui en découle ‒ et la persistance latente de sa part idéaliste et métaphysique qu’illustre Kerouac dans la narration de ses pérégrinations à travers la vaste nation: rêve d’un espace des possibles à conquérir sur la route et d’une Amérique pastorale illustrant un certain conservatisme moral hérité des pères fondateurs de la nation; désir de la frénésie de la ville et du bop; recherche d’une autre façon de vivre chez les jazzmen et grands Fellahins du monde. Le détail d’une œuvre ne permet certainement pas d’établir la vérité absolue d’une théorie littéraire, et il est possible que la forte identité nationale s’étant constituée dès la formation des États-Unis joue un grand rôle ici, toutefois force est de constater que Sur la route confirme singulièrement les intuitions de Georg Lukacs sur l’influence que possède le territoire, ses mythes et ses traditions sur l’art.
CUNNELL, Howard. «À toute allure: Quand Kerouac écrivait ”Sur la route”», dans Sur la route: Le rouleau original, Paris, Gallimard, 2010 [2007].
KEROUAC, Jack. On the Road, The Dharma Bums, The Subterraneans, New York, Quality Paperback Bookclub, 1993 [1955].
NASH SMITH, Henry. Virgin Land: The American West as Symbol and Myth, Cambridge, Harvard University Press, 2000 [1970].
BIBEAU, Gilles. «Voyages et fictions chez Jack Kerouac: une ethnographie de la franco-américanité?», Anthropologie et Sociétés, vol. 28, no. 3, 2004, p.59-89. En ligne au http://id.erudit.org/iderudit/011283ar.
CLELLON HOLMES, John. «This Is The Beat Generation», New York Times Magazine, 16 novembre 1952. En ligne au http://www.litkicks.com/Texts/ThisIsBeatGen.html.
LE PELLEC, Yves. «Jack Kerouac, pìcaro de l’âme», Études littéraires, vol. 26, no 3, 1994, p.45-57. En ligne au http://id.erudit.org/iderudit/501054ar.
SPANGLER, Jason. «We’re on a Road to Nowhere: Steinbeck, Kerouac, and the Legacy of the Great Depression», Studies in the Novel, vol. 40, no. 3, automne 2008, p.308-327. En ligne au http://muse.jhu.edu/journals/sdn/summary/v040/40.3.spangler.html.
Savard, Valérie (2015). « Du mythe américain à l’ère de la modernité ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/du-mythe-americain-a-lere-de-la-modernite-le-reve-desenchante-de-sur-la-route], consulté le 2024-12-26.