Il se pourrait que les enfants soient plus conformistes que les adultes et que nous ne nous rendions pas compte de cela pour la raison qu’ils vivent en guerre avec les adultes et qu’ils sont contraints de manifester leurs habitudes en secret. En fait, l’effort des adultes est de briser toutes les habitudes des enfants, parce qu’ils soupçonnent en celles-ci un nœud de résistance et d’anarchisme. (C. Pavese, p.197.)
La ressemblance évidente entre Zazie et Lolita, celle qui se présente tout de suite à l’esprit, est la jeunesse. Zazie est âgée de quatorze ans. Humbert Humbert rencontre Lolita à douze ans, la perd à quatorze pour la retrouver, à la fin du roman, âgée seize ans. La durée de l’intrigue de Lolita s’étend sur une grande période de temps, si on la compare à celle de Zazie: Zazie fait un saut à Paris d’environ trente-six heures. Le style de ces œuvres littéraires, tout comme le style des films consacrés à ces deux figures romanesques, diffère complètement: Zazie est comique et burlesque, Lolita est dramatique et poétique. Ils révèlent deux aspects diamétralement opposés de la jeunesse. Nabokov et Queneau ont chacun reconnu que les thématiques avaient été fidèlement transposées dans les films de Kubrick et de Malle. Le thème essentiel de Zazie dans le métro est la révélation de la corruption du monde des adultes, alors que dans Lolita, ce serait plutôt la victimisation de l’enfance victime d’un monde adulte déjanté ou, si l’on préfère, la justification de la pédophilie et de l’inceste par l’invention du concept de la nymphette. Ce qui est mis en scène, c’est la confrontation entre les compromis de l’âge adulte et une certaine «pureté» de la subjectivité chez l’enfant. Tandis que Lolita exerce le mensonge pour réaliser ses aspirations et lèche les vitrines dans lesquelles parade le monde des adultes; Zazie, elle, tyrannise: elle gueule, conteste et emmerde, son ultime volonté étant de faire exploser ce monde. L’intérêt de cette comparaison vient de la stricte opposition entre les deux types de fillettes. L’une est forte en gueule, l’autre est maniérée, l’une est vive d’esprit, l’autre sensuelle, l’une affirme le pouvoir du verbe, l’autre exploite le pouvoir du corps. Cette analyse comparative de Zazie et de Lolita s’articulera autour du physique et de la sexualité, de la maturité intellectuelle et des conflits avec le «savoir» adulte qu’elle engendre, de la culture et de la société dans lesquelles elles évoluent. Les œuvres littéraires entreront quelques fois en interaction avec les films, ce qui amènera à poser la question de l’adaptation.
La gamine gueularde et la nymphette sont deux figures qui renvoient à des référents précis, à des attitudes particulières et à des univers opposés. La cristallisation d’une figure se fait par la géographie propre aux corps, aux attitudes, aux comportements et aux discours. Lolita est abondamment décrite par des caractéristiques physiques sensuelles, contrairement à Zazie dont les formes importent peu: c’est la forme de son discours qui constitue l’essentiel du personnage.
Les qualificatifs qui définissent Zazie sont d’ordre intellectuel: le sens de la répartie, l’insolence et le langage vert. Les descriptions de son corps sont rares, certaines remarques suggèrent son portrait plus qu’elles ne le fixent. Nous savons qu’elle est «bien mince» (R. Queneau, p.49), que lorsqu’elle porte des «bloudjinnzes» ses «[…] petites fesses sont moulées à souhait et à perfection mêlés.» (p.63) et qu’elle est «formée» (p.88). Par contre, les qualificatifs se rapportant à son attitude abondent. Elle «[…] est drôlement mal élevée» (p.22) , elle «résonne bien» (p.23) , elle représente «la fortiche jeunesse d’aujourd’hui» (p.24), elle «[…] en a de l’idée cette petite» (p.25), c’est un «petit ange» (p.26) , elle est «économe, mais pas avare» (p.48), c’est «une vraie petite mule» (p.103), elle est «près de ses sous» (p.105), elle «ferait se battre des montagnes» (p.113), «[…] elle doit avoir de la défense» (p.122), «Les pas marrants […] je [elle] les emmerde» (p.125) , elle n’est pas «un mauvais cheval» (p.126), etc. En gros, Queneau s’attaque à ses qualités intellectuelles sans attacher une grande importance à son physique. La figure de Zazie émerge de son discours, plus que de sa forme. Elle «dit» et n’abdique jamais ses dires.
Nous retrouvons le contraire chez Nabokov, le lecteur se fait facilement une image visuelle du corps de Lolita. Le personnage féminin n’est jamais considéré pour ses attributs intellectuels. Les qualificatifs spirituels qui la cernent sont la naïveté, la vulgarité et le commun: «Lolita […] est vulgaire: elle a mauvais goût, parle le langage sot des adolescents qui massacrent la langue de Shakespeare, et ses préoccupations (Hollywood, les garçons) sont triviales» (J-J. Leclercle, p.92). D’ailleurs, plusieurs descriptions enflammées présentent d’un même coup son éclat charnel et sa vulgarité spirituelle: «[…] Lolita a la voix stridente et aux cheveux d’un brun chaud et riche – onde et frange sur les côtés, boucles sur la nuque – la Lolita au cou brûlant et moite, aux propos argotiques et vulgaires […]» (V. Nabokov, p.101). Voici quelques morceaux de son corps, éparpillés dans le texte: «épaules graciles aux reflets de miel, […] dos souple et soyeux […], chevelure châtaine […] les seins juvéniles. […] l’adorable courbe rétractile de son abdomen […]» (p. 59), «Une peau exquise – exquise! Douce et bronzée, sans le moindre défaut» (p.62), «[…] le relief délicat de ses omoplates, et le velouté de son dos incurvé, et le renflement compact de son étroite croupe masquée de noir, et l’estuaire de ses cuisses de petite fille» (p.65), «[…] cette enivrante et brune fragrance […]» (p.66). Le texte est farci d’énumérations brûlantes de ce genre qui dévoilent sans pudeur, mais avec élégance, la fascination charnelle qu’exerce Lolita. Humbert Humbert nous offre également le menu détail des attitudes de Lo. Sa façon de marcher: «Analysons. Les pieds imperceptiblement tournés en dedans. Une sorte de flottement agile sous le jarret, qui se prolonge, à chaque pas, jusqu’à la pointe du pied. Légère tendance à traîner la jambe. C’est très enfantin et à la fois infiniment impudique» (p.63); sa manière de parler: «[…] la verve argotique de ce bout de femme, […] sa voix rêche et stridente» (p.63). Humbert note également son irrésistible charme et le sourire qu’elle réserve toujours aux étrangers:
[…] les yeux plissés en une faille duveteuse et tendre, tous ses traits irradiés d’une langueur rêveuse, qui ne signifiait rien, bien sûr, mais c’était si merveilleux, si ensorcelant, que l’on avait peine à l’expliquer par le pouvoir magique de quelque mystérieux chromosome capable d’embraser automatiquement son visage, en témoignage atavique de Dieu sait quel ancien cérémonial de bienvenue – de prostitution hospitalière, diront sans doute mes lecteurs les plus frustes. (p.451-452)
Nous constatons, à l’instar de Christine Raguet-Bouvart,
[…] que le corps de Lolita apparaît sous deux formes: une projection mentale nourrie des sentiments de Humbert, et une représentation strictement matérielle, l’une enrichissant l’autre, mais ne se correspondant pas nécessairement. La limite entre l’immatériel et l’enveloppe charnelle est très difficile à définir puisque le lieu de perception de l’un, personnage ou lecteur, se situe «en dedans», c’est-à-dire au niveau du sensible et renvoie à l’immatérialité, alors que l’objet perçu l’est sous les contours extérieurs visibles offerts au regard. (C. Raguet-Bouvart, p.27)
Lolita apparaît donc dans une description subtile et morcelée de son corps et de ses attitudes physiques. Elle se manifeste par intermittence, comme l’entrebâillement d’un vêtement qui dévoile la peau suivant le rythme du scintillement1. Alors qu’avec Zazie l’on a directement accès à ses pensées, avec Lolita il faut avoir à l’esprit que son image est faussée par la vision omniprésente de Humbert, la seule à laquelle nous ayons accès par la lecture.
Nous devons prendre en considération les attitudes et le corps de chacune pour montrer la distinction, devenue évidente par le cinéma entre les deux figures. Malle a rajeuni Zazie, jouée par Catherine Demongeot, de quatre ans (elle passe de 14 à 10 ans) alors que Kubrick et Lyne ont choisi des adolescentes, Sue Lyon et Dominique Swain, de quinze et quatorze ans pour personnifier Lolita, qui rappelons-le, n’a que douze ans au début du livre (V. Nabokov, p.71). Une gamine de dix ans n’inspire pas de désir érotique, alors qu’une adolescente de quinze ans oui (du moins chez des spectateurs sans grave défaillance psychologique). Les réalisateurs ont donc avant tout cherché les spécificités physiques des figures. Excellent travail de physionomiste.
Le sourire épanoui, le vocabulaire gaillard et le rire généreux lors des poursuites burlesques forment l’essentiel du personnage de Zazie au cinéma, tandis que de Lolita demeurent l’apparition emperlée d’eau de la nymphette en bikini, les moues qui déforment son visage et donne à ses traits la vulgarité d’une prostituée et la facticité des starlettes. Mais comment définir en mots l’attitude des fillettes qui crèvent l’écran? L’émotion sexuelle de Dominique Swain a peu de choses à voir avec la Lolita créée par Nabokov. Son visage s’empourpre de plaisir lors des scènes de lits, plaisir qui ne correspond pas à l’indifférence décrite par Nabokov. De plus, la perversion provient de la fillette: c’est Humbert qui est manipulé dans le film de Adrien Lyne, le jeu de pouvoir est inversé. Chez Kubrick, le respect de l’esprit du livre est immense. Lolita ne cherche pas à séduire, elle est victime de Humbert. Aucune scène, sauf celle, ambiguë, du chuchotement, ne la montre comme étant l’initiatrice d’ébats sexuels. Cependant, Kubrick nous donne l’essentiel du roman dans son générique d’ouverture qui dévoile le caractère érotique de la relation. Nous voyons des mains d’homme délicatement passer des bouts de cotons entre les orteils appartenant à une jambe jeune. Ici s’arrêtent les scènes explicitement érotiques, le reste du film de Kubrick traite de la décadence de Humbert sans scène affriolante à l’appui.
Chez Zazie, le sourire et le rire de la comédienne traduisent le passage de l’écrit à l’écran. Dans le film de Malle le rire devient la marque du personnage. Queneau n’a pas spécifié les mimiques, mais comme l’ensemble du livre porte à la rigolade, Malle a mis le paquet. Il s’est efforcé de transposer au cinéma, par l’utilisation du burlesque et des éléments du cartoon, l’abondance des procédés littéraires utilisés par le créateur de Zazie. L’écart entre les figures de Zazie et de Lolita se creuse: autant l’une fait la gueule, autant l’autre rigole à s’en défoncer la mâchoire. La différence entre les deux jeunes filles est frappante au grand écran. Nous ne pensons pas cependant que les réalisateurs ont simplifié les personnages au point d’en faire des caricatures. Avec le rire de Zazie et la moue de Lolita, les réalisateurs sont allés à l’essentiel. (Il est évident que le récit filmique doit limiter le nombre d’événements. Les normes cinématographiques de l’époque veulent que la durée n’excède pas l’heure et demie et que les coûts de production demeurent assez bas. Les scènes de cinéma doivent donc être choisies avec minutie, afin de conserver le sens du livre.)
Les deux figures sont de petites filles. Le regard de Humbert posé sur Lolita lui octroie une luminosité fantasmatique. Zazie, à son tour, est perçue par les adultes comme une mouflette dégourdie, une gosse originale. Voilà le premier point à retenir ici: c’est le regard de l’autre qui rend extraordinaire ou banal les deux fillettes. Supposons Zazie dans la situation de Lolita et inversement: Zazie aurait-elle été trimballée aux confins des États-Unis par un homme à qui, en échange de cadeaux et d’argent, elle offre des faveurs sexuelles; ou aurait-elle choisi de le dénoncer à la police pour ensuite être prise en charge par l’assistance publique? Lolita se serait-elle échappée de l’appartement de Gabriel pour aller voir le métro? Plusieurs réponses sont envisageables et resteront à l’éternel état de supposition, mais il est extrêmement difficile d’imaginer une figure burlesque dans un univers grandiloquent et une séductrice «prépubère» offrant ses charmes à un personnage chaplinesque. Le caractère des fillettes surgit d’un contexte inter-relationnel mais surtout, et nous y reviendrons, de la qualité du monde qui dessine leurs errances. Cependant, qu’est-ce qui forme l’essence de la jeunesse? Est-ce le peu d’auto-censure? La désinvolture? La naïveté? Lolita et Zazie sont-elles naïves? Certainement pas. Désinvoltes? Incontestablement. Mais est-ce là l’essence de l’enfance? La désinvolture n’est-elle pas plutôt une attitude propre à une personnalité? La réponse réside peut-être dans leur curiosité devant les mystères de la condition adulte? L’incapacité à comprendre les méandres insensés des actions et des réflexions des adultes définit sûrement l’enfance… mais beaucoup d’adultes sont encore pris dans ce labyrinthe. Qui peut prétendre expliquer avec certitude le comportement de ses semblables? À l’exception de certains psychologues illuminés, personne. À ceci il faut ajouter qu’à l’acte de compréhension, qui se caractérise par la réflexion et la contemplation, il manque la pratique; donc quel est le mouvement de l’enfance, les actions propres à la jeunesse, le moteur de l’agir de Zazie et de Lolita; sinon la volonté de comprendre le monde, de le rendre semblable à soi, de se l’approprier dans le but d’y être à l’aise.
[…] c’est seulement en cela qu’elle [Zazie] est une enfant, dans sa volonté obstinée de s’approprier le monde, avant l’âge des renoncements, des caprices hystériques de la «veuve» Mouaque. Cette volonté est «innocente», sans la connotation mièvre du mot, parce qu’elle ne se situe pas dans la problématique du Bien et du Mal. Quand les bons et les méchants s’affrontent aux Nyctalopes, Zazie est en dehors du coup: elle dort. (R.Queneau, p.21)
Qu’en est-il de Lolita? Pouvons-nous y appliquer le même raisonnement? C’est plus difficile, car, encore une fois, l’accès à sa personne est véhiculé par l’interprétation de Humbert, homme dérangé qui avoue «[…] ignorer tout des pensées de ma [sa] fille […]» (V. Nabokov, p.449)2, ou pire «[…] feindre d’ignorer les sentiments de Lolita afin d’assouvir ma [sa] propre ignominie» (p.453). Nous pouvons toutefois proposer une interprétation sans prétendre à la vérité absolue. La relation qu’entretient Lolita avec le monde est toujours subordonnée à celle d’un adulte. Cependant, son désir d’évasion est tangible: il lui faut s’affranchir de son «papa» pour gagner la liberté, pour s’approprier un espace d’intimité et y construire un monde qui soit sien. Sa visée est plus personnelle, moins sociale que celle de Zazie. Elle ne veut pas transformer le monde à son image, mais seulement occuper un espace privé, dans lequel elle puisse élaborer des rapports familiaux normaux. Elle réalise ce vœu en recréant une cellule familiale, le territoire tant rêvé, enfin libéré des diktats d’adultes déliquescents.
Que fabriquent ces petites filles tout le jour durant? De quoi se composent leurs passe-temps? Sont-ils semblables ou opposés? Que lisent-elles? Lolita est friande de «comic books», de magazines de cinéma, de «résultats photographiques des collisions d’autos» (p.258), de «photos montrant de jeunes épousées, certaines en grande toilette nuptiale, à la sortie d’une église de village, un bouquet à la main et des lunettes aux yeux» (p.258), de feuilletons de magazines féminins (p.271) ou de romans pour adolescents qui traitent de relations familiales (p.453). Elle regarde et y lit ses fantasmes. Les bandes dessinées lui apportent la légèreté, la fraîcheur qui compense avec la lourdeur de Humbert; les photographies de «crash» d’autos représentent son attrait pour la mort, la solution radicale à sa vie déréglée; le reste des magazines, au contenu plutôt mince, exprime les rapports sociaux rêvés par Lo. Zazie, quant à elle, lit: les journaux sensationnalistes, celui de son village entre autres, le «Sanctimontronais du dimanche, un canard à la page même pour la province où ya des amours célèbres, l’astrologie et tout […]» (p.88) et «les Mémoires du général Vermot» (p.13 et p.172). Comme nous l’apprend Michel Bigot, les Mémoires du général Vermot sont en fait la «combinaison de l’Almanach Vermot et des Mémoires du général de Gaulle» (M. Bigot, p.176). Le premier «[…] est célèbre pour ses plaisanteries populaires» (Petit Robert 2001, voir Almanach) et s’insère dans le quotidien, à la manière d’un calendrier. Son usage sert à repousser la morosité des jours, pratique dont Zazie est championne. Le second est la «[…] relation écrite qu’une personne fait des événements auxquels elle a participé ou dont elle a été témoin […] et dont les confessions se mêlent à l’histoire». C’est donc un écrit qui met en jeu la personne même et ses relations avec les événements survenus dans une unité de temps qui correspond à la durée de vie d’un individu sur terre, donc à la possibilité de ce dernier d’intervenir sur son histoire et sur celle des gens proches de lui3. Zazie questionne et agit avec la volonté de rendre le monde moins triste.
Dans le registre du cinéma, «les préférences de Lo allaient, dans l’ordre décroissant, aux comédies musicales, aux films policiers et aux Westerns» (V. Nabokov, p.266). Les comédies musicales exaltent la beauté du monde et cachent la laideur de ses compromis, la réalité quotidienne. Lolita est sensible aux films policiers, car elle y voit les répercussions de ce qui l’attend si Humbert et elle, deux criminels aux yeux de la morale puritaine, se font prendre. Les Westerns font du héros intrépide le sauveur des demoiselles en détresses; ils glorifient les actes de violence en prenant soin d’occulter la souffrance. Ces trois genres cinématographiques s’opposent à la réalité beaucoup plus dure dans laquelle Lolita est coincée. Le répertoire de Zazie est plus éclectique: elle a vu Michel Morgan dans La dame au camélia (R. Queneau, p.66); d’après sa description de Pedro-Surplus, elle connaît les films comiques muets: «Il était affublé de grosses bacchantes noires, d’un melon, d’un pébroque et de larges tatanes.[…] c’est pas possib, c’est un acteur de vadrouille, un de l’ancien temps.» (p.45); elle connaît les vieux films, probablement les Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardi, Harold Loyd, mais aussi les films plus récents dans lesquels «[…] à la fin ils se marient moins que dans le temps. […] je [elle] préfère quand ils crèvent tous» (p.168). C’est surtout dans ses exclamations et ses comparaisons que nous savons son goût pour le cinématographe: «[…] il roule les yeux en faisant ah ah tout à fait comme au cinéma, c’était du tonnerre» (p.54), «[…]au cinéma on fait pas mieux» (p.58). Mais sa culture cinématographique est plus vague que celle de Lolita. Elle laisse le lecteur interpréter les références. Malle a fait un excellent travail d’interprétation. Il est arrivé à mettre en scène une ambiance ayant rapport au burlesque littéraire en incluant le mime, les trucages et l’esthétisme des cartoons, qui traduisent la surcharge de procédés littéraires du livre.
Lolita consomme une immense quantité de films et s’emplit le crâne d’images de magazines de cinéma hollywoodien comme si elles représentaient le réel, comme si elles étaient la vie: «[…] cette nymphette est d’abord une starlette qui se gorge de mythologie hollywoodienne, c’est-à-dire de «nympholepsie» latente, de «sexe intergénérationnel», très à la mode sur les écrans de l’époque, très pratiqué également dans certaines parties fines de Beverly Hills […]» (W. Troubetzkoy, p.110). Elle est l’esclave inconsciente de l’idéologie dominante. Elle est victime du spectacle, et ne supporte pas la réalité banale, mais vraie: elle désire l’amour débarrassé des problèmes quotidiens. Comme le disait le théoricien de la société du spectacle, Guy Debord:
L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. (G. Debord, p.31)
Elle s’accroche de manière pathologique aux images qui courent dans les médias. Elle n’analyse pas le choix des images montrées, elle les gobe et en fait son idéal. «Chaque expérience de la Jeune-Fille se retire incessamment dans la représentation préalable qu’elle s’en faisait. Tout le débordement de la concrétude, toute la part vivante de l’écoulement du temps et des choses ne sont connus d’elle qu’au titre d’imperfections, d’altération d’un modèle abstrait.» (Tiqqun, p.39-40). Il aura fallu qu’elle partage la vie de ses héros: en vivant avec Humbert, «[…] un spécimen vigoureux et superbe du mâle de cinéma […]» (p.60) qui, réellement, se trouve être un monstre de lubricité, un amas de glandes; et en suivant Quilty, un auteur de théâtre réputé, mais aux goûts excentriques et décadents: il voulut faire jouer la petite dans un film pornographique tourné par «une vieille virago» avec comme acteurs deux filles, deux garçons, et trois ou quatre bonshommes qui, tous ensemble, se seraient dénudés pour ensuite se démener les uns sur les autres (p.437); il aura fallu cette expérience pour qu’elle prenne conscience de la facticité de cet idéal qu’elle lisait dans les magazines féminins et dans les films hollywoodiens qui créent «[…] un univers essentiellement imperméable à la souffrance, d’où la mort comme la vérité sont bannies […]» (p.266). Lolita finit avec un garçon de son âge dans une petite maison délabrée d’un quelconque quartier industriel, pendant dramatique du «star system».
Zazie est avant tout du côté de la vie, qui comprend le dialogue avec autrui. Elle est opposée aux images du spectacle et ses incessantes questions visent à créer des situations extraordinaires qui éclaboussent de vitalité. Zazie juge le monde comme un espace dans lequel les relations, établies par des adultes sans joie, sont trop ennuyantes, alors elle s’efforce de provoquer des scènes d’actions et de tensions, comme elle les regarde dans les films. Elle rejette l’effet cathartique, elle conchie le spectacle passif; elle doit, c’est une «urgence nécessaire» créer des situations passionnantes pour qu’enfin le monde ressemble à quelque chose avec des battements organiques, des cris, des pleurs, tout pour n’être pas «douce» comme Marceline (roman) ou automate comme Albertine (film). Elle est l’ambiance de la fête.
Ces dernières affirmations conviennent à leur personnalité: Lolita, passive, qui regarde sans vouloir critiquer, et Zazie, active, qui vit comme les personnages de cinéma: «Merde […] chsuis aussi bonne que Michèle Morgan dans La Dame aux camélias.» (R. Queneau, p.59); et comme un metteur en scène du désordre: ne se demande-t-elle pas «[…] si ce ne serait pas une astuce savoureuse de confronter le tonton avec un flic, un vrai» (p.59), histoire de créer une situation inédite. Son parcours transforme les habitudes, questionne les lieux communs, de façon parfois littérale: les monuments de Paris sont non seulement remis en question par elle, mais éjectés: ils ne représentent que les victoires d’un monde autoritaire. Et d’ailleurs, Paris est intéressant pour ce qu’on peut aller chercher dans le sous-sol, sous la couverture des conventions, pour les mettre au grand jour et faire se questionner les habitants sur la nature du terme habiter. Lolita veut voir le côté merveilleux du quotidien à travers la focale du cinéma et des stars, mais invariablement cette vision tombe dans le sordide. Elle découvre donc la corruption du monde des adultes et en est dégoûtée, sans arme pour se défendre.
À SUIVRE.
1. Nous pensons à la définition de l’érotisme de Roland Barthes dans Le plaisir du texte.
2. N’est-ce pas également le sens de la dernière phrase du livre: «Et c’est la seule immortalité que je puisse partager avec toi, ô ma Lolita.».Humbert aurait pu ajouter: car durant les heures pétillantes de notre brève vie commune, jamais nous ne partageâmes de complicité spirituelle.
3. L’Histoire avec une grande hache, comme le disait Perec, n’est qu’une construction littéraire racontée par ceux au pouvoir, et omettant volontairement les minorités. C’est l’histoire des gagnants.
BARTHES, Roland, Le plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, 105 p.
BARTHES, Roland. «Zazie et la littérature» dans Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 125-131.
BIGOT, Michel, Zazie dans le métro de Raymond Queneau, Paris, Gallimard, Coll. Foliothèque, 1994, 237 p.
DEBORD, Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1996 [1967], 209 p.
DOMMERGUES, Pierre, L’aliénation dans le roman américain contemporain, Paris, 10|18, 1976, 443 p.
LECERCLE, Jean-Jacques, «Lolitalice» dans Lolita, Paris, Éditions Autrement, Coll. Figures mythiques, 1998, p. 121-143.
NABOKOV, Vladimir, Lolita, Paris, Le livre de poche, 1963 [1955], 499 p.
PAVESE, Cesare, Le Métier de vivre, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1995, 320 p.
QUENEAU, Raymond, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2002 [1959], 189 p.
RAGUET-BOUVART, Christine, Lolita, un royaume au-delà des mers, Paris, Presses universitaires de Bordeaux, Coll. Images, 1996, 313 p.
RAGUET-BOUVART, Christine, Vladimir Nabokov, Paris, Belin, 2000, 128 p.
TIQQUN Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, Paris, Mille et une nuits (no 362), 2001, 208 p.
TROUBETZKOY, Wladimir, «La nymphette et le pentapode» dans Lolita, Paris, Éditions Autrement, Coll. Figures mythiques, 1999, p. 144 – 178.
Martel, Xavier (2012). « Des sucettes et des grenades (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/des-sucettes-et-des-grenades-1], consulté le 2024-12-26.