Récit à la frontière des genres, Voyage au bout de la solitude pérennise l’histoire de Christopher McCandless, ainsi que celle de plusieurs autres aventuriers dont le destin s’apparente à celui du jeune homme. Le livre de Jon Krakauer ̶ qui n’est pas un vraiment roman ni tout à fait une biographie ou un reportage ̶ relate, à travers un morcellement du récit, une seule et grande aventure: celle de l’expérience des frontières. Le personnage de Chris, contaminé par la civilisation, décide d’entreprendre un voyage au cours duquel il franchira les frontières une après l’autre, jusqu’à celle, ultime, de la mort. Nous étudierons d’abord le thème du désir d’aventure en examinant comment le récit peut se lire comme un remaniement de l’aventure pionnière américaine et comment la solitude, en tant que quête, représente souvent l’aventure ultime dans l’imaginaire culturel. Nous analyserons ensuite comment les récits contenus dans Voyage au bout de la solitude participent, d’une certaine façon, d’une nostalgie de l’espace ̶ symptôme d’une disparition des lieux de l’aventure. L’intérêt que porte Chris McCandless à certains écrivains tels que Thoreau et Tolstoï permettent d’ouvrir l’analyse sur l’exploration de l’âme. Nous en viendrons à prouver, en somme, que le récit en est un de la traversée et du repoussement des limites, non seulement géographiques, mais également physiques et spirituelles.
L’histoire de Chris McCandless revisite un des mythes fondateurs de la nation américaine: celui de l’émigré qui part se mesurer à la nature, à la grandeur et à la brutalité du Nouveau Monde. La rupture avec la métropole ̶ ou avec tout ce qui le rattache à son passé ̶ est inévitable. Le pionnier s’élance dans l’inconnu, mû par un désir de recommencement absolu; il veut recommencer sa vie à neuf. Le projet de recommencement du pionnier est d’abord collectif. Souvenons-nous que le peuple américain, dans la pastorale américaine, est un peuple élu, qui doit retrouver l’innocence originelle et récréer le paradis perdu. Avec le développement des colonies et le recul de la frontière sauvage, toutefois, le désir de reconstitution du jardin d’Éden se transforme en esprit de Conquête. L’expansion, motivée par la pulsion de l’Ouest, devient un projet de recommencement plus personnel que collectif, un projet de liberté, d’exil. C’est cette pulsion qui anime Chris McCandless quand il choisit de quitter sa ville natale:
En quittant Atlanta par la route de l’Ouest, il voulait se créer une existence entièrement nouvelle dans laquelle il serait libre de s’immerger dans l’expérience à l’état brut. Pour marquer cette rupture complète avec sa vie antérieure, il prit un nouveau nom. Il ne voulait pas entendre parler de Chris McCandless. Il était maintenant Alexandre Supertramp, maître de son destin. (Krakauer: 43)
Chris McCandless entreprend, à travers ce voyage épique, de prendre ses distances avec la «métropole». Il insiste d’ailleurs ̶ et il maintiendra cette résolution tout son périple durant ̶ pour n’emporter que l’essentiel. Ainsi, il se dégage du monde matérialiste qui l’entoure, de la pression de ses parents, de toutes les valeurs qu’il méprise. Il se déleste également de son ancien nom qui ne désigne plus correctement sa nouvelle vie et ses nouvelles aspirations: il veut désormais s’attribuer le nom «Supertramp», qui veut dire «super clochard» ou «super vagabond». Le changement onomastique signale une rupture avec le mode d’occupation sédentaire du territoire américain qui ne lui convient plus. Il souhaite devenir nomade, celui qui expérimente et qui vit la frontière. Le geste de Chris s’inscrit dans le mouvement de sous-culture des tramps, qui migrent vers le Wild West pour s’installer dans les Rocheuses au XIXe siècle. Justement, sa première direction est l’Ouest. La perspective de se mesurer à ses paysages désertiques et à ses territoires arides alimente un fort désir d’aventure, celui, plus particulièrement, de se rapprocher du «cœur sauvage de la vie» (Krakauer: 53). La frontière, parce qu’elle est ce qui lie, réunit et soude et, en même temps, ce qui sépare, disjoint et isole, entretient un rapport protéiforme avec l’espace et l’altérité. Pour Chris McCandless, l’expérience des frontières géographiques est l’occasion de, symboliquement, se mettre à l’écart de la société, de tracer une séparation entre elle et lui, de se placer en marge du mode de vie moyen et conventionnel. Cette traversée des frontières des États de l’ouest des États-Unis lui permet, en fait, d’écrire sa propre déclaration d’indépendance. Pendant plus de quatre mois, il en parcourt les routes. Il est enfin libre. Comme il l’écrit lui-même, reprenant le titre du western de Phil Rosen, West Is Best, c’est un «échappé d’Atlanta. [Il] n’y retourner[a] pas parce que ‘‘l’Ouest est ce qu’il y a de mieux’’» (Krakauer: 229). Après son premier élan vers l’Ouest, son exploration du territoire américain se révèle en vérité plutôt aléatoire: à la fin octobre, il change de direction. Il va d’abord vers l’est, puis vers le sud, jusqu’au golfe du Mexique. Il n’y trouve cependant pas l’isolement qu’il recherche avidement.
À vrai dire, même si Chris est résolu de se couper de la société capitaliste, il n’y arrive que partiellement. Il doit travailler pour amasser l’argent nécessaire à la continuation de son voyage. À cette fin, il réussit donc à se faire engager dans des restaurants. Il ne se coupe pas complètement des gens non plus. En fait, il fait la rencontre de nombreux autres vagabonds chez lesquels il séjourne plus ou moins longtemps ̶ quelques jours ou quelques semaines, ̶ mais il les quitte toujours avant de s’y attacher indéfiniment. Dans cette première partie de son voyage, Chris se fait des compagnons de voyage, il se joint à des communautés et il s’installe chez un ami, Wayne Westerberg, pour l’aider avec les récoltes d’été. Mais, profondément, Chris ne souhaite pas nouer avec les gens des liens qui l’empêcheraient de continuer à se déplacer et à se former «une vaste provision d’aventures et d’expériences» (Krakauer: 90). Chris veut s’éloigner de la plupart des gens qui
sont conditionnés à vivre dans la sécurité, le conformisme et le conservatisme, toutes choses qui semblent apporter la paix de l’esprit, n’est rien n’est plus nuisible à l’esprit aventureux d’un homme qu’un avenir assuré. Le noyau central de l’esprit d’un homme, c’est sa passion pour l’aventure. (Krakauer: 88. Nous soulignons.)
Le désir d’aventure de McCandless est indissociable de la liberté qu’il souhaite tant se donner. Son voyage est motivé par un mépris profond de la foule et de la société capitaliste, qu’il juge aliénants. En fait, Chris McCandless veut être libre du mode de vie monotone de l’américain moyen, libre aussi, de la contrainte des relations interpersonnelles. Pendant la première partie de son voyage, «il parcour[t] les routes de l’Ouest, envoûté par les dimensions et la puissance du paysage, excité par de petites infractions à la loi, goûtant la compagnie d’autres vagabonds rencontrés en chemin et laissant les circonstances décider de sa vie» ( Krakauer: 51). Mais au fil des mois, ce type de péripéties se révèle insuffisant à combler son désir d’aventure. La solitude devient alors peu à peu une quête en soi. Dès ce moment, l’Alaska devient l’objet de ses fantasmes. Abritant des étendues froides et hostiles, pourvu de zones inhabitées et doté d’un climat froid et d’une nature indomptée, l’Alaska incarne, dans l’esprit de Chris McCandless et de plusieurs autres ermites dont le roman fait mention, le wilderness de la nature dans lequel il peut enfin espérer s’égarer. Le Grand Nord blanc représente l’«ultime aventure» (Krakauer: 81), où l’aventurier solitaire «ne sera plus empoisonné par la civilisation qu’il fuit et [où] il [pourra] marche[r] seul pour se perdre dans la nature» (Krakauer: 230. L’auteur souligne). Contre l’aliénation des foules, il ne semble y avoir qu’un seul remède pour Chris: partir à l’aventure dans un endroit aussi reculé que possible.
L’Alaska, à bien des égards, semble être l’endroit tout désigné pour cet exil. À la fermeture de la Frontière en 1890, il n’y a officiellement plus de territoires non colonisés dans toute la vaste étendue des États-Unis. Et à la fin du XIXe siècle, à vrai dire, non seulement le continent américain a été dépouillé de ses espaces d’exploration; mais on a déjà découvert et exploré la presque entièreté du Pacifique et de l’Afrique intérieure. Il ne reste plus, pour combler le goût de l’exploration, du risque et de l’éloignement des aventuriers, que certaines régions septentrionales ainsi que les sommets et les abysses de la Terre. Le rapport au déplacement change aussi considérablement. Jadis, les moyens de transport disponibles ̶ le bateau à voiles, le cheval, la marche à pied ̶ impliquaient une grande part d’imprévu, alors que l’invention des bateaux à vapeur et, plus tard, à moteur, du train, des avions et des automobiles permettent de voyager plus confortablement et de façon moins risquée. Avec l’accroissement du progrès et de la vitesse, il semble que les distances disparaissent. Tout endroit n’est qu’à quelques heures de transport. Ainsi, il semble que la surface de la Terre se réduise et que ses mystères s’épuisent. Chris, lui, résiste dans une certaine mesure à ces progrès. Il refuse de faire de l’Alaska une destination; il veut vivre le voyage dans son intégralité. Il déclare: «Je veux aller en stop dans le Nord. Y aller en avion, ce serait tricher. Cela gâcherait tout le voyage» (Krakauer: 102). Faire le trajet en stop lui permet de prendre la mesure des kilomètres traversés, d’être témoin des changements de paysage changer et des transformations du climat. Le voyage reste ainsi plus «vrai».
À partir des années 1960, après l’achat du territoire aux Russes, l’Alaska devient la dernière frontière; la dernière possibilité, à vrai dire, de traverser une frontière encore sauvage, de plonger dans les ténèbres du wilderness. Le 49e état des États-Unis entre dans l’imaginaire américain comme un territoire vierge, sur lequel chacun est libre de projeter fantasmes et rêves de liberté. L’Alaska ̶ terre de neige, de glace, de banquises ̶ est, dans l’imaginaire de l’américain plus au sud, un territoire blanc, investi de mystères et de possibles. C’est une terre sauvage, vierge, sur laquelle il peut projeter ses fantasmes de conquête du pays. Il aspire à fouler un sol sur lequel nul n’a marché, à découvrir un monde nouveau qui n’a pas encore d’histoire, propice à l’aventure. Le magnétisme de l’inconnu amène un nombre incalculable d’aventuriers au Nord, ce lieu qu’ils imaginent vierge, espacé et sauvage:
depuis longtemps l’Alaska attire comme un amant les rêveurs et les désaxés qui s’imaginent que l’immensité immaculée de la dernière terre vierge accueillera les débris de leur vie. En réalité, elle est impitoyable et n’a que faire des désirs et des espoirs. (Krakauer: 19)
Chris McCandless part donc à la recherche des derniers lieux sur la terre pouvant encore satisfaire l’attrait de l’aventure véritable. L’Alaska, territoire presque mythique, attire notre protagoniste, qui y voit l’occasion de se dépayser géographiquement et de se mesurer à la toundra. Lui aussi «désirait marcher sur une terre vierge, découvrir un point blanc sur la carte. Mais en 1992, il n’y avait plus de points blancs sur les cartes, ni en Alaska, ni ailleurs» (Krakauer: 243). Le jeune homme incarne parfaitement la nostalgie de l’espace des temps modernes. Le monde n’offre plus aucun espace pour l’aventurier explorateur. Les environs de l’autobus abandonné, qu’il choisit pour se perdre dans la nature, s’avèrent assez isolés pour ne pas empêcher sa mort, mais ils «seraient à peine qualifiés de nature sauvage selon les critères de l’Alaska» (Krakauer: 232). Chris semble d’ailleurs considérer que l’ignorance complète et voulue des lieux favorise l’éloignement, puisqu’il n’emporte avec lui aucune carte, comme s’il voulait préserver pour lui-même l’illusion d’être seul au monde. Pourtant, l’autobus se situe à la limite d’un parc national surveillé par des gardiens et gorgé de touristes et d’amateurs de plein air. Il est également entouré de plusieurs cabanes de chasseur. McCandless, malgré cette proximité avec la civilisation, continue à défendre sa solitude et à se couper du reste du monde. Seul au milieu de l’immensité alaskienne, hostile et impitoyable, le jeune vagabond met son corps à l’épreuve et repousse ses limites physiques. Mais, Jon Krakauer le rappelle, «la réalité ne tard[e] pas à faire irruption dans la rêverie de McCandless. Il [a] du mal à tuer du gibier et le journal de cette première semaine indique ‘‘faiblesse’’, ‘‘cloué par la neige’’ et ‘‘désastre’’» (Krakauer: 230). Le jeune homme se heurte à ses limites physiques, dérisoires face aux forces de la nature sauvage. Il n’est ni prêt ni outillé ni expérimenté pour vivre seul dans la région nordique de la piste Stampede. Dans les chapitres «Alaska» et «Le ravin Davis», Jon Krakauer relate les histoires de certains de marginaux qui, s’étant enfoncés dans les forêts de l’Alaska, ont connu une fin tragique et se sont fixés dans la mémoire collective de l’État. L’auteur, dans ces passages où se fondent récit, essai et articles de presse, compare les destins funestes de Gene Rosellini, John Mallon Waterman et de Carl McCunn avec celui Chris McCandless ̶ tous des aventuriers «taillés dans la même étoffe hors du commun» (Krakauer: 126). «La calotte de glace de Stikine» est un chapitre autobiographique où Krakauer raconte comment lui-même s’est mesuré à l’immensité de ce pays de froid et de glace. Le corps-à-corps avec la nature sauvage est, dans tous les cas, lié au plus grand risque: en effet, McCandless «était parfaitement conscient en entrant dans la forêt que sa marge de manœuvre était dangereusement mince. Il connaissait parfaitement l’enjeu» (Krakauer: 253). Cet enjeu, c’est la possibilité de la mort. Dans cette mise à l’épreuve qu’est le danger, il se joue le pari de la vie ou de la mort. Le jeune vagabond est, en cela, un voyageur initiatique: sa plongée dans les territoires vertigineux du Nord consiste en un rite de passage dans lequel le danger est omniprésent.
La mystique de l’homme face à la nature fascine Christopher McCandless. Il est captivé par les aventures des personnages romanesques de Croc-Blanc ou d’Une odyssée dans le Grand Nord. Il est vrai qu’il «se passionnait pour London depuis son enfance. La condamnation fervente de la société capitaliste, la glorification du monde élémentaire, la défense de la grande masse populaire, tout cela correspondait à ses sentiments» (Krakauer: 70-71). Son voyage, stimulé par un besoin spirituel, se révèle l’occasion d’incarner les idéaux moraux des autres écrivains qui l’inspirent: Henry David Thoreau et Léon Tolstoï principalement. Thoreau, d’abord, croit que l’être humain doit vivre entièrement et directement connecté avec la nature. À l’instar des Transcendantalistes, il rejette la soumission à l’autorité et s’appuie sur son intuition plutôt que sur sa raison. Thoreau prône un rapport harmonieux entre l’homme et la nature. Pour lui, la nature permet à l’individu solitaire de se purger des traces que laisse en soi le contact avec les autres hommes, égoïstes, matérialistes et consommateurs. McCandless trouve en Thoreau un maître à penser. En effet, le voyage en Alaska est l’étape finale d’un processus spirituel déjà entrepris; «la bataille décisive pour tuer l’être faux à l’intérieur de soi et conclure victorieusement le pèlerinage spirituel» (Krakauer: 230). Il se rend au milieu de la nature sauvage afin d’effacer en soi les dernières traces de l’influence néfaste de la société sur lui. La pensée de Chris fait encore écho au transcendantalisme lorsqu’il affirme que «Dieu a dispos[é] [la joie] tout autour de nous. Elle est dans toute chose que nous pouvons connaître» (Krakauer: 89). Il croit que les hommes ne s’émerveillent et ne communient avec Dieu qu’à travers la découverte et la contemplation de la nature ̶ ou dans l’oversoul 1, comme le dira Emerson. Ainsi peut-on qualifier Christopher McCandless de «romantique» qui n’arrive pas à vivre dans la société et qui, en contrepartie, trouve la beauté, la simplicité et la liberté dans le contact avec la nature. Comme les romantiques, Chris est dégoûté par la bourgeoisie; la nature constitue un refuge et un lieu de recueillement pour oublier l’abjection de la société. Mais comme le souligne à juste titre Jon Krakauer, «à la différence de Muir et de Thoreau. Le premier but de McCandless n’était pas de réfléchir à la nature ou au monde dans son ensemble, mais plutôt d’explorer le domaine intérieur de son âme» (Krakauer: 100). Le séjour en Alaska de Chris est, d’abord et avant tout, une aventure spirituelle dans laquelle il fait abstraction des nécessités et des désirs de sa chair ̶ les «exigences de la chair» de Tolstoï ̶ pour se concentrer sur l’élévation de son esprit et de son âme. «La chasteté et la pureté morale étaient des qualités auxquelles il réfléchissait longuement et souvent» (Krakauer: 255) et il se soumet lui-même à un code moral très rigoureux dans le but de trouver une signification et un but à sa vie. L’épopée tragique du jeune vagabond est, dans ce sens, le repoussement de ses limites spirituelles.
En observant comment se déploie le thème du désir d’aventure dans Voyage au bout de la solitude, nous avons pu voir que l’histoire de Christopher McCandless peut se lire comme une reproduction de l’aventure pionnière américaine. Mû par une pulsion de l’Ouest, il traverse les frontières géographiques du continent américain. Il se lance ensuite à la «conquête» de la dernière frontière; toutefois, même en Alaska, la quasi-totalité des espaces de l’aventure a disparu. À cet égard, le voyageur solitaire incarne une certaine nostalgie de l’espace: il réalise que ce territoire n’est plus un espace vide sur la carte du monde, mais il refuse d’en emporter une avec lui. Il s’exile donc dans un lieu reculé et isolé, repoussant la frontière physique de la solitude. Il entretient ainsi l’illusion d’être seul au monde, illusion nécessaire pour conclure sa quête spirituelle. Durant tout son périple, ce qui l’aura motivé est «la perspective d’une rencontre directe avec la nature, avec le cosmos lui-même» (Krakauer: 101), pouvant le mettre en relation avec les profondeurs de son âme. Christopher McCandless, en somme, vit et incarne la frontière qu’elle soit géographique, physique ou spirituelle. Si, dans le format classique du roman d’aventures, le dénouement offre une promesse de retour à l’ordre, dans le roman d’aventures problématique, ce pacte n’est pas respecté. Le monde de l’aventure est menacé et voué à s’éteindre, même, puisqu’il est mis en péril par la trajectoire que prend le récit. En même temps, ce retour à l’ordre «normal» des choses implique, pour céder au désir du lecteur, que la sauvagerie soit vaincue. Or, dans Voyage au bout de la solitude, la fin n’est ni l’occasion d’un retour à l’ordre ni celle d’une victoire de la civilisation sur le wilderness. S’il importe de rappeler que le livre de Jon Krakauer n’est pas, stricto sensu, un roman, il n’empêche néanmoins que le destin tragique et funeste de Christopher McCandless métaphorise assez bien ce que le roman d’aventures est devenu depuis le modernisme. L’échec de la quête du héros, que la nature piège au lieu de libérer, symbolise l’échec de l’aventure ou, pourrions-nous même dire, sa fin. Le roman d’aventures n’est pas pour le moins condamné à la disparition; il est toutefois voué à se répéter sans cesse, à redoubler d’ingéniosité dans cette aventure qu’est la raréfaction de ses espaces.
1. Terme tiré de l’essai «The Oversoul» de Ralph Waldo Emerson.
EMERSON, Ralph Waldo. 1841. «The Oversoul».
KRAKAUER, Jon. 2008 [1997 pour la traduction française]. Into the Wild. Voyage au bout de la solitude. Paris: Presses de la Cité, coll. «10/18», 285 p.
LABINE, Marcel. 2002. Le Roman américain en question. Montréal: Éditions Québec Amérique, 143 p.
Ouellet, Catherine (2014). « Dépassement des frontières et nostalgie de l’espace dans «Into The Wild» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/depassement-des-frontieres-et-nostalgie-de-lespace-dans-into-the-wild], consulté le 2024-12-26.