Le tableau de Franz von Stuck Die Wilde Jagd est resté célèbre en tant que peinture étrangement prémonitoire. Peint en 1889, l’année de la naissance de Adolf Hitler, cette Chasse sauvage illustrant le mythe germanique éponyme où Wodan, dieu du vent et des morts, mène son « armée furieuse » (Wütendes Heer) dans une battue spectrale et éternelle est désormais entourée de l’aura inquiétante de la synchronicité. Outre les multiples théories ésotériques qui entourent symptômatiquement le Führer et qui y voient une parfaite prophétie (Hitler étant pour d’aucuns l’incarnation d’anciennes divinités germaniques), d’autres endossent l’hypothèse d’une réelle filiation entre la figure centrale et le Chancellier du IIIe Reich. C’est l’idée avancée par Robert G. L. Waite, l’auteur de la plus populaire “psychanalyse sauvage” de celui-ci, The Psychopathic God (1977) : “Is it not possible that Hitler [an avid admirer of Stuck], sometimes in the 1920s, saw the picture and was immensely excited by it; that he pictured himself, very literally, as the Wild Huntsman, and adopted von Stuck’s figure as his own self-image? It seems likely that he adjusted his personal appearance -forelock, mustache, and the red cape he affected at Nuremberg party rallies- to conform to this image of the hard-riding apotheosis of brutality, power, and destruction” (p. 69). On sait, en effet, le poids fétichiste que certaines œuvres d’art, et notamment celles de von Stuck, ont eu sur le peintre frustré autrichien.
Plus généralement, les historiens culturels de la Fin-de-Siècle ont pu signaler à quel point les rêveries apocalyptiques qui envahirent les arts au cœur même de l’apogée impérialiste européenne préfigurèrent, à un niveau enfoui des mentalités collectives, la « brutalisation » de la Première Guerre Mondiale, voire de ce que certains appellent la « Guerre civile européenne » qui enchaîne celle-ci avec la Seconde. Dans cette «Chasse sauvage» de Franz von Stuck, l’homme libéré, c’est-à-dire soumis à la pure nature, se révèle sans masque: un prédateur apocalyptique, tel qu’allait le décrire, en plein entre-deux-guerres, Sigmund Freud dans son Malaise dans la civilisation. Eros et Thanatos se déchaînent dans un tourbillon d’énergie dionysiaque où toutes les frontières (la vie/ la mort –au double niveau des pulsions et du bios– ; l’humain/l’animal) semblent momentanément suspendues.
Enfin, au niveau de l’histoire de l’art, ce culte de l’energeia expressive qui bouscule les conventions de la peinture mythologique, morcelle et superpose les plans et balaie par moments la figuration dans une abstraction toute turnerienne préfigure ironiquement (car von Stuck sera toujours considéré comme le pilier de l’académisme réactionnaire que Hitler érigera en peinture officielle du Reich contre « l’art dégénéré ») un tournant esthétique, où l’on peut même voir les germes d’un certain expressionniste [1]. Ces figures de cauchemar qui foncent sur nous comme si elles voulaient, en accord avec les légendes des chasses fantastiques, emporter notre âme avec elles semblent appeler un dépassement du cadre statique de l’image fixe. Onze ans auparavant Eadweard James Muybridge réalisait sa célèbre série de galops de chevaux qui, bien qu’aux antipodes du vent de folie de cette cavalcade destructrice, brisaient le statisme iconique par la séquence juxtaposée. Puis, en 1897, les frères Lumière projetaient L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, suscitant, selon un mythe fondateur, la panique des spectateurs devant cette double invasion technologique de leur sensorium [2]. Moins célèbre, The Miller and the Sweep (1897) inaugurait le motif de la course-poursuite à l’écran, jouant sur les possibilités de ce nouvel et paradoxal espace, cerné de toutes parts par le hors-champ.
Le cinéma, art kinétique par excellence, était-il voué dès l’origine à la cynégétique ? En libérant chasseurs et proies du statisme obligé de la représentation picturale ou sculpturale, « le cinéma laisse apercevoir toutes les conclusions imaginables : la possibilité d’une fuite pour la proie, qui s’arrachant à l’espace entreverra l’espoir d’échapper à son poursuivant ; l’espoir de la capture, à chaque instant renouvelé, pour le chasseur tout entier tendu vers son but » (E. Dubois, 5). Significativement, un des premiers (sinon le premier) sous-genre cinématographique à émerger, fut celui des « chase films », inspirés par le Stop Thief! de James Williamson (1901), qui opère le premier la transformation de la violence sociale en source de comique burlesque. Pour cerner le discours social qui sous-tend ce dispositif il est intéressant de contraster la scène de chasse par des chiens et une illustration du célèbre magazine Je sais tout (15 octobre 1907) où un couple de vagabonds est férocement attaqué par les molosses d’une brigade : « l’escarpe, cet homme qui est un loup pour l’homme, et le chien, cet ami de l’humanité, ce gardien de la société, se sont dressés l’un devant l’autre. Mais soyons tranquilles, le vice humain sera puni et la vertu canine triomphera » écrit Paul Villers dans l’article intitulé, justement, « Le chien, gardien de la société ».
Alliant a cet aspect cathartique une méthode formelle de construction narrative singulièrement efficace, la course-poursuite allait rapidement s’ancrer dans la grammaire du médium naissant ; citons, en 1903 An Elopement à la Mode et The Pickpocket: A Chase Through London de Alf Collins, Daring Daylight Burglary de Frank Mottershaw ou, directement ancrée dans l’univers du braconnage Desperate Poaching Affray, de William Haggar, où la caméra accompagne l’action (qui, ponctuée par un échange de coups de feux, délaisse le comique pour le dramatique) en devenant partie intégrante de sa construction. Ils seront bientôt suivis par la transposition au genre comique : dans Personal/ Rendez-vous par annonce (1904) de Wallace MacCutcheon, un jeune célibataire est poursuivi par la meute de jeunes filles à marier attirées par son annonce (le succès fut tel que Porter en fit de suite un remake pour Edison, How a French Nobleman Got a Wife Through the New York Herald Personal Columns, 1904, inaugurant une longue série qui allait culminer avec le mythique Seven Chances de Buster Keaton).
Assimilant ces trouvailles, Porter réalisait cette même année le Vol du Rapide (The Great Train Robbery), plus généralement connu comme un des tout premiers films narratifs ainsi que le premier western intégral. On y suit l’attaque d’un train par une bande de desperados, la poursuite de ceux-ci par un groupe de citoyens jusqu’à leur mise à mort préfigurant les multiples variations autour de la chasse à l’homme orchestrée pour le compte de la Loi dans l’espace « sauvage » du Far-West, ainsi que leur version urbaine et contemporaine évoquées par le film criminel. Le dynamisme du plan de la furieuse chevauchée ponctuée de coups de feux incarne cet au-delà cynégétique de l’image que La Chasse sauvage semblait préfigurer. Après la scène de gunfight dans les bois, orchestrée comme une véritable battue, survient, sans transition, l’image de clôture restée célèbre : un outlaw filmé en plan rapproché tire parcimonieusement sur la caméra, et, par extension, sur nous spectateurs. La barrière est franchie, la proie de nos regards voyeuristes devient notre prédateur, et le cinéma dévoile sa condition de piège.
Dès lors la chasse à l’homme ne cessera de hanter ce que l’on nommera bientôt le Septième Art, faisant l’objet de traitements aussi divers que nombreux, en fonction des genres, des réalisateurs, des époques et des modes. Si le western et le film criminel en font un passage obligé, alimentés par une longue tradition littéraire nourrie de chasses humaines (au point que toute une isotopie cynégétique était devenue un pur cliché des romans feuilletons comme le montre, entre autres, J. C. Vareille dans L’homme masqué, le justicier et le détective, 1989), le genre burlesque livre une version carnavalesque et survoltéee qui peut se prêter à toutes les subversions de la Loi et l’Ordre incarnés ridiculement dans les « Keystone Cops » chers à Mack Sennett. Devenue pur affranchissement euphorique des lois de la physique, célébration chaotique des forces du désordre (social et on pourrait-dire, avec Bakthine, cosmique), la course-poursuite met à nu la mécanique darwinienne qui sous-tend le capitalisme sauvage souvent dénoncé dans la Progressive Era. Mais il laisse aussi souvent transparaître un certain malaise face aux extrêmes de cet état hobbesien généralisé du Homo homini lupus où le spectateur est appelé (voire, selon les craintes suscitées par ce nouveau médium de masse, mécaniquement conditionné) à rire de l’exercice de la violence, le plus souvent au détriment des victimes dans une occultation quasi-féerique (voire sadienne) des marques de celle-ci –régime repris, symptomatiquement, par l’industrie tout aussi florissante du cartoon. La chasse à l’homme, justifiée narrativement et idéologiquement dans le western (et le film criminel qui le prolonge) qui en fait l’emblème de la violence nécessaire pour la fondation de la civilisation contre la wilderness qu’incarne l’outlaw tout comme l’Indien s’attaquant aux diligences, est tout à la fois exhibée et déniée dans le burlesque. Comme les futurs personnages de cartoons, les protagonistes maltraités dans les accidents de parcours des courses-poursuites se relèvent intacts et repartent aussitôt dans une course tout aussi éternelle que la Chasse sauvage des traditions populaires.
Que les deux genres fondateurs du cinéma populaire, mais aussi de l’imaginaire collectif américain moderne (western et slapstick), proposent deux versions contrastées (parfois se fusionnant dans des hybridations génériques) de la chasse à l’homme est en soi un phénomène qu’il faudrait approfondir. Il faudrait notamment le mettre en parallèle avec la construction identitaire bâtie sur le déni des chasses à l’homme qui la jalonnèrent historiquement, du massacre subventionné des Indiens (devenu, par le western, légitime défense des proies contre leurs prédateurs en une véritable Gesta Dei per Americanos, où l’extermination des « sauvages » s’inscrit dans une Destinée Manifeste dont elle est la preuve éclatante). Mais aussi la « chasse aux pauvres » (G. Chamayou 114), héritée des pratiques policières du Vieux Monde et omniprésente dans le conflit prétendument anodin qui régit l’univers du cinéma burlesque (qui semble illustrer la réflexion ironique de Voltaire : « vous n’avez pas encore trouvé le secret d’obliger tous les riches à faire travailler tous les pauvres ! Vous n’en êtes donc pas encore aux premiers éléments de la police ? »). De fait ces chasses furent dénoncées par Yves Guyot au moyen d’une comparaison significative : « cela s’appelait l’Epuration (…) Battues ! Razzias ! termes courants, employés pour désigner la chasse aux pauvres. Les planteurs n’auraient pas parlé autrement de la chasse aux nègres marrons » (La Police, 1884, 275).
Car, significativement, et sans tomber dans une simplification sociohistorique réductrice, il est frappant de constater le succès des formes filmiques de chasse à l’homme transfigurées et la persistance endémique de leur forme historique plus extrême, celle du lynchage (50 à 100 annuels dans le Sud entre 1889 et 1923 ; le Tuskegee Institute en comptabilise 3,436 entre 1882 et 1950, ce qui ne représente sans doute qu’un petit pourcentage, étant donné que la majorité n’étaient pas déclarés à ce titre). « The specter of lynching always hovered as a final resort over mob formation around 1900 in the United States, on and off the screen”, remarque Jan Olsson, qui affirme dans son article “Modernity Stops at Nothing The American Chase Film and the Specter of Lynching” que “one of the transitional film models, the chase film, in its American guise, had at least one leg in this practice for administering extra-legal hands-on punishment” [3].
On ne peut ignorer, dans la « culture visuelle » de l’époque, la prégnance des images de lynchage, véhiculées dans quantité de supports, et notamment dans celui des cartes postales : « In the post-Reconstruction era South, lynching photographs were printed for various purposes, including postcards, newspapers and event mementos. Typically these images depicted an African-American lynching victim and all or part of the crowd in attendance [at one particular lynching, it is said that nearly 15,00 people were in attendance]. Spectators often included women and children. The perpetrators of lynchings were not identified. Often lynchings were advertised in newspapers prior to the event in order to give photographers time to arrive early and prepare their camera equipment. After the lynching, photographers would sell their pictures as-is or as postcards, sometimes costing as much as fifty cents a piece” [5]. L’idée, empreinte d’humour noir, de filmer des lynchages telle que présentée par un lecteur au New York Times le 8 octobre 1905 sous le titre « A Suggestion. Why Not Have a Texas Lynching Reproduced by Kinetoscope?”, était donc loin d’être aussi farfelue que l’on pourrait le supposer, d’autant que c’était la grande époque des « films d’éxécution » [6].
Ce “crime que tout le monde commet” [7] constitue bel et bien, malgré son occultation, un noyau dur de la culture américaine comme le signale Jennie Goff (2011). D’où, pour Olsson, l’équation significative entre mentalité lyncheuse et « chase films » : “Lynching, I maintain, is part of the operative force of chase films in the American context. Screen chasing and mob formation – and sometimes chasing is intertwined with legal or extra-legal tracking – cannot be separated from this culturally significant quick-fix “justice” practice. Even if most American chase films stop at benign punishment, the prospect of stepping up the violence a couple of notches always lurks underneath the proceedings” (op cit, 259). L’exemple de Tracked by Bloodhounds; Or, A Lynching at Cripple Creek (Selig, 1904) est particulièrement parlant, mais la version comique du thème dans The Watermelon Patch (Edison, 1905) pourrait, selon le chercheur, ne pas l’être moins.
Symptomatiquement, le film qui intronise la chasse à l’homme, tout en constituant un moment décisif de l’invention du langage cinématographique ainsi que de la construction médiatique de l’identité nationale états-unienne, donne à voir –et à célébrer- le lynchage. The Birth of a Nation de Griffith (1915) comporte deux séquences particulièrement célèbres, d’une part, pour la qualité de leur mise en scène, mais d’autre part, pour leur pouvoir de propagande idéologique. La première est la poursuite de la jeune Flora Cameron par l’esclave affranchi Gus (dans le but explicite de la violer, selon le stéréotype raciste alors généralisé) qui se conclut par la chute de l’innocente dans un précipice pour échapper à un destin « pire que la mort », comme on disait alors. La seconde, mise visuellement et narrativement en équation avec celle-ci, est la vengeance des hommes du Ku Klux Klan, qui se chargent de la traque, la capture et la pendaison du coupable, présentée comme une exécution purificatrice contrastant, de par sa ritualisation fétichiste, avec les codes célébrés par l’iconographie des cartes postales [8].
Plusieurs voix s’élevèrent contre cette apologie éhontée du Klan et de la violence raciale. Mais il faudra attendre 17 ans, une guerre mondiale et un krach boursier, pour qu’un film hors-pair nous plonge au cœur symbolique de la chasse à l’homme et, partant, du « complexe du loup-garou » régissant la culture populaire états-unienne. Nous parlons, évidemment, du film de Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper Les chasses du comte Zaroff (The Most Dangerous Game, 1932), adaptation de la nouvelle homonyme de Richard Connell parue huit ans auparavant dans le magazine Collier’s. Celle-ci s’inscrivait dans la riche tradition de la fascination cynégétique propre au roman d’aventures (mais aussi, plus généralement, à cette « mystique de l’aventure » qui caractérise les mentalités de l’âge impérial selon l’analyse de l’historien Sylvain Venayre), tout en la pervertissant de façon significative. Comme le signale M. Letourneux dans son étude sur le genre, le roman d’aventures est marqué par ce paradoxe central que « l’homme qui chasse marque une supériorité spirituelle et technique qui désigne symboliquement l’affranchissement de l’humanité du reste du règne animal (Ehrenreich 1999) mais cette pratique même est associée à une résurgence de la sauvagerie chez le chasseur » (2010: 287).
Chasseurs archaïques, les personnages (bons et méchants) s’apparentent très souvent à des bêtes sauvages (id: 290) ; c’est en ce sens que le magnétisme viril du sauvage peut se convertir en bestialité, que les valeurs du vir peuvent déraper vers la force brutale du vis. La frontière n’est donc pas évidente entre le sauvage fascinant –Sandokan et les personnages solaires- et le barbare cruel (id: 292). Quelques glissements s’opèrent de fait, tels que L’homme qui voulut être roi de Kipling, The Green Wildebeest de John Buchan, Hatteras de Mason, inversion de la puissance de conquête de la civilisation en pulsion barbare, et puis bien sûr Au Cœur des ténèbres de Conrad. Faire la conquête de sa solarité, c’est passer du statut de bête traquée à celui de chasseur ; significativement c’est surtout au moment de l’affrontement du héros avec son principal ennemi que « se révèle la relation dialectique de la solarité et la sauvagerie comme folie barbare (…) L’adversaire privilégié est en général un personnage cultivé mais pervers, qui choisit de s’allier avec les forces de la sauvagerie pour satisfaire ses appétits de pouvoir » (id: 297).
C’est exactement ce que met en scène Connell, opposant son Grand Chasseur Blanc Robert Rainsford (personnage typique de toute une littérature d’aventures cynégétiques –auteur lui-même d’un livre imaginaire sur la chasse des léopards de neige tibétains-) au Cossaque slave Zaroff, emblème d’une « (sur)civilité ensauvagée » qui incarne toute la fascination du supervillain propre au genre : « si le héros est bien souvent en quête de sa solarité dans le récit, son adversaire possède une puissance destructrice qu’il a déjà actualisée » (id: 300). Celle-ci touche confine ici à l’extrême du genre, car si la métaphore de la chasse à l’homme y est fréquemment associée aux poursuites des criminels ou des héros, le glissement au « passage à l’acte » fait figure de réelle transgression, garantissant le succès du texte dans l’imaginaire collectif [9]. Tout l’enjeu de la nouvelle sera l’opposition entre cette hybris de la chasse à l’homme et la « bonne chasse » héroïque, telle que définie par toute la vulgate impériale (et souvent impérialiste) de « la gloire de l’aventure » héritée des œuvres des chasseurs exotiques tels que Jules Gerard, Bombonnel ou Paul de Chaillu (Nouvelles aventures de chasse et de voyage chez les sauvages, 1875) et popularisée aux États-Unis par nul autre que Theodore Roosevelt –qui parcourait le globe de safari en safari, se vantant, par exemple d’avoir exterminé avec son fils en un voyage en Afrique 512 animaux, dont 29 zèbres, 20 rhinocéros, 17 lions, 11 éléphants, 9 girafes and 8 hippopotames.
Le (super)villain est souvent, en vertu de cette logique, une figure de tentation pour le héros, apparaissant même comme une sorte de père de substitution (300). Dès lors, en en venant à bout, le héros accomplit ce meurtre du Père qui est la première étape vers l’état de société. A l’arbitraire de la force il oppose un père symbolique, la Loi » (Letourneux, 2010: 302). Est ainsi motivée narrativement la nécessité du dispositif textuel qui vise à canaliser les massacres « héroïques » auxquels le héros ne peut que se résoudre, pour en désamorcer la charge transgressive. Car si la sauvagerie apparaît comme la force essentielle du roman d’aventures, « elle doit être encadrée par un ordre et une morale qui ressortissent de la civilisation » (id: 308). De fait, dans la nouvelle de Connell comme dans le roman classique d’aventures, le surgissement de l’instinct barbare du héros est ritualisé, Rainsford devenant progressivement un véritable « chasseur noir » selon la catégorie de l’helléniste Vidal-Naquet, créature de la nuit, la ruse et l’apatè, « héros nu » contre ses chasseurs « équipés ». Car c’est dans sa chair que le héros fait l’expérience de la sauvagerie ; il s’agit pour lui « de maîtriser la bête en soi, afin d’en posséder l’extraordinaire puissance sans se laisser posséder par celle-ci » (id: 307). C’est ce qui lui permettra de venir à bout du vilain, héros manqué prisonnier de sa propre hybris. Et de prendre, significativement, sa place dans son lit (« He had never slept in a better bed »). Détail crucial, renforcé par l’effet de clausule, à lire comme l’extension logique de l’expulsion des femmes de la « confrérie des chasseurs » qui régit l’univers cynégétique traditionnel, qui devient pour le moins ambigu. Confirmation et déni à la fois des soubassements de cette chasse amoureuse entre hommes, la fin signale aussi un processus d’identification qui évoque la mise à mort rituelle du dieu/roi chasseur telle que décrite dans la Somme de Frazer (Le Rameau d’Or).
Schoedsack et Merian C. Cooper vont faire de ce canevas une véritable « symphonie des ténèbres », puisant dans son potentiel transgresseur pour pervertir la dynamique du roman d’aventures, passée au miroir obscur du cinéma horrifique, dont le film deviendra, significativement, un des fleurons les plus singuliers. Une horreur, toutefois, qui n’a que faire du surnaturel, lui substituant la psychopathologie décadente et qui n’a de pair que son âme sœur, tout aussi dérangeant et inclassable, King Kong[10]. Tournée dans la foulée des créations tératologiques qui avait pris Hollywood d’assaut, telle une nouvelle Chasse sauvage, aux lendemains du krach boursier de 1929 et avant que ne s’instaure le Code Hays qui allait profondément limiter leur potentiel subversif, Les Chasses du comte Zaroff nous plongent de plein cœur dans le fantasme du pouvoir cynégétique étudié par Grégoire Chamayou dans Les chasses à l’homme : « Les joies de la chasse à l’homme occupent une place particulière dans l’histoire des affects des dominants –une expérience qui mêle de façon complexe cruauté, plaisir et sentiment de puissance. Car la chasse aux fugitifs prenait aussi pour eux l’aspect d’un sport aristocratique » (2010 : 99).
Le pouvoir cynégétique avait enfin trouvé son expression dans l’art kinésique par excellence[11]. Dès lors, il ne cessera de le hanter, bien au-delà du sous-genre de la chasse à l’homme qui, des thrillers classiques aux cauchemars plus récents du « survival horror », constitue une des métaphores les plus visibles de la déprédation sociale[12].
[1] “We talk of Expressionism starting out of nowhere, but you look at these incredible works von Stuck was producing, like The Wild Chase. A lot of things are happening in that painting, planes within the picture that are not contiguous. The figures surrounding the central figure are almost like individual paintings. That’s not been recognized” (Jo-Ann Birnie Danzker, commissaire de l’exposition consacrée à l’artiste au Frye Art Museum ; http://www.artandantiquesmag.com/2013/11/franz-von-stuck-retrospective/)
[2] Martin Loiperdinger, “Lumiere’s Arrival of the Train: Cinema’s Founding Myth” The Moving Image: Volume 4, Number 1, Spring 2004, pp. 89-118
[3] Dans A. Gaudreault, N. Dulac et S. Hidalgo, A Companion to Early Cinema, 258
[4] L’article est reproduit digitalement sur http://query.nytimes.com/mem/archive-free/pdf?res=9B0CE1D8163EE733A2575B…
[5] http://en.wikipedia.org/wiki/Lynching_in_the_United_States#Disfranchisement_.281877-1917.29 “Such episodes were extensively reported on in local newspapers. Particularly around 1915, huge, festive crowds, including women and young children, often turned out to witness these hangings, in which victims were sometimes tortured, slowly burned alive, or castrated, their body parts distributed among the crowds as keepsakes (…) Produced as mementos of the events and widely distributed via mail as picture postcards, these images show huge crowds of people milling around in broad daylight. At the center of the photographs, we see the mutilated bodies of the victims—blacks, usually men—either hanging from a rope or badly burned on a pyre of smoking wood (…)Sometimes they include messages to friends and relatives, such as “He killed Earl’s grandma. She was Florence’s mother. Give this to Bird from Aunt Myrtle,” or “Warning: The answer of the Anglo-Saxon race to black brutes who would attack the womanhood of the South.” These images have since circulated as curiosities and collectibles in the South and North” (Wallace, 2003: 94). Voir aussi Goff, Jennie. Blood at the Root Lynching as American Cultural Nucleus. Albany: State U of New York, 2011
[6] V. Antonio Dominguez Leiva et Simon Laperrière, Snuff Movies. Naissance d’une légende urbaine, Dijon, Murmure, 2013
[7] Dans son introduction à Without Sanctuary (2000), recueil de cartes postales de lynchages, l’écrivain Leon F. Litwack écrit : “The photographs stretch our credulity, even numb our minds and senses to the full extent of the horror, but they must be examined if we are to understand how normal men and women could live with, participate in, and defend such atrocities, even reinterpret them so they would not see themselves or be perceived as less than civilized. The men and women who tortured, dismembered, and murdered in this fashion understood perfectly well what they were doing and thought of themselves as perfectly normal human beings. Few had any ethical qualms about their actions. This was not the outburst of crazed men or uncontrolled barbarians but the triumph of a belief system that defined one people as less human than another. For the men and women who composed these mobs, as for those who remained silent and indifferent or who provided scholarly or scientific explanations, this was the highest idealism in the service of their race. One has only to view the self-satisfied expressions on their faces as they posed beneath black people hanging from a rope or next to the charred remains of a N– who had been burned to death. What is most disturbing about these scenes is the discovery that the perpetrators of the crimes were ordinary people, not so different from ourselves – merchants, farmers, laborers, machine operators, teachers, doctors, lawyers, policemen, students; they were family men and women, good churchgoing folk who came to believe that keeping black people in their place was nothing less than pest control, a way of combating an epidemic or virus that if not checked would be detrimental to the health and security of the community” (24)
[8] “[Lynching postcards showed] images of lynchings in daylight, with large, festive crowds taking part in the torture of the victim. Griffith, and perhaps even Dixon, might have seen such public lynchings as wanton, savage events, unlike the “good” lynching meted out to Gus in Birth. A private affair, Gus’s execution occurs at night in an orderly and ritualized manner and is performed by white men dressed in full Klan regalia”, Wallace, Michele, “The Good Lynching and The Birth of a Nation: Discourses and Aesthetics of Jim Crow”, Cinema Journal, 2003, Vol.43(1), pp.85-104
[9] Bryan Senn signale qu’en 2012 Sarah Timme, “Colorado Mom”, a demandé la suppression de la nouvelle de Connell au programme de l’école, affirmant que celle-ci “ne sert qu’à encourager la violence scolaire” (10).
[10] Les deux films, on le sait, furent tournés par la même équipe côte-à-côte dans les fastueux décors de l’île du gigantesque gorille, et constituent deux visions singulièrement transgressives de la chasse, l’animalité et le désir. Je me permets de renvoyer à mon étude L’Amour Singe ou la Passion selon King Kong. Généalogie d’un mythe sexuel, Paris, L’Harmattan, 2014.
[11] Pour une étude approfondie du film, je me permet de renvoyer à mon article « De Zaroff a Panem : jalons du pouvoir cynégétique à l’écran » http://popenstock.ca/dossier/article/de-zaroff-panem-jalons-du-pouvoir-cynegetique-lecran
[12] Le sous-genre reste étonnament peu étudié; le seul ouvrage lui étant consacré reste à date celui de Bryan Senn The Most Dangerous Cinema: People Hunting People on Film. McFarland, 2013
Leiva, Antonio (2021). « De Von Stuck à Zaroff ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/de-von-stuck-a-zaroff-emergence-du-pouvoir-cynegetique-a-lecran], consulté le 2024-10-12.