À travers les catégories du néobaroque dégagées par Calabrese dans son étude visionnaire et matérialisées par l’univers YouTube on a pu constater le long des précédents articles que les formes stables, ordonnées, régulières ou symétriques sont systématiquement inversées dans un vertige d’un type tout à fait nouveau. Cette folie qui a nom YouTube émerge précisément au moment où le système des valeurs est déstabilisé par des phénomènes de fluctuation et d’indétermination, la société globalisée de l’information éclipsant les catégories du capitalisme industriel, mais orchestrant un nouveau stade du néolibéralisme. C’est cette déstabilisation d’un système socio-économique qui détermine sans doute la mutation du champ culturel, renouant avec l’esthétique baroque de la crise, du doute et de l’expérimentation. La notion instable et turbulente de «néobaroque» s’inscrirait alors d’elle-même comme symptôme d’une condition épistémologique fluctuante, mise au défi, mais aussi attente de nouvelles formulations théoriques.
Enfin, pour compenser quelque peu cette approche avant tout formaliste, une petite réflexion sociopolitique s’impose. De prime abord, YouTube s’érige en pure incarnation du fantasme de la «main invisible» qui régit cette entéléchie essentiellement idéologique qu’est «le Marché». Dans son flux perpétuel d’offres et demandes, il se pose comme la dérégulation ultime d’un libre commerce exponentiel, alors qu’il est de fait encadré par toute une série de contraintes. Tout d’abord par de strictes lois de copyright où s’affirment les monopoles du Big Business médiatique, lesquels transforment par ailleurs le site en perpétuel support publicitaire où l’on retrouve le bon vieux dirigisme médiatique de masses (et l’on sait à quel point YouTube est devenu un secteur déterminant du marketing corporatif). La défense de la propriété privée alterne par ailleurs, dans un jeu complexe, avec le piratage qui, sans cesse désavoué (comme à l’époque naissante du capitalisme, qui pourtant s’en abreuva), est de facto encouragé par le format, permettant au site d’être à la fois dans le concert des grands organismes corporatifs et dans les tranchées de la guérilla virale. Enfin, pour ménager la bonne conscience du système (écho de l’État minimal dans le modèle idéologique néolibéral), les contenus sont soumis à une série d’exclusions normatives, qui vont de la pornographie comme mode de représentation à des tabous ultimes de l’âge post-moral, allant de la pédophilie au «terrorisme» dont le contour est, on le sait, de plus en plus flou.
Ces contraintes ne se présentent pas, et c’est là un aspect essentiel de ce dispositif, comme hétérodirigées, mais bien comme pure autorégulation du Marché des vidéophages (à la fois autocensure et délation de contenus inappropriés). YouTube devient ainsi une pure métaphore littéralisée, support matériel de l’idéologie néolibérale qui prend le relais d’autres artefacts du passé qui illustraient ce que l’on appelait «le monde libre» et qui est devenu, par antiphrase, l’innomé «Axe du Bien» (le Peabody Award de 2008 décerné au site vantait ainsi son «incarnation et promotion de la démocratie»). Mais là n’est peut-être pas encore l’essentiel.
L’on sait que pour Gianni Vattimo, les réseaux télécommunicationnels où s’inscrit YouTube, bien loin de servir la transparence ont, au contraire, obscurci les choses en créant une situation de brouillage et de cacophonie des représentations. C’est cette même cacophonie que l’on retrouve poussée ad absurdum par notre site, déconsidérant toute vision d’ensemble et tout point de vue unitaire permettant par exemple, de considérer l’Histoire comme la réalisation progressive de l’Humanité (n’importe quel visionnement de chattons activant la chasse des toilettes jette un discrédit ironique sur cette dernière phrase). YouTube, comme les réseaux et les médias dont il est une sorte de condensé pur, multiplie les points de vue et les vérités sur le monde, gouverné par la logique du marché et un besoin insatiable d’informations, transformant tout en objet de communication, jusqu’aux opinions et les sous-cultures les plus minoritaires. Mais, et c’est là l’essentiel de l’analyse vatimienne, cette pluralisation et ce télescopage continu des informations ne rendent pas la société pour autant plus éclairée ou plus éduquée: «L’intensification des possibilités ď informations sur la réalité dans ses aspects les plus divers rend l’idée même d’une réalité de moins en moins concevable» (1992, 16).
À travers YouTube, la réalité disparaît comme horizon dans le croisement et le télescopage des images et des multiples interprétations. L’idéal d’émancipation de l’Aufklarung, la célèbre «sortie de la minorité» prônée par Kant, basée sur le discernement de la raison et une meilleure appréhension du réel s’y révèle alors illusoire. Le monde de la communication généralisée n’offre aucune rationalité centrale, mais explose sous la poussée de multiples rationalités locales de nature ethnique, sexuelle, religieuse, culturelle ou autres. Pour les ardents défenseurs de YouTube et de la Toile en général, ceux-ci permettraient l’expression des différences et la prise de conscience de la contingence et de la relativité de tous les systèmes. La liberté même se construirait dans cette oscillation perpétuelle des représentations et des fabulations du monde. Par là YouTube deviendrait non seulement la vivante image du Marché néolibéral, mais aussi de ce qui a été, nolens volens, son expression idéologique de choix, le postmodernisme.
Et c’est là où l’on retrouve le débat terminologique qui amena Calabrese à se distancier de la vulgate postmoderne. Alors que celle-ci s’affirmait progressivement comme l’idiot utile du néolibéralisme (proclamant la Fin des Récits alors que triomphait le seul et unique Récit du capitalisme) l’idée du néobaroque permettait de tracer un parallélisme inquiétant avec le dispositif autoritaire d’art dirigé de masses (pour reprendre l’expression de J. A. Maravall) qui marqua l’âge des absolutismes.
Il y a 500 ans les générations de l’âge baroque plongèrent avidement dans l’univers flottant des veilles ambiguës comme des songes, du théâtre dans le théâtre et du roman dans le roman, alors que s’installaient partout les nouveaux dispositifs de répression des États-Nations monarchiques modernes. Nul symbole ne convient mieux à cette époque que les mines oppressantes où moururent des dizaines de milliers d’esclaves noirs et indiens pour aider à bâtir, au-dessus de leurs propres têtes, les magnifiques églises baroques de Ouro Preto, au Brésil ou de Potosí, en Bolivie. Et peut-être que nul autre ne semblera mieux convenir à notre époque, jugée par des époques futures, que l’incroyable labyrinthe YouTube, terrain de toutes les luxuriances et oisivetés transmédiatiques tandis que les nouvelles multinationales du complexe média-militaro-industriel y étendent sans cesse leur pouvoir, éclipsant par une immense cacophonie, l’alarmante pénurie des images absentes qui, du coup, constituent l’angle mort de notre folie du voir. N’oublions pas qu’il n’y a, sur YouTube ni nulle part ailleurs, les images des milliers d’Irakiens tués dans les bombardements de l’Alliance contre l’Axe du Mal.
Que ce soit sous la forme de la propagande virale essaimée dans le site ou, plus insidieusement, sous celle de l’expression d’une intimité personnelle étalée en la plus grande «extimité» dans ces «vlogs» où la culture du narcissisme vaticinée par Christopher Lasch s’allie avec le culte de la célébrité –le Moi s’exhibant le plus souvent par le biais de références à des icônes populaires, le cas le plus célèbre étant «Leave Britney Alone»-, YouTube reste avant tout une célébration de la société médiatique de consommation dont il est lui-même devenu l’emblème.
Comme l’écrit, entre autres, Alexandra Juhasz, «a people’s forum but not a revolution, YouTube video manifests the deep hold of corporate culture on our psyches, re-establishing that we are most at home as consumers (even when we are producers)” (VV, 136). L’invasion progressive du site par la publicité (parfois plus longue que les clips eux-mêmes) ainsi que, inversement, son recyclage par les mass media corporatifs (des chaînes télévisuelles aux campagnes publicitaires) ne fait donc que parachever la logique des «video slogans» YouTube, «pithy, precise, rousing calls to action or consumption, or action as consumption» (id, 133). Encore une fois «le message est le médium» et «le médium est le massage» selon les mantras du gourou de la vieille médiologie M. McLuhan.
Symbole parfait d’une nouvelle aliénation, le succès spectaculaire du site (acheté pour $1.65 billion en octobre 2006 par Google, YouTube pourrait valoir maintenant, en 2012, $45.7 billions) est bâti sur une structure d’une redoutable efficacité où «l’utilisateur-esclave fait tout le travail: il fournit le contenu, l’évalue, le censure, le regarde, signale qu’il était là et mène ses pupilles affamées et tourmentées vers les publicités» (id, 137). Voilà le véritable «You» dans «YouTube», fêté par un vieux géant médiatique comme Time Magazine comme personnage de l’année en 2006, version premier-mondiste (donc «douce», participative et ludique) du nouvel esclavagisme qui constitue l’infrastructure de notre économie globalisée.
Cette logique s’inscrit par ailleurs dans une entreprise plus générale d’hégémonisation comme l’exprime Elizabeth Losh:
The information architecture of YouTube is one that foregrounds celebrity and spectacle by design, even as it deploys a rhetoric of ‘response’, ‘comment’, and ‘community’. Typically, it offers its audience little more than what Guy Debord once called ‘figmentary interlocutors’ who distract attention from the unidirectional characteristics of the discourse, which is ultimately based on a politics of commodities. There may be real human beings populating the audience constellations of YouTube, but they satisfy stock roles, such as griefer, self-promoter, parodist, pundit, and seconder of motions. (…) In short, what Paul Virilio has described as the ‘democratisation of voyeurism’ in the post-September 11th environment can just as easily be applied to the ethos of YouTube ‘prosumer’ as the ethos of the State. (VV, 111).
Comme l’a bien montré le procès fait par Viacom au site en juillet 2008, celui-ci n’est pas seulement voyeuriste dans sa production et réception, mais aussi dans sa structure même, transformant l’errance infinie des youtubeurs en gigantesque banque de données dont les utilisations futures restent encore inconnues1.
Enfin n’oublions pas que ces petites capsules d’humour, de fantaisie, de cuteness, de sexiness ou de coolitude ne sont en fin de compte ni plus ni moins que les nouveaux agréments qui, tels les snacks dévorés à la va-vite devant les écrans toujours allumés de leurs machines ou plus encore les feuilles de coca mâchées par les esclaves de Potosí, rendent supportable, dernière idéologie de consolation au sens gramscien, la vie des petits soldats du secteur tertiaire à l’ère post-industrielle. YouTube devient ainsi bouffée d’escapisme minimal dans la lignée de ces «tentatives de fuite» étudiées par Stanley Cohen et Laurie Taylor dans leur opus post-situationiste Escape Attempts: The Struggle of Resistance in Everyday Life (1976); la micro-fuite quotidienne de l’homme corporatif qui, broyé par «le cauchemar de la répétition», cherche dans la réitération ludique et dérisoire des memes youtubéens une parodie bienveillante de sa propre absurdité.
Est-ce pour cela que l’utopisme communautaire du partage dégénère si souvent en une escalade de violence verbale sans précédent? La longue complainte ininterrompue de la communauté inversée des «haters» ne serait-elle alors que le cri, tout aussi dérisoire que les chattons, les galipettes ou les gargarismes qu’il exècre, de la conscience malheureuse du youtubeur en proie à l’expérience de sa propre négativité (et ce, au moment même où la machine-Google apprend à aimer les félidés)?
1. «YouTube’s management reacted via the company blog, expressing its concern about “the community’s privacy.” “Of course, we have to follow legal process,” the blog stated. “But since IP addresses and usernames aren’t necessary to determine general viewing practices, our lawyers have asked their lawyers to let us remove that information before we hand over the data they’re seeking.” Interestingly, YouTube not only acknowledged storing user data, the company also felt it was necessary to explain why this information was kept in the first place. “Why do we keep this information? […] It helps us personalize the YouTube experience, getting you closer to the videos you most want to watch.» (YTR, 14)
Geert Lovink et Sabine Niederer (éd), Video Vortex (Amsterdam, INC, 2008)
Pelle Snickars et Patrick Vonderau (éd), The YouTube Reader, Stockholm: KB, 2009
G. Vattimo, La société transparente, Paris, Desclee de Brouwer, 1990
Leiva, Antonio (2012). « De quoi YouTube est-il le nom? ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/de-quoi-youtube-est-il-le-nom], consulté le 2024-12-21.