La scène qui ouvre le premier épisode des aventures d’Alien avec une femme lieutenant nommée Ripley, nous plonge dans l’espace clos d’un vaisseau spatial recelant des berceaux de verre où les personnages, deux femmes et cinq hommes, sont en “hypersommeil”. “Mère”, l’ordinateur qui commande le “vaisseau-mère”, les éveille et leur donne pour mission d’aller explorer une planète d’où vient d’émaner un message signalant la présence d’un organisme vivant. Leur délégué –un homme dénommé Kane- découvre à l’intérieur d’une grotte obscure et chaude des formes ovoïdes par milliers. De l’une d’elles éclôt une chose –sorte de scorpion géant avec des doigts en guise de pattes- qui lui saute au visage en enfonçant un dard buccal dans son œsophage et en enroulant sa queue autour de son cou. Peu après que Kane ait été réintégré dans le vaisseau, la chose chute, telle une mue, du visage de Kane. Quelque temps plus tard, alors que Kane apparemment rétabli est attablé avec les six autres membres de l’équipage, il est soudain pris de douleurs atroces. Une créature effrayante jaillit de sa poitrine et s’enfuit en criant tandis qu’il expire. La croissance de ce bébé parasite est extrêmement rapide et sa taille devient bien vite colossale. Ripley veut faire sauter le vaisseau, mais l’officier scientifique du bord, un androïde, s’y oppose. Il est à la solde de la compagnie commerciale qui les emploie et qui, par l’intermédiaire de “Mère”, l’ordinateur du bord, lui a donné l’ordre de ramener sur terre ce spécimen -Alien- à n’importe quel prix, fut-ce celui du sacrifice de l’équipage. L’adaptabilité de cet être en fait, aux yeux des autorités de la compagnie et des militaires avec lesquels ils sont en tractations, une arme d’une valeur inestimable. Il va, de fait, exterminer tous les passagers, à l’exception de Ripley et de son chaton. L’héroïne finira par faire exploser le vaisseau contenant “mère” et, à la suite d’un dernier combat avec Alien, elle l’expulse hors de sa capsule de sauvetage.
Deuxième épisode, cinquante-sept ans plus tard: la capsule est récupérée par la compagnie qui, entre-temps, a envoyé des colons s’installer sur la planète maudite. Ripley, une fois éveillée de l’hypersommeil dans lequel elle était demeurée jusque-là, accepte de participer à l’expédition des fusiliers marins chargés d’y retourner pour déceler les raisons pour lesquelles ces colons ont cessé de communiquer avec la terre. Ces militaires au style adolescent, des hommes et des femmes musclés et à la gâchette facile, évoquent avec délectation leurs prouesses sexuelles. Ils confieront bien vite le commandement de leur troupe à Ripley après que leur chef, un macho ridicule, se soit fait éliminer par la bête qui a décimé la colonie en établissant sa ruche en son sein: les colons ont été capturés, immobilisés dans une toile où ils ont été transformés en cocons -chrysalides suspendues au plafond- à l’intérieur desquels se développe le contenu des oeufs d’Alien. Le nid, la pouponnière de la gigantesque reine pondeuse, est gardé par des guerriers de son espèce qui s’attaquent sans répit aux membres de l’expédition, les tuant un à un. Ripley découvre une survivante, une fillette d’une douzaine d’années, Newt, dont elle va s’occuper comme de son propre enfant et qui finira par l’appeler maman. Après bien des démêlées, toutes plus sanguinolentes les unes que les autres, Ripley aura raison de la reine qui tente à toute force de lui enlever la petite fille pour la féconder. Elle découvrira alors que l’officier scientifique du bord, Bourke, avait pour unique dessein de ramener la créature sur terre après qu’elle les ait ‘engrossées’, Newt et elle. Alien ne peut, en effet, se transformer en reine pondeuse que si elle est engendrée par une femme. Ripley aidée d’un nouveau robot dénommé Évêque (Bishop), doté d’une certaine sensibilité -il préfère au terme androïde celui d’homme artificiel-, vaincra son ennemie naturelle et l’allié de celle-ci, Bourke. Restent à bord, une femme adulte, Ripley, une femme enfant, Newt, un droïde incapacité, Évêque -il a été coupé en deux par la reine-, et un seul homme en fort mauvais état, l’officier Hicks.
Lorsque le vaisseau est récupéré au cours du troisième épisode, Hicks et Newt sont morts. Ripley qui a voyagé, comme eux, dans un berceau de verre la maintenant en hypersommeil, est une fois de plus la seule survivante. Elle ressuscite le droïde qui, après lui avoir avoué les desseins de la compagnie, la prie de le déconnecter pour ne pas être contraint d’y participer. Ripley a échoué dans une raffinerie-pénitentier intergalactique dont la population est uniquement masculine: vingt-cinq prisonniers possédant un double chromosome Y qui sont des meurtriers et/ou des violeurs de femmes et de fillettes, le directeur, ridiculement autoritaire, et son adjoint doté d’un QI inférieur à la normale (quatre- vingt-cinq, son surnom), enfin un médecin, lui-même ex-prisonnier (il a autrefois été à l’origine de la mort de trente-cinq personnes). Les prisonniers ont fait voeu de chasteté et constituent une sorte de confrérie religieuse au sein de laquelle la présence d’une femme est censée porter malheur. Ils seront, de fait, massacrés par la puissance mortifère qui est dans le sillage de l’héroïne. Alien, l’insecte géant prolifique, l’a non seulement suivie, mais elle l’a aussi fécondée: la compagnie abattra jusqu’au dernier des rescapés de ces hommes déchus dans sa vaine tentative pour sauver Ripley devenue l’écrin du joyau le plus précieux, la reine Alien. Mais auparavant Ripley aura eu le temps d’organiser avec les prisonniers une battue qui précipite Alien vers la fonderie du centre où son sort sera scellé dans le métal en fusion. Parmi les hommes dépêchés par la compagnie se trouve Evêque, le créateur du droïde qui porte son nom. Il tente de convaincre Ripley de revenir sur terre avec eux: “Pourquoi renoncer à une vie normale, des enfants?” L’un des prisonniers lui avait fait la même suggestion: “Vous devriez vous marier, avoir un enfant.” Plutôt que de réintroduire une maternité monstrueuse et létale, Ripley préfère se sacrifier: elle s’élance dans le métal en fusion les bras en l’air, tel le Christ en croix; son bébé, la petite reine-mère jaillit alors de sa poitrine, elle l’enserre dans ses bras, telle une vierge à l’enfant, et l’entraîne avec elle dans la mort.
Deux cents ans plus tard, deux médecins, Gediman et Wren ont réussi à cloner Ripley à partir du sang prélevé dans le chaudron infernal. Ce clonage d’une Ripley enceinte, fusionnée à la petite reine Alien, aboutit à l’émergence de deux êtres hybrides: leurs gènes se sont mélangés et elles ont acquis les aptitudes respectives de l’une et l’autre. La capacité de croissance et de remémoration de Ripley, son système de défense -un sang acide extrêmement corrosif qui lui permet de cicatriser à la vitesse de l’éclair et qui attaque les structures métalliques-, sa force, son agilité et sa rapidité sont à la mesure de ce qu’elle a perdu en émotivité: elle est bien moins concernée que dans ses vies antérieures par les périls que sa descendance fait peser sur l’humanité. La reine Alien a, pour sa part, acquis par son hybridation avec Ripley un système reproducteur complet: elle a hérité d’une matrice qui lui permettra d’accoucher, non sans douleurs atroces, d’un fils mi-insecte mi-humain. Malheureusement celui-ci la décapitera dès sa mise au monde. Mais, entre-temps, la reine aura eu le temps de pondre des œufs d’où jailliront d’autres démons. L’avenir de l’humanité est à nouveau sérieusement compromis.
Les apprentis sorciers de ce grand oeuvre sont des hommes, des chercheurs spécialisés dans les nouvelles modalités de reproduction, protégés par l’armée. L’action de ce quatrième épisode –La résurrection– se déroule dans un vaisseau spatial de recherche médicale, un univers aseptisé d’hommes en blanc encadrés par des soldats armés jusqu’aux dents. La première scène nous confronte au processus alchimique qui est en cours: de la soupe primordiale d’ADN émerge la nouvelle Ripley accolée à son bébé. Quelque temps plus tard, nous sommes amenés à assister à l’extraction chirurgicale, par césarienne thoracique, de la reine pourvue déjà de toutes ses dents. Les parents adoptifs, Gediman et Wren, et le reste du personnel médical se penchent avec émotion, tels les rois mages, sur ce nouveau-né miraculeux qu’ils s’empressent d’enfermer dans un flacon. Ils hésitent à maintenir en vie la mère qui représente, aux yeux du général, un danger potentiel: ne va-t-elle pas essayer, une fois de plus, d’exterminer Alien, son adversaire de toujours? Les médecins, espérant qu’elle les aide à percer plus avant les mystères de la procréation, la sauvent. Bien mal leur en prend: la mère n’est-elle pas l’ennemi éternel de l’homme, l’empêchant sans relâche d’accaparer la fonction reproductrice féminine, la grossesse, qui est son exclusive? De fait, Ripley se transformera à nouveau en commandante en chef du clan qui anéantira sa descendance aberrante devenue, dans l’intervalle, fort nombreuse.
En effet, des proies humaines vont être servies en pâture aux œufs de l’Alien reconstitué par hybridation: elles seront engrossées par les germes parasites et se métamorphoseront en chrysalides porteuses d’où émergera la prolifique progéniture de la reine Alien et de Ripley, sous le regard appréciateur autant que médusé du corps médical. Les militaires se sont procuré ces victimes sacrificielles en achetant les services d’une troupe de mercenaires qui les ont kidnappés alors qu’ils étaient en hypersommeil dans leurs vaisseaux spatiaux. Mais les pirates ignorent le destin de ces otages.
Médecins et militaires agissent de concert et dans le plus grand secret: ils se dévouent aux mystères de la vie et de ses origines, c’est-à-dire à la procréation. Ces initiés qui portent l’uniforme (blouse ou costume militaire) se conforment à des règles de conduite strictes et puritaines: en leur sein, ni alcool, ni sexe. La mixité et le caractère hétéroclite et farfelu de la vêture de ces baroudeurs adolescents que sont les mercenaires permettent de les opposer point par point aux membres des groupes précédents: ils jurent, boivent, se battent, parlent sexe à longueur de temps, jouent aux cartes et écoutent de la musique rock. Parmi eux, deux femmes: l’une est la petite amie de leur chef, l’autre, à la féminité exacerbée, Call, est un robot de deuxième génération, c’est-à-dire créé –engendré- par un robot. Ces deux femmes se distinguent de la nouvelle Ripley par leur penchant à vouloir protéger leurs prochains envers et contre tout. Ces qualités féminines permettront à l’héroïne de recouvrer l’âme quelle a perdue en s’animalisant via la maternité. Tout en traitant Call de “conne dernier modèle”, car elle a été programmée pour racheter l’humanité décadente et s’avère plus sensible que “les vrais humains”, Ripley se rangera finalement à ses côtés et sauvera, une fois de plus, les hommes.
Alors que Ripley et Call sont dans la chapelle du vaisseau, face à un crucifix, Ripley branche Call à l’ordinateur central, “père”, la forçant ainsi à substituer au programme du méchant père inhumain celui du gentil robot plus qu’humain: le compte à rebours qui aboutira à l’explosion du navire démoniaque peut démarrer. Gediman et Wren, les deux médecins, ne survivront pas longtemps à l’annihilation des pouvoirs de “leur” père: “Père, localise la perte d’énergie. Père, tu m’entends?” questionne vainement Wren. “Père est mort, sale con!” lui répond sans aménité Call. Si les femmes se montrent solidaires, les hommes sont, pour leur part, répartis en deux clans antagonistes -les ‘prosexe’, les mercenaires, et les ‘promaternité’, médecins et militaires- qui s’entre-tuent. Au terme d’une série de courses poursuites durant lesquelles un homme ensemencé accouche d’un monstre, les rescapés sont exterminés par les rejetons d’Alien qui accrochent leurs trophées aux mailles du nid de leur reine.
Ripley chute dans une fosse tapissée de membres de sa “petite famille” grouillante. Elle jouit de ce contact intime et est conduite à assister à la mise au monde par la reine de leur fils commun.1 Le spectacle de l’accouchement est affligeant. Tout est mis en œuvre pour révéler l’aspect monstrueux de l’enfantement par voie “naturelle” et utérine. La reine qui a troqué son oothèque détachable et ‘clean’ contre une matrice gît sur le dos sur son lit de douleur composé de matières gluantes quasi-excrémentielles, “une mare pestilentielle” (Crispin & Whedon 1997: 261):
(…) un cri retentit encore plus perçant que les autres (…). Le ventre de la reine entra en expansion (…). Ripley se crispa. Un souvenir émergeait de sa mémoire. Il m’est arrivé la même chose. J’ai accouché. J’ai été une mère, (…) Je criais en sentant mon ventre se distendre.(…) Elle regardait la reine se débattre et hurler dans la fange et le mucus, et cette parodie obscène de ce qu’elle avait elle-même vécu lui donnait des nausées. (…) le ventre enflé ondoyant, les déchirements épouvantables, la pression inexorable. La reine (…) beugla et essaya de se lever de son lit fétide. Brusquement un jet de sang jaillit tel un geyser du ventre de la reine. La femelle hurla encore (…) Ripley (…) referma ses mains sur son ventre et hurla à l’unisson. La créature qui se contorsionnait s’effondra dans l’immonde bourbier (…) Il y eut un dernier hurlement, un bruit épouvantable, et le Nouveau-né émergea des confins exigus de l’utérus maternel. La face du Nouveau-né avait incontestablement des caractéristiques humaines, trop humaines. (…) Il avait les traits de la Mort. (…) [Il] rampa sur sa mère, en direction de sa tête. La reine émettait à présent de doux roucoulements maternels, très fière de ce qu’elle avait accompli. Il se rapprocha (…) tendit brusquement sa grande main et la décapita, projetant de tous côtés des fluides corporels. Le Nouveau-né se jeta sur le corps frémissant de sa génitrice pour le déchiqueter. (ibid.: 247-251)
Le fils prodige s’approche, en revanche, avec délectation de Ripley. “Il croit que tu es sa mère” remarque Gediman, l’un des deux médecins accoucheurs de Ripley, qui a lui-même été métamorphosé en cocon et auquel la créature s’empresse de défoncer le crâne. Les seuls hommes réchappés de ce massacre quasi obstétrical sont un handicapé physique et un simple d’esprit, Vriess et Johner. Ils participeront à l’amerrissage explosif sur terre du vaisseau mercenaire dans lequel ils ont pris la fuite en compagnie de Call et Ripley. Dans la dernière scène, les deux femmes sont enlacées, émues comme au premier jour de l’avènement du monde à la vue de leur planète une nouvelle fois sauvée du désastre, tandis que Johner embrasse Vriess sur la bouche. Mais auparavant Ripley a dû, non sans amertume, éliminer le fils qui la séduit tant: il s’est immiscé dans la capsule et elle finit par l’expulser dans l’espace où il se dissout en hurlant. Ripley, en larmes, lui demande pardon.
Dans le mythe de Kae, comme dans celui d’Alien, nous sommes confrontés à des modes d’accouchement inhabituels et mortels: césarienne abdominale pratiquée par un magicien dans un cas, explosion ou césarienne thoracique résultant d’une invasion parasitaire dans l’autre. De même que les deux mythes aboutissent à l’accession des personnages féminins principaux à leur fonction procréatrice pleine et entière: la cheffesse de l’île aux pandanus et la reine alien mettent au monde un fils alors qu’elles en étaient initialement incapables. L’identification de Ripley, l’héroïne d’Alien, avec la reine est clairement établie: non seulement, en assistant à son accouchement, elle se remémore le sien, mais encore, le film et le livre qui en a été tiré attribuent la ‘maternité’ de ce fils, monstre qui a les traits de la mort, à Ripley. Cette identification sert donc avant tout à montrer l’aspect monstrueux, animal et mortifère de l’enfantement naturel auquel sont également associées les mises au monde des parasites par des humains dans les différents épisodes: ils sont engrossés par la bête au moyen d’une forme animale intermédiaire –l’espèce de scorpion géant qui joue le rôle d’un placenta2– et métamorphosés en chrysalide emprisonnée dans une toile. De ce point de vue, les deux mythes vont dans des sens inverses. Sur l’île aux pandanus, on part d’un accouchement artificiel, par incision, qui tend à végétaliser l’espèce humaine, auquel les mères ne survivent pas – elles sont sacrifiées – à l’accouchement naturel au travers duquel elles sont introduites à la culture. Dans l’espace intersidéral, on passe d’un accouchement naturel, qui tend à animaliser l’espèce humaine tout en l’exterminant, à la césarienne thoracique de l’héroïne qui va lui permettre de survivre à l’enfantement et d’être réintégrée à la société humaine. La gestation d’Alien a lieu en dehors d’elle, dans la cage thoracique de ses proies, et non dans le bas du corps. Cette inversion du bas vers le haut souligne tout à la fois le caractère asexué de ce mode de reproduction et l’égalité des sexes face à une matrice gravide qui est, en premier lieu, externalisée sous forme d’un œuf. L’ennemi commun aux hommes et aux femmes est ici la force génésique qui cherche à les posséder. Dans le mythe de Kae, l’aspect positif conféré à la reproduction procède de sa subordination à la sexualité et, par là, à la différence des sexes.
Dans ce dernier cas de figure, on passe d’une atemporalité où le même se substitue au même, les filles à leurs mères, à un temps linéaire, historicisée, proprement généalogique qui requiert l’acceptation conjointe du vieillissement et de l’hétérosexualité, conditions mêmes de la coexistence des générations successives. Dans Alien, l’héroïne telle la belle au bois dormant ne vieillit jamais: elle est maintenue au même âge grâce à l’hypersommeil dans lequel elle est plongée dans l’intervalle des trois premiers épisodes, et au clonage dans le dernier; il n’y a pas coexistence de générations adjacentes puisqu’elle sacrifie systématiquement ses enfants (même la fille qu’elle a adoptée au cours du deuxième épisode ne lui survit pas3). Dans l’espace intersidéral, le temps est suspendu. À cette distinction des temporalités mythologiques, traditionnelles et postmodernes, correspond la différence des mouvements spatiaux auxquels ils sont rattachés: respectivement, horizontal, entre terre et mer, et vertical, entre ciel et terre. Cette inversion des axes spatiaux signale en fait des oppositions structurales beaucoup plus fondamentales.
Nous avons vu que le mythe marquisien établit une corrélation entre la succession des générations et la distinction des activités et des identités sexuelles. Pour ce faire, il connote positivement la procréation naturelle en tant que processus sous-tendant la transmission d’un ordre culturel de parents à enfants. Et tout en reconnaissant l’asymétrie homme/femme sur le plan de la reproduction, il lui appose une asymétrie strictement inverse: ce sont les hommes qui initient les femmes à la part qui leur revient dans le processus reproducteur. Ainsi, à la crainte que les femmes ne puissent se reproduire entre elles en se dispensant des hommes, il substitue la crainte que les mères ne survivent pas à un enfantement où le masculin n’interviendrait pas. Et, pour asseoir la responsabilité des hommes dans le processus reproducteur, le mythe postule le primat du masculin sur le féminin. Le mythe américain emprunte des voies strictement inverses. Il attribue une valeur négative aux relations entre parents et enfants: le vieillissement est refusé et les enfants sacrifiés tandis que la reproduction est abhorrée. La valeur négative conférée à la reproduction tend à annuler la distinction entre les sexes: à la division des activités et des sphères masculines et féminines est substituée la mixité et la valeur accordée à l’homosexualité. Parallèlement, la primauté du féminin l’emporte. À l’opposition de la valeur attribuée aux rapports entre les générations dans les deux mythes, positive dans un cas, négative, dans l’autre, correspond donc l’opposition de la valeur attribuée à la procréation et la distinction des modalités relationnelles entre les sexes.
Il y a certainement lieu d’établir un rapprochement entre les modalités relationnelles parents/enfants et hommes/femmes dans Alien. En effet, la symétrisation des rôles socio- culturels masculins et féminins – ils exercent des activités similaires dans un même univers confiné, l’intérieur des vaisseaux spatiaux – est corrélée à l’égalité des sexes face à la gestation, symbolisée par la coexistence de grossesses masculines et féminines qui se substitue à la coexistence des générations: les géniteurs sont tués par l’enfantement ou tuent leur progéniture. Même les ordinateurs de bord et les vaisseaux spatiaux auxquels est attribuée une fonction parentale – maternelle puis paternelle – sont détruits par les enfants sur lesquels ils sont censés veiller et protéger: de fait, ce sont des méchants, des “pro-maternité” assimilés à la compagnie; ils seront, en conséquence, détruits par les “pro-sexes”.
On relèvera alors que cet ensemble de faits aboutit dans le dernier épisode à une véritable confusion des générations et des genres, confusion que condense le personnage de l’héroïne: d’un côté, elle est simultanément la grand-mère, la mère et le père du fils d’Alien; de l’autre, quoiqu’hyperféminine, elle tient la place habituellement dévolue à l’homme dans un couple hétérosexuel dans les deux couples homosexuels qu’elle constitue respectivement avec la reine et Call. C’est grâce à elle que la reine, sa fille, engendre –au lieu de pondre– et qui plus est d’un fils; la sexuation de ce mâle –humain, trop humain- étant explicitement rapportée, dans le film et dans le livre, aux rapports physiques de Ripley avec cette créature. La complémentarité des rôles que jouent Ripley et Call renvoie à la supériorité de la force physique de la première par rapport à la seconde et à sa moindre sensibilité émotionnelle, caractéristiques qui sont traditionnellement rapportées au masculin. Cette confusion des générations et des genres est intriquée à des connotations incestueuses (Ripley entretient des rapports de séduction avec sa progéniture) et homosexuelles (Ripley tente de séduire Call et le film se clôt sur la vision de leur couple enlacé et de celui des deux seuls hommes rescapés s’embrassant sur la bouche).
On est ici confronté, en fait, à deux formes d’homosexualité. La première renvoie à la relation physique de Ripley avec sa fille, la reine Alien avec laquelle elle est fusionnée au point qu’il y a échange génétique réciproque entre elles; elles constituent ensemble une même entité féminine dédoublée, la fille représentant la fonction reproductrice de la femme et c’est elle qui sera immolée. L’autre forme d’homosexualité renvoie à la relation érotisée entre Ripley et Call, deux femmes qui représentent la quintessence de la féminité. Call se substitue à la femelle reproductrice: le dernier épisode s’ouvre sur la fusion de Ripley avec Alien et se referme sur l’image de son union avec Call. Celle-ci est un robot engendré par un robot (Immaculée Conception s’il en est …) dont le nom anglais Call évoque “celle qui secourt le monde”. De fait, c’est grâce à cet ange gardien que l’héroïne recouvre l’âme qu’elle avait perdue en s’animalisant via la reproduction. La femme robot finit par supplanter dans le cœur de Ripley la créature qui personnifie, au contraire, l’âme damnée de celle-ci: elle est plus qu’humaine et a été programmée pour sauver l’humanité. Cette seconde forme d’homosexualité est purement érotique; Ripley ne peut en aucun cas engendrer avec une femme robot et il en va, bien entendu, de même pour Vriess et Johner. Dans ce cycle mythique, on passe donc d’une mixité généralisée qui s’accommode d’une forme d’homosexualité reproductive, mais négative, à une homosexualité non reproductive et positive. La morale de l’histoire tend alors à asseoir, non la supériorité du masculin sur le féminin, mais celle de la fonction érotique sur la fonction reproductrice et à valoriser la disjonction de ces deux fonctions. Dans le mythe de Kae, on passe, en revanche, d’une homosexualité reproductive, mais mortelle à une hétérosexualité positive qui combine l’érotisme à la procréation (avant même d’être enceinte, la cheffesse apprécie fort l’agrément d’avoir un mari humain). Mais dans cette histoire-là, le sauveur de l’humanité est un homme.
Dans Alien, le primat du féminin est mis en évidence d’une part, par le sexe de l’héroïne, d’autre part, par l’infériorité physique, morale et intellectuelle des personnages masculins tout au long du récit. L’accroissement de sensibilité des robots successifs, leur humanisation, renvoie elle-même à la transformation du genre sous lequel ils se rangent: les deux premiers ont des traits masculins et ne font pas le poids face à Ripley, même si l’un est méchant et l’autre gentil, tandis que la femme droïde est quasiment à égalité avec elle sur le plan de leurs qualités respectives.4) Dans le domaine de la robotique, dont on nous promet l’expansion, le féminin l’emporte aussi sur le masculin.
À ces différentes oppositions structurales entre les mythes polynésien et américain, on ajoutera celle qui substitue à l’initiation masculine de Kae, celle du lieutenant Ripley. Car cette épopée interstellaire décrit aussi, d’une manière allégorique, une véritable initiation féminine. Une jeune femme est extraite de son milieu habituel -la terre-, pour être immergée dans un environnement sauvage, non domestiqué -l’espace intergalactique-, où elle doit affronter bon nombre d’épreuves douloureuses qui la confrontent à la part de sa féminité à laquelle elle n’a pas encore accédé: la maternité qui la terrifie et qui revêt, pour elle, une forme hideuse. Durant cette période liminale, elle franchit différentes étapes qui la conduisent à assumer progressivement cette autre face d’elle-même: elle est successivement mère nourricière d’un chaton, mère adoptive d’une fillette, génitrice d’une femelle puis d’un mâle non humains. L’épreuve la plus périlleuse consiste donc pour elle à intégrer à son corps l’animalité qui la consacre femme en se soumettant à Alien, son alter ego maternel, pour la faire taire à tout jamais: elle doit mourir pour renaître totalement métamorphosée, encore plus forte et féminine qu’avant. Elle peut alors être réagrégée à la société humaine avec un statut nouveau de femme pleine et entière, habilitée à vivre une sexualité libérée de toute contrainte reproductrice … à moins qu’entre temps elle n’ait pris goût à son rôle de mère. On chuchote qu’un cinquième épisode est en préparation.
Au cours des quatre volets de la saga Alien, le personnage éponyme, l’étranger (alien, en anglais) que doit combattre l’héroïne, a les traits d’un prédateur exceptionnel -une sorte d’insecte géant mi-fourmi mi-araignée- qui transforme ses proies humaines en cocons où déverser le contenu de ses œufs. Le seul objectif de ce monstre est de se reproduire: on ne le voit jamais ni manger ni copuler. La prédation dont il est ici question est la procréation: la bête ne dévore pas ses victimes, elle s’empare de leur corps pour engendrer. C’est un envahisseur de type cancer: il extermine de l’intérieur, en pénétrant les organismes hôtes où il se développe à la vitesse de l’éclair. L’arsenal d’Alien est constitué par son système reproducteur et son arme suprême est la grossesse: le contenu de ses œufs est implanté dans la poitrine de ses victimes par l’intermédiaire d’un organe projectile dont l’une des extrémités, boursouflée, se moule sur le visage, tandis qu’un dard, allongé tel un pénis, s’enfonce dans l’œsophage; au terme d’une gestation thoracique relativement rapide, l’accouchement du nouveau-né provoque l’explosion de l’hôte porteur.
Cette “chose” répugnante qui a de nombreux avatars (cf. La chose, La mutante, Xtro, etc.) n’est autre que le masque hideux qui sert à désigner, dans l’Occident moderne dont les USA sont le parangon, l’aspect inhumain, bestial, invasif, en un mot parasitaire, de la procréation (cf. Moisseeff 2000a). Pour corroborer cette perspective, il apparaît utile de rappeler que l’un des enjeux, largement méconnu du grand public, de la recherche médicale contemporaine est de rendre compte du mystère du développement d’un corps étranger (alien) – le bébé – dans le corps maternel. Une version moderne, oserait-on dire, du mystère de l’incarnation. Mais cette façon de concevoir le bébé comme étranger – comme parasite prenant possession du corps maternel – n’est pas réservée aux seuls spécialistes: elle transparaît dans les films de science-fiction. Dans Alien, la grossesse est bel et bien montrée comme un processus parasitaire aboutissant à la mise au monde d’un animal, d’un autre tout à fait autre puisqu’il est extra-terrestre. Dans La mutante 1 et 2, l’enfant monstrueux est issu d’un ADN extra-terrestre: il révèle sa nature non humaine, quasi animale lorsqu’il s’apprête à engendrer, c’est-à-dire lors de sa métamorphose en prédateur à l’affût de victimes qui sont nécessaires à sa reproduction aberrante.
De fait, l’idéologie occidentale, tend à souligner la différence existant entre l’enfant et ses parents: si père et mère sont bien censés transmettre une part de leur matériel génétique, le produit final issu de ce mélange, l’enfant, est censé, pour sa part, être différent de l’un et de l’autre grâce à la recombinaison génétique; différence qu’il s’agira de respecter afin de ne pas entraver le développement et l’épanouissement d’une personnalité parfaitement originale. La recherche génétique et les manipulations dans l’ordre de la reproduction qui lui sont rattachées s’évertuent donc à lever le voile sur le mystère des origines et de l’incarnation. Étant donné la large publicité qui leur est faîte dans les différents médias, il n’est pas surprenant qu’elles donnent lieu à des élaborations symboliques faisant écho aux préoccupations du grand public, telles que les œuvres de science-fiction qu’il nous faut considérer, c’est du moins mon avis, comme une nouvelle forme de mythologie. Elles sont, dans cette optique, susceptibles de nous éclairer sur notre idéologie.
On remarquera alors que la grossesse, cette phase de la reproduction sexuée dévolue aux seules femmes, confine à une asymétrie quasi intolérable dans un univers culturel où la symétrisation des rôles sexuels est un idéal affiché. La science médicale s’est emparée avec succès de ce problème: faire des bébés hors du ventre de leur mère est une solution, semble-t-il, on ne peut plus adéquate. Tout se passe donc comme si les instances médicales s’étaient approprié la fonction reproductrice féminine au moyen d’une technologie de plus en plus sophistiquée qui leur confère un pouvoir grandissant en ce domaine (cf. Moisseeff 1990). L’appropriation des pouvoirs féminins est, somme toute, une thématique assez banale en anthropologie où on la retrouve au fil des rites et des mythes de contextes culturels plus traditionnels. Elle sert alors à justifier la supériorité conférée à la collectivité masculine, notamment dans le domaine de la fertilité.
Dans le mythe d’Alien, ceux qui tentent d’accaparer les pouvoirs reproducteurs en s’emparant de la créature sont également des hommes (officiers scientifiques à la solde d’une compagnie commerciale et militaire), mais ils sont par contre, systématiquement et sans ambiguïté, situés du côté des méchants. Car l’un des paradoxes de la culture occidentale consiste à associer la reproduction –ici figurée par Alien-, moins à la perpétuation de l’espèce qu’à son anéantissement: l’extraordinaire pouvoir de démultiplication de la bête, qui sous-tend sa destructivité phénoménale, doit être mis en relation avec la crainte sans cesse réitérée d’une surpopulation annihilante. D’où l’impact recherché du titre du dossier de L’Express du 7 octobre 1999: “Le 12 octobre, nous sommes 6 milliards”. Dans la perspective du monde ‘évolué’ des sociétés industrialisées –du G7 et de l’OMC-, la démographie galopante, la fertilité incontrôlée des femmes des pays ‘en voie de développement’ –c’est-à-dire ceux dont on espère qu’ils atteindront un jour l’échelon supérieur de l’évolution– représente un danger pour l’ensemble de l’humanité: le degré d’évolution culturelle est estimé inversement proportionnel au taux de reproduction. À la différence de ce qui a généralement cours en milieu traditionnel, le malheur, voir la maladie tend, en Occident, à être référé moins à la stérilité qu’à un excès de fertilité.5Thème qui est loin d’être moderne: on se souviendra ici du célèbre pamphlet de Jonathan Swift, A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People, from Being a Burthen to their Parents datant de 1729, où l’auteur suggère avec son humour froid et ravageur de résoudre la misère de la surpopulation par l’anthropophagie.
On ne jugera donc pas anodin que, près de trois siècles plus tard, l’un des sous-titres du dossier de L’Express consacré au ‘problème’ démographique soit “La stérilisation est devenue le premier moyen mondial de contraception”. Maîtriser la reproduction des pauvres, des ‘sous-évolués’, en contrôlant le ventre de leurs femmes est, en effet, devenu l’un des objectifs majeurs du monde ‘civilisé’ (cf., entre autres, la conférence du Caire orchestrée par l’ONU en 1995). Face aux risques supposés dramatiques d’un surpeuplement terrien auxquels une reproduction naturelle, non jugulée, est censée exposer l’humanité, la stérilisation apparaît comme un moyen conjuratoire efficace, laissant augurer, au seuil du troisième millénaire, de l’avènement du meilleur des mondes tel qu’il fût dépeint par Huxley dès 19326. Dans cet univers utopique, seuls quelques sauvages survivant dans des réserves lointaines usent encore de la maternité, au grand dam des “civilisés” dont l’une des devises favorites est: “la civilisation, c’est la stérilisation”(1978: 130 et 141). Nous n’en sommes pas si loin: après la réunification, des centaines de femmes originaires d’Allemagne de l’Est se sont fait stériliser pour obtenir plus aisément un emploi (Manier 1995: 10). L’égalité économique et sexuelle a un même coût: celui de l’abandon ou de la mise à l’écart de la fonction maternelle, c’est-à-dire de sa maîtrise infaillible. Celle-ci a pour corollaire l’accession au plaisir sexuel: dans Le meilleur des mondes, les civilisés s’adonnent à volonté aux joies d’Éros libéré de tout risque reproducteur (cf. Moisseeff 2000b), les bébés étant fabriqués en flacon, au besoin clonés, dans des centres “d’incubation et de conditionnement”, de ‘procréation médicalement assistée’ dirions-nous plus pudiquement aujourd’hui. “Homos, le droit d’être parents” était le titre de couverture du numéro de L’Express évoqué ci-dessus. L’accession des homosexuels à la parentalité, par le biais de l’adoption et des nouveaux modes de procréation, souligne la disjonction possible et effective, dans notre monde actuel, entre sexualité et procréation. On voit que la science-fiction peut revêtir une forme prophétique nous enjoignant à la reconnaître comme un objet anthropologique au sens propre.
Or, précisément, dans le domaine de la science-fiction, Alien pourrait être considéré comme la suite logique du Meilleur des mondes: tout s’y passe comme si Dame Nature –la procréation sous le visage du monstre– revenait hanter les humains qui l’ont désavouée en séparant sexualité et procréation. Les méchants, comme il se doit, sont ceux qui tentent de récupérer à leur profit la bête perçue comme l’arme suprême destinée à assujettir les populations. Ce sont, nous l’avons vu, des hommes. Le héros susceptible de déjouer les méfaits du monstre et de ses alliés est, en revanche, une femme. Si la menace qui pèse sur l’humanité renvoie à la transmission des pouvoirs reproducteurs féminins de mère en fille, alors seule une femme possédant la capacité d’enfanter et refusant néanmoins de l’exercer, est à même d’incarner la force victorieuse sur le dragon procréateur.7 Cette héroïne, le lieutenant Ripley, devra emprunter une trajectoire particulière au cours de laquelle elle affrontera des épreuves de plus en plus périlleuses dont l’ultime est la mort. Elle pourra alors renaître totalement métamorphosée et encore plus forte et féminine qu’avant. Ce symbolisme de la mort et de la renaissance, si caractéristique des rites d’initiation masculine en d’autres temps et en d’autres lieux (cf. Moisseeff 1987, 1995, 1998), renvoie ici à une initiation féminine. Cette inversion signe on ne peut mieux la modification du rôle des femmes dans les sociétés occidentales modernes: elles sont susceptibles d’accéder à un statut social aussi valorisé que celui des hommes, à la condition expresse de mettre de côté leur rôle maternel.
Dans la mythologie hollywoodienne, l’ennemi du futur est clairement désigné comme la procréation: déchue de ses droits naturels, elle flotte en quelque point de l’espace, en dehors de ‘notre’ système solaire, et tente à toute force de revenir sur terre, chez ses chers humains qui l’ont désavouée. Cette mythologie fait des emprunts incontestables à la mystique judéo-chrétienne: Ripley, en engendrant les deux sexes d’Alien, combine les fonctions attribuées à Adam et Marie. Elle personnifie aussi la rédemption, mais, en contraste avec le Christ, au lieu de monter aux cieux, elle en redescend: la terre où l’on s’adonne à tous les plaisirs charnels est ici le paradis, tandis que le ciel, peuplé de monstres en tous genres, est l’enfer. Dans cette optique, Dieu en créant la mère de tous -Ève- a fait basculer les hommes de l’Eden vers l’Enfer en condamnant l’humanité au mal absolu, la grossesse: pour accéder à la spiritualité orgastique du Meilleur des mondes, les humains devront la sacrifier. Ils font donc appel aux grands prêtres de la médecine, des gynécologues-obstétriciens auxquels ils ont conféré un pouvoir de vie et de mort sur la maternité. Certains sont bons: ils exorcisent la possession maléfique. D’autres sont mauvais: ils tentent par des pratiques occultes de s’approprier la force génésique féminine pour dominer le monde; ce faisant, ils ouvrent la boîte de Pandore et sont détruits par leurs démons. Les chevaliers de l’apocalypse sont les scientifiques flanqués des militaires et des marchands du temple (la compagnie commerciale). Les anges qui déjoueront leur objectif sont des individus déchus, des criminels qui, en s’attaquant aux femmes, se sont trompés de cible, des adolescents attardés adorateurs du sexe (Les fusiliers marins du deuxième épisode et les mercenaires du quatrième), des robots en révolte qui ont été engendrés, non par une mère, mais par une machine. À leur tête, la femme, la vraie, une rebelle: elle deviendra mère à son corps défendant, mais immolera la fille et le fils prodiges par lesquels la procréation féminine, Alien, risque de venir hanter à nouveau les humains.
On conviendra, je l’espère, de la pertinence qu’il y a à comparer deux mythes appartenant à deux aires et deux ères bien différentes. Cet exercice apporte incontestablement un éclairage particulier sur les transformations qui sont à l’œuvre sur le plan de la reproduction et des rapports entre les sexes dans nos sociétés. Et on aura remarqué que, dans tous les cas, une femme initiée en vaut deux: aux Marquises, la mère y gagne une fille tandis qu’aux Amériques, Ripley y gagne un super-robot… Deux morales distinctes qu’il nous faut peut-être méditer ensemble.
Article initialement paru en 2003 in A. Babadzan (éd.), Insularités. Hommage à Henri Lavondès. Nanterre, Société d’Ethnologie: 79-107, et sous une forme abrégée “Alien ou le retour d’un mythe polynésien”, Nouvel Observateur Hors Série ‘Lévi-Strauss et la pensée sauvage’, juillet 2003: 82-85 et Le siècle de Lévi-Strauss, 2008, CNRS Editions, Paris: 157-164. Paru en anglais in S. Dunis (ed.) Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods: Myth in the Pacific, An Essay in Cultural Transparency, 2008, Editions Haere Po, Pape’ete: 141-154.
1. Une explication communiquée sur internet précise, en effet, que Ripley est le catalyseur indispensable à l’acquisition par sa fille, la reine, d’une matrice et à la sexuation de ce dont elle accouche. Ripley et sa fille devaient même avoir un contact plus ou moins sexuel censé déclencher le processus de transformation de la reine (cette scène aurait été supprimée du scénario final). Si Ripley est, de ce point de vue, à la fois la grand-mère, la mère et le père de cet être mi-insecte mi-homme, tout est fait pour nous démontrer qu’elle est en fait la véritable mère et elle se définit elle-même comme telle vis-à-vis de tous les aliens nés sur le vaisseau. Les spectateurs et les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompés: “A la fin du film, nous assistons à l’incontournable face-à-face entre la belle et la bête, à ceci prêt que l’une est la mère et l’autre est le fils.” (Thoret & Vérat 1997: 23)
2. Je suis reconnaissante à Dimitri Karadimas d’avoir attiré mon attention sur ce fait.
3. Dans le livre tiré du quatrième épisode (cf. Crispin & Whedon ib.), et à la différence de ce qui est sous-entendu dans les films, Ripley est censée avoir eu une fille sur terre, mais elle ne l’a pratiquement pas connue et celle-ci ne lui a, bien entendu, pas survécu.
4. Le choix de deux stars hollywoodiennes de notoriété équivalente, Sigourney Weaver et Winona Ryder, n’est, dans cette perspective, pas anodine.
5. Rappelons que dans Le nouveau Petit Robert (1995), le terme lapinisme signifie: “Fécondité excessive (d’un couple, d’un peuple)”. Dans les sociétés exotiques étudiées par les ethnologues, on qualifie rarement voire jamais une fécondité d’excessive. Son évocation dans les sociétés occidentales modernes, et certainement dans la nôtre, en témoigne cette expression, est associée non seulement à une forme de maladie, mais aussi à l’animalité: ‘Ces gens-là se comportent comme des animaux!’, entend-on parfois. La forte prolificité du lapin le qualifie pour évoquer tout à la fois la maladie de l’excès de fécondité et l’animalité à laquelle elle confine. Maladie bien particulière puisqu’elle est censée affecter non seulement les couples, mais également les peuples, en l’occurrence ceux qui ne sont pas à égalité sur l’échelle de l’évolution: les pauvres, les sauvages, ceux en voie de développement.
6. Rappelons que pour Huxley, les risques de la mise en place “d’une dictature scientifique” à même d’imposer une stérilisation généralisée découleraient des conséquences inéluctables d’une surpopulation, ce qu’il explicite dans Retour au meilleur des mondes publié en 1958.
7. La dédicace énigmatique de Crispin (1997) à Sigourney Weaver, l’actrice interprétant le rôle de la combattante en titre d’Alien, n’en est pas moins éclairante à cet égard: “Nous la remercions d’avoir créé un personnage de héros féminin qui nous inspire à tous du respect. Après tout, le premier ‘héros’ a été une femme.” Mais le héros ici évoqué était-il Ève, Marie ou Lilith? Après tout, leur héroïsme peut être vu comme découlant de l’innovation qu’elles ont apportée en matière de fonction maternelle. Et, de ce point de vue, Ripley leur ressemble: elle finira par accoucher via césarienne thoracique d’un extraterrestre après avoir elle-même été clonée. Ce personnage condense en quelque sorte les caractéristiques de ces trois héroïnes originelles auxquelles il faut ajouter Médée: elle est, à son corps défendant, contrainte à assumer une maternité douloureuse et aberrante et, après avoir détruit la progéniture de son alter ego plus prolifique qu’elle, elle finira par sacrifier sa fille et son fils.
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