«Car au temps jadis, la mère avait la puissance (mana). (…) c’est la mère qui était le réceptacle (‘oto). (…) C’est elle qui est le réceptacle où est déposé (vai’ia) l’enfant. Comment pourrait-ce être la puissance (mana) du père? Il s’écarte (tapae) et c’est fini!»
Vari’i, Enregistrement Henri Lavondès 1966 – A – 24
Je suis toujours émue au souvenir de la première rencontre qui scella mon amitié avec Henri Lavondès alors que je poursuivais mon initiation à l’ethnologie. Lui ayant fait part avec véhémence d’un différend que j’avais avec l’un de mes professeurs, il m’avait dit “Venez déjeuner demain avec moi, vous m’en parlerez et vous verrez que vous n’aurez nul besoin ultérieur de vous fourvoyer dans une dispute.” Parlâmes-nous d’ethnologie le lendemain? Je ne sais pas. Je me rappelle par contre de ma découverte émerveillée de la machine à polir les cailloux qu’il me montra ce jour-là! Quelques années plus tard, c’est muni d’un altimètre qu’il me fît découvrir avec mon mari les recoins secrets de la garrigue environnant Uzès qu’il avait découverts et qu’il aimait tant parcourir avec ses solides chaussures de marche. Des chaussures qui, j’en suis sûre, le menèrent jusqu’en Polynésie et, probablement, sur bien d’autres sentiers encore. D’autres années passèrent – l’initiation à l’ethnologie est longue, on le sait … -, et c’est avec une lettre enfouie au plus profond de mon portefeuille dans laquelle il me disait qu’il me tiendrait les pouces à l’heure de mon audition, que je me présentai devant le jury du CNRS. Autant de petits cailloux aux couleurs chatoyantes et inattendues représentant l’attention discrète, mais profonde dont Henri savait entourer ses élèves et amis.
Son invitation à faire de temps à autre l’école buissonnière tendait à prouver, contre la célèbre fable, que le plus court chemin pour arriver à son but n’est pas toujours celui que l’on croit. Aussi oserai-je aujourd’hui, pour lui rendre hommage, essayer d’établir un lien entre deux mythes appartenant à des aires culturelles fort distinctes: la Polynésie d’autrefois et l’Amérique d’aujourd’hui. Le premier renvoie au motif de l’île aux femmes, “très répandu en Polynésie et sans doute ailleurs dans le Pacifique” (Lavondès 1975: 411); Lavondès en a recueilli plusieurs versions aux Marquises dont l’une, celle qui sera rapportée dans cet article, est présentée dans sa thèse d’État intitulée Terre et Mer. 1Le second renvoie aux quatre films que le cinéma américain a consacrés au combat mené par le lieutenant Ripley, une héroïne féminine, contre son ennemi dénommé Alien2; ils constituent une épopée bien connue d’un large public occidental; l’intrigue se situe dans l’espace intersidéral et c’est l’opposition Ciel/Terre qui est ici pertinente.
Alien et L’île aux femmes n’ont a priori rien à voir l’un avec l’autre. Je tenterai néanmoins de montrer que tous deux décrivent un parcours initiatique autorisant les femmes à accéder à leur fonction procréatrice sans que celle-ci ne les tue définitivement. De ce point de vue, ils correspondent à des élaborations culturelles qui, bien que différentes, procèdent d’un même fait clairement établi et non moins scandaleux: “la différence fondamentale qui existe entre les rôles biologiques incombant à l’un et l’autre sexe dans les activités de reproduction.” (ibid.: 410), Car, “bien que les humains soient de deux sortes, de deux ‘espèces’ sexuelles différentes (…) la part qui échoit aux hommes dans le processus de reproduction est dérisoire (…)” (ib.: 417). De là “cette universalité dans le temps et dans l’espace de la réflexion sur la dichotomie sexuelle [qui] montre la place centrale que ce thème occupe dans le dispositif de la culture.” (ib.: 428) D’où le rapprochement, “téméraire, mais non absurde”, que Lavondès (ib.: 427-428) avait établi entre certains mythes polynésiens et Le Banquet de Platon, entre les travaux de Leroi-Gourhan pour la préhistoire et ceux de Balandier pour l’Afrique, maîtres auprès desquels il s’était formé à l’anthropologie. D’où … une certaine légitimation à mettre en parallèle un mythe marquisien avec une superproduction hollywoodienne, moins d’ailleurs pour rendre compte des représentations ayant cours aux Marquises – n’étant pas une spécialiste de la culture polynésienne, je n’y prétendrai pas – que pour souligner la spécificité de nos propres représentations concernant la procréation qu’Alien, quoique d’origine américaine, me semble illustrer parfaitement.
Le rapprochement des deux mythes, marquisien et américain, permet, en effet, de mettre en évidence une série d’inversions structurales (héros/héroïne, initiation masculine/initiation féminine, accession à/forclusion de la maternité) auxquelles on peut faire correspondre la distinction des modalités d’appréhension et de traitement de la maternité et, par là, de gestion des relations hommes/femmes, en milieu traditionnel et occidental moderne.
Pour être mieux à même d’apprécier l’exotisme à l’envers de la planète de la super- femme qu’est le lieutenant Ripley, nous allons d’abord explorer les richesses de l’île aux femmes qui nous ont été léguées par Lavondès au travers du mythe de Kae. Il m’est plaisant de faire ainsi un dernier clin d’oeil à mon initiateur puisque c’est précisément avec lui que j’ai fait mes premières armes quant à l’analyse des rites d’initiation.
Devenu veuf, Kae s’associe à l’expédition maritime d’un autre chef qui parcourait les mers en quête d’une épouse. Jaloux de la beauté de Kae, l’autre chef, qui était fort laid, l’abandonne en pleine mer dans un plat rond en bois.
Les courants entraînent Kae jusqu’à ‘l’île aux pandanus’ qui n’était peuplée que de femmes dont les maris étaient des racines de pandanus. Quand elles étaient enceintes des enfants que leur donnaient les racines de pandanus, un magicien qui était habité par un démon, un sorcier, leur incisait le ventre et l’ouvrait. La mère mourait, l’enfant vivait, mais les enfants étaient toujours des filles. C’est pour cela que cette île n’était peuplée que de femmes et qu’il n’y avait point d’hommes, sinon ce magicien. Mais c’était un démon malfaisant.
La cheffesse de cette île était une femme qui ne faisait pas l’amour avec des racines de pandanus. “Elle ne devenait pas enceinte, car elle était la cheffesse. Le magicien n’allait pas la chercher.” Un jour, en allant sur la plage avec ses compagnes, elle découvre Kae. Elle le ramène en sa maison et apprécie fort l’agrément d’avoir un mari humain.
Kae lui demanda pourquoi il n’y avait point d’hommes en ce pays. Elle lui expliqua que c’étaient les racines de pandanus qui en tenaient lieu et que les femmes n’accouchaient que de filles, et que c’était le magicien qui faisait l’incision. “Assez d’incisions! Lorsque viendra le moment de l’accouchement, les femmes accoucheront de leurs enfants. Lorsqu’elles ressentiront les douleurs, on les fera accoucher, on leur fera faire des efforts. Lorsque viendra le magicien, qu’on le chasse, conduisez la femme auprès de moi, c’est moi qui ferai le travail.” Désormais, lorsqu’une femme éprouvait des douleurs, on la transportait chez Kae. L’enfant venait au monde sans que meure sa mère. Le magicien fut chassé. Ces femmes étaient très heureuses, car les enfants venaient bien au monde. La femme de Kae, la cheffesse, se trouve enceinte de son mari. Un jour, en épouillant la tête de celui-ci, elle y découvre un cheveu blanc. Kae, après lui avoir demandé de nommer leur enfant, lorsqu’il naîtrait, ‘Le cheveu blanc poussé à Kae’, décide de rentrer dans son pays. Ce qu’il fait, transporté par un dauphin fourni par la cheffesse. Après le départ de son mari, la cheffesse met au monde un fils qui, devenu grand, harcèle sa mère pour savoir qui est son père. Il part le retrouver sur le dos d’un autre dauphin appartenant à sa mère. Dans son pays, Kae avait un élevage de cochons et des plantations pour son fils. Toute la propriété était entourée d’un mur de pierres que le fils de Kae, en fuyant les gens qui l’approchaient, fait s’effondrer. Le jeune homme est rattrapé, attaché et jeté dans un four en terre où on le lapide en s’apprêtant à l’y faire cuire. “Ma mère, dit-il en pleurant, m’a révélé que Kae, mon père, habite ici. C’est pourquoi, je m’appelle ‘Le cheveu blanc poussé à Kae'”. Kae est alors à même de reconnaître son fils et de le sauver. (Lavondès, 1975, I: 412 et II: 227-246) 3
Le héros qui donne son nom au mythe, Kae, est un homme. C’est en tant que tel qu’il rencontre un premier antagoniste en la personne d’un autre chef avec lequel il s’était tout d’abord allié, et qui le chasse en mer. Puis, c’est lui qui chasse le magicien de l’île aux pandanus, afin de permettre à ses habitantes de survivre à la mise au monde de leurs enfants. Après être devenu un père potentiel, lorsque la cheffesse est enceinte de lui, il se chasse lui- même, si l’on peut dire, lorsque sa femme lui révèle l’apparition de son premier cheveu blanc. Le fils de Kae, à son tour, quitte sa mère pour rejoindre son père. Celui-ci peut le reconnaître comme son alter ego, une fois qu’il a décliné le lien de filiation qui les rattache l’un à l’autre. Le mythe semble indiquer que, pour devenir un homme véritable, admis au sein de la collectivité masculine, il faut tout d’abord quitter l’univers maternel, affronter les mers et les étrangers, et accepter de devenir père, c’est-à-dire passer du statut d’enfant à celui de parent. Or, avant d’accoster sur l’île aux femmes, Kae se montre incapable de passer d’une génération à l’autre: sa première femme meurt avant qu’il ne lui ait donné un enfant; bien que veuf, il demeure aussi beau qu’un adolescent; “Kae, commente Lavondès, est un homme au seuil de la vieillesse qui persiste à se conduire comme un Ka’ioi (jouvenceau)” (ib.: 413).
De ce point de vue, la trajectoire empruntée par Kae, faite d’allers-retours entre terre et mer, évoque les différentes étapes d’une initiation masculine: Kae quitte son pays pour rejoindre la mer où il subit une première épreuve périlleuse, celle de la pleine mer qu’il doit affronter sur un vaisseau bien précaire, un plat en bois; il vit une période de marge dans un espace peu ordinaire – essentiellement féminin – où il doit sauver des femmes aux prises avec un démon; il accède alors à la paternité et peut retourner dans son pays en affrontant, une fois de plus, les mers, à dos de dauphin; au terme de ces épreuves, Kae est réagrégé à la société globale, celle des humains ordinaires où coexistent, quoique dans des espaces distincts, les univers masculin et féminin. Il devient alors le représentant de la collectivité masculine, un véritable chef, susceptible d’introduire son fils au monde bisexué auquel, dorénavant, ils appartiennent tous deux. Mais, en passant du statut d’homme sans enfant à celui de père, Kae doit accepter de passer d’une génération à l’autre, c’est-à-dire se résigner au vieillissement symbolisé par l’apparition de son premier cheveu blanc: l’enfant mérite donc bien le nom que son père lui donne, ‘Le cheveu blanc poussé à Kae’, puisqu’il fait franchir à celui-ci un cran sur l’échelle généalogique. Ce faisant, Kae accède enfin à la maturité: il rejoint alors le pays des hommes où les pères travaillent pour produire des richesses, des biens à transmettre à leurs enfants.
Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans ce récit, c’est que l’initiation masculine, l’accession à la maturité masculine via la paternité, est posée comme interdépendante de l’initiation féminine: Kae, avant de devenir père, initie les femmes aux modalités de l’accouchement ‘naturel’, proprement humain, et à ses souffrances. Il incarne l’altérité sexuelle qui, jusqu’à son arrivée fait cruellement défaut sur l’île aux pandanus. En effet, sur ce territoire exclusivement féminin, l’altérité à laquelle sont confrontées les femmes n’est pas de nature humaine, sexuelle: elle renvoie d’un côté, à des végétaux, les racines de pandanus, et de l’autre, à un démon, le magicien. La reproduction s’y effectue, en conséquence, sur un mode quasi végétal, parthénogénétique: les femmes n’y donnent naissance qu’à des femmes, le même engendre le même; mère et fille constituent ensemble une même entité dédoublée que le magicien-jardinier scinde en deux, la première devenant la dépouille de la seconde. La jeune pousse conçue avec une racine de pandanus est alors transformée en bouture qui vient en place de sa mère à laquelle elle se substitue entièrement.
L’absence d’altérité sexuelle proprement humaine renvoie à l’incapacité pour les femmes de se reproduire sans mourir immédiatement: la coexistence de générations successives est impossible. Pour survivre à l’enfantement et passer ainsi d’une génération à l’autre, les femmes doivent s’adjoindre les services, non d’un magicien, mais d’un homme véritable qui les introduit à l’altérité sexuelle. Celle-ci conditionne leur accession à une fonction maternelle pleine et entière qui leur permet d’engendrer, non seulement leurs semblables, les filles, mais également les compléments sexuels de ces dernières, les garçons. Il en va ainsi pour la femme de Kae. Bien qu’elle possède un statut équivalent à celui de son mari, il est chef et elle est cheffesse, leurs identités sexuelles respectives instaurent une différence radicale entre eux: il est un homme, elle est une femme et, sur ce plan, ils sont parfaitement complémentaires. C’est à ce titre que ces deux individus qui, avant d’être mis en relation, n’avaient pas d’enfant, s’initient mutuellement à leur fonction parentale respective. Car la femme de Kae initie autant Kae à sa fonction paternelle qu’il l’initie lui-même à sa fonction maternelle: en introduisant sa femme à la sexualité humaine, il la transforme dans le même temps, de vierge et sans enfant, en mère d’un fils.
Une confrontation réelle entre les sexes, c’est-à-dire susceptible de générer la vie et d’assurer sa continuité, impose qu’ils puissent procréer ensemble: l’enfant issu de cette rencontre sexuelle est le maillon entre les générations et les sexes. Le jouvenceau Kae et le magicien sont tout à la fois incapables d’assumer ce type de rapprochement avec l’autre sexe et de se situer dans une temporalité historique. Ils sont en conséquence responsables de l’absence de survie des femmes auxquelles ils ont affaire: la première femme de Kae meurt à l’instar des femmes incisées par le magicien, celle-là n’a pas de descendant et celles-ci sont simplement remplacées par leurs jeunes pousses, leurs filles venant simplement se substituer à elles au lieu de les insérer dans une chaîne généalogique. A l’inverse, la rencontre effective entre les sexes au travers de la reproduction, pour Kae comme pour sa deuxième femme – tous deux, en tant que chefs, étant les représentants symboliques de leur groupe d’appartenance sexuelle -, sous-tend l’accession à la génération supérieure: l’étape du vieillissement s’intercale entre la jeunesse et la mort; elle les intègre à une temporalité historique en rendant possible la coexistence des générations sur laquelle se fonde l’organisation sociale; la transmission culturelle, c’est-à-dire des règles et des principes sociaux propres à un ensemble culturel, de parents à enfants, vient compléter la transmission des éléments paternel et maternel constitutifs de la personne. De ce point de vue, la naissance d’un enfant issu de la conjonction intime de sexes différents garantit la survie, sinon physique du moins culturelle, de l’un et l’autre sexes.
Le motif de l’île aux femmes décrit le passage d’un univers homosexué et féminin, atemporel, où l’autre du féminin est d’une espèce différente – c’est un végétal (une racine de pandanus) – à un univers différencié tant sur le plan des espèces – le végétal et l’humain ne se confondent plus – que sur le plan du genre: l’autre du féminin, au sein de l’espèce humaine, est le masculin. L’introduction du masculin au sein du féminin fait accéder l’humanité menacée de végétalisation à une temporalité généalogique qui sous-tend l’ordre culturel.
La succession des générations est, aux dires du mythe, subordonnée à la reproduction sexuée, c’est-à-dire à la rencontre de deux sexes complémentaires qui participent conjointement au processus reproducteur. Mais à cette conjonction doit succéder, poursuit le mythe, une disjonction: dans un second temps, la femme de Kae doit accepter de voir s’éloigner d’elle son mari et son fils. En effet, dans les activités ordinaires de ce milieu traditionnel polynésien, les sphères masculine et féminine sont maintenues à distance l’une de l’autre; en fournissant les dauphins qui véhiculent son mari et son fils jusqu’à la terre des hommes, la cheffesse – la représentante de la collectivité féminine – témoigne de sa soumission à cette loi. Ainsi, pour qu’un fils devienne, à son tour, un homme adulte susceptible d’avoir des enfants avec d’autres femmes, il lui faut tout d’abord quitter sa mère et le monde féminin qui l’entoure. La séparation des contraires, mère et fils, hommes et femmes, est un prérequis indispensable à leur conjonction fertile ultérieure: la complémentarité sexuelle qui sous-tend la reproduction humaine exige la réunion de ce qui a été préalablement séparé4. Ce va-et-vient entre le masculin et le féminin est magnifiquement symbolisé par le flux et le reflux de la mer qui, tout en maintenant la distance entre les espaces insulaires qu’elle disjoint, permet également de la combler (il suffit pour cela de l’affronter): les flots qui soustraient Kae à sa femme sont ceux-là mêmes qui l’ont mené jusqu’à elle.
Le postulat mythique selon lequel les initiations masculine et féminine sont interdépendantes vise à rappeler, semble-t-il, le caractère inéluctable de la conjonction des sexes pour que l’un et l’autre accèdent à la part spécifique qui lui revient dans le processus reproducteur. “Car, selon Lavondès, en désaccord avec ce qu’expose Platon [dans Le Banquet], les penseurs polynésiens se seraient probablement bien accommodés d’une humanité radicalement divisée selon la dichotomie sexuelle en deux moitiés autonomes, comme elles tendent effectivement à l’être dans la société, une humanité où les femmes mettraient au monde des femmes et où les hommes donneraient naissance à des hommes.” (ib.: 417) Le mythe restaure l’incontournable vérité: la fonction procréatrice masculine se réalise dans un corps féminin, les hommes ne peuvent accoucher de leurs semblables et, bien moins encore, de leurs opposés sexuels. Le fils de Kae est né d’une femme et cette femme est elle- même née d’une femme. Mais tout en rappelant cette asymétrie naturelle en faveur des femmes imposée par la grossesse, le mythe lui oppose non seulement la complémentarité des sexes, mais aussi une asymétrie strictement inverse en faveur des hommes qui seraient seuls habilités à introduire les femmes à la culture: Kae culturalise la nature représentée par les racines de pandanus et le démon qui habite le magicien, en substituant au couteau de l’horticulteur, des modalités obstétricales plus appropriées à l’enfantement humain (“on les fera accoucher, on leur fera faire des efforts”; toute cheffesse qu’elle était, sa femme en était incapable, “c’est moi qui ferait le travail”, lui dit Kae en prenant en mains l’initiation féminine). De ce point de vue, Kae accomplit une trajectoire initiatique beaucoup plus complète que celle de son épouse: d’une part, c’est lui qui vient à elle, de l’autre, il passe de l’état de novice à celui d’initiateur. L’altérité masculine incarnée par Kae sous-tend la responsabilité qui incombe aux hommes sur la fertilité de l’ensemble des femmes. Ainsi, par une manipulation symbolique coutumière en milieu traditionnel (Moisseeff 1995, 1998), on passe de l’englobement naturel du masculin par le féminin à l’englobement culturel du féminin par le masculin: sans hommes, les femmes demeureraient arrimer à une nature dangereuse, car les pouvoirs féminins sont potentiellement létaux s’ils ne sont pas domestiqués; pour engendrer ces libérateurs qui subordonnent la nature à la culture, elles doivent précisément en passer par les hommes.
L’histoire de la transformation conjointe des modalités procréatrices et des relations hommes/femmes – au travers, notamment, du contrôle, voire de l’appropriation, des pouvoirs féminins par les hommes – est un thème mythique universel: pour que l’engendrement du masculin par le féminin soit tolérable, il faut le subordonner à la culture dont les hommes sont les garants. Dans l’univers mythique judéo-chrétien aux éléments si prégnants dans la culture américaine contemporaine, comme nous le verrons, c’est Dieu qui accomplit ce prodige: l’incarnation d’Ève à partir de la côte d’Adam et celle du Christ à partir d’une vierge mère mettent en évidence les efforts déployés par les hommes pour culturaliser l’incontournable passage par le corps d’une femme auquel les confronte l’enfantement naturel. Si, dans la Genèse, la succession des générations est censée procéder de la fonction maternelle conférée à Ève, la place de cette dernière dans le processus d’engendrement de l’humanité est néanmoins seconde par rapport à celle d’Adam et de Dieu, le père de tous. La paternité précède et englobe la maternité et il en va, bien entendu, de même pour la figure mariale. L’une des différences remarquables de ces mythes avec celui de Kae est que le mode de procréation valorisé y est indépendant de tout rapport sexuel: l’engendrement d’Adam, d’Ève, du Christ et même de sa mère (cf. l’Immaculée Conception) se passe de toute relation de nature sexuelle. C’est aussi le cas dans le cycle mythique que nous allons maintenant considérer: la conception d’Alien ne requiert aucun rapport sexuel.
Ce récit d’anticipation reflète admirablement l’évolution des représentations et des pratiques touchant à la reproduction dans les sociétés occidentales où les activités érotiques – la sexualité – et la procréation tendent à être appréhendées comme des domaines indépendants l’un de l’autre: pour accéder à la plénitude de la jouissance sexuelle, qui serait l’apanage de l’humanité (cf. Moisseeff 2000a et b), il faut que les individus soient ‘protégés’ des risques reproducteurs. La procréation, pour sa part, appartient au domaine réservé du ‘médicalement assisté’: ce sont les spécialistes, gynécologues et obstétriciens, auxquels le lieu et la fonction maternité sont assujettis, qui en ont la charge plus ou moins exclusive. Parallèlement, le fait d’avoir des enfants ne permet pas d’acquérir un statut social particulièrement valorisé et assumer une fonction parentale ne participe pas à la définition du statut d’adulte: les identités sexuelles adultes sont censées dériver directement des identités sexuelles de naissance et le passage des unes aux autres ne requiert aucune procédure spécifique, sinon celle de mettre à la portée des individus pubères des moyens contraceptifs efficaces, visant à prévenir la grossesse (cf. Moisseeff 1992).
Dans le mythe de Kae, la conjonction fertile et positive entre homme et femme est associée à leur rencontre sexuelle et requiert leur séparation préalable et consécutive. Dans le contexte occidental actuel, la mixité généralisée est de règle et la disjonction intervient pour opérer une césure plus ou moins radicale, non entre les sexes, mais entre la sexualité et la procréation (cf. contraception, IVG, nouveaux modes de reproduction). Cette disjonction doit être corrélée à la volonté d’aboutir à la symétrisation des rôles sexuels: une fois évacuée la problématique procréatrice, hommes et femmes apparaissent comme occupant des positions équistatutaires.
Dans Alien et les autres films du genre, la grossesse est assimilée à un phénomène parasitaire inexorablement mortel susceptible d’affecter les hommes autant que les femmes: à l’exception de l’héroïne, les personnages masculins et féminins sont égaux sur ce plan comme sur les autres (ils exercent ensemble des activités similaires). L’altérité ne renvoie pas, comme dans Kae, à la différence des sexes, mais à la reproduction incarnée par un monstre5. Aliens, le retour aurait tout aussi bien s’intituler Grossesse, le retour: ce type de films anticipent un futur où la gestation déchue de ses droits chercherait à réinvestir le corps des humains, quel que soit leur sexe, et la terre où elle a été désavouée. Elle est présentée comme “un survivant qui n’est pas souillé par la conscience, le remords ou les illusions de la moralité” (Alien, le huitième passager). Et, comme par hasard, dans ce monde du futur où règnent la mixité et l’égalité des sexes, seule une femme est à même de combattre cette “survivance” aberrante et immorale qu’est la grossesse. Cette nouvelle forme de mythologie fait donc ressurgir de manière dramatique ce qui tend à être occulté dans nos sociétés ‘égalitaires’: l’asymétrie primordiale en faveur des femmes au plan de la reproduction qui permet de leur attribuer des pouvoirs particuliers et exclusifs. Car s’il est un invariant qui sous-tend le travail symbolique sur la différence des sexes, c’est bien celui qui consiste à corréler plus ou moins systématiquement ces pouvoirs féminins à la notion de danger, de force occulte mortifère. L’utérus est une boîte de Pandore d’où peuvent s’échapper mille démons6.
Dans le mythe de Kae, le démon a les traits d’un magicien qui tue les femmes qu’il accouche. Il revient à un homme, un vrai, la responsabilité de domestiquer la fonction maternelle en la subordonnant à la culture. Le travail culturel sur la différence des sexes consiste ici à inverser l’asymétrie naturelle en faveur des femmes pour asseoir la supériorité des hommes au plan socioculturel. Dans le mythe d’Alien, le démon est la grossesse elle- même et c’est une femme, une vraie, qui sera à même d’en juguler les effets. Le travail culturel sur la différence des sexes qui consiste en ce cas à symétriser leurs rôles socioculturels tend, paradoxalement, à renforcer le caractère asymétrique des positions masculine et féminine sur le plan de la reproduction: en inventant des pratiques confirmant la possibilité de dissocier sexualité et procréation, telles que les nouveaux modes de reproduction (FIV, bébés éprouvette, clones), c’est-à-dire en faisant du champ obstétrical un domaine séparé de la relation entre les sexes, on ne fait que consacrer ce qui spécifie la fonction reproductrice féminine, à savoir la phase gestationnelle. La grossesse peut alors se manifester dans l’imaginaire culturel sous la forme d’une entité autonome, scindée de son support sexuel habituel, la femme. Elle prend l’aspect d’une bête dont le masque monstrueux recouvre les pouvoirs féminins occultes et mortifères que des apprentis sorciers, des docteurs Frankenstein, tenteraient sans succès et siècle après siècle de museler. On est ainsi amené à assister au combat entre La femme et sa fonction procréatrice, moyen d’associer ce qui a été préalablement dissocié. Mais si le mythe suggère une telle éventualité, il y appose aussi une solution originale: celle d’une initiation féminine autorisant les femmes à juguler elles-mêmes leur puissance maternelle.
C’est ce que nous allons voir maintenant en passant de l’univers insulaire et traditionnel des Marquises, à l’espace intersidéral postmoderne d’une utopie américaine.
À SUIVRE: De l’île des femmes polynésiennes à l’alien américaine (2).
1. Je remercie vivement Anne Lavondès de m’avoir confiée cette thèse en vue de la rédaction de cet article.
2. Alien, le huitième passager de Ridley Scott (1979), Aliens, le retour de James Cameron (1986), Alien 3 de David Fincher (1993), Alien, la résurrection de Jean-Pierre Jeunet (1997), Twenthieth Century Fox Film Corporation.
3. Une première analyse de ce mythe a été présentée dans un article précédent (cf. Moisseeff 2000b).
4. Dans son analyse des pratiques et des rituels kabyles, Bourdieu repère, dans le domaine des relations hommes/femmes, des principes complémentaires identiques: “d’une part la réunion des contraires séparés (…) qui engendre la vie, (…) et, d’autre part, la séparation des contraires réunifiés (…).” (1980: 366-367)
5. Alien, le terme anglais servant à désigner cette créature, recouvre différentes significations indiquant sans équivoque l’altérité redoutable à laquelle elle confronte l’humanité: étranger; différent ou séparé; censé être rattaché à des êtres appartenant à d’autres mondes; spécimen venant d’ailleurs qui a été introduit et s’est acclimaté à son nouvel habitat; hostile; inacceptable ou répugnant (Allen 1990).
6. Le film de Brian de Palma, Carrie (1972), illustre magistralement et plus directement l’aspect terrifiant conféré encore de nos jours aux pouvoirs féminins. Carrie est une adolescente innocente terrorisée par l’apparition de ses premières règles. La suite des événements va lui donner raison: une fois pubère, son innocence se mue en une force démoniaque qui détruira tous les membres de son entourage.
Allen, R.E., 1990, The Concise Oxford Dictionary of Current English. Oxford: Clarendon Press.
Bourdieu, P., 1980, Le sens pratique. Paris, Les Editions de Minuit.
Crispin, A.C. et J. Whedon, 1997, Alien: la résurrection. Paris, Editions J’ai lu.
Huxley A., 1998 [1932], Le meilleur des mondes. Paris, Pocket.
_______, 1978 [1958], Retour au meilleur des mondes. Paris, Pocket
Lavondès H., 1975, Terre et Mer. Pour une lecture de quelques mythes polynésiens. Thèse de Doctorat d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines en 2 Volumes, Paris, Université René Descartes – Paris V.
Manier, B. “Des femmes seules avec enfants”. Revue de l’UNICEF Les enfants du Monde 1995, n°26, p. 9-12.
Moisseeff M., 1987, “Entre maternité et procréation: l’inceste”, Patio Psychanalyse N.S. 7: 121-145.
________, 1990, “L’indépendance entre sexualité et procréation: un mythe de la culture occidentale”, in S. Képès, A. Durandeau et C. Vasseur-Fauconnet (éds.) Sexualité, Mythes et Culture. Paris, l’Harmattan: 53-76.
________, 1992, “Les enjeux anthropologiques de la thérapie familiale avec les adolescents”: 205-227, in C. Gammer and M.-C. Cabié (éds.) L’Adolescence, crise familiale. Thérapie familiale par phases. Toulouse, Editions Erès.
________,1995, Un long chemin semé d’objets cultuels: le cycle initiatique aranda. Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Coll. Cahiers de l’Homme).
________, 1998, “Rêver la différence des sexes: quelques implications du traitement aborigène de la sexualité”: 45-74, in A. Durandeau, J.-M. Sztalryd et C. Vasseur-Fauconnet (dir.) Sexe et guérison. Paris, l’Harmattan.
________, 2000a, “Une figure de l’altérité chez les Dentcico ou la maternité comme puissance maléfique.”: 471-489 in Jamard, J-L, Terray E. et Xanthakou M. (éd.) En substances. Textes pour Françoise Héritier. Paris: Arthème Fayard.
________, 2000b, “Pacs, parité, viviparité: un aller-retour de l’utopie au mythe.” Che vuoi?13: 53-62.
Robert P., 1995, Le nouveau petit Robert. Paris, Dictionnaire Le Robert.
Swift J., 1988 [1729], “Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres”. in Œuvres. Paris, Gallimard (coll. La Pléiade, éd. E. Pons.)
Thoret J.-B. et E. Vérat, 1997, “Saga Alien. Alien made in France”, encore. Le magazine des loisirs culturels, 11: 20-27.
Moisseeff, Marika (2013). « De l’île aux femmes polynésienne à l’Alien américaine (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/de-lile-aux-femmes-polynesienne-a-lalien-americaine-1], consulté le 2024-12-21.