À première vue, la téléréalité contemporaine est très éloignée du genre romanesque français des XVIIe et XVIIIe siècles. Non seulement les deux objets artistiques sont distants dans le temps, mais ils n’appartiennent également pas au même genre. La téléréalité est un genre télévisuel, avec ses codes et sa technique particulière tandis que le roman sous l’Ancien Régime français est un genre littéraire doté de codes complètement différents.
Or, lorsque nous examinons ces deux objets en soi, il est possible de dégager une première ressemblance: la téléréalité et le roman forment deux genres aux contours flous. Le premier correspond grosso modo à une catégorie fourre-tout regroupant des formats aussi disparates que la vie en communauté (Big Brother, Loft Story), la compétition artistique (Star Académie, La Voix, X Factor), la compétition de séduction (Occupation double, L’amour est dans le pré), la vie de vedettes (The Osbournes, The Simple Life) et beaucoup d’autres. Le deuxième réunit lui aussi des sous-genres hétéroclites, comme le roman pastoral (L’Astrée), l’histoire comique (L’Histoire comique de Francion), le roman héroïque (Polexandre), le roman réaliste (Polyandre), le roman utopique (L’autre monde), le roman psychologique (La Princesse de Clèves), etc.
Cependant, c’est en étudiant les discours sur ces objets que d’autres ressemblances commencent à émerger. La téléréalité et le roman de l’Ancien Régime attirent en effet les mêmes types de critiques, et ce, à un intervalle de plusieurs siècles. Après avoir montré que ces deux objets sont perçus comme de très populaires plaisirs coupables, nous constaterons que les critiques esthétiques et morales de ces objets se répètent d’une époque à une autre.
Le succès planétaire de la téléréalité a été largement documenté, si bien que considérer ce genre télévisuel comme «populaire» relève de l’euphémisme. En 2001, le cas de la première émission de Loft Story en France est éloquent: «des millions de téléspectateurs, des parts de marché records, des recettes publicitaires qui se chiffrent en millions d’euros» (Segré: 6)… Cet immense succès s’est répété en France et ailleurs, sous de multiples déclinaisons (Nadaud-Albertini: 7; Jost: 26; Therrien, 2011), avec des titres comme Big Brother, Star Academy, Popstars, Koh Lanta, L’Île de la Tentation, Survivor, Secret Story, etc. Au Québec, les Star Académie et surtout Occupation double attirent des millions de téléspectateurs tandis que les États-Unis produisent chaque année leur lot de téléréalités avec un intérêt qui ne faiblit pas. On peut donc qualifier la téléréalité, de manière générale, comme un «phénomène mondial» (Jost: 9; Bouzou: 16) extrêmement populaire.
Cependant, partout où l’on implante une téléréalité, on observe une énorme popularité, mais également des scandales sur la place publique (Jost: 11). En parallèle du succès populaire incontestable, les critiques de la téléréalité fusent de toutes parts, à commencer par les téléspectateurs eux-mêmes. Les consommateurs de téléréalité semblent condamner l’émission même qu’ils se plaisent à regarder (Jost: 26; Segré: 9; Nadaud-Albertini: 8; Therrien, 2011).
Cette discordance entre les déclarations et les actes atteste, une fois de plus, de la nature duelle et contradictoire des téléspectateurs: ils condamnent des programmes qu’ils ne sont pas fiers de regarder, parce qu’ils leur renvoient une image peu flatteuse d’eux-mêmes. En même temps, près de dix ans après les débuts de la télé-réalité, ils sont parfaitement conscients que ces émissions jouent sur des pulsions qu’ils réprouvent, mais qu’ils éprouvent malgré tout (Jost: 26).
La condamnation de l’émission par ses propres téléspectateurs peut prendre plusieurs formes. Certains vont, par pression sociale, minimiser leur attirance envers l’émission tandis que d’autres vont la condamner haut et fort tout en la regardant religieusement.
La téléréalité suscite également son lot de critiques de la part des journalistes, sociologues, psychanalystes, philosophes et autres spécialistes qui s’attaquent aux émissions, mais aussi à ses consommateurs, ou même à l’ampleur du débat. La somme d’articles consacrés à ce genre télévisuel est particulièrement abondante lorsque la téléréalité fait son apparition pour la première fois dans un pays. En France, par exemple, les débuts de Loft Story ont engendré un nombre impressionnant d’articles journalistiques sur le sujet: «Le Parisien consacre ainsi 44 pages à Loft Story ; Libération, France Soir et Le Monde respectivement 41, 28 et 27 pages ; Le Figaro, La Croix et L’Humanité respectivement 26, 10 et 9 pages.» (Segré: 9) Les attaques ont même débordé les frontières de la France dans le «Newsweek, le Herald Tribute, le Guardian, le Time, le Chicago Tribute, le Washington Post, le Los Angeles Times» (10). L’émission a été si populaire et les discours sur cette même émission ont été si nombreux que le sociologue et anthropologue Gabriel Segré qualifie l’arrivée de Loft Story de véritable «phénomène social» (18).
L’émission a connu un succès d’audience inédit, constituant un véritable «phénomène social» du fait de son fort pouvoir de séduction, auprès des adeptes des divertissements de la culture de masse. Elle a fait l’objet dans le même temps d’un puissant rejet qui témoigne de son non moins important pouvoir de répulsion auprès du monde intellectuel et de l’ensemble des tenants et gardiens de la haute culture (18).
Cette dichotomie entre le «fort pouvoir de séduction» d’un côté et le «pouvoir de répulsion auprès du monde intellectuel» de l’autre a été présente, de manière très semblable, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle français dans le débat sur le roman. À cette époque, le roman connaît en effet une période de gloire sur le plan de la popularité. Comme la taille des romans devient plus petite qu’auparavant —il est moins encombrant et, surtout, plus facile à dissimuler— et que son prix est plus modique (Sgard: 24), ce genre littéraire devient de plus en plus accessible (25). Son accessibilité facilite sa diffusion auprès des lecteurs et des lectrices qui en raffolent (26).
Les romans se vendent donc très bien à cette époque. Or, comme dans l’exemple des téléréalités contemporaines, les consommateurs de romans éprouvent une certaine honte à lire ce genre de littérature. Sous l’Ancien Régime français, les textes se situent dans des catégories génériques qui ont une grande incidence sur la façon dont elles seront lues, perçues, appréciées, voire si elles seront publiées ou non (Jauss: 53). Les catégories génériques de l’époque permettent également d’établir une hiérarchie des œuvres sur le plan esthétique, selon les canons littéraires de l’époque. Certains genres —comme la tragédie au théâtre ou le sermon dans l’éloquence sacrée— jouissent d’un statut supérieur. Le roman, quant à lui, détient un statut peu enviable: il est jugé inférieur, ignoble (Voyer: 15-16). Ce statut ignoble du genre romanesque engendre une certaine honte de la part des lecteurs de romans qui consomment de la littérature jugée infâme et vulgaire. De la même manière, les romanciers éprouvent eux aussi cette honte vis-à-vis de leur production littéraire, si bien qu’ils essaient souvent de se distancer du roman dans leurs préfaces directement (Esmein: 2004; Esmein-Sarrazin: 2008), ou dans l’emploi de nouveaux termes génériques pour désigner leurs textes, comme «nouvelle», «mémoires», «conte», «histoire», «lettres», etc. Bref, les producteurs et les consommateurs de romans profitent du caractère populaire des œuvres, mais ils le font avec une certaine réticence.
La majeure partie des attaques contre le roman provient du milieu intellectuel de l’époque, particulièrement de la part des Jésuites, qui fournissent de tenaces arguments esthétiques et moraux (May: 15-46; Weil: 127-141). Le père Bougeant, par exemple, a publié en 1735 une satire mordante du roman, le Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, dans laquelle il s’attaque aux clichés romanesques de façon systématique. Le but explicite de cette œuvre est de dégoûter du romanesque (Bougeant: 14, 35). Son collègue, le père Porée, est allé encore plus loin l’année suivante en prononçant un discours contre le genre romanesque au Collège Louis-le-Grand (Voyer: 11-12). Après avoir montré que les romans nuisent à la littérature et aux mœurs, ce discours se termine par un appel aux autorités, demandant que tous les romans soient prohibés et détruits par le feu. Moins d’une année plus tard, le 20 février 1737, l’austère chancelier Henri-François d’Aguesseau —comme s’il réagissait à la péroraison de Porée— mit en place des mesures pour contrer la prolifération des romans (May: 88). Pendant la proscription des romans, un texte comportant la mention générique «roman» se voyait interdit sur le territoire français (75-105).
Si les autorités de notre époque ne sont pas allées jusqu’à interdire les téléréalités sur un quelconque territoire, il n’en demeure pas moins que les similitudes entre les attitudes vis-à-vis des téléréalités contemporaines et celles par rapport aux romans sous l’Ancien Régime sont remarquables. Dans les deux cas, un objet profondément populaire mais honni suscite un débat qui s’envenime, opposant «le peuple» d’un côté et les «intellectuels» de l’autre. Nous verrons que les similitudes entre les deux débats ne sont pas que superficielles.
Les critiques de la téléréalité et du roman ne sont pas tendres envers le public qui aime consommer le produit culturel qu’ils dénoncent. Leurs arguments attaquent généralement la vacuité ou la médiocrité de la téléréalité et du roman afin de porter un regard teinté de condescendance sur les spectateurs ou sur les lecteurs qui daignent apprécier ce divertissement populaire.
D’abord, si certains critiques de la téléréalité contestent l’intérêt de ce genre d’émissions médiocres, insignifiantes et banales (Segré: 34), d’autres, comme le sociologue Jean Baudrillard, vont carrément dans le mépris.
Ce qu’ils [les téléspectateurs] veulent profondément, c’est le spectacle de la banalité, qui est aujourd’hui la véritable pornographie, la véritable obscénité — celle de la nullité, de l’insignifiance et de la platitude […] [et ils] sont fascinés, fascinés et terrifiés par l’indifférence du Rien-à-dire, Rien-à-faire, par l’indifférence de leur existence même (Baudrillard: 11).
Le public des téléréalités est présenté comme une somme d’individus aliénés, «démuni[s] culturellement» (Segré: 35), qui ont «démissionné devant l’effort intellectuel, le désir de culture, la quête du beau» (35).
Dans le débat sur le roman, ce public inculte et avide de médiocrité a un sexe: la femme. L’association du roman et de la femme est si importante aux XVIIe et XVIIIe siècles que certains critiques ont qualifié le genre romanesque de «fief de femmes» (Larnac: 205). Tous les discours de cette période montrent d’ailleurs les femmes comme de grandes lectrices de romans. Bien que ce lien entre le roman et les lectrices soit un peu plus complexe (Chartier et al.: 403-428), il s’agit d’une évidence soutenue par la majorité des penseurs du XVIIIe siècle qui se sont penchés sur le roman (Séité: 299). Tous insistent sur l’importance quantitative des lectrices de romans. Il en résulte que quiconque voulait condamner (ou défendre) le roman devait condamner (ou défendre) la femme. Par exemple, dans son traité en faveur des romans intitulé De l’Usage des romans, Nicolas Lenglet-Dufresnoy réfléchit tellement sur les femmes qu’il s’agit du sujet le plus développé de l’ouvrage, après le roman et l’amour (avec leurs différentes déclinaisons). Il concentre la majeure partie de son argumentation sur la femme à l’extérieur des romans. Il défend la femme dans l’histoire (Lenglet-Dufresnoy: 83-87, 160-161) beaucoup plus que la femme romanesque, qui constitue pourtant l’objet récurrent du blâme des moralistes comme les pères Porée et Jacquin. Ces jésuites proposent des arguments misogynes (Voyer: 104-109) pour s’en prendre indirectement au genre romanesque. Ces attaques contre les femmes visent en réalité les romans eux-mêmes.
Ensuite, dans le débat sur la téléréalité, les émissions en tant que telles sont aussi méprisées que leurs téléspectateurs. Comparées à de la malbouffe télévisuelle et souvent qualifiées de «télé-poubelle» (Nadaud-Albertini: 35; Collard, 2013; Bouzou: 17), les téléréalités sont considérées par les critiques comme de sous-produits culturels servant à l’abrutissement de la masse (Segré: 38). Dans les commentaires des critiques, on sent que la pureté du genre télévisuel a été entachée par ce type de produits vulgaires (138). On attaque de façon virulente la vacuité du genre (et de ses participants) (Therrien, 2011). Même chez les critiques qui considèrent que la téléréalité peut parfois offrir un divertissement de qualité, elle demeure un genre sans grande substance et plutôt frivole.
Le truc avec la téléréalité, c’est de ne pas trop la prendre au sérieux. Ce n’est que du divertissement, parfois de grande qualité, qui sert à se reposer les neurones ou à s’évader pendant quelques heures. C’est tout. Par contre, il ne faut pas en abuser et ne se nourrir que de téléréalité et d’eau fraîche. Comme dans toute diète équilibrée, la petite douceur sucrée […] doit être accompagnée de fruits, de fibres et de légumes […] (Dumas, 2013).
Les dénonciateurs du roman s’en prennent eux aussi au caractère puéril et inutile des romans. Le père Jacquin aime bien répéter que le roman est frivole et féminin (Jacquin: 125). Le père Bougeant, lui, associe les romans à des objets vides et scintillants, capables d’amuser les esprits oisifs pour un court laps de temps. L’auteur associe ces esprits oisifs aux enfants, mais encore davantage aux femmes, présentées comme naïves et promptes à la fainéantise, se délectant de la vacuité romanesque et étant facilement manipulables (Bougeant: 97-98; Sgard: 24). Ces critiques n’iraient toutefois pas jusqu’à inclure le roman dans une diète équilibrée. Au contraire, ils voudraient éliminer ce sous-produit culturel, car la simple lecture de romans peut cacher quelque chose de dangereux. En effet, on croit à l’époque que la lecture prolongée de roman peut affecter l’esprit, comme dans le proverbe «À force de regarder, le cœur finit par se gâter» (Costa: 87-89). S’adonner à une activité aussi frivole est déjà passible d’un blâme moral, si bien que l’accusation de «frivolité» a encore plus de poids qu’à notre époque.
En outre, les critiques de la téléréalité aiment s’attaquer au manque d’originalité des émissions issues de ce genre télévisuel, particulièrement à la notion de «format», qui se définit comme suit:
Qu’est-ce qu’un format? Une liste de contraintes qui définissent un programme et assurent sa «substance» globalisante, au-delà des «accidents» locaux que sont les multiples variantes qu’il peut subir sans perdre son identité. Le format permet de décliner des «concepts» qui fonctionnent et traduisent les aspirations du public (Jost: 22-23).
Le format d’une téléréalité constitue une cible alléchante pour les critiques qui s’amusent à affirmer que toutes les téléréalités se ressemblent, que les clichés se répètent encore et encore et que les producteurs ne font qu’enchaîner les mêmes processus année après année (Bouzou: 52, 74; Dumas, 2013). Si les émissions sont adaptées d’une région à l’autre ou d’une saison à l’autre —après de multiples études marketing (Nadaud-Albertini: 82-83)—, les dénonciateurs de la téléréalité considèrent que les producteurs ne font que brasser la même matière sans substance. Dans Loft Story ou Occupation double, par exemple, on retrouve toujours des personnages fortement stéréotypés (Nadaud-Albertini: 134; Therrien, 2011; Bouzou: 48) (présélectionnés selon un rigoureux casting (Segré: 119)), un langage (trop) pauvre (Segré: 32, 40; Bouzou: 52-54), une absence de culture intellectuelle (Segré: 40), etc. Les candidats, d’une émission à l’autre, sont «présentés comme des individus qui se signalent par leur bêtise, leur inculture, leur médiocrité, lesquelles les rendent particulièrement vulnérables et en font les victimes toutes désignées d’un mépris hostile.» (32) Certains vont même jusqu’à en faire des modèles malgré eux d’une «jeunesse inculte, nourrie de la culture de masse» (32), voire une image «de l’ensemble d’une population, aliénée et décadente, [incarnant] le mouvement vers la médiocrité.» (33)
Ces accusations contemporaines ressemblent fortement aux accusations portées contre le roman sous l’Ancien Régime, notamment celles véhiculées par le père Bougeant dans sa parodie du roman. Dans son Voyage du Prince Fan-Férédin, Bougeant emploie la «technique» romanesque commune à toute son époque, à savoir les procédés baroques, les clichés, le recours au monde fictionnel, etc. Il s’inscrit à même le roman pour le critiquer en retournant ses propres armes contre lui. Il en profite pour fustiger l’extrême redondance du vocabulaire des déclarations amoureuses dans le roman classique (Bougeant: 68), les conventions romanesques (comme celle du mariage retardé (85) ou de l’histoire qui était en fait un rêve (124)), le caractère médiocre et indécent des héros de roman (70, 109-111), etc. Il s’en prend surtout à la vacuité du thème de l’amour, une condition sine qua non du roman (May: 208-209; Sgard: 130) —et un thème cher à beaucoup de téléréalités (Segré: 43-44; Guy, 2013)). Pour Bougeant, l’amour romanesque est un thème vide que les romanciers exploitent à répétition sans aucune originalité. Selon lui, «la plupart des romans sont tous faits sur le même modèle, et […] leurs auteurs ont le talent d’allonger tellement les événements et les récits, qu’ils font un volume de ce qui ne fournirait que quatre pages à un écrivain qui n’entend pas comme eux l’art de la diffuse prolixité.» (Bougeant: 91) Il compare le travail du romancier à celui d’épandre un rien.
Le mouvement général de la téléréalité et de sa critique s’oriente lui aussi vers le rien et vers le vide. Si les amateurs sont généralement d’accord pour dire que la téléréalité constitue, en quelque sorte, une «apologie du vide» (Segré: 42), les critiques, quant à eux, dénoncent ce vide abyssal générant l’ennui le plus total (42).
La thématique du vide connaît un réel succès dans le discours critique […]. Nullité culturelle, néant, vide, creux, mais aussi banalité et non-évènement […]. Ce sont d’abord le vide culturel qui est en accusation, l’absence de contenu, le manque qui sont déplorés. L’accusation provient alors de ceux qui affirment ne rien voir, car il n’y a rien à voir. […] Certains, convaincus de ce vide, se contentent de le décrire, sans même le commenter (42-43).
Les critiques esthétiques visant la vacuité et la frivolité sont donc nombreuses autant dans le débat sur le roman que celui sur la téléréalité. Les ressemblances deviennent encore plus fortes lorsque les critiques avancent des arguments moraux.
Le lien le plus étroit entre les critiques du romanesque sous l’Ancien Régime français et les critiques de la téléréalité contemporaine se situe sur le plan du danger que représente leur objet respectif. Selon les critiques de la téléréalité, ce genre télévisuel est un genre nuisible, voire nocif pour le public. C’est un poison (47) ou une drogue (Bouzou: 9, 16) qui infecte les esprits, empêchant le citoyen de s’impliquer socialement.
L’esprit souillé, aveuglé, se détourne de la pureté, du beau, mais également de la chose politique, sociale et citoyenne. […] Le Loft conduit ainsi à l’apolitisme et constitue à terme un obstacle à l’épanouissement citoyen et à l’intérêt salvateur pour les affaires publiques (Segré: 47).
La menace n’est pas seulement politique. La critique la plus virulente de la téléréalité est sans doute la critique morale prenant souvent la forme d’une liste d’à peu près tous les maux sociaux imaginables.
[L]es téléréalités sont accusées […] de diffuser une morale et des enseignements pervers, bien éloignés de la morale républicaine transmise par l’école. […] Elles simplifient à outrance la réalité et imposent le règne du second degré, de l’ironie, de la dérision. Elles font la promotion du vide par la farce, promeuvent l’hyperindividualisme et exhibent une réalité sociale dégradée. Elles mettent à mal également les codes moraux, les lois, les valeurs, les règlements (civilité, politesse), les normes de socialisation et les modèles de comportements traditionnels, hérités de la culture judéo-chrétienne, que la famille, la religion, l’école nous enseignaient par le passé et qui tendent à disparaître, depuis que la formation des esprits, des comportements et de l’imaginaire est abandonnée à la télévision (Segré: 48).
Le mal de la téléréalité semble se propager jusque dans les sphères les plus intimes. On les accuse de promouvoir la perversité, la pornographie et le vice (77) tout en essayant de comprendre le mal que la téléréalité véhicule. Certains vont jusqu’à employer le registre médical pour tenter de classifier ce corps social malade, ou plutôt cette pathologie sexuelle tirant sur le voyeurisme extrême (94).
Des centaines d’années auparavant, on a accusé le roman de maux très semblables à ceux de la téléréalité contemporaine. Le thème du poison est lui aussi récurrent dans la critique du roman (Voyer: 63-78). Le père Porée, par exemple, considère le roman comme un poison, comme une infection, comme une viande nuisible qui nuit à la littérature, aux mœurs et à l’État politique (Porée: 75-76). Sa liste des maux engendrés par le roman est trop longue (73-96) pour être exhaustive ici, mais elle inclut les amours incestueuses, la corruption des femmes et des jeunes filles, la féminisation des jeunes hommes, la remise en question de la sacro-sainte division des rôles entre les hommes et les femmes, etc. Lenglet-Dufresnoy se moque d’ailleurs de ces critiques dans son traité en faveur du roman dans lequel il inclut de nombreux thèmes ou passages scandaleux pour l’époque: apologie du rôle de la femme en société et des relations extraconjugales (Lenglet-Dufresnoy: 85-87, 95, 107-115), glorification de la sexualité (Démoris: 162)…
Par ailleurs, cette «peste romanesque» (Wenger: 35) est reconnue, dans le milieu médical du XVIIIe siècle, pour avoir des effets nocifs sur le corps: la lecture romanesque «affecte le jugement des lecteurs, détraque leur sensibilité et corrompt leur vertu.» (35) Une exposition aux romans engendre un trouble profond de l’âme ainsi qu’un déséquilibre des humeurs dont les conséquences peuvent être lourdes: «palpitations, crises de nerfs, tremblements, pâleurs, vapeurs, mélancolie, fureur, convulsions, délire, stupeurs, évanouissements» (Costa: 93; Goulemot: 49-68)… Les lecteurs de romans sont perçus comme ayant une santé plus fragile, notamment sur les plans de la digestion, de la vue et surtout de la mémoire (Costa: 94; Fournier: 29-30; Niderst: 52-58). Mais le danger des œuvres de fiction ne s’arrête malheureusement pas là: les lecteurs peuvent tout aussi bien succomber aux désirs sexuels provoqués par les romans, et s’adonner à la masturbation (Costa: 90-91), voire au viol (91). Bref, la liste nosographique des conséquences néfastes liées à la lecture des romans est longue (Wenger: 171-204).
La conséquence la plus fâcheuse de la lecture de romans chez les critiques de l’époque correspond au fait que les lecteurs sont malades de «trop sentir» (Costa: 95); ils sont hystériques, c’est-à-dire que, selon la définition de l’époque, il y a en eux une «“continuité corporelle” excessive, pathologique, ce qui laisse entendre que l’esprit a perdu tout empire sur lui-même» (96). Par conséquent, les lecteurs de romans sont enclins à mélanger la réalité et la fiction.
Les affections, dont le lecteur se sent animé, le transportent hors de lui-même. Tantôt il sent son cœur plein d’un feu martial, et il s’imagine combattre: tantôt agité de mouvements plus doux, il se mêle dans les intrigues du héros de la pièce: il est soldat et amoureux avec lui: et en un mot, il est dans son imagination ce qu’est ce héros, et ce qu’il voudrait être lui-même; ainsi il n’y a aucun mouvement de son cœur, qui ne soit rendu agissant; il estime, il aime, il désire, il craint. Il n’y a point de passion dont il ne ressente les agréables émotions (Lamy: 182).
Comme l’affirme le père Lamy, les lecteurs de romans veulent eux-mêmes devenir des héros romanesques (Fournier: 34; Bougeant: 37). L’idée que le roman envahit la mémoire du lecteur et finit par contaminer le monde dans lequel il vit est abondante dans le discours de l’époque. Des œuvres comme le Don Quichotte de Cervantès ou le Berger extravagant de Sorel ne sont que des exemples poussés à l’extrême (Fournier: 29-30).
Ce mélange entre la réalité et la fiction est tout aussi critiqué dans le cas de la téléréalité. Le nom même de «téléréalité» suggère un rapport au monde proche du réel, alors qu’il s’agit plutôt d’une construction (Segré: 161). La confusion entre le réel et le «faux réel» suscite une crainte, particulièrement si elle touche les jeunes (Segré: 162-163; Bouzou: 27-28). Cette portion de la population —qui consomme beaucoup de ces émissions (Jost: 52)— est vue comme étant la plus vulnérable et la plus démunie par rapport aux dangers des téléréalités (Segré: 35). Des critiques se font les protecteurs d’une jeunesse menacée et ciblée par ces émissions (Bouzou: 71). Ils tentent de «la protéger, la mettre en garde, la conduire à agir (éteindre la télévision et boycotter l’émission), à se révolter contre ces programmes de téléréalité.» (Segré: 50)
En résumé, le débat sur le roman et celui sur la téléréalité partagent un certain nombre de ressemblances sur le plan de la réception. Non seulement ils sont très populaires tout en étant honteux, mais ils sont également attaqués par des arguments esthétiques visant leur vacuité et leur frivolité de même que par des arguments moraux faisant ressortir leur côté dangereux pour le corps et l’esprit.
Les critiques des phénomènes culturels de masse —et les craintes liées à ces phénomènes— ne sont pas nouvelles. Au contraire, ces débats sont récurrents dans l’histoire. Ils jaillissent dès lors qu’un objet culturel populaire vient ébranler la culture en place.
La prévision funeste de la fin de la culture, qui pointe doucement dans le discours critique porté contre Loft Story, ne date pas d’hier. Cette violente critique en termes de sous-produit culturel, avec ses corollaires (bêtise et passivité du public, médiocrité et pouvoir d’aliénation des programmes), est ancienne. C’est là toute l’histoire de la «culture de masse» (ou plus exactement de sa réception) et des grandes peurs ou «paniques morales» qu’ont suscité avancées technologiques, nouveaux programmes télévisuels, nouvelles formes «culturelles», etc. (60)
En fait, le débat sur le genre romanesque français aux XVIIe et XVIIIe siècles de même que celui sur la téléréalité au début des années 2000 ne correspondent qu’à deux occurrences parmi beaucoup, beaucoup d’autres.
La ressemblance entre les arguments de critiques issus d’époques différentes pourrait s’expliquer par le fait que les accusations sont engendrées par une seule et même peur: celle de la mort de la culture.
La dénonciation de Loft Story, en termes d’entreprise d’abrutissement, de sous-produit culturel, fait écho à une vieille crainte de la mort de la «culture cultivée», mise à mal par la culture de masse. Cette dénonciation participe d’un rejet déjà ancien d’une conception relativiste de la culture; rejet qui resurgit régulièrement pour occuper les devants de la «scène intellectuelle». (71)
La grande majorité des critiques de la culture populaire «appartiennent au monde de l’érudition, de l’intelligence, de la pensée et du savoir» (277). Ils défendent une certaine vision de l’Art qui prend ses assises dans des valeurs (280-281) comme l’intelligence, la raison, le beau, l’esthétisme, etc. Lorsqu’un nouvel objet culturel vient mettre en péril ces valeurs (traditionnelles), ces critiques voient apparaître le spectre du relativisme culturel, c’est-à-dire l’ennemi absolu de la culture de l’élite (282-283). Cette peur transcende les générations et motive les critiques d’époques différentes à s’attaquer à des objets de la culture populaire pour en faire autant la cause que la conséquence de maux divers de la société (70).
Les Jésuites français du XVIIIe siècle et les critiques contemporains de la téléréalité n’ont rien en commun, si ce n’est que cette peur que leurs traditions respectives (et les valeurs qui les soutiennent) ne soient anéanties par la culture populaire incarnée par le roman ou la téléréalité. Leurs nombreuses attaques esthétiques et morales ne constituent qu’un «vulgaire jugement personnel, […] une revendication égoïste ou […] un dégoût individuel» (282) érigé en généralisation de ce que devrait être l’art. Ce qu’ils n’ont probablement pas réalisé, c’est que leurs choix subjectifs et individuels sont fondés sur une tradition qui, peut-être, est en train de s’éteindre, laissant le champ libre à une culture nouvelle qui les dépasse.
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