Dans la société de consommation où tout devient un produit de vente, la paralittérature se métamorphose rapidement. Ainsi, sur une période de quelques années, un genre peut être particulièrement vendeur pour devenir, ensuite, complètement désuet. Le phénomène de la Chick lit, par contre, demeure une tendance depuis plus de 17 ans. L’auteure Helen Fielding, pointée comme étant la précurseure de ce genre postféministe, s’inspire d’abord de l’œuvre d’une autre britannique pour écrire la sienne. En effet, Le journal de Bridget Jones (1996), devenue un véritable phénomène international, s’appuie sur une base déjà établie par Jane Austen en 1813, Orgueil et préjugés. Ce classique est anachroniquement perçu comme étant l’ancêtre de la Chick lit: une simple histoire d’amour et de quiproquos entre Elizabeth Bennet et l’orgueilleux M. Darcy. Ces personnages et leur relation ont inspiré bien des films dérivés, des séries télés et même une série web.1Pourtant, ce n’est qu’en 2005, quatre ans après la sortie du film de Bridget Jones, que sort le film éponyme de ce classique. Ces longs-métrages n’entretiennent pas du tout la même atmosphère. Pourtant l’affiliation entre les œuvres est loin de se situer uniquement dans les récits de cœurs. Elles reprennent les mêmes thèmes et les mêmes procédés. Le journal de Bridget Jones et Orgueil et préjugés sont tous deux des histoires du quotidien, mettant en scène des personnages problématiques qui vont à l’encontre de leur société. Ainsi, les deux films, dirigés respectivement par Sharon Maguire et Joe Wright, réussissent à représenter ces dispositifs, et ce, de leur propre manière.
Une des caractéristiques les plus déterminantes du genre de la Chick lit est le rythme effréné des péripéties que vivent les antihéroïnes. Celles-ci sont entraînées dans une suite d’aventures «échevelées, drôles ou cruelles, avec un contenu narratif plutôt anecdotique»2. Ce contenu influence grandement la forme et la narration de ces œuvres écrites. Ainsi, Helen Fielding, qui publie d’abord Le journal de Bridget Jones en feuilleton dans le journal The independant, utilise une écriture fragmentée. Elle sépare les épisodes de la vie de Bridget en jours et en heures, par le biais de son journal intime. Les lecteurs pénètrent donc dans la tête du protagoniste, «une jeune trentenaire londonienne, célibataire, […] obsédée par son poids, sa consommation d’alcool et de cigarettes, et ses relations amoureuses»3. Par contre, cette forme particulière permet également un phénomène important: une intrusion du lecteur dans son quotidien. Les intrigues ont donc lieu dans une temporalité qui exacerbe leur aspect banal. Bridget écrit sur ce qu’elle considère important dans sa vie de tous les jours. Elle retranscrit, entre autres, toutes ses obsessions, en suivant toujours la même formule. Leur quotidienneté est donc perpétuellement ritualisée.
Dimanche 1er janvier
58.8 kg (mais postNoël), unités d’alcool: 14 (mais compte en fait pour deux jours, à cause de soirée du Nouvel an), cigarettes: 22, calories: 5 4244
Lundi 17 avril
56.5 kg, unités d’alcool: 0 (t.b.), cigarettes: 0 (t.b.), grattages: 5 (mais gagné 2$, donc seulement dépensé 3$)5
Mercredi 27 septembre
56.5 kg (rétrécie par la honte), unités d’alcool: 3, cigarettes: 0 (on ne fume pas dans une caserne de pompiers) et ensuite 12 en une heure, calories: 1584 (t.b.)6
Ainsi, chez Fielding, «la quotidienneté exacerbée devient [un] objet littéraire»7 en lui-même, grâce à la forme que prend le roman. Bien sûr, cet aspect temporel littéraire est représenté d’une toute autre façon dans le film de Maguire. «L’adaptation cinématographique présente [dès le départ] une difficulté technique. Dans le livre, la pensée de Bridget est présentée à chaque début et fin de journée et ne peut être retranscrite de la même façon dans le film.»8 Le spectateur entre donc dans les pensées et le quotidien de Bridget par le moyen d’une narration en voix hors champ. Ainsi, dès le commencement, la voix de la célibataire l’introduit dans son univers habituel: «Once again, I found myself on my own, and going to my mother’s annual turkey curry buffet. Every year, she tries to fix me up with some bushy-haired, middle-aged bore and I feared this year would be no exception»9. Cette voix guide le film en entier, et est même parfois accompagnée de commentaires écrits directement sur l’image. Ainsi, la forme du journal intime est reprise dans le film de Maguire, car il est possible d’entendre, et de voir, les états d’âme de l’héroïne.
Dans l’œuvre écrite comme dans le film, alors, le quotidien transparait grâce à la narration de Bridget. D’ailleurs, la Chick lit s’inscrit tellement dans cette temporalité de l’immédiateté et de la vie «de tous les jours», qu’elle s’imprègne de culture populaire. En effet, Bridget sort «acheter des cigarettes en vitesse avant de [se] changer pour regarder Orgueil et préjugés»10, ou se demande comment Hugh Grant, «qui a une petite amie comme Elizabeth Hurley, [et qui] se fait faire une pipe par une pute de Los Angeles, en pleine rue»11, a pu s’en sortir sans briser son couple. Ces références à la culture qui orne les journées, et les journaux, des lecteurs créent un véritable effet de réel. Cette même culture est, par contre, utilisée dans un tout autre but dans l’œuvre cinématographique. Elle passe essentiellement dans la bande sonore du film, où se retrouvent des chansons pop, telles que: It’s Raining Men (Gerri Halliwell), Whitout You (Mariah Carey), et Respect (Aretha Franklin). Les paroles expriment bien souvent les pensées et les sentiments du personnage principal. C’est particulièrement montré dans la scène du générique d’ouverture, où, après avoir avoué qu’elle avait peur de mourir «fat and alone»12, Bridget fait du lipsing sur la chanson All by Myself (Jamie O’Neal). Mais ces chansons ont aussi le rôle, parallèlement aux dates et aux heures du roman, de fragmenter le film. Elles lui donnent un rythme particulier grâce au contraste entre les scènes sans bande-son et celles avec un tempo entraînant et connu de tous. Par exemple, aucune musique ne joue lorsqu’elle démissionne, mais la chanson Respect se fait entendre dès l’instant où elle dit à son patron qu’elle préfèrerait «[wipe] Saddam Hussein’s ass»13 plutôt que de travailler pour lui. Il devient donc impossible de séparer ce personnage emblématique de sa vie habituelle et de son milieu particulier.
C’est également le cas pour le personnage d’Elizabeth Bennet, qui n’existe que dans le contexte de son quotidien. Le journal de Bridget Jones est, à la base, un remodelage de l’œuvre la plus connue de Jane Austen: Orgueil et préjugés. Dans ce roman, l’auteure crée un univers où «les personnages n’ont de véritables sens que dans un milieu bien précis, au sein d’un petit cercle qui possède ses codes, ses préférences, ses antipathies»14. Les familles Bennet, Bingley et Darcy vivent dans un monde en particulier: celui de la province anglaise du XIXe siècle. Jane Austen, dans son œuvre, semble regarder les petites villes à travers une loupe: «elle recrée un petit théâtre, celui du quotidien de la vie à la campagne»15. Ainsi, la notion de l’habituel est présente dans le classique qui inspire Fielding. Par contre, la manière qu’elle se retranscrit dans l’œuvre de 1813 est tout à fait différente. Le quotidien d’Orgueil et préjugés s’inscrit principalement dans l’espace: «Jane Austen suggère des horizons infinis, mais elle resserre aussitôt son champ de vision […]. Aussi l’intrigue ne couvre-t-elle que quelques mois, tandis que l’espace où vivent les personnages est aussi réduit que précis»16. Chez elle, donc, l’universel devient unique et vice-versa. L’incipit du roman le prouve bien:
C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme une propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.17
Austen réduit «la vérité universellement reconnue» à un monde restreint: le voisinage. Ses personnages évoluent donc dans un monde de salons, et de bals de province. L’espace réduit permet alors au lecteur de s’introduire dans leur ville et leur demeure. Il voit les personnages écrire des lettres, déjeuner, avoir des discussions privées en famille… Ainsi, autant le lecteur moderne «se passionne pour Bridget Jones en train de s’épiler le maillot ou de choisir un string favorable à ses plans pour la soirée18», autant celui du XIXe siècle se délecte de voir les railleries d’Austen sur «les mœurs d’une microsociété qui consacre le plus clair de son temps à des activités que nous jugerions plutôt futiles»19. Dans le film de Wright, ce quotidien de l’espace est représenté dès la première minute grâce à un plan-séquence. Durant environ une minute et demie, il laisse voir au spectateur plusieurs aspects ornant la vie ordinaire des personnages: le linge sèche au soleil, la servante nourrit les oies, Mary se pratique à jouer au piano, la table de cuisine est remplie de vêtements de femmes, etc.20 Dès le commencement, alors, l’œuvre cinématographique montre l’espace où vit le personnage principal, Lizzie, mais aussi tout ce qu’il contient de son quotidien. Le spectateur entre donc dans un monde restreint, mais déjà établi et vivant. Ainsi, les espaces sont également importants, dans l’œuvre d’Austen, car ils révèlent l’âme des gens qui les occupent. Sans user de descriptions, elle laisse entendre, par les dialogues des personnages, que Netherfield possède une bibliothèque moins riche que Pemberley; elle démontre ainsi le fossé qui sépare la vie intellectuelle des propriétaires, Charles Bingley et Fitzwilliam Darcy. Les personnages sont donc établis par contraste les uns aux autres. D’ailleurs, Wright utilise la même méthode qu’Austen pour montrer leurs différences fondamentales. Par un deuxième plan-séquence, il compare la demeure des Bennet et celle des Bingley. Alors que la première est montrée comme une maison simple, désordonnée, baignant dans la lumière du soleil, la deuxième est illuminée par des lustres, qui tombent sur de grandes pièces aux colonnes de marbre et aux rideaux de velours21.Les contrastes établis entre les deux demeures témoignent des différences de rang, et de richesses, des familles qui les habitent.
Austen, avec la famille Bennet, se plait donc à décrire l’univers de la classe moyenne anglaise de l’époque. Elle le fait, d’ailleurs, de façon unique puisque son style va à l’encontre du courant alors en vogue, le romantisme. Contrairement à ces auteurs qui décrivent les émotions avec lyrisme, Jane Austen réprouve les trop grandes effusions. Ainsi, «elle évoque la puissance des sentiments par le biais de petites confidences, de dialogues enjoués, ou de gestes minuscules: on attend, on doute, on s’observe, on se parle, on se rend visite»22. De ce fait, elle ne décrit pas beaucoup les paysages qui entourent les personnages, comme le feraient les auteurs romantiques. Lorsqu’elle commence à les esquisser, elle se rétracte et annonce: «ce n’est point notre intention de donner ici une description du Derbyshire»23. Ainsi, même si ses personnages passent plusieurs heures à faire des promenades à l’extérieur, les lieux restent quelque peu anonymes. Joe Wright, par contre, tire son inspiration de l’art des contemporains d’Austen. Il ancre son film dans un univers de douces mélodies de piano, comme celles de Chopin24; et, son récit, dans d’immenses paysages pittoresques. La photographie du film rappelle très fortement les œuvres de peintres romantiques du début du XIXe siècle, tels que Constable, Friedrich ou Corot. D’ailleurs, les plans larges du cinéaste permettent de créer de véritables tableaux filmés.
Les paysages ont également la même fonction qu’à l’époque des confrères d’Austen. En effet, comme les poètes romantiques, Wright «se tourne vers la nature, […] demandant aux paysages d’épouser [l]es états d’âme»25 des personnages. C’est particulièrement le cas lors des deux scènes où Darcy avoue son amour à Elizabeth. La nature crée un contraste radical entre les deux demandes en mariage, accentuant ainsi la représentation des émotions ressenties par les personnages. Il pleut à torrents lorsqu’il lui exprime son amour pour la première fois, laissant entendre qu’il s’est retenu de le lui dire pendant des mois et qu’il le fait presque malgré lui.
Miss Elizabeth. I have struggled in vain and I can bear it no longer. These past months have been a torment. […] I have fought against my better judgement, my family’s expectation, the inferiority of your birth, my rank and circumstance, all these things, and I’m willing to put them aside and ask you to end my agony. […] I love you. Most ardently. Please do me the honor of accepting my hand.26
La pluie devient donc une métaphore de l’éclatement sentimental vécu par Darcy. Son aveu entraîne une querelle qui «hisse le récit à un paroxysme de tension et d’émotion»27. D’ailleurs, la nature devient de plus en plus menaçante alors que la friction entre Lizzie et Darcy augmente; le tonnerre gronde. Par contre, après avoir réalisé tous les préjugés qu’elle entretenait et qui l’induisaient en erreur, Elizabeth accepte de devenir Mrs. Darcy. Lors de cette scène de dénouement, le soleil se lève littéralement sur leur couple. Le paysage revêt alors la symbolique de leur bonheur et d’un certain renouveau.
Ainsi, les deux récits sont ancrés dans le quotidien de leur époque respective, permettant au lecteur de voir, comme au théâtre, les petits problèmes et mésententes de la vie de tous les jours. Tout comme Austen rend l’universel petit, les préoccupations banales, des personnages tels Bridget et Lizzie, résonnent internationalement. L’aspect journalier de ces œuvres, qu’il soit transmis par la narration autodiégétique ou par des espaces devenant emblématiques, permet également d’entrer dans la tête des protagonistes. Les spectateurs sont témoins des questionnements et des états d’âme de jeunes femmes célibataires, en voie de devenir des «vieilles filles». Dans l’univers dans lequel elles évoluent, ces célibattantes28sont uniques en leur genre. Elles vont à contre-courant, et usent de leur humour respectif pour s’observer et témoigner du monde qui les entoure.
[Bridget,] vous prétendez être une trentenaire britannique célibataire et travaillant, obsédée par le nombre de calories ingurgitées, incapable de programmer un magnétoscope, et être l’héroïne d’un nouveau roman bouleversant deux continents. Mais je connais la vérité : votre véritable nom est Elizabeth Bennet, et prit point par point, le Journal de Bridget Jones est une réactualisation du roman de Jane Austen, Orgueil et Préjugés, devenu un classique de la littérature anglaise du XIXe siècle. Et Bridget, tu es un clone virtuel de Lizzie. 29
Un fossé, pourtant, sépare Elizabeth Bennet de Bridget Jones. En effet, le roman de Fielding apparait presque deux siècles après celui d’Austen. Le monde qu’habitait l’auteure classique n’existe plus, et Bridget vit dans un univers ultra moderne. À l’époque où Fielding écrit les mésaventures de Jones dans un périodique, les femmes ont déjà revendiqué leurs droits. Elles occupent beaucoup plus de sphères qu’auparavant; elles ont la possibilité de voter, de travailler, et elles sont considérées comme les égales des hommes. Elizabeth Bennet et ses sœurs n’ont jamais pu avoir cette considération, et le récit d’Austen s’appuie justement sur les relations et les inégalités qu’entretiennent les deux sexes. L’histoire, dont l’intrigue est un problème très banal de l’époque, est celle d’une mère qui tente de trouver un mari pour chacune de ses cinq filles, s’assurant ainsi qu’elles ne manquent de rien. C’est grâce à ce patriarcat qu’Elizabeth devient la représentation d’un personnage unique. Elle est «vive et intelligente»30, moqueuse, mais surtout, forte de caractère et indépendante. Elle défie, d’ailleurs, plusieurs fois les convenances de sa société et des figures de Loi. Son refus de se conformer, contraire aux attitudes féminines de l’époque, est particulièrement visible lors des scènes de demande en mariage. Ainsi, lorsqu’elle refuse M. Darcy, malgré sa richesse et sa noblesse, il est en profondément étonné: «[Il] accueillit ses paroles [de refus] avec […] surprise. […] Son visage refléta le trouble de son esprit. […] De plus en plus étonné, Darcy l’a considérait avec une expression mêlée d’incrédulité et de mortification»31. Sa plus grande résistance, par contre, se situe dans la réponse faite à la demande de M. Collins. Cousin très éloigné d’Elisabeth, il est présenté comme un homme ridicule et imbu de lui-même. Étant donné que les Bennet n’ont pas d’héritiers mâles, c’est celui-ci qui doit recevoir l’argent et de la demeure de la famille. Ainsi, lorsqu’il demande la main de Lizzie, il considère qu’il lui offre un cadeau: celui de vivre dans la protection et de demeurer dans la maison familiale. Lorsqu’elle refuse de le marier, elle ne lui fait pas uniquement affront: elle confronte sa mère, une des principales figures de Loi du récit. Cette dernière désire ardemment qu’elle se place et qu’elle assure la sécurité de ses sœurs plus jeunes, advenant la mort du père. Lizzie, par contre, n’en fait qu’à sa tête. Elle fait fi de la précarité de sa situation future. Elle tient absolument à se marier avec un homme dont elle est amoureuse: «Only the deepest love will persuade me into matrimony, which is why I will end up an old maid»32. Elizabeth est une jeune femme qui se respecte et qui «refuse de se mettre en frais»33 pour des personnes et des situations qui ne lui siéent pas. Ce n’est pas le cas de Bridget. Cette dernière vit à une époque où l’image de la femme est complètement chamboulée et cadrée. La protagoniste est «une enfant de la culture Cosmopolitan, traumatisée par les top models et les tests de personnalité. [Elle] sai[t] que, livré à eux-mêmes, ni [sa] tête, ni [son corps] ne sont à la hauteur»34. La jeune femme est en constante insécurité: que ce soit en lien avec son corps et son poids, ou avec son intelligence et sa manière d’être en général. Elle entretient perpétuellement un double discours, s’encourageant pour mieux se dénigrer ensuite.
Mardi 26 septembre
C’est génial de penser à sa carrière plutôt qu’à des choses triviales comme les hommes ou sa vie sentimentale. […] Je dois avoir un don pour la télévision populaire35
Jeudi 28 septembre
Moi qui croyais avoir trouvé ma voie![…] Je suis vraiment bonne à rien, ni avec les hommes, ni en société, ni professionnellement. Bonne à rien.36
Essayant tant bien que mal à se conformer aux dictats des magazines, elle se pose toujours les mêmes questions: «Qu’est-ce qui cloche chez moi? Pourquoi tout ce que j’entreprends rate? C’est parce que je suis trop grosse?»37. Son poids est, d’ailleurs, sa plus grande obsession; elle se pèse chaque matin et calcule toutes les calories qu’elle ingurgite, à un point où elle en venu à «négliger complètement le fait pourtant avéré qu[‘elles] [sont] nécessaires à la survie»38. Bridget se perçoit donc entièrement par le regard des autres:
Les héroïnes de chick lit rappellent que la femme est avant tout, comme le dit Pierre Bourdieu, un «être perçu» et donc en «état permanent d’insécurité corporelle». Mais c’est moins le regard masculin que le regard féminin des exemples de minceur qui pèse sur l’héroïne: l’homme conquis par sa personnalité émet rarement des réflexions sur son physique. Aimées finalement pour ce qu’elles sont et dès lors justifiées dans ce qu’elles sont, les héroïnes […], en paix avec leur corps, démontrent la nécessité de rester naturel.39
Dans le roman de Fielding, par contre, aucun homme ne dit à Bridget qu’il l’aime pour ce qu’elle est. Celle-ci a, d’ailleurs, le sentiment de devoir se transmuer pour être au niveau des hommes qui l’intéressent: «Daniel est sacrément intelligent, si ça devient sérieux entre nous, ça risque de poser problème»40. Elle a si peur de terminer sa vie seule qu’elle semble accepter que n’importe quel homme tente de lui plaire. Elle devient alors le contraire d’Elizabeth Bennet. Bridget se questionne même sur la place de la gratitude dans les relations entre les hommes et les femmes: doit-elle accepter de coucher avec un homme simplement car elle lui est redevable? Lorsque son voisin vient l’aider à réparer le robinet de son bain, qui a coulé dans son propre appartement du dessous, Bridget se dit: «voilà un garçon dont j’avais inondé l’appartement et gâcher la soirée: il avait droit à une compensation»41. Sa relation avec Mark Darcy est donc complètement différente selon le support du récit. En effet, dans le roman, ce dernier sauve sa mère, Pam, d’une situation compromettante. Il l’a retrouvé après qu’elle se soit enfuie avec son amant, Julian, un escroc et un voleur. Mark Darcy fait en sorte qu’elle ne soit pas arrêtée, et rembourse les gens qui ont été dérobés par l’homme. Bridget ressent une extrême gratitude à son égard. Il reprend donc la figure du voisin qui répare son robinet. Ainsi, alors que deux jours auparavant, elle se délecte que son ancien amant, «Daaanieeel! [s]on Daniel! Si beau, si sexy, si excitant, si drôle»42, vienne la rejoindre, elle termine dans les bras de Darcy. Il est légitime, donc, de se questionner sur l’ampleur des sentiments que ces deux personnages ressentent l’un pour l’autre. Dans le film, par contre, sa mère ne s’enfuit pas et elle n’a aucune raison de ressentir de la gratitude pour lui. D’ailleurs, dans un monologue inspiré de celui d’un autre Darcy, il lui dit clairement qu’il l’aime pour ce qu’elle est:
I don’t think you’re an idiot at all. I mean, there are elements of the ridiculous about you. Your mother’s pretty interesting, and you really are an appallingly bad public speaker, and you tend to let whatever’s in your head come out of your mouth without much consideration of the consequences. […] But the thing is… what I’m trying to say very inarticulately is that […] I like you very much. […] I like you very much, just as you are.43
Dans l’adaptation de Maguire, il y a un contraste flagrant entre Daniel Cleaver et Mark Darcy, car l’un lui avoue son intérêt alors que l’autre est incapable de lui dire «je t’aime». Dans le livre, par contre, elle ne cesse de les comparer l’un à l’autre: «[Darcy] m’a répété sur tous les tons qu’il m’aimait. Pour être honnête, je dois reconnaitre que ça ressemblait assez aux discours de Daniel, dans le temps»44. Ainsi, ils semblent représenter exactement la même chose, à ses yeux: la possibilité de ne pas terminer ses jours «toute seule, à moitié dévoré par des bergers allemands»45.
Lizzie Bennet vit dans un monde où la femme n’occupe qu’une place restreinte. Elle doit donc se marier pour s’assurer une situation. Ainsi, malgré le fait qu’elle décide de son destin, celui-ci n’est pas certain. Bridget Jones, quant à elle, est indépendante financièrement. Elle ressent donc une insécurité, non pas face à son futur, mais directement face à elle-même. C’est cette quête du protagoniste qui crée le sentiment d’identification ressentie par les lectrices du genre. La situation des femmes dans la société postféministe reste ambigüe, et la Chick lit témoigne bien de l’incertitude qu’elles ressentent face à ce gros changement.
La situation des femmes reste paradoxale. Qu’elles adoptent les attitudes masculines les plus désinvoltes et condamnables, elles sont attaquées. Qu’elles oublient les avancées du féminisme, elles sont critiquées. À la recherche de la meilleure solution, elles sont devenues des féministes féminines.46
Ainsi, les insécurités ressenties par Jones sont le reflet, déformé et humoristique, de celles qu’ont la plupart des femmes de sa génération. Alors que la philosophie de l’individualisme augmente, le taux de célibat en fait de même. Ces livres font alors office de consolation pour ces célibataires, qui vivent dans une société qui promeut l’amour et la vie de couple. Bridget est souvent perçue, d’ailleurs, comme un phénomène de foire face au groupe homogène des mariés-fiers-de-l’être47.
Paradoxalement, étant donné leur fin «heureuse», ces livres de Chick lit font eux-mêmes la promotion de la vie matrimoniale. Ainsi, en représentant des personnages qui souffrent de ces mêmes inquiétudes, ils réussissent à créer un lien avec la lectrice pour ensuite lui vendre du rêve.
Le journal de Bridget Jones et Orgueil et préjugés proviennent de deux époques complètement différentes, où la condition des femmes, et humaine, ne se ressemble en rien. Par contre, ces deux œuvres reprennent les mêmes thèmes. Ainsi, le lecteur assiste au quotidien de ces célibataires. C’est grâce à des petits détails de leur routine que le côté psychologique de ces femmes est dévoilé. Lizzie est perçue comme une femme courageuse et érudite alors que Bridget est constamment ébranlée d’insécurité; se pesant et s’apitoyant sur son sort. L’époque a changé, et donc les personnages mimétiques aussi. Cependant, les deux protagonistes tentent de vivre, et de se trouver, dans une société où les rôles sociaux sont préétablis, et où il est de l’ordre, pour les deux sexes, de vivre en couple et d’avoir des enfants. Les femmes, malgré l’avancée du féministe, vivent-elles toujours avec les mêmes préoccupations? Leurs insécurités ont vécu un déplacement, passant de leur survivance à la perception de leur corps et de leur intelligence. Par contre, un point reste inchangé: plusieurs ont l’impression d’avoir une «date de péremption»48. En effet, à l’époque des sœurs Bennet, les femmes n’ont qu’une chance de se marier, si elles deviennent vieilles filles, elles sont perdues et doivent vivre au frais de leur famille. De nos jours, cette péremption correspond à la ménopause, où il leur devient impossible de procréer. Cette limite biologique sera toujours présente. Ainsi, les femmes devront-elles vivre continuellement avec le sentiment d’insécurité que leur impose leur condition? Deux cents ans ont passé depuis la parution d’Orgueil et préjugés. Pourtant, son affiliation avec Le journal de Bridget Jones permet de voir que, finalement, plus ça change, plus c’est pareil.
1. Notamment, Bride and prejudice (2004), la minisérie télévisuelle Pride and prejudice (1995), ainsi que la série Web, gagnante d’un Emmy en 2012, The Lizzie Bennet Diaries (2012-2013).
2. AGNÈS, «La Chick lit: nouveau genre littéraire ou phénomène de mode?», in. Les romantiques, décembre 2008, n.15. p.8
3. BIGAULT, Morgane, et Romy ROYNARD, Bridget Jones: Temps, circulation et réception d’un stéréotype générationnel, Paris, Université de Paris, Panthéon Sorbonne, Département histoire et audiovisuels, 2012, p. 3
4. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Édition J’ai lu, Paris, 1996, p.13
5. Ibid., p. 110
6. Ibid., p. 248
7. BIGAULT, Morgane, et Romy ROYNARD, Bridget Jones: Temps, circulation et réception d’un stéréotype générationnel, Op.cit., p.5
8. Ibid., p. 11
9. MAGUIRE, Sharon, Bridget Jones’s Diary, Alliance films, Miramax films/ Universal pictures/ Studio Canal, Grande-Bretagne, 2001, 0:01:12
10. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Op.cit., p.274
11. Ibid., p.220
12. MAGUIRE, Sharon, Bridget Jones’s Diary, Op.cit., 0:05:21
13. Ibid., 0:50:15
14. CHIARI, Sophie, «Préface», in. Orgueil et préjugés de Jane AUSTEN, Éditions le Livre de poche, collection Les classiques de poche, 2011, p.20
15. >Ibid., p.8
16. Ibid., p.22
17. AUSTEN, Jane, Orgueil et préjugés, Édition 10/18 (Christian Bourgeois éditeur), collection domaine étranger, Paris, 1979 (1813), p.21
18. AGNÈS, «La Chick lit: un nouveau genre littéraire ou phénomène de mode?», Op. cit., p. 9
19. CHIARI, Sophie, «Préface», Op. cit., p.25
20. WRIGHT, Joe, Pride and Prejudice, Universal Studio, Focus Features, Grande-Bretagne, 2005, 0:01:30-0:03:08
21. Ibid., 0:35:30-0:36:59
22. CHIARI, Sophie, «Préface», op. cit., pp. 20-21
23. AUSTEN, Jane, Orgueil et préjugés, op. cit., p. 235
24. Il est possible d’écouter les mélodies de Chopin sur youtube.com/watch?v=wygy721nzRc, et celles de Pride and Prejudice sur youtube.com/watch?v=ZJbk43yYsdM&list=PL717879794B13CF2F
25. LAURIN, Michel, Anthologie littéraire, du moyen âge au XIXe siècle, Édition Beauchemin, Chenelière éducation, Montréal, 2006, p. 213
26. WRIGHT, Joe, Pride and Prejudice, op. cit., 1:08:39
27. CHIARI, Sophie, «Préface», op. cit., p. 24
28. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, op. cit., p. 51
29. MCCAULEY, Mary Carole, citée in. Bridget Jones: Temps, circulation et réception d’un stéréotype générationnel, op.cit., p. 13
30. CHIARI, Sophie, «Préface», op. cit, p. 7
31. AUSTEN, Jane, Orgueil et préjugées, op. cit., p. 191 et p. 194
32. WRIGHT, Joe, Pride and Prejudice, Op.cit., 0:13:37
33. AUSTEN, Jane, Orgueil et préjugés, Op.cit., p. 335
34. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Op.cit., p.70
35. Ibid., p.247
36. Ibid., p.250
37. Ibid., p.202
38. Ibid., p.287
39. OLIVIER, Séverine, «La Chick lit ou les mémoires d’une jeune femme dérangée», in. Belphégor, Université libre de Bruxelles, vol.6, no.2, juin 2007, in. etc.dal.ca/belphegor/vol6_no2/articles/06_02_oliv_chic_fr.html [consulté le 6 décembre]
40. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Op.cit., p.69
41. >Ibid., p.124
42. Ibid., p.332
43. MAGUIRE, Sharon, Bridget Jones’s Diary, Op.cit., 0:54:22
44. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Op.cit., p.341-342
45. Ibid., p. 42
46. OLIVIER, Séverine, «La Chick lit ou les mémoires d’une femme dérangée», Op.cit.
47. FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Op.cit., p.47
48. Ibid., p. 237
AUSTEN, Jane, Orgueil et préjugés, Édition 10/18 (Christian Bourgeois éditeur), collection domaine étranger, Paris, 1979 (1813), 369 p.
FIELDING, Helen, Le journal de Bridget Jones, Édition J’ai lu, Paris, 1996, 347 p.
MAGUIRE, Sharon, Bridget Jones’s Diary, Alliance films, Miramax films/ Universal pictures/ Studio Canal, Grande-Bretagne, 2001, 98 min.
WRIGHT, Joe, Pride and Prejudice, Universal Studio, Focus Features, Grande-Bretagne, 2005, 129 min.
AGNÈS, «La Chick lit: nouveau genre littéraire ou phénomène de mode?», in. Les romantiques, décembre 2008, pp. 7-12
BIGAULT, Morgane, et Romy ROYNARD, Bridget Jones: Temps, circulation et réception d’un stéréotype générationnel, Paris, Université de Paris, Panthéon Sorbonne, Département histoire et audiovisuels, 2012, 24 p.
CHIARI, Sophie, «Préface», in. Orgueil et préjugés de Jane AUSTEN, Éditions le Livre de poche, collection Les classiques de poche, 2011, pp. 7-30
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