La sexualité. Un élément à la fois si tabou et si présent dans toutes les sphères de la société. Malgré le fait que la reproduction sexuelle est commune chez les humains, il est mal vu d’en discuter ouvertement en raison de son caractère choquant. Pourtant, l’érotisme, l’ensemble des phénomènes qui éveillent le désir sexuel, est un sujet présent depuis l’Antiquité dans les textes. Ce genre comporte une dimension amoureuse, ce qui le rend différent de la littérature pornographique. Les scènes explicites présentent beaucoup de détails graphiques, mais ces textes érotiques portent une attention particulière à leur contenu stylistique. Les premiers récits de ce style littéraire ont été d’ailleurs écrits par de grands philosophes, dont Platon et Épicure, qui louaient les plaisirs de la chair pour les gens consentants. L’érotisme continue de gagner en popularité lors du Moyen Âge avec le roman courtois, qui se caractérise par un héros chevaleresque qui tente d’obtenir la main d’une jolie demoiselle. Des centaines de romans érotiques ont vu le jour durant la Renaissance et la période moderne, qui étaient très appréciés par le public. Malheureusement, les changements dans les mœurs vers la fin du XXe siècle ont entraîné un déclin de ce genre axé vers le désir sexuel.
Ce n’est qu’en 2011 que ce style littéraire renaît avec la parution du livre 50 nuances de Grey, écrit par E. L. James. Il relate l’histoire d’Anastasia Steele, une étudiante en lettres qui rencontre un milliardaire nommé Christian Grey. Avec ses goûts particuliers, ce dernier va réveiller en elle une passion dévorante. Ce roman, anciennement une fanfiction de la série Twilight de Stephenie Meyer, traite d’érotisme, en particulier de la pratique du sadomasochisme. Il est devenu si populaire qu’il créa un nouveau sous-genre de la littérature érotique, le «mommy porn». Cette catégorie se caractérise, selon Catherine Lemay, étudiante en traduction et terminologie, comme un style destiné à un public cible défini:
La littérature érotique que nous connaissons en 2014-2015 —la vague Fifty Shades– cadre assez bien avec les critères établis ci-dessus. Tout porte à croire, de fait, que les scènes de sexe qui y sont explicitement décrites produisent un sentiment d’excitation sexuelle chez le lecteur. À preuve, les critiques nomment cette vague «mommy porn», étiquette souvent utilisée de façon péjorative qui laisse néanmoins entrevoir deux aspects importants: d’une part, ces romans interpellent un lectorat typiquement composé de femmes, d’un certain âge de surcroît (Lemay, 2016 : 20).
50 nuances de Grey a été accueilli par des critiques mitigées. Certains affirment que le récit n’indique aucun talent d’écriture de la part de l’autrice et traite d’un sujet trop sensible pour la société actuelle. Il est même considéré comme étant pornographique par plusieurs comités de censure, ce qui a engendré son bannissement dans certains pays. Beaucoup de critiques montrent du doigt la banalisation de la violence sexuelle présente dans l’histoire. Cet aspect n’a pas empêché l’autrice de vendre plus de 900 000 exemplaires de son roman et de le voir adapté au grand écran. Une grande partie des lecteurs ont apprécié la légèreté de l’œuvre littéraire ainsi que l’ouverture d’esprit par rapport à une pratique sexuelle jugée perverse. Le roman a été si populaire que la vente de jouets sexuels présentés dans celui-ci a monté en flèche, et beaucoup de livres semblables à celui de James ont vu le jour, comme Délivre-moi de Sylvia Day.
Le livre de James a eu droit à son lot de parodies, autant au cinéma avec le grossier 50 nuances de Black, qu’à l’écrit avec le livre 50 nuisances de Glauque. Ce roman, écrit par Aloysius Chabossot, raconte l’histoire d’Anastasie «Anal» Style, une jeune fille de caractère qui se prend d’affection pour le roi de l’andouille, Christian «Kiki» Glauque. Ce dernier entretient une affection malsaine pour les porcs, ce qui entraînera des complications dans sa relation avec la jeune étudiante. Le style d’écriture est impeccable pour un livre qui possède une histoire aussi saugrenue et ridicule. En effet, le personnage d’Anastasie ne se soucie guère de son apparence, par exemple en arborant fièrement une gomme à mâcher dans sa chevelure. De plus, l’origine de l’amour porcin de Glauque est complètement farfelue, sans oublier la grossièreté des prénoms et noms des personnages, qui expriment bien le côté parodique du roman. Le côté érotique de l’œuvre originale est complètement mis de côté par cette parodie, qui préfère se concentrer sur l’humour. Une seule scène de sexe est présente, à la fin du livre, et ne possède aucun détail, contrairement au livre de James. Cette partie de l’histoire est également cocasse, ne rappelant nullement les moments de plaisir et de tendresse de Steele et de Grey. L’érotisme est plutôt caractérisé par la mère d’Anastasie, qui est propriétaire d’une boutique de jouets sexuels. Le côté dominant de Glauque est inexistant, et le caractère fort d’Anastasie l’empêche d’être soumise à son compagnon, ce qui ne rappelle pas un des éléments clés du vrai roman. Une partie importante du récit original, comme la fois où Steele part en voyage, est écartée de la parodie. Cette dernière, bien que divertissante, échoue considérablement à rappeler l’érotisme présent dans le roman de James.
Toutefois, les deux histoires présentent effectivement des caractéristiques importantes de la littérature érotique. En effet, l’amour est présent dans les deux récits: dans 50 nuances de Grey, Anastasia possède un attachement émotionnel à Christian. Elle souhaite ardemment le revoir aussi souvent que possible, et elle est complètement obnubilée par le milliardaire. Quant à Grey, il affirme changer pour plaire à l’étudiante, puisqu’il l’aime. Les moments d’intimité entre les deux personnages sont tendres, empreints d’amour. Christian, qui semble pourtant inébranlable, affirme qu’il est fou de la jeune adulte: «Anastasia, c’est toi qui m’as ensorcelé. C’est évident, non?» (James, 2011: 313) Dans 50 nuisances de Glauque, Anastasie éprouve des sentiments pour le roi de l’andouille, et ces derniers sont réciproques. Christian affirme même qu’il aime considérablement la maladroite jeune fille: «Vous êtes une femme de caractère, Anastasie, c’est ce que j’aime en vous.» (Chabossot, 2012: 100) De plus, le style d’écriture est soutenu et joli dans les deux romans, puisque le langage n’est ni cru ni grossier. Les mots représentant les coïts sont remplacés par des synonymes érudits, littéraires, et poétiques. Les termes associés à la pornographie et à la familiarité ne sont pas présents dans 50 nuances de Grey, comme le lecteur peut le constater dans les scènes de rapprochements physiques:
Mon corps se cambre et se convulse au contact de sa langue. Il la fait tournoyer encore et encore, sans relâche, il me torture, je perds pied, chaque atome de mon être se concentre sur cette petite centrale électrique qui grésille entre mes cuisses, mes jambes se raidissent… Il glisse un doigt en moi. (James, 2011: 160).
Les nombreuses figures de style présentes dans l’extrait, comme la métaphore du clitoris ou l’énumération, prouvent bien que la plume de l’autrice est très esthétique, ce qui accentue l’érotisme de la scène. Dans la parodie, le même phénomène est présent: l’écrivain utilise en tout temps un langage soigné pour décrire l’environnement et les dialogues des personnages. Les quelques passages érotiques, bien que comiques, sont toujours décrits avec un vocabulaire soutenu, ce qui montre bien son appartenance au genre érotique de la littérature. Également, dans les deux romans, un contenu sexuel est bien présent. Dans le livre de James, l’histoire tourne autour des relations sexuelles des personnages principaux et de leurs conséquences sur le plan psychologique. Elles sont d’ailleurs bien détaillées, sans omettre d’informations, et ressemblent fortement à la réalité. 50 nuisances de Glauque tourne également autour d’une tension sexuelle qui rappelle celle du roman original. Toutefois, en raison du côté comique de ce livre, l’œuvre est davantage censurée. Ce détail ne l’empêche pas d’être un livre de la littérature érotique.
Les deux romans sont également propres au sous-genre «mommy porn». En effet, ce genre se caractérise par un héros troublé, beau, et riche, qui affectionne les relations dominant/dominé lors des ébats sexuels. Dans le livre de James, Grey correspond parfaitement à ces critères: il possède un physique avantageux, est milliardaire, et aime dominer au lit. Dans celui de Chabossot, Glauque est un magnat dans le domaine de l’agroalimentaire, possède bien des secrets qui expliquent sa complexité psychologique, et aime bien le côté dominant de sa compagne. De nombreuses scènes en lien avec le sexe sont également présentes dans les deux œuvres, ce qui prouve leur appartenance au sous-genre pour les femmes au foyer créé par le livre de James.
Ces deux romans ne sont pas les seules œuvres qui traitent ouvertement de l’érotisme. En effet, le sexe se retrouve dans bien d’autres domaines artistiques, tels que le cinéma, la musique, la peinture, les jeux vidéo, et bien plus. En 2015, une adaptation cinématographique du roman 50 nuances de Grey est sortie au grand écran, film qui a récolté d’ailleurs un succès fulgurant. Toutefois, de nombreuses différences au niveau de l’érotisme sont présentes entre le livre et le film mettant en vedette Dakota Johnson et Jamie Dornan, et réalisé par Sam Taylor-Johnson. Par exemple, dans le livre, plus de douze scènes assez explicites sont décrites, et seulement cinq furent exploitées dans le film. La scène du bain, par exemple, a été très écourtée dans l’œuvre cinématographique, mais dans le roman, elle était d’une grande importance, car Anastasia y effectuait sa première fellation. Aussi, pour des raisons d’éthique, la réalisatrice a décidé de ne pas montrer la nudité des acteurs, alors que dans le roman, l’apparence de leurs organes génitaux est décrite. Les moments de jouissance ne sont également que peu présents dans le film de Taylor-Johnson, moments qui ont une grande importance dans le livre, puisqu’ils montrent le vrai visage des personnages et la passion entre eux. Ensuite, dans le livre, Christian est un homme très autoritaire qui ne cesse de proférer des ordres à Anastasia, autant au lit que dans la vie quotidienne. Ce côté menaçant de Christian est mis de côté dans le film: il a été décidé plutôt de mettre en évidence un homme aux humeurs passagères et plus conciliantes. Les moments de punition dans l’œuvre cinématographique sont également moins mis en avant. En effet, dans le film, l’étudiante se remet bien vite de sa fessée, mais dans le livre, la douleur de cette dernière est évoquée durant de nombreuses pages. Les craintes et les appréhensions face à ce châtiment corporel ne sont que peu montrées chez Anastasia, qui semble presque les accepter facilement, contrairement à son homologue dans le roman. L’obsession de Grey pour la nourriture et pour l’épilation n’est aucunement effleurée dans le long métrage. Pourtant, ces aspects sont primordiaux dans l’œuvre de James, puisqu’ils sont à l’origine des pratiques perverses du personnage masculin, et soulèvent bon nombre de questions chez le lecteur et chez Anastasia. Une scène importante de sadomasochisme est aussi écartée du film, celle où l’étudiante rencontre les parents du milliardaire. Durant ce moment, lors d’un repas, Christian oblige la jeune fille à porter des boules de geisha dans le vagin, ce qui préoccupe énormément l’amante et satisfait beaucoup son compagnon. Bref, malgré les nombreuses différences notables dans le long métrage, celui-ci n’en demeure pas moins une excellente œuvre érotique qui respecte particulièrement l’histoire du roman.
En conclusion, l’érotisme est un style littéraire qui est encore très controversé dans la société. Beaucoup stipulent qu’il pervertit un grand nombre de gens et qu’il s’écarte de la réalité du coït. Pourtant, ce genre possède une grande importance. Il permet aux gens de découvrir et de s’ouvrir à la sexualité. Il leur permet aussi de pimenter leur vie sexuelle, de stimuler la libido et d’amener la communication dans un couple. La littérature érotique est également un excellent moyen de décompresser des aléas de la vie, et peut servir d’exutoire pour un couple frustré sexuellement. Bien qu’il soit encore tabou de lire ou de regarder des œuvres de ce courant, il est primordial de ne pas le négliger, puisque les relations sexuelles font partie de la vie.
CHABOSSOT, Aloysius. 50 nuisances de Glauque, Paris: Lulu.com, 2012.
JAMES, E.L. 50 nuances de Grey, Paris: JC Lattès, 2012 [2011].
LEMAY, Catherine. La traduction de la scène de sexe dans le roman sentimental érotique Analyse descriptive et comparative, Mémoire de maîtrise en traduction et terminologie, Université Laval, 2016.
Boucher-Mongrain, Daphnée (2019). « De «50 nuances de Grey» à «50 nuisances de Glauque» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/de-50-nuances-de-grey-a-50-nuisances-de-glauque-un-erotisme-a-la-hauteur-de-son-predecesseur], consulté le 2024-12-26.