Ce n’est qu’en 2006 que le roman Casino Royale d’Ian Fleming a connu une adaptation cinématographique sérieuse. La production de la version de 1967 n’ayant jamais pu obtenir les droits d’auteurs, le film avait fini en parodie. Ainsi, réalisé plus de cinquante ans après la rédaction du roman, le nouveau Casino Royale comporte, dans sa trame narrative, de nombreuses modifications géopolitiques dues au changement d’époque: la guerre froide désormais finie, Bond affronte un Le Chiffre non pas à la solde de l’Union soviétique, mais d’organisations terroristes. Contrairement à ce changement significatif de l’idéologie du méchant, les valeurs portées par les héros demeurent assez semblables, bien qu’il y ait des modulations dans leur façon d’affirmer la masculinité ou la féminité. Tout d’abord, si James Bond est toujours un «surhomme» tel que théorisé par Umberto Eco, il n’échappe pas à la névrose –condition du commun des mortels–, par les mêmes moyens que dans le roman. La misogynie du héros s’articule aussi sous des formes différentes, à l’instar de celles du sexisme ordinaire qui évoluent à travers les époques. Parallèlement, le personnage de Vesper Lynd est transposé en femme du vingt-et-unième siècle, mais n’est pas complètement émancipé de l’idéologie patriarcale. Enfin, «M», le patron de Bond, devient une femme dans le film, ce qui a pour effet de modifier le rapport d’autorité entre eux.
Rappelons d’abord ce que nous dit Umberto Eco sur la structure narrative des romans de Fleming:
En résumé, l’histoire de chacun des livres de Fleming est grosso modo la suivante: Bond est envoyé dans un endroit donné pour éventer un plan de type science-fiction échafaudé par un individu monstrueux d’origine incertaine, en tout cas pas anglais, qui, grâce aux activités d’organisation ou de production qu’il dirige, non seulement gagne énormément d’argent mais fait en outre le jeu des ennemis de l’Occident. En allant affronter cet être monstrueux, Bond rencontre une femme qui est sous sa coupe et la libère de son passé en instaurant avec elle un rapport érotique, interrompu à cause du méchant par la capture de Bond et la torture qui lui est infligée. Mais Bond triomphe du méchant qui meurt de façon horrible, puis il se repose de ses rudes travaux entre les bras de la Femme, qu’il est toutefois destiné à perdre. (Eco: 186-187)
Bref, si l’intrigue peut être déplacée impunément d’une région du monde à l’autre en restant toujours essentiellement la même, il n’est pas surprenant qu’elle puisse voyager aussi dans le temps sans réelle conséquence. Au final, le contexte dans lequel évolue l’intrigue n’a pas une si grande importance: c’est l’action elle-même qui compte. Ainsi, afin de lui laisser son entière place sans s’encombrer d’explications, «Fleming cherche des oppositions élémentaires; afin de donner un visage aux forces premières et universelles, il recourt à des clichés. Pour identifier ces clichés, il se réfère à l’opinion publique.» (Eco: 190) Les scénaristes d’EON Productions ne diffèrent pas dans leurs méthodes: quelques années seulement après le 11 septembre, ce sont bien évidemment les terroristes qui représentent la menace ultime.
Si le visage de l’Ennemi de l’Occident change à travers les décennies, c’est aussi le cas des relations entre les individus sexués. Les imaginaires de la masculinité et de la féminité se modifient, bien que lentement. Ainsi, l’identité de surhomme de James Bond évolue, tout comme sa façon d’affirmer une hyper-masculinité idéalisée. Dans le roman, Bond fait preuve d’une immense dureté à l’égard de Vesper, la froideur requise par son métier expliquant ses raisonnements. Lorsqu’elle est enlevée par Le Chiffre, il ne perd pas de temps à s’inquiéter pour elle: «Il allait essayer de rattraper la Citröen et de tirer dessus avec eux dedans, et si elle était tuée, ce serait dommage, et puis c’est tout.» (Fleming: 295) Bien qu’il soit fortement attiré par elle, et qu’il lui demandera plus tard de l’épouser, il reste complètement détaché. Ainsi, Bond se conforme à l’idée d’une virilité pour laquelle performance sexuelle et sentiments sont strictement séparés. La femme est un objet de désir facilement interchangeable, aucune n’est particulièrement meilleure que les autres: «Le boulot passait avant elle. C’était dommage; un point c’est tout. Une belle fille, certes; mais il n’allait pas tomber dans ce traquenard enfantin.» (Fleming: 294-295) Bref, il n’accorde que très peu d’importance à la vie de Vesper, faisant passer son travail en premier.
Si la structure narrative du roman permet au personnage d’être aussi détaché des femmes, c’est que Bond partage au moins une certaine camaraderie avec un homme, soit René Mathis. C’est à lui qu’il exprime ses réflexions personnelles sur le bien-fondé de son travail, voire du sens de sa propre vie. Heureusement, comme nous le dit Eco, «Bond est sauvé par Mathis» (Eco: 164) de ses doutes existentiels, qui risqueraient de le rendre impropre à l’action. Or, dans le film, cette discussion entre les deux hommes est impossible, car le destin de Mathis a changé: il est un traître, et c’est sans émotion que Bond le livre à ses supérieurs.
Comment, donc, le héros échappe-t-il à la névrose? C’est que dans l’adaptation, son plus grand attachement pour Vesper lui permet d’apprendre par lui-même la leçon de Mathis:
Et maintenant que vous avez vu un homme véritablement méchant, vous saurez sous quel aspect le mal peut se présenter, vous irez à la recherche des méchants pour les détruire et protéger ainsi ceux que vous aimez […] Et quand vous serez amoureux, quand vous aurez une maîtresse, ou une femme et des enfants sur qui veiller, cela ne vous en paraîtra que plus facile. (Fleming: 413-414)
Alors que dans le roman, il cherche surtout à coucher avec Vesper pour s’assurer du bon fonctionnement de ses organes sexuels après les mauvais traitements de Le Chiffre, Bond est amoureux de Vesper dans le film. Une fois la mission terminée, il lui dit: «I have no armor left. You’ve stripped it from me. Whatever is left of me, whatever I am… I’m yours.» (Campbell: 1h59 min. 28 sec.) On ne retrouve pas de témoignage d’amour aussi passionné dans le roman, encore moins lors de la mort de la jeune femme, qui s’avère être une agente-double. À ce moment, Fleming se contente d’esquisser un tourment refoulé chez son personnage : «Ses yeux étaient humides; il les essuya. Il enfila une chemise et un pantalon. Le visage calme et froid, il descendit et alla s’enfermer dans la cabine téléphonique» (Fleming: 532), alors que dans le film, on laisse à Bond l’occasion de tenter désespérément de sauver la traîtresse de la noyade, malgré sa décision de se suicider. Il tente en vain de la réanimer, pendant que Mr. White part avec l’argent. C’est ainsi que Bond trouve lui-même le sens de sa vie: grâce aux indices laissés par Vesper, il la venge et élimine cette seconde menace dans la scène finale, alors que la poursuite de SMERSH n’est pas racontée dans le livre.
Malgré ces témoignages d’amour plus assumés de Bond pour Vesper, on ne peut pourtant prétendre que l’agent secret est complètement débarrassé de sa misogynie dans l’adaptation. Voyons d’abord comment se manifeste la haine des femmes chez le Bond du roman, pour mieux mettre le film en relief. Sous la plume de Fleming, l’agent secret manifeste clairement son agacement à l’idée de travailler avec Vesper:
Et maintenant il y avait cette petite peste. Il soupira. Les femmes sont faites pour la récréation. Quand on travaille, elles se mettent dans vos pieds, elles embrouillent tout, avec la sexualité, les susceptibilités et le bagage d’émotions qui leur fait escorte. Il faut les surveiller, prendre soin d’elles. (Fleming: 88)
Dignes des années 50 de là où elles proviennent, ces lignes affirment on ne peut plus clairement la volonté masculine de reléguer les femmes à la domesticité. Elles suggèrent par ailleurs que le regard masculin sexualisant est causé par la femme sur laquelle il se pose, et non l’inverse. La perception qu’a Bond de son intimité avec Vesper vers la fin du roman est de plus assez troublante: «Et maintenant il savait qu’elle était profondément sensuelle, facile à émouvoir, mais que la conquête de son corps, à cause de cette région inaccessible qui était en elle, aurait chaque fois la délicieuse saveur d’un viol.» (Fleming: 472-473) Le corps féminin est ici exploité jusque dans sa capacité à procurer un sentiment de violence chez l’homme, qui peut ainsi affirmer une hyper-virilité par la brutalisation de l’intimité et du domaine de la « récréation » traditionnellement féminins.
Par ailleurs, Bond semble abhorrer les manifestations de la féminité autour de lui. Lorsqu’il est à l’hôpital et que Vesper lui apporte des fleurs, il les fait donner à d’autres malades: «Bond n’avait pas l’intention d’offenser Vesper, mais il n’aimait pas avoir autour de lui des choses féminines. […] Bond trouvait cela fatiguant. Il détestait être dorloté; cela lui donnait de la claustrophobie.» (Fleming: 416-417) Bref, la proximité du surhomme hyper-viril avec des symboles, aussi petits soient-ils, de douceur, sont perçus par lui comme une menace. Le féminin est dangereux et, si trop présent, il étouffe celui qui est montré comme le plus masculin des hommes.
Évidemment, de telles idées auraient été choquantes en 2006, puisqu’elles ne correspondaient plus à «l’opinion populaire». Dans une époque où il faut faire croire à une égalité atteinte entre les sexes, impossible de mettre en scène un héros qui renvoie les femmes à la maison. Rien n’empêche, pourtant, sous le couvert du «gros ego» de Bond, de miner la crédibilité de l’idéal féminin émancipé. Dans le train pour Montenegro, Bond prétend ainsi lire la personnalité de Vesper d’un seul coup d’œil:
(Bond:) Well your beauty’s a problem. You worry you won’t be taken seriously.
(Vesper:) Which one can say of any attractive woman with half a brain.
(Bond:) True, but this one overcompensates by wearing slightly masculine clothing, being more aggressive than her female colleagues; which gives her a somewhat prickly demeanor… and ironically enough, makes it less likely for her to be accepted and promoted by her men superiors who mistake her insecurities for arrogance. (Campbell: 59 min. 44 sec.)
En surface, rien de sexiste n’est directement affirmé: on pourrait même voir dans ce portrait la preuve de l’agentivité de Vesper. Pourtant, le sourire ironique de Daniel Craig nous dit le contraire; il se moque de sa prétention à vouloir se démarquer, lui exposant comment il trouve cette démarche inefficace. L’agressivité féminine est ici tournée en ridicule: elle ne serait que le reflet d’insécurités intimes, contrairement à celle des hommes.
Par ailleurs, l’allure «masculine» de Vesper sera vite évacuée: Bond s’en charge, en lui imposant une robe de soirée au décolleté plongeant. Il se justifie en déclarant: «I need you looking fabulous. So when you walk up behind me and kiss me on the neck the players will be thinking about your neckline and not about their cards.» (Campbell: 1h07 min. 35 sec.) Évidemment, Vesper, en entrant dans la salle de jeu ainsi vêtue, devient un dispositif fonctionnant «sur deux niveaux: en tant qu’objet érotique pour les personnages dans le film et en tant qu’objet érotique pour le spectateur dans la salle». (Mulvey: 2012, 2e partie) Bond mise, dans la construction des rôles de leur couverture, sur les mêmes mécanismes que le cinéma dans lequel il figure pour faire de Vesper une « femme-spectacle » telle que la définit Laura Mulvey: «Dans leurs rôles traditionnellement exhibitionnistes, les femmes sont à la fois regardées et exposées, leur apparence étant construite pour provoquer un fort impact visuel et érotique qui en soi est un appel au regard [to-be-look-at-ness].» (Mulvey: 2012, 2e partie) Ainsi, Vesper perd son statut de sujet, pour devenir objet des regards masculins.
Si la femme est l’objet, c’est bien parce que le personnage masculin est posé comme sujet: c’est par lui que l’action avance, et donc, le spectateur s’y identifie. Il ne pourrait être qu’un simple objet du regard, car «Selon les principes de l’idéologie dominante et des structures psychiques qui la soutiennent, la figure masculine ne peut pas porter le fardeau de la réification sexuelle. L’homme est réticent à observer l’exhibitionnisme de ses semblables.» (Mulvey: 2012, 2e partie) Contrairement à Vesper, Bond, lorsqu’il apparaît pour la première fois dans sa nouvelle tenue de soirée, est en train de s’observer dans le miroir: il n’est pas que regardé, il se regarde aussi. Justement, Mulvey nous dit, à propos du stade du miroir tel que théorisé par Lacan:
c’est de l’image que se forme la matrice de l’imaginaire, de la reconnaissance/non-reconnaissance et de l’identification, et de là, la première ébauche du «je», de la subjectivité. C’est le moment où une fascination ancienne pour l’observation (du visage de la mère par exemple) se heurte aux prémices de la conscience de soi. (Mulvey: 2012, 1ère partie)
Le personnage-Bond, par cette auto-reconnaissance dans le miroir, réaffirme sa position de sujet, alors que la robe mauve de Vesper n’est destinée qu’au regard des autres, jamais à être contemplée par la porteuse. C’est directement dans la salle de poker qu’elle apparaît, où le spectacle mis en scène par Bond est un vif succès: tous les yeux sont bel et bien posés sur elle.
Cette distribution des rôles actif/passif, bien que particulièrement accentuée dans le cinéma de grande production, n’est toutefois bien évidemment pas née avec lui; on la retrouve donc bien sûr dans le roman. Outre le simple fait que la narration est focalisée sur le personnage de Bond, elle décrit explicitement le regard masculin du personnage. Lorsqu’il rencontre Vesper pour la première fois, elle est décrite avec une extrême minutie:
Les cheveux épais, très noirs, de coupe carrée, encadraient le visage, en dépassant un peu la magnifique ligne de la mâchoire, et descendaient assez bas sur la nuque. Ils bougeaient à chaque mouvement de tête, mais elle ne se souciait pas de les remettre en place, elle les laissait aller. Les yeux étaient largement écartés, d’un bleu profond; elle aussi regardait Bond d’un air franc, mais avec une pointe d’indifférence ironique […]. La peau était hâlée, sans trace de maquillage, à l’exception de la bouche, large et sensuelle. Les bras nus et les mains restaient immobiles. […] Elle portait autour du coup une chaîne d’or à maillons larges et plats, et au quatrième doigt de la main droite une grosse bague de topaze. La robe, ni courte ni longue, était de soie sauvage grise avec un corsage au décolleté carré, voluptueusement ajusté sur des seins magnifiques. (Fleming: 104-105)
Nous abrégeons la description, qui se poursuit pendant plusieurs lignes. Inutile de dire que le regard porté sur le personnage féminin est ici sexualisé, qu’il s’agisse des adjectifs employés pour décrire la bouche ou, plus directement, la poitrine de Vesper. Les personnages masculins, s’ils sont décrits avec une certaine précision –Bond est après tout un espion–, ne passent tout de même pas par un examen aussi rigoureux. À vrai dire, toute cette scène du bistro ne sert qu’à observer Vesper : on ne nous donne pas de détails sur la conversation avec Mathis, car elle est complètement inutile à l’action, tout comme cette observation minutieuse, par ailleurs. Bref, Fleming se sert lui aussi du corps de Vesper tel «un élément indispensable du spectacle, [bien que] son impact visuel [tende] à empêcher le bon déroulement de l’histoire, à geler l’action en moments de contemplations érotiques.» (Mulvey: 2012, 1ère partie)
Vesper subit aussi une objectification dans le sens ou Bond se sert d’elle comme d’un objet de façon presque littérale, à un moment. Alors qu’il se remet de la torture subie aux mains de Le Chiffre, il s’interroge sur le bon fonctionnement de ses organes sexuels, soit la partie la plus meurtrie de son corps: «Bond avait eu l’intention de coucher avec la jeune femme aussitôt qu’il le pourrait, parce qu’il la désirait, et aussi, il se l’avouait à lui-même, parce qu’il voulait soumettre à une dernière épreuve la restauration de sa santé et de ses forces viriles.» (Fleming: 470-471) L’accent, ici, n’est pas mis sur la désirabilité de Vesper, mais sur sa pure fonction de corps féminin comme outil de vérification de la masculinité du héros.
En effet, la plus grande crainte de Bond est bel et bien celle de la castration, ce qui achève d’en faire le sujet psychanalytique par excellence, d’autant plus que c’est par fidélité à son pays et, plus concrètement, son patron, qu’il subit la torture sans rien dévoiler. Le Chiffre est celui qui administre les sévices, mais c’est l’autorité de «M» qui force Bond à les subir. Kingsley Amis dit justement, à ce propos: «Si le “vilain” bondien incarne l’image effrayante du Père en colère, sir Miles Messervy, vice-amiral à la retraite, alias M, en est l’image sévère mais aimable, en tout cas théoriquement aimable.» (Amis: 97) Du moins, Bond respecte suffisamment l’autorité de son chef pour que, même en son absence, elle puisse s’opérer, le forçant à se taire et à endurer le châtiment physique. Bref, cette autorité devient un surmoi littéralement castrateur pour le personnage, qui accepte de subir la colère du versant moins aimable de la figure paternelle.
L’autorité de «M», dès les premiers chapitres du roman, est effectivement très affirmée. Les autres membres du service secret, pour avoir affaire à lui, doivent se plier à tout un cérémoniel. Ainsi, lorsque le chef de S souhaite proposer son plan pour éliminer Le Chiffre, il doit passer par un intermédiaire. Il ne peut se rendre directement dans son bureau, et prend même la précaution de s’informer sur son humeur auprès de la secrétaire avant de remettre le dossier. Une fois cela fait, les choses se passent ainsi: «Le chef d’état-major traversa son bureau, franchit la double porte conduisant au bureau de “M”. Un instant plus tard il sortait, tandis qu’une petite lumière bleue montrant que “M” désirait ne pas être dérangé, s’allumait au-dessus de la porte.» (Fleming : 59-60) Chaque partie du protocole est finement orchestrée pour faire de «M» un être inaccessible et voire même mystérieux, ce qui renforce d’autant plus son autorité. On comprend ainsi pourquoi
La perspective d’affronter M provoque en [Bond] (et en nous) une légère appréhension et il arrive que l’entrevue […] commence dans une atmosphère assez sévère. La chose est normale, car M n’est pas l’incarnation de n’importe quel parent par le sang mais d’un père à la mode d’avant 1939, sans indulgence. (Amis: 97-98)
Bref, comme ce genre de père à l’ancienne, «M» impose davantage le respect par la peur que par tout autre moyen.
Cette figure de père sévère semble avoir beaucoup plus d’emprise sur Bond que la version féminine du film. Alors que dans le roman, même son bureau s’apparente à une forteresse bien gardée, dans le film l’agent secret entre impunément dans la maison de sa supérieure pour obtenir des informations sur son ordinateur personnel. Lorsqu’elle le surprend, elle se fâche, mais cela ne semble qu’avoir peu d’effet sur Bond. Elle s’exclame: «And how the hell did you find out where I lived?», pour se faire répondre, assez effrontément : «The same way I found out your name.» (Campbell: 23 min. 50 sec.) D’un patron mystérieux à l’autorité incontestable, on passe à une version plutôt édulcorée, dont les secrets sont percés à jour dès la première demi-heure du film. Et bien qu’elle finisse leur entretien sur un avertissement proféré d’un ton glacial : «don’t ever break into my house again» (Campbell: 25 min. 08 sec.), cela n’empêchera pas Bond de lui désobéir à nouveau.
En effet, puisqu’elle l’envoie «prendre des vacances», ou plutôt, le suspend après les événements de l’ambassade, Bond en profite pour retracer le code secret qu’il y a trouvé, et parvient ainsi à empêcher l’explosion d’un nouveau prototype d’avion. Après cette nouvelle désobéissance, «M» lui fait mettre une puce au bras, mais Bond lui lance: «You can stop pretending. You knew I wouldn’t let this drop, didn’t you?» Puis, «M» répond: «Well, I knew you were you.» (Campbell: 57 min. 48 sec.) Bien qu’elle conserve un certain contrôle sur l’affaire par sa bonne connaissance de la personnalité de Bond, elle semble ne pas avoir assez d’autorité pour donner des ordres qui seront suivis, et doit user de ruse pour atteindre ses objectifs, alors qu’elle devrait être en posture dominante. Plutôt qu’un père dont on appréhende la confrontation, elle devient ici plus proche de la vieille mère dont il vaut mieux passer outre les conseils de bonne femme.
C’est ainsi que s’opère un changement dans notre perception des facultés de l’agent secret: d’une «merveilleuse machine» (Eco: 165), il devient un homme à l’intuition exceptionnelle, qui possède en réalité un tel génie qu’il peut se passer des ordres de ses supérieurs. Pourtant, nous dit Eco :
Fleming lui-même affirme l’avoir conçu comme un personnage résolument commun; c’est du contraste avec «M» qu’émerge la stature réelle de 007, doté de prestance physique, de courage et de rapidité d’esprit, sans pour autant posséder à l’excès ni ces qualités-là, ni d’autres. C’est plutôt une certaine force morale, une fidélité obstinée à son devoir —aux ordres de «M», guide toujours présent— qui lui permettent de surmonter des épreuves inhumaines sans déployer de facultés surhumaines. (Eco: 168)
On ne retrouve plus vraiment cette fidélité obstinée à son devoir chez le Bond du film, qui au contraire, bafoue l’autorité de cette «M» qu’il est censé respecter plus que tout. Ce semble davantage être son ego qui lui permet de surmonter les épreuves inhumaines, que toute autre chose. Sa supérieure s’exaspère justement de ce problème: «I want you to take your ego out of the equation.» (Campbell: 24 min. 29 sec.) Or, c’est justement son obstination qui lui permet de prouver qu’en fin de compte, son intuition est bonne.
Heureusement pour lui, la version féminine de «M» tolère les écarts de conduite que lui fait commettre son ego, car elle est bien plus indulgente que le père à la mode des années 30. Lorsqu’elle téléphone Bond à la suite de la mort de Vesper, elle va même jusqu’à réellement lui suggérer des vacances, cette fois: «If you do need time…» (Campbell: 2h17 min. 29 sec.) On s’étonnerait certainement d’une telle douceur de la figure masculine du livre, mais soudainement, cela semble approprié dans le film, et si ce l’est, c’est fort probablement parce que la société patriarcale repose en partie sur «l’assignation des femmes aux tâches qui relèvent du soin des autres». (Hamrouni: 71) Ainsi, malgré son humeur toujours acariâtre, il nous semble normal que «M» prenne soin, même si ce n’est que très peu, des agents sous ses ordres, car l’autorité maternelle, contrairement à celle du père, est censée s’accompagner de douceur.
L’adaptation cinématographique d’un roman comporte nécessairement des ajustements dans la trame narrative. Dans ce cas-ci, les scénaristes ont choisi de transposer l’époque de l’intrigue afin que, comme le roman en son temps, elle soit contemporaine au public. Une telle transposition exige nécessairement des ajustements dans le caractère des personnages, puisqu’ils doivent appartenir à leur époque. Aussi, ce qu’il est politiquement correct de montrer au cinéma change; on rend donc Bond moins misogyne, on donne davantage de piquant à l’héroïne, et on change même le genre d’un personnage pour donner plus de place aux femmes. Bien sûr, ces ajustements au discours hégémonique sont intéressés, mais ils témoignent malgré tout d’une évolution des mentalités dans «l’opinion populaire»; ce qui n’empêche toutefois pas de rester critique face aux contenus proposés au grand public. Certes, l’industrie culturelle s’adapte aux changements de la demande, mais l’offre influence aussi les cadres dans lesquels sont faits cette demande. On peut d’ailleurs se demander si le réformisme est la meilleure façon de proposer du changement, mais cette question épineuse, surtout en ce qui concerne l’étude des cultures populaires, est loin d’être résolue si l’on veut ne pas tout rejeter en bloc. N’empêche que la comparaison des versions filmique et romanesque de cette première aventure de James Bond permet de bien mettre en relief cet enjeu complexe, en plus d’exposer de façon éclairante l’évolution idéologique de la société occidentale des dernières décennies.
CAMPBELL, Martin. 2006. Casino Royale. Londres: EON Productions, 144 min.
FLEMING, Ian. 1986 [1953]. Casino Royale. Paris: Éditions Robert Laffond, traduit de l’anglais par André Gilliard, version ibook, 538 p.
AMIS, Kingsley. 1965. Le dossier James Bond. Paris: Plon, coll. «Feux croisés», traduit de l’anglais par Claude Elsen, 215 p.
ECO, Umberto. 1993 [1978]. De Superman au Surhomme, Paris: Grasset, coll. «Le livre de poche», traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, 217 p.
HAMROUNI, Naïma. 2015. «Vers une théorie politique du care : entendre le care comme “service rendu”» dans Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.) Le care. Éthique féministe actuelle, Montréal: Remue-Ménage, p. 71-93.
MULVEY, Laura. 2012. «Plaisir visuel et cinéma narratif», première partie, traduit de l’anglais par Gabrielle Hardy. En ligne. http://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif
MULVEY, Laura. «Plaisir visuel et cinéma narratif», deuxième partie, traduit de l’anglais par Gabrielle Hardy. En ligne. http://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif-Laura-Mulvey
Bahl, Krystelle (2018). « «Casino Royale» et son adaptation au cinéma ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/casino-royale-et-son-adaptation-au-cinema-temoins-dune-evolution-de-lopinion-publique], consulté le 2024-12-26.