NOTE: Les termes utilisés pour parler de l’auditoire télévisuel de la série Buffy the Vampire Slayer seront féminisés, tout comme les références aux membres du milieu universitaire ayant étudié la série, car elles sont majoritairement (pour ne pas dire toutes) des chercheuses, et non pas des chercheurs.
Buffy the Vampire Slayer (BtVS) est une série télévisée créée par Joss Whedon, diffusée aux États-Unis sur la chaîne Warner Bros Television Network (The WB) de 1997 à 2003. La série comprend sept saisons d’une vingtaine d’épisodes de 45 minutes. Elle met en scène Buffy Summers, une jeune étudiante californienne «choisie» pour combattre vampires et démons (elle est la Chosen One, la nouvelle élue, d’une longue lignée de Slayers). La série commence alors que Buffy et sa mère viennent tout juste d’emménager à Sunnydale (ville fictive) et que Buffy, 16 ans, entame une nouvelle année scolaire. Elle est accompagnée et guidée dans ses nouvelles tâches par son mentor (son Watcher dans la série), le bibliothécaire Rupert Giles (un érudit envoyé par le Watcher’s Council). Elle est aussi aidée de ses amis, la Scooby Gang, Willow Rosenberg (une sorcière geek excellant à l’école) et Xander Harris (un ami loyal et prêt à tout), ainsi que d’autres qui gravitent autour d’eux: Cordélia, Oz, Anya, Tara, Riley, Angel, Spike. L’école secondaire de la Scooby Gang se trouve au-dessus de la Hellmouth, littéralement la bouche de l’enfer, et occupe une position centrale dans plusieurs épisodes.
Dès sa sortie, BtVS détonne, comme le mentionne Lorna Jowett dans son essai Sex and the Slayer, «en ne présentant une version ni ”subversive” ni ”conservatrice” du genre, mais bien, un mélange contradictoire des deux» (Jowett, 2005)1. Car les héroïnes sont fortes, puissantes et nuancées. Elles sont autonomes, actives, combatives, excellent dans des domaines typiquement masculins. Or, pour la téléspectatrice féministe au regard avisé, certains éléments grincent: même si BtVS présente des rôles non genrés et des sexualités différentes (femme/vampire, ex-démone/homme, homme/femme, femme/femme, etc.), la représentation de la sexualité hétérosexuelle de la protagoniste principale, Buffy Summers, pose problème.
Dans BtVS, les relations sexuelles de Buffy ne sont jamais sans conséquence. Bien qu’elle instigue la plupart de ses aventures, elle est souvent punie, jugée, pour ses mêmes aventures sexuelles. La perte de sa virginité avec Angel, sa tentative d’avoir une relation hétérosexuelle «normale» avec Riley, et son désir physique intense, mais sans amour pour Spike nuisent à ses relations interpersonnelles, sociales et professionnelles, et mettent, à plusieurs reprises, tout Sunnydale en danger. Buffy est ainsi punie pour son agentivité sexuelle, qui entre en conflit avec son identité professionnelle, son rôle de Slayer.
Dans BtVS, la représentation du genre n’est pas fixe et les rôles qui y sont associés non plus. Le genre est ainsi présenté comme un continuum, où les «frontières [de genres] sont brisées et où sont hybridées les caractéristiques de genres, produisant de nouvelles versions des notions de pouvoir et d’héroïsme» (Jowett, 2005, p. 43). La série joue sur les codes de l’horreur, de l’action et des films d’adolescents du cinéma dominant, sans mettre en scène les archétypes associés (le héros, sa partenaire, la blonde qui meurt en premier, etc.). Dans son livre Le grand théâtre du genre, Anne Emanuelle Berger définit le genre comme étant une construction qui
comprend tous les aspects sociaux dits «adjonctifs» […] participant à la classification binaire de l’individu en personne masculine ou féminine: apparence (postures, gestuelle, vêtements, maquillage), comportement érotique, manière de parler, position discursive, mais aussi, intérêts, activité(s), éducation, profession, statut légal, politique et économique (Berger, 2013, p. 26).
Ainsi, le personnage de Buffy possède des attributs à la fois masculins et féminins. Elle est une guerrière acharnée, à la force physique surhumaine. Elle maîtrise plusieurs techniques de combat et toutes les armes à mains. À chaque épisode, la Slayer se bat contre vampires et autres démons, et triomphe, se définissant même par ce travail et l’usage de la violence qui y est associé (Jowett, 2005). Par exemple, elle utilise souvent le terme job pour parler de son statut de Slayer, et banalise souvent les coups qu’elle donne. De plus, malgré sa blondeur hollywoodienne et ses goûts pour la mode, son attrait pour le centre commercial, elle n’est pas un personnage féminin typique de films d’horreur, elle n’est pas «cette blonde à la tête vide s’aventurant dans une allée sombre qui se fait tuer par une créature quelconque» comme le souligne Joss Whedon, créateur de la série (Jowett, 2005, p. 20). L’hyperféminité de Buffy, de pair avec ses aptitudes au combat, crée une distance ironique avec les rôles genrés habituels des films d’horreur ou d’action et «met en lumière la nature construite de la représentation des genres» (Jowett, 2005).
D’ailleurs, c’est souvent elle qui sauve les deux protagonistes masculins principaux, Xander et Giles. Ces nombreux sauvetages deviennent même sources récurrentes de levier comique: les gaucheries de Xander et son inhabilité au combat sont souvent soulignées, et il devient celui qui fait les courses et va chercher beignes et autres sucreries; Giles, quant à lui, se fait frapper à la tête et s’évanouit dans de nombreux épisodes, et souligne ironiquement les situations où ça n’arrive pas, comme s’il s’agissait d’une rareté. Les codes de l’horreur et des films de vampire tout comme ceux du genre sont ainsi subvertis pour dessiner une trame narrative alternative: c’est le personnage féminin principal qui sauve les hommes en détresse, c’est par elle qu’avance l’action centrale du récit.
Cette attribution de caractéristiques oscillant du masculin au féminin crée l’idée d’un continuum, du genre comme espace performatif et non pas comme attributs figés associés au sexe biologique. Comme le dit Hélène Cixous, il s’agirait en fait non pas d’ «une région, ni une [d’] chose, ni [d’] un espace précis entre les deux», mais bien d’un «mouvement même, [d’un] réfléchissement» (Berger, 2013, p. 163). Ce mouvement, cette danse, servira à construire l’identité sociale et intime de Buffy tout au long des sept saisons. Malgré les démons et les vampires, la Slayer aspire à vivre son adolescence, à graduer de l’école secondaire, à aller à l’université. Ainsi, deux axes s’entrecroisent sans cesse: sa vie d’adolescente «normale» à Sunnydale, celle qui est vue et vécue ouvertement, et sa vie secrète, celle où elle combat le mal, sauve le monde. Elle aura, au cours des sept saisons, trois partenaires sexuels importants, dont deux vampires (Angel, puis Spike) et un soldat américain d’une unité spéciale de défense contre les «Hostile Sub-terrestrials» (Riley). La vie amoureuse et sexuelle de Buffy est ainsi définie par le croisement de ces deux axes et c’est ce dispositif narratif qui générera des tensions. Or, si l’on peut dire que Buffy maîtrise les situations où elle mène même les troupes à la façon d’un général, son rôle en tant que sujet sexuel actif n’est jamais présenté comme sans conséquences négatives, voire mortelles, portant atteinte à la dimension professionnelle de sa vie.
Dans BtVS, la perte de la virginité n’est pas anodine: Buffy et Willow discutent de leur virginité respective, se demandent si elles sont prêtes, s’il faut attendre encore, et avec qui, surtout, devraient-elles «perdre» cette virginité. Jessica Valenti, dans The Purity Myth, dénonce la virginité comme construction sociale et comme vecteur d’oppression, car celle-ci assure que «la perception qu’ont les jeunes femmes sur elles-mêmes est inextricablement liée à leurs corps, et que leur habileté à être des actrices morales est absolument dépendante de leur sexualité» (Valenti, 2010, p. 9). L’idée de la virginité liée à la moralité, dans un angle punitif, opère un glissement sémantique: conserver sa virginité devient alors synonyme de moralité, voire même de force (Valenti, 2013). De plus, la virginité est difficile à définir en termes «biologiques»: populairement, on associe la perte de la virginité au premier coït vaginal, mais il n’existe aucune définition médicale établie (Valenti, 2013).
La valeur accordée à la virginité et, conséquemment, à la perte de la virginité a «des racines archaïques ancrées dans l’idéal culturel et ancestral de la lignée héréditaire» (Jones, 2013, p. 66). Elle marque l’assurance pour l’homme qui marie une jeune femme vierge d’avoir une lignée qui sera la sienne. La femme qui n’est plus vierge devient un objet à la valeur moindre, une auto dans un concessionnaire de voitures usagées. Le mouvement qui s’opère, de l’espace intime vers l’espace public, définit aujourd’hui encore la perception sociale de la sexualité des femmes: de la marchandisation de la femme à travers l’institution du mariage, on assiste aujourd’hui à une idéalisation sociale de la virginité, qui reconduit «un modèle passif spécifique de la féminité» (Valenti, 2010, p. 24). Les bals de chasteté, les bagues de pureté, les actrices et les chanteuses pop qui se targuent de «rester pures pour le mariage». Mais ce modèle insidieux ne prend pas en compte ce qui est dit ou fait par les femmes, ce qui les motive ou les anime, ce qu’elles accomplissent: «vous pouvez être insipides, stupides, et non éthiques, mais tant que vous n’avez pas eu de relations sexuelles, vous êtes une fille ”bien” (i.e., ”morale”) […]» (Valenti, 2010, p. 24).
Ainsi, quand Buffy décide de perdre sa virginité (saison 2), l’agentivité sexuelle dont elle fait preuve s’inscrit à contre-courant d’une idéologie dominante où l’on préconise la virginité des jeunes filles. Elle fait le choix d’avoir une relation sexuelle avec Angel, l’encourage à continuer alors qu’il lui propose d’arrêter leurs baisers:
Angel: I love you. I try not to, but I can’t stop.
Buffy: Me, me, too. I can’t either.
They start to kiss. After a moment Angel breaks off.
Angel: Buffy, maybe we shouldn’t…
Buffy: (stops him) Don’t. Just kiss me.
Cut to later. They are both in bed asleep. Outside lightning strikes, and Angel wakes with a start and gasps for air as he sits up. («Surprise», épisode 13, saison 2.)
Quand Angel se réveille le lendemain matin, il est redevenu Angelus, la personnalité démoniaque, le vampire sans âme: l’instant de pur bonheur vécu (la relation sexuelle avec Buffy) a rompu le sort gitan. La Scooby Gang et Giles apprennent le retour d’Angelus, et la cause de ce retour, et tiennent Buffy pour responsable, alors que personne n’était au courant des risques encourus. Elle est la Slayer et sa responsabilité est avant tout à ce travail; et comme le dit Caroline E. Jones dans son article: «la signification sociale de cette expérience ne vient donc pas seulement submerger le pouvoir émotionnel et personnel de celle-ci, mais elle met entièrement dans l’ombre l’agentivité personnelle de Buffy» (Jones, 2013). La protagoniste est punie pour son agentivité sexuelle: de sujet actif, elle devient objet de remontrances et de culpabilité. Certes, la punition n’est pas physique, elle est émotionnelle, mais «la ré-émergence d’Angelus […] peut facilement être lue comme une adhésion régressive aux tropes conventionnelles, narratives et idéologiques, un affaiblissement de la force émotionnelle et mentale de Buffy» (Jones, 2013). Car comme Ève la tentatrice est punie pour avoir croqué la pomme (Magoulick, 2006), Buffy est punie pour avoir eu une relation sexuelle avec l’homme qu’elle aime: parce qu’elle est la Slayer, elle devra tuer Angelus, en l’envoyant dans une dimension infernale parallèle, car il menace maintenant la sécurité de tous. En renversant soudainement la connotation de cette première relation sexuelle, d’un moment tendre et désiré à un élément menaçant et perturbateur, les créateurs de BtVS coupent l’herbe sous le pied à l’agentivité sexuelle de Buffy Summers et reconduisent «l’ultime allégorie adolescente des premières saisons, celle reflétant l’anxiété des jeunes filles par rapport à la valeur du sexe dans une relation amoureuse» (Jowett, 2005). L’agentivité sexuelle de la protagoniste est ainsi ébranlée, à cause de la violence psychologique et des reproches qui sont énoncés par ses proches et par son amant, nouvellement diabolique, Angelus.
Après sa relation avec Angel, Buffy attend jusqu’à l’université (saison 4) avant d’avoir des relations sexuelles de nouveau. Elle y rencontre Riley, l’aide-professeur de son cours de psychologie 101, qui se révèle être un soldat d’un programme gouvernemental secret, The Initiative. Cette unité enlève les démons présents à Sunnydale dans le but de leur implanter une puce inhibant leurs comportements démoniaques. Contrairement aux plans utilisés pour montrer les altercations entre Angel et Buffy, l’imposante stature de Riley, sa musculature et sa grandeur, sont directement mises en parallèle avec la «petitesse» de Buffy : «la caméra montre des plans pieds de Buffy et Riley qui marchent côte-à-côte dans la saison 4 et 5, et Riley doit se pencher pour embrasser le dessus de la tête de Buffy dans l’épisode ”No Place like Home”» (Jowett, 2005). La masculinité des caractéristiques physiques de Riley est ainsi établie dès son entrée de jeu. De plus, Riley est un homme blanc, hétérosexuel, de la classe moyenne, ce qui le rend «d’autant plus ”normal”» (Jowett, 2005). Il représente ainsi l’archétype du personnage fort, du héros hollywoodien, du sauveur.
En contextualisant le personnage masculin dit «normal» au sein de l’armée américaine, les créateurs de BtVS le rattachent à une institution inextricablement liée à la culture patriarcale, et à son oppression. Dans son article Staking Her Claim: Buffy the Vampire Slayer as Transgressive Woman Warrior, Frances Early décrit Riley comme le membre le plus soucieux, le plus sensible de l’Initiative. Mais le souci et la protection qu’offre Riley à Buffy et aux autres sont sous-jacents à des comportements genrés typiques, qui se feront ressentir de plus en plus après son départ de l’Initiative. La compétition entre lui et Buffy est déjà présente dès leur rencontre (saison 4, épisode 7), alors qu’ils se battent, sans se reconnaître du fait de leurs accoutrements, et que c’est Buffy qui l’emporte. La force physique de Buffy et ses qualités de combat lui sont naturelles, à cause de son statut de Slayer, alors que celles de Riley sont sublimées par des médicaments que lui donne l’Initiative. La construction des attributs dits masculins de Riley, et qui le caractérisent, est donc évidente et soulignée, contrairement à ceux de la Slayer qui semblent essentiels. Son identité en tant qu’homme hétérosexuel fort est intimement liée à l’institution de l’armée, car il a été «fait un meilleur soldat» (Jowett, 2005), il en est le produit, l’expérimentation médicale.
Par la suite, lorsqu’il quitte l’armée pour se joindre à la Scooby Gang, sous les ordres de Buffy, il devient individualiste, instable et indigne de confiance et «ultimement ne peut pas supporter la force et l’indépendance [de celle-ci]» (Magoulick, 2006). C’est cette transition, de l’institution patriarcale à la Scooby Gang, dont «le pouvoir est féminisé et mystique», qui conduit finalement Riley à la perte de son identité et à des problèmes avec sa partenaire, car il valorise et«apprécie son pouvoir et est anxieux de le perdre» (Jowett, 2005). Son passage de sujet à objet potentiel au sein de son nouveau groupe est d’ailleurs souligné par un de ses coéquipiers de l’Inititative, Graham, qui lui dit: «You used to have a mission and now you’re what? The mission’s boyfriend, the mission’s true lover?» (saison 5, épisode 4). Graham met ici de l’avant la position de personnage féminin principal actif de Buffy, en soulignant le rôle secondaire de Riley depuis qu’il est sous ses ordres (en d’autres mots, son émasculation).
Dans BtVS, sexualité et violence vont souvent de pair: au début de leur relation, alors que Riley et Buffy viennent de capturer ensemble un démon, la scène coupe, et est suivie par celle de leur première relation sexuelle. Ainsi, il n’est pas anodin de voir coïncider la perte de confiance de Riley dans sa force physique, avec son sentiment d’émasculation, puis avec la fin de la relation avec Buffy. Plus le temps passe, plus la compétition entre leur rôle «masculin» est forte et plus leur relation se détériore. Riley fréquente secrètement un nid de vampires, un repère allégorique de la dépendance aux drogues et de la prostitution (Buffy utilise le mot «prostituées» pour les décrire, saison 5, épisode 10), et paye pour se faire mordre par une vampire. Dans la série, comme dans plusieurs récits de vampires, la morsure procure un sentiment physique facilement associé à «un pseudo-orgasme», comme l’explique Terry L. Spaise dans son article Necrophilia and SM: The Deviant Side of Buffy the Vampire Slayer. Quand la Slayer l’apprend et lui reproche, il «insiste jusqu’à sortir le cliché: ”It was just physical”» (Jowett, 2005), rapprochant ainsi l’adultère à ses gestes. Riley finit par quitter Buffy, en retournant dans l’armée, cette fois-ci dans une unité spéciale internationale contre les démons. Il retourne donc à l’institution patriarcale, à ce squelette qui charpente son identité masculine d’homme fort (saison 5, épisode 10), où il peut reprendre cette identité initiale, «normale». Dans cet épisode, Buffy lui dira même:
Riley: You keep me at a distance, Buffy. You didn’t even call me when your mom went into the hospital.
Buffy: (incredulously) Oh, I’m sorry. You know, um, I’m sorry that I couldn’t take care of you when I thought that my mother was dying.
Riley: It’s about me taking care of you! It’s about letting me in. So you don’t have to be on top of everything all the time.
Buffy: But I do. That’s part of what being a slayer is. (shakes her head) And that’s what this is really about, isn’t it? You can’t handle the fact that I’m stronger than you.
Ce dialogue est révélateur, car il met en perspective la volonté de Riley d’être un point central dans la vie de Buffy et, par extension, dans le récit conduisant la série. Son discours est clair, il veut que Buffy le laisse prendre soin d’elle, qu’elle le laisse avoir une prépondérance, qu’elle ne soit pas toujours «on top». «On top» des évènements et des intrigues, mais aussi, ultimement, «on top» en tant que position psychologique et physique au sein de leur couple, comme une métaphore de la position sexuelle où la femme se place sur l’homme. C’est donc la nature «masculine» de Buffy ainsi que ses qualités de leader et de combattante qui finissent par faire fuir Riley, qui l’émasculent et lui font sentir qu’il est inférieur.
Le dernier partenaire sexuel de Buffy Summers est le vampire Spike qui apparaît dès la saison 2, mais dont le statut évolue beaucoup au cours des saisons: du vilain, à l’antihéros, en passant par cet entre-deux où il est à la fois celui qui initie ou déjoue la farce, puis à l’amant. Il est le personnage masculin dont la masculinité est la plus fluide, la plus mouvante. Dans les premières saisons, il est ce vampire toujours prêt à se battre, il protège et chérit Drusilla (sa première partenaire, une vampire):
Spike: (puts his jacket around her [Drusilla]) I’ve got you.
Drusilla: I’m a princess.
Spike: That’s what you are.
She pricks Spike on the cheek with her fingernail, and a bead of blood flows out. She reaches up and licks it off. They move close to kiss but don’t, and instead look over at Collin.
Spike: Me and Dru, we’re movin’ in. (they separate) Now. Any of you want to test who’s got the biggest wrinklies ’round here… step on up.
La métaphore des «wrinklies», des rides, fait référence aux rides qu’ont les visages lorsqu’ils sont des vampires dans BtVS, mais aussi aux testicules, à la masculinité. Son caractère évolue cependant rapidement vers une mouvance entre le féminin et le masculin, entre l’homme et le vampire, à l’instar des personnages féminins de BtVS: «Spike brouille les frontières entre bien et mal, entre ”masculin” et ”féminin”, hétéro- et homosexuel, homme et monstre, comique et tragique, vilain et héros» (Jowett, 2005). Ces mouvements dans sa personnalité, l’absence de paradigmes déterminés et fixes, lui permettent de naviguer et d’évoluer dans l’univers de BtVS, et dans la vie de Buffy elle-même. Car sa masculinité est une masculinité performée, exagérée, mise en scène: à travers son éternel manteau de cuir noir — qu’il abandonne lorsqu’il gagne son âme à la fin de la saison 6 —, à travers ses jeux de mots et ses tournures de phrases, où il menace constamment de détruire le monde sans pourtant jamais vraiment s’y mettre.
Dans le même ordre d’idée, la relation entre Buffy et Spike est performée avant d’être vécue. Lorsqu’ils ont enfin une relation sexuelle, initiée par Buffy après un combat, la tension sexuelle est déjà palpable pour l’auditoire depuis plusieurs épisodes: Spike demande à sa partenaire vampire Harmony de se déguiser en Buffy lors de leurs ébats (saison 5, épisode 14). Aussi, plusieurs glissements ont lieu dans son discours, de la violence au sexe, lorsqu’il s’adresse à Buffy, notamment, dû au fait qu’il a déjà tué deux Slayers (durant la Révolution chinoise et durant les années 1970 à Brooklyn) et que «son désir initial pour Buffy était de l’ajouter à sa liste grandissante de Slayers décédées» (Spaise, 2005). Ce désir de mort se transformera graduellement en désir sexuel au cours de la quatrième saison.
Cette performance de la sexualité se traduira par une histoire sadomasochiste (SM) entre Spike et Buffy, durant la saison 6. Les relations sexuelles SM, d’après l’article de Spaise, demandent quatre éléments essentiels: le consentement des deux partenaires, un équilibre des pouvoirs/forces, une excitation sexuelle et une comptabilité des définitions durant l’acte sexuel (un S et un M, rôles interchangeables ou fixes). La force physique de Buffy ne peut être sexuellement compatible qu’avec un être surnaturel comme un vampire, mais c’est aussi ce qui l’oblige à cacher cette relation: «L’image est importante pour Buffy et elle se sent obligée de vivre selon des standards d’idéaux archétypal et héroïque au regard de ses amis.» (Spaise, 2005). Comme le mythe de la virginité délégitimant les sexualités qui ne correspondent pas à des codes hétérosexuels, le secret entourant cette relation vient appuyer l’idée d’une faute, d’une perception du SM comme déviance sexuelle. Buffy mettra sans cesse en doute son désir pour cette relation physique SM et sans amour, sera constamment en train de remettre en question ses propres motifs, sa propre agentivité sexuelle. Pourtant, c’est elle qui initie leur première relation sexuelle en l’embrassant et en détachant son pantalon, alors qu’autour d’eux la charpente d’une maison abandonnée s’effondre. Leur relation SM ne sera ouvertement vécue qu’une fois, alors que Buffy est invisible à cause d’un sort, et que Xander, ne se doutant de rien, «interrompt leur jeu sexuel et assume que Spike se masturbait, alors que l’invisible Buffy continue de caresser Spike malgré le regard de Xander» (Spaise, 2005). Cette invisibilité sexuelle peut aussi s’apparenter à l’invisibilisation de sexualités «alternatives» dans la culture dominante, le SM étant souvent vu comme une déviance et non comme un jeu consensuel entre partenaires sexuels.
Ainsi, Buffy vit une culpabilité grandissante, même si elle apprécie et profite de cette relation. Comme la violence psychologique subie suivant la nuit avec Angel, une des plus grandes peurs de Buffy est que «ses amis découvrent sa relation avec Spike et la rejettent, qu’ils voient une faille dans son armure» (Spaise, 2005). Tout au long de leur aventure, Buffy met ses besoins et ses désirs sexuels au-devant de ses responsabilités de Slayer, de la rationalité demandée par ce travail, car «la tâche de la Slayer est de tuer des vampires, pas de coucher avec eux, et c’est la transgression de cette loi qui inconsciemment l’incite à cherche une forme de punition» (Spaise, 2005). Avant même de subir le courroux et les reproches de la Scooby Gang, c’est donc la Slayer elle-même qui fait son procès, mentalement, épisode après épisode.
En conclusion, malgré le caractère féministe souligné de BtVS, la reconnaissance de l’agentivité sexuelle de Buffy Summers ne conduit jamais à des relations sexuelles ouvertement saines et positives. La perte de sa virginité l’obligera à envoyer Angel en enfer, sa tentative d’une relation de couple avec Riley sera brisée par l’esprit patriarcal de celui-ci, et sa relation SM avec Spike ne sera que secrets et culpabilisation. Le producteur de l’émission dira en entrevue au New York Times, après l’épisode avec Angel, que le réseau télévisé ne pouvait pas réellement cautionner la sexualité adolescente, ce qui accentue l’idée d’une culture dominante refusant aux jeunes filles une prise de pouvoir sur leur sexualité (Jowett, 2005).
Or, selon Vivien Burr dans son article Sex and Censorship: The Case of Buffy the Vampire Slayer, des études sur le comportement sexuel des jeunes démontrent qu’ils sont «capable d’interpréter les messages moraux sous-tendus dans les scènes de nature sexuelle» (Burr, 2009). Ainsi, il est primordial que le langage télévisuel soit aussi utilisé pour mettre de l’avant l’idée que les jeunes femmes ont une souveraineté et un pouvoir sur leur propre sexualité, et qu’il est possible d’avoir des partenaires sexuels hors mariage sans slut-shaming et sans – heureusement! – l’obligation de tuer puis d’envoyer son premier amant en enfer.
1. Les références bibliographiques trouvées étant en anglais, la plupart des citations de ce texte seront des traductions libres de l’auteure.
Berger, A. E. (2013). Le grand théâtre du genre: Identités, sexualités et féminismes en «Amérique». 1re édition. Paris: Éditions Belin.
Burr, V. (2009). «Sex and Censorship: The Case of Buffy the Vampire Slayer», Feminism and Psychology, Vol. 19 (1), pp. 123-127.
Early, F. H. (2001). «Staking Her Claim: Buffy the Vampire Slayer as Transgressive Woman Warrior», The Journal of Popular Culture, Vol. 35 (3), pp. 11-27.
Jones, C.E. (2013). «Unpleasant Consequences: First Sex in Buffy the Vampire Slayer, Veronica Mars and Gilmore Girls», Jeunesse: Young People, Texts, Culture, University of Winnipeg, Vol. (1), pp.65-83.
Jowett, L. (2005). Sex and the Slayer: A Gender Studies Primer for the Buffy Fan. 1re édition. Middletown: Wesleyan University Press.
Magoulick, M. (2006). «Frustrating Female Heroism: Mixed Messages in Xena, Nikita and Buffy», The Journal of Popular Culture, Vol. 39 (5), pp. 729-755.
Spaise, T. L. (2005). «Necrophilia and SM: The Deviant Side of Buffy the Vampire Slayer», The Journal of Popular Culture, Vol. 38 (4), pp. 744-762.
Valenti, J. (2010). The Purity Myth. 1re édition. Berkeley: Seal Press.
Groulx, Marie-Ève (2018). « «Buffy the Vampire Slayer», une sexualité punitive ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/buffy-the-vampire-slayer-une-sexualite-punitive], consulté le 2024-12-22.