Chaque pays raconte, de son Histoire comme de toutes les histoires, la version qui l’arrange, et qui le montre sous la lumière la plus flatteuse. Certains faits marquants seront engloutis à jamais sous le silence; d’autres, au contraire, deviendront fictions officielles et seront inlassablement soulignés, commémorés, enseignés. (Nancy Huston: 88)
La série Bioshock, développée par le studio Irrational Games et dirigée par Ken Levine prend le parti de faire visiter aux joueurs des villes imaginaires immersives par la richesse de leur culture et de leurs ramifications politiques et sociales. Ce qui fait la différence au sein de cette série est la possibilité de traquer des bribes de culture que ce soit par la présence d’œuvres artistiques imaginaires ou d’enregistrements relatant les questionnements de scientifiques, d’artistes ou encore de simples citoyens sur les implications de certaines trouvailles technologiques, de la mise en place de politiques sociales ou encore sur les frictions entre différentes franges de la société. En proposant ainsi une diversité de points de vue sur l’histoire de ces villes, cet essaimage culturel permet aux joueurs curieux de reconstituer la culture de ces villes en prenant en compte une diversité de points de vue qui rend désuète la traditionnelle opposition manichéenne lorsqu’apparaissent les fondements philosophiques ou sociaux qui motivent les actions des différents protagonistes ou groupes sociaux qui s’affrontent.
L’œuvre que j’aborderai ici, Bioshock Infinite créée en 2013, se situe historiquement en 1912 dans la cité imaginaire de Columbia. L’histoire débute lorsque le personnage que nous incarnons, Booker Dewitt, est en route pour se rendre dans la ville en question. La raison? Ayant sombré dans l’alcool et le jeu aux suites de sa participation au massacre de Wounded Knee, il se voit octroyer la chance de voir ses dettes effacées s’il ramenait une jeune fille séquestrée dans un immense monument dans la ville de Columbia. Arrivé dans la cité, Dewitt se retrouve pris entre les feux croisés d’une lutte des classes opposant les Fondateurs, la classe aisée représentée comme l’archétype WASP, et la Vox Populi, classe ouvrière composée d’immigrants et des laissés pour compte de Columbia.
Pour faire de leurs univers des lieux à la fois ancrés dans l’histoire tout en prenant la forme de laboratoires sociaux et politiques concentrés, cette série utilise les mécanismes de l’uchronie et de l’utopie. Ces deux concepts permettent d’apprécier le processus de création de l’Arché-texte au sein de l’État-nation de Columbia, dans le cas qui nous intéresse. Cette théorie développée dans L’espèce fabulatrice de Nancy Huston, représente l’histoire fictive que se crée chaque pays afin de souder la communauté, d’exalter le nationalisme, de choisir qui doit être inclus ou exclu, bref de se définir comme peuple et comme culture. Cet outil de fictionnalisation permet au fondateur de Columbia, Zachary Hale Comstock, de puiser dans l’histoire américaine telle que nous la connaissons afin de donner un nouveau sens, une nouvelle interprétation aux événements historiques. Cette modification du récit des États-Unis dans le but de fonder un état radicalisant l’idée de l’exceptionnalisme américain permet au joueur d’assister à la création de l’histoire, en tant que narration, qui permet à chaque culture de se différencier des autres et surtout de se trouver un ennemi commun servant à la fois d’épouvantail qui, par la peur qu’il inspire, ressoude la communauté, et de bouc émissaire sur lequel déverser tous les malheurs qui accablent la nation. Je démontrerai la mise en place de cette fiction de l’histoire en observant comment la fiction historique de Columbia remodèle les notions de culture et de peuple.
La fin du XIXe siècle est une période de grands espoirs techniques et sociaux. La rapide progression de l’industrialisation et l’apparition de moyens de communication bien plus efficaces transforment radicalement le paysage social et entraînent une foi dans le progrès qui annonce des lendemains qui chantent. Bien sûr, cette industrialisation massive ne vient pas sans heurts. De l’exode rural en raison de la dévaluation du prix des produits de la terre jusqu’à l’urbanisation intensive entraînant la création dans les villes de quartiers surpeuplés et insalubres habités par une classe ouvrière pauvre, mais dépendante de son travail, il va sans dire qu’une certaine insatisfaction gronde. Cette misère humaine fera fleurir un imaginaire d’une société autre.
Aux États-Unis, par contre, il semblerait que le désir d’une société différente n’est pas aussi criant qu’en Europe. Cette nation, rassemblement de colonies nouvellement libérées du joug de l’Angleterre depuis la fin du XVIIIe siècle, possède une patrie immense que les avancées technologiques de l’industrialisation du XIXe siècle viennent tout juste de rendre accessible. Le progrès technique et social fait encore germer l’espoir au sein du pays. C’est à cette époque que l’idée de Destin Manifeste prend forme, concept justifiant la conquête et la colonisation de l’ouest américain et qui migre sensiblement vers la mise en place d’une conception de l’exception américaine. Dans son article American Indiens, the Doctrine of Discovery and the Manifest Destiny Robert J. Miller expose les trois présupposés qui sont contenus à l’intérieur de ce concept.
Manifest Destiny is generally defined by three aspects, and all three reflect the rhetoric of an American continental empire. First, the belief the United States has some unique moral virtues other countries do not possess. Second, the idea the United States has a mission to redeem the world by spreading republican government and the American way of life around the globe. And, third, that the United States has a divinely ordained destiny to accomplish these tasks. (Mille: 332)
S’apparentant à la théorie du volksgeist de Herder prônant le génie national et les particularités intrinsèques aux cultures de chaque nation, la politique sociale prônée par la Destinée Manifeste positionne les États-Unis à la place privilégiée d’un peuple élu par Dieu pour accomplir de grandes choses, comme entre autres celle de servir de modèle pour les autres nations. Il semblerait pourtant que la propagation de l’idéal de liberté et de démocratie envers les autres peuples ne soit pas toujours une question de choix, surtout pour ce qui est des premières nations ou des peuples menaçant la paix américaine. Cet idéal civilisateur envers les autres nations sera très présent dans le discours politique diffusé au sein de la ville de Columbia. Le devoir du peuple américain de devoir coloniser leur territoire et surtout, prendre de l’expansion à tout prix fera rapidement surgir aussi la question du statut des premières nations occupant le territoire américain. Ce problème épineux sera pourtant simplement balayé du revers de la main par les chantres du discours du Destin Manifeste: le territoire américain revenait de droit divin à la nation élue, départissant les Amérindiens autant de leurs droits que de leurs terres. Le massacre de Wounded Knee, fortement contextualisé dans l’univers narratif de Bioshock, permettra d’observer la dynamique de masquage historique mis en œuvre pour justifier les violences atroces infligées aux premiers habitants.
Bioshock Infinite puise dans cette croyance au caractère providentiel de l’exception américaine pour expliquer la genèse de la création de Columbia, la ville imaginaire où se déroule le récit. Présentée pour la première fois lors de l’exposition universelle de Chicago en 1893, aussi appelée Columbian World’s Fair, Columbia se veut une ville exceptionnelle faisant l’éloge de la grandeur américaine. Se présentant comme un nouvel Éden, cette ville subvertit à son inauguration l’idée même de cité utopique afin de mettre en lumière le puissant sentiment de supériorité culturelle américaine. En effet, alors que l’utopie se présente généralement comme la création d’un espace en rupture avec la société telle qu’elle se présente aux yeux de l’utopiste, Columbia se veut plutôt un hommage au génie de la nation.
Le statut de merveille nationale de la ville de Columbia en vient pourtant à se modifier sensiblement. Celle-ci est tout d’abord présentée comme un monument à la gloire de l’exception américaine valorisant ses mythes, ses fondateurs et sa position particulière sur l’échiquier mondial. Pourtant, et c’est là son intérêt, ce lieu ne fait pas que reproduire de manière exacerbée tout ce qui constitue la culture américaine de l’époque, elle fonde son image des États-Unis sur des choix idéologiques qui, par leurs processus d’inclusion et d’exclusion des composantes de la culture fondatrice, forment une représentation en trompe-l’œil de la gloire américaine. Cette cité apparaît même de prime abord comme un incubateur de mythe, c’est-à-dire que cet espace singulier puise dans l’histoire, dans la culture et dans l’imaginaire de la nation qui l’a vu naître pour transfigurer ces éléments et les porter soit au niveau de mythes nationaux ou pour justifier la grandeur et l’élection divine de ladite nation. À titre d’exemple, il peut être intéressant de citer le nom même de la cité, Columbia, qui représente en quelque sorte la figure allégorique de l’Amérique anglophone. Symbolisant le progrès et la justice, elle devient, dans Bioshock, l’ange inspirant Zachary Comstock, le fondateur de la ville flottante, à ériger une forteresse en son honneur, en l’honneur de la mère patrie, en l’honneur d’une culture fondamentalement américaine faisant l’éloge du patriotisme et de la prise des armes pour défendre les intérêts d’une nation et d’une civilisation d’exception. Loin de s’arrêter à cet unique cas de figure, ce processus de mythification de la culture américaine se poursuit avec le cas des pères fondateurs de la nation.
Le sentiment d’exception culturelle américaine doit beaucoup à la déclaration d’indépendance. Passer de simple colonie à une nation à part entière, réussir par la force de la volonté et des armes à faire valoir son unicité et son indépendance face à la mère patrie et surtout, avoir le privilège de réfléchir puis de consigner par écrit les caractéristiques, les valeurs et le modèle d’une société nouvelle: toutes ces raisons peuvent mener à constituer la vision d’une nation, d’un peuple et d’une culture sortant de l’ordinaire. La déclaration d’indépendance permit aux États-Unis de se libérer du joug du système politique et social européen afin de fonder le canevas d’une nouvelle société américaine. Quittant le monde hiérarchique de la vieille Europe, les nouveaux États-Unis présentèrent une vision sociale et politique basée sur la liberté, l’égalité, l’individualisme, le populisme et le laissez-faire. Ces notions représentent le creuset culturel de la nation américaine, dont la déclaration d’indépendance est l’affirmation à la face du monde. Mais derrière la culture, derrière le concept même de déclaration d’indépendance, il y a des hommes, ceux que l’on nomme les pères fondateurs. Ces hommes, ces signataires, ce sont les premiers héros de la nation. En hommage à ces grands personnages, et pour illustrer aussi de manière symbolique à quel point la création de Columbia représente un nouveau jalon dans l’histoire des grandes réalisations américaine, la ville célèbre un véritable culte envers trois de ces héros fondateurs de la nation: George Washington, symbolisé par l’épée représente le génie militaire américain, Thomas Jefferson, représenté par la clé, renvoie à la droiture morale et Benjamin Franklin, associé au parchemin représente la culture et la sagesse. Véritables figures divines en raison de leurs rôles constitutifs dans la création d’une identité nationale distincte, ces individus semblent faire l’objet, dans l’univers alternatif du jeu, d’un syncrétisme culturel et religieux tel que présenté dans l’histoire du Saint Lévrier. Béni par l’idée de Destinée Manifeste, qui présente la nation américaine comme élue par Dieu, il semblait logique au prophète Comstock que les plus illustres des pères fondateurs d’une telle nation méritent, à l’image des saints de l’Église, une sanctification en règle. La visite d’un temple en l’honneur des fondateurs permet au joueur d’observer l’étrange culte et d’écouter les fidèles adresser des prières à Père Washington ou Père Jefferson. En mélangeant le mythe national et le culte religieux institué, Comstock accentue le sentiment d’élection de la nation américaine pour les habitants de Columbia en créant un prototype de religion nationale.
La ville de Columbia, se voulant tout d’abord une merveille nationale encensant le génie du peuple anglo-saxon d’Amérique se transforme pourtant assez rapidement en un bastion purement américain et j’oserais dire, purement WASP au sein d’un pays où, pour le visionnaire, la race et la culture se diluent toujours davantage en raison d’affluents étrangers. Face au mélange des sangs et au relativisme culturel permettant aux nouveaux arrivants de conserver leurs traditions plutôt que de s’assimiler, Columbia cherche à s’isoler de la dégénérescence sévissant dans ce qui est nommé le Sodome d’en bas.
Le concept de peuple, tout comme celui de culture, est problématique dans l’univers de Bioshock Infinite. La fin des années 1800 et le début du nouveau siècle renouvellent encore, en Europe surtout, mais comme nous le verrons, en Amérique aussi, le concept de racisme en le parant d’un nouvel atour, celui de la dégénérescence. Arthur de Gobineau, rédige en 1853 son Essai sur l’inégalité des races humaines un traité stipulant que si les grandes civilisations tombent, ce n’est pas en raison de crises sociales ou d’affronts face à la religion, mais plutôt parce que le sang de la nation se dilue dans la mixité des races. Écoutons-le décrire le processus de dégénérescence qui afflige les grands peuples:
Je pense donc que le mot dégénéré appliqué à un peuple doit signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans les veines le même sang, dont des alliages successifs ont modifié la valeur; autrement dit qu’avec le même nom, il n’a pas conservé la même race que ses fondateurs; enfin, que l’homme de la décadence, celui qu’on appelle l’homme dégénéré est un produit différent du point de vue ethnique, des héros des grandes époques. (Gobineau: 162)
L’idée de peuple se basant souvent sur un simple récit stipulant que c’est «nous contre eux» ou moins radicalement «nous comparé à eux», la persistance de la notion de racisme refait surface à pratiquement tous les âges de l’humanité sous les traits d’une nouvelle fiction. Cet imaginaire de la dégénérescence s’impose dans l’univers alternatif de Bioshock, mais avant de creuser plus avant, il importe de jeter un coup d’œil au contexte américain de l’époque.
Le paysage démographique des États-Unis de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle est bouleversé par l’arrivée massive d’immigrants majoritairement européens, mais aussi asiatiques et latins. Le grand projet de conquête de l’ouest contenu dans le concept de Destinée Manifeste nécessitait des colons et de la main-d’œuvre, et ce, en grande quantité. Bien que sur le papier et dans de nombreux discours, les Américains de l’époque se considéraient comme inclusifs et croyaient à l’égalité des chances pour tous, les faits, eux, décrivent une autre réalité. Ce caractère fondamentalement ambigu de la largeur ou de l’étroitesse de la notion d’inclusion du peuple américain ainsi que le rôle de ce peuple élu envers les autres nations est fortement contextualisé dans l’uchronie de Bioshock.
Le jeu utilise deux événements importants de l’histoire américaine pour contextualiser la vision de Comstock envers les peuples étrangers. Le premier est le Massacre de Wounded Knee survenu en 1890 dans un camp de Lakota devant être déporté pour des raisons politiques. L’armée américaine, en surnombre et ayant encerclé le camp, ordonna le désarmement des villageois. Durant la manœuvre, un coup de feu éclata et l’hécatombe s’ensuivit, faisant 300 morts dont une majorité de femmes et d’enfants. Dans l’univers de Bioshock, au sein du musée à l’honneur des héros de la nation, mais plus spécifiquement du dirigeant de Columbia, cet événement est utilisé pour démontrer la grandeur et la vaillance de Comstock, vétéran de cette bataille et considéré comme héros de la nation. Le lieu, appelé le Hall des Héros, déploie une mise en scène factice du fait réel, tordant l’histoire jusqu’à lui faire dire l’inverse. En effet, pour justifier la sanglante hécatombe et le malaise qui suivit (trop tard) cet acte injustifié, le contexte de l’événement historique fut tout simplement occulté afin de présenter la vision classique de l’indien sanguinaire, ennemi de la nation civilisée américaine. La mise en scène abonde en clichés, présentant de pauvres civils Blancs terrassés puis scalpés par les «sauvages». Le bras armé de l’Amérique, représenté dans le jeu par le septième régiment de cavalerie dirigé par Comstock, ne pouvait donc que sévir pour démontrer aux Indiens la vaillance des Blancs et le caractère vain de leur barbarie. Ce qui était un massacre deviendra en fait une bonne leçon. Cette posture idéologique se réfère au concept de vindicators qui considère qu’en matière de politique étrangère, les Américains, en tant que peuple élu, doivent bien sûr servir d’exemple pour les autres peuples, mais qu’ils doivent aussi prendre des actions concrètes, c’est-à-dire la plupart du temps, les armes, pour faire valoir cette supériorité.
Cette position idéologique est aussi mise en scène durant la version alternative de la révolte des Boxers dans laquelle, pour prouver la puissance militaire et technique de l’Amérique, la ville de Columbia bombarde jusqu’à pratiquement raser Beijing, tuant sans distinction soldats et civils. Dans la salle d’exposition du Hall des Héros, encore une fois, la représentation de l’autre, de l’Ennemi est exacerbée à un point tel que l’action brutale de l’armée de Columbia en vient à paraître justifiée. La rhétorique culturelle présentée dans le musée fait référence à celle du «Péril jaune», idéologie de stigmatisation raciale, présentant les Asiatiques comme une dangereuse pépinière de soldats sans pitié. Évidemment, le contexte reformulé dans le jeu de la Guerre des Boxers exploite tout à fait cet imaginaire. Les Chinois apparaissent d’une couleur jaune cireuse, possèdent un visage grinçant dont les yeux ne sont que deux fentes obliques et leur caractère sanguinaire est représenté par l’omniprésence de têtes de Blancs empalées sur des pics. La dernière salle de cette aile de l’exposition représente une marée de combattants chinois, écrasant tout sur leur passage, faisant face à une cité de Columbia lumineuse, glissant hors des nuages et protégées par la figure l’ange national du même nom, portant une couronne de laurier, annonçant le triomphe prochain de la raison et de l’Occident sur le «Péril Jaune». L’acte de rétribution finalement encore une fois sera glorifié, présentant Comstock en sauveur de l’Amérique face à une menace latente terrée à l’autre bout du monde.
L’épisode du Hall des Héros est un exemple éminemment intéressant du processus d’écriture de l’arché-texte en raison de la présence d’une voix divergente, d’un vestige de l’histoire réelle. En effet, tout au long de la visite des scènes, des reconstitutions historiques, notre personnage est nargué par un paria de Columbia. Cet homme, le colonel Slate, véritable vétéran des deux batailles, rage contre la réinterprétation fictive de l’histoire, présentant Comstock, n’ayant pas mis les pieds sur ces champs de bataille, comme un véritable héros de guerre. Ce métadiscours sur l’histoire exhibe comment un discours hégémonique puissant, possédant les outils lui permettant une diffusion massive de ses messages et de sa vision, peut faire avaler bien des couleuvres aux gens crédules et ignorants. Le statut de huis clos de Columbia facilite encore davantage cette mainmise sur l’information, empêchant tout simplement les influences extérieures de pénétrer.
La destruction de Pékin est le point de bascule du statut de Columbia, passant de merveille nationale à ville utopique. Dégoûté par cet acte militaire démesuré, le gouvernement américain dénonce l’action de Comstock et tente de ramener Columbia sur terre. Sans succès. Cette réprimande est considérée comme un signe de faiblesse de la part du gouvernement de la nation et pousse Columbia à faire sécession puis à adopter une politique isolationniste envers sa mère patrie. Devenue un état indépendant, un huis clos à ciel ouvert, Columbia peut enfin radicaliser sa mécanique fictionnelle sans devoir rendre des comptes à une autorité autre qu’elle-même.
Le rôle de nation phare pour les autres peuples est certes important dans l’univers uchronique de Bioshock, mais plus cruciale encore, est l’attention qui doit être portée à la pureté du peuple comme tel. Ayant été déçu par la matrice qui l’a vu naître en raison de sa tolérance toujours plus grande envers les autres peuples sur son territoire, Comstock se plaît à imaginer sa ville flottante comme un nouvel Éden américain où les habitants ne seraient pas des émules d’Adam et Ève, mais plutôt les fondateurs d’un nouveau (ou plus précisément d’un mythique) peuple purement américain. C’est pour cette raison que les habitants Blancs, Anglo-Saxons et fièrement patriotiques se baptisèrent les fondateurs, en l’honneur des signataires de la constitution de leur mère patrie. Pourtant, il est important de noter que ce ne sont pas tous les pères fondateurs qui méritent le même respect dans le cœur des habitants de Columbia. J’ai déjà mentionné que Jefferson, Washington et Franklin possédaient dans la cité le statut de saints protecteurs, il serait intéressant maintenant de jeter un coup d’œil au sort réservé à Abraham Lincoln, surnommé le Grand Émancipateur en raison de son rôle dans l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Si les premiers sont sanctifiés pour leur apport à la nation, il est bien sûr évident que l’acte de libération de Lincoln n’est pas vu d’un très bon œil de la part des habitants de Columbia et en particulier de Comstock. Dans une allocution, on peut l’entendre déplorer, en bon démagogue, les effets de l’abolition de l’esclavage:
What exactly did the Great Emancipator emancipating the Negro from? From his daily bread? From the nobility of honest work? From wealthy patrons who sponsored him from cradle to grave? From clothing and shelter? And what have they done with their freedom? Why, go to Finkton, and you shall find out. No animal is born free, except the white man. And it is our burden to care for the rest of the creation. (Bioshock Infinite)
Détaché d’une patrie trop molle pour défendre l’unicité de la race et la gloire du sang américain, Columbia se dote rapidement de ce que l’on pourrait nommer une police raciale. L’exploration de l’antre de l’Ordre fraternel du Corbeau, permet de voir les mesures radicales qui sont mises en place afin de «protéger» les fondateurs de la menace étrangère. L’iconographie qui caractérise l’endroit exsude le racisme, dans une forme dangereusement instituée. Dans la cour intérieure du monument, une colossale statue de Comstock trône, le mettant en scène alors qu’il combat «le serpent des nations», monstrueuse créature à deux têtes, prenant les traits grossiers d’un homme juif et d’un autre, d’origine asiatique. Incarnation parfaite de l’indésirable et du dangereux à la fois, ce «serpent des nations» construit un imaginaire de l’autre faisant de celui-ci une créature visqueuse, étouffante ou venimeuse. L’intérieur est lui aussi édifiant quant à la vision raciale protectrice et vindicative de Columbia. Une seconde statue siège dans le hall intérieur du bâtiment, celle de John Wilkes Boots, assassin d’Abraham Lincoln. Le comédien, connu pour ses positions radicalement anti-abolitionnistes, paraît posséder lui aussi, bien que pour un cercle plus restreint, un statut véritablement privilégié dans la cité. Il est le protecteur de l’Ordre du Corbeau, le bon Américain qui a osé se tenir debout pour préserver la pureté raciale, et ce, au péril de sa vie. C’est donc ici que nous en venons à Lincoln lui-même qui, s’inscrivant à sa façon lui aussi dans l’élaboration de la religion nationale de Columbia, incarne bien évidemment le diable. Deux peintures accrochées au mur du bâtiment le représentent rouge et cornu, véritable diablotin ayant comploté à l’affaiblissement de la race américaine. L’une de ces œuvres est une réadaptation de la lithographie de Cuvrier et Ives représentant la scène de l’assassinat du président dans une loge de théâtre par Booth. Alors que la véritable œuvre fut produite pour exalter la colère du peuple face à ce meurtre, la peinture présente dans Bioshock est utilisée à une fin totalement inverse. Sur la version du jeu, Lincoln peint sombrement, les yeux rouges et possédant des cornes se fait exterminer par John Wilkes Booth, illuminé sur fond de drapeau américain. La scène est la même, mais l’inversion symbolique est claire.
La raison d’être de cette politique raciste servant à protéger les intérêts des Blancs face à la menace étrangère n’est pas apparue sans raison. Bien que le discours idéologique racial soit tout à fait ségrégationniste, il fallait, pour mettre en place cette milice, une histoire qui rendrait cette faction non pas de simples zélotes, radicalisant les idées ambiantes, mais bien au contraire de véritables protecteurs dont l’existence même serait justifiée par le cours des événements. Cet événement est l’assassinat de la femme de Comstock. Ce drame national fut rapidement connu de tous, ainsi que l’identité de la meurtrière, une servante noire œuvrant dans le domaine du Comstock depuis un certain temps. La nature horrible du crime perpétré par une «étrangère» mit le feu aux poudres. La tolérance face aux autres races devait cesser, sous peine de la répétition de crimes semblables. Ayant trouvé un bouc émissaire «synecdotique», une criminelle qui serait la représentante de toute la dangereuse faction des étrangers, la mise en place d’un bras armé visant à protéger de manière musclée les intérêts des Fondateurs se voyaient justifiés d’emblée. Il ne manquait plus que l’ajout d’une touche nostalgique/vindicative pour enrober le tout. La mise en scène prévoyait dans la symbolique de ce nouvel Ordre, un artefact à l’honneur de Dame Comstock, afin de ne jamais oublier la trahison qui fut commise. Comme l’arché-texte ne se constitue point sur la réalité objective, mais sur celle qui sert les intérêts du pouvoir, les véritables circonstances du crime n’ont pas à être connues, même si l’assassin est Blanc, même s’il est le propre mari de la dame… Pour être réécrite, l’histoire n’a pas besoin d’être détournée de ce qu’elle fut jadis, elle peut aussi simplement faire l’impasse sur les faits, pour leur donner une origine plus en accord avec la vision que l’on veut défendre.
Constatant ce climat idéologique radical, la question est de savoir si Columbia, en se séparant de la mère patrie, a réussi à créer un nouvel Éden pour le peuple élu. Oui et non, évidemment. Pour les représentants de la pureté américaine, il serait plutôt possible de répondre par l’affirmative. Columbia ressemble véritablement à un paradis céleste, le travail semble léger, les installations confortables, les loisirs nombreux, etc. Le problème est évidement qu’une société des loisirs ne peut pas vraiment se mettre en place sans travailleurs, et si les Blancs travaillent peu ou pas, qui travaille donc? Eh bien, ce sont les autres, ceux qui ne seront nommés que les Noirs, les Jaunes ou les Rouges. On peut déjà entrevoir cette absence de statut dans la manière dont sont nommés les peuples étrangers par Comstock par opposition au sien. Ceux-ci ne possèdent pas, dans le paradis artificiel de Columbia la dénomination d’être humain et ne sont différenciés que par la couleur de leur peau, démontrant ainsi leur exclusion du sein même de l’espèce humaine. Ayant été admis dans la cité pour des raisons uniquement utilitaires, ils sont davantage perçus comme du bétail que comme une communauté. Les discours de propagande à l’intention des travailleurs les invitent continuellement à se comparer à des animaux, tels des bœufs, qui travaillent docilement ou encore des abeilles, organisées et productives. L’idée de Columbia étant de créer un espace uniquement pour le peuple élu, pour un unique «nous», il est vital que l’autre soit perçu comme un moins que rien ou comme un animal afin de renforcer le sentiment de supériorité des Fondateurs, mais aussi d’empêcher la formation d’une idée de communauté chez les exclus. Le travail épuisant devant les rendre dociles comme le bétail auquel on les compare, il importe aussi de ne donner aucun pouvoir soit économique, soit intellectuel à cette masse informe d’ouvriers.
C’est pourquoi la fracture bioculturelle entre l’homme blanc et les autres doit être infranchissable. Possédant enfin une demeure loin du Sodome d’en bas où les peuples se mélangent allègrement sans respect pour la race d’antan, il n’est pas question, pour les Fondateurs, de retomber dans le même manège de dégénérescence de l’espèce supérieure. Dans les rares occurrences où ce dictat est bafoué, les conséquences pour ceux qui se laissent aller à la débauche sont exemplaires, cherchant ainsi à dissuader tout être sensé d’imiter ces comportements jugés déviants. Dans les premières minutes de jeu, le protagoniste se retrouve au beau milieu d’une grande foire organisée pour la fête de l’indépendance de Columbia où sont organisés des stands de tir où les cibles prennent l’apparence d’étrangers à abattre et dont l’attraction principale est un tirage organisé autour d’une scène où une foule s’est déjà massée. Au lieu des traditionnels billets, notre personnage se fait offrir une balle de base-ball sur laquelle est gravé un numéro. Quel est donc le prix de cette joyeuse tombola? Être le premier à pouvoir lapider un couple «interracial». Cette mécanique sacrificielle est porteuse d’un double avertissement: premièrement, tous les maux qui affligent le Sodome d’en bas proviennent de cette pratique, alors conspuons-la et deuxièmement, voici ce qui arrive à ceux qui osent souiller le sang des Fondateurs. En plus de fictionnaliser le gouffre séparant le nous des autres, Columbia met en place une mécanique de ludification de la haine de l’étranger, cherchant à associer au rejet violent de l’autre un imaginaire agréable et compétitif afin de préserver la communauté de ce qui n’en fait pas partie ou de ce qui la menace de dissolution.
Bien que l’idéologie soit puissante et persuasive par ses châtiments exemplaires, il n’est pourtant pas possible d’affirmer que tous les citoyens du peuple élu des Fondateurs adhèrent à ce rejet catégorique de l’Autre. Différentes petites scènes dans le jeu exposent qu’au-delà du consensus admis par tous, certains individus dérogent à la doxa ambiante, et ce, pour des raisons totalement différentes, voire opposées. Le premier exemple arrive assez tôt dans l’histoire alors que notre protagoniste, en fuite devant des assaillants, entre par infraction dans une demeure d’un quartier aisé de Columbia. À l’intérieur de celle-ci sont placardées plusieurs affiches de la «Société pour l’égalité des Nègres de Columbia». Le contenu de cette affiche est plutôt intéressant en ce sens qu’il révèle à la fois un mélange d’endoctrinement et d’ouverture face à la différence. Bien évidemment, le statut autarcique de Columbia empêche à la fois la possibilité de côtoyer des communautés culturelles étrangères ainsi que l’accès à une information (littéraire, scientifique, sociologique, etc.) autre que celle qui est déjà présente dans la cité, cette situation est reflétée dans l’absence de référent autre que celui de Nègres pour désigner les individus Afro-Américains. Une autre raison pouvant justifier cette appellation peut venir du fait qu’en vertu de l’éducation et du discours idéologique très présent à Columbia, le concept même de mélange «racial» impliqué par la notion d’Afro-Américain soit inconcevable. Les individus membres de la «Société pour l’égalité des Nègres de Columbia» désignent donc ces individus ne correspondant pas à leur classification d’Américain, et encore moins de Fondateurs, de Nègres non pas pour les dénigrer, mais faute de terme pour les désigner autrement. Ceci étant dit, la raison qui semble avoir poussé ces habitants à défendre une telle posture idéologique semble être la culture et l’éducation supérieure qu’ils ont reçue. Cet accès à une vision de l’Autre par la littérature, de fiction ou essayistique, leur donnant un point de vue différent de celui diffusé par les canaux de l’hégémonie culturelle présents sur la ville flottante, sur l’altérité culturelle. La demeure regorge de bibliothèques, de cartes, de globes terrestres, tous des signes d’une érudition qui paraît être au-dessus de la moyenne des habitants de Columbia.
Le deuxième fait saillant présentant une acceptation de l’Autre comme n’étant point un ennemi, mais simplement comme étant un individu (finalement pas si) différent, se trouve relaté sur un enregistrement trouvé dans les quartiers pauvres et multiethniques de la ville. Sur celui-ci, on peut entendre un milicien sans histoire faire le point sur ce qu’il considère être son travail en opposition à la vie en général. La distinction qu’il pose en est d’ordre idéologique. Il affirme dans son monologue qu’en raison de sa fonction de militaire, il est payé pour détester les étrangers, mais que lorsqu’il raccroche son uniforme, il ne voit pas le mal à prendre un verre avec eux. Ici, ce n’est pas la culture qui ouvre sur l’Autre, mais simplement la prise de conscience que celui qu’il est payé pour battre n’est en fait pas si différent de lui, puisqu’il peut posséder les mêmes divertissements, les mêmes petites misères, les mêmes espoirs. Cette fraternité dans la souffrance n’est pas sans rappeler le fait divers qui inspira le film Joyeux Noël de Christian Caron, racontant la fraternisation entre les soldats écossais, français et allemands lors de la trêve de Noël durant la Première Guerre mondiale. Encore ici, une fois le rôle social et idéologique mis de côté, cet individu a compris, l’espace d’un instant, que les rivalités nationales et culturelles ne sont que des constructions dont ils sont victimes.
Bien que ces deux exemples d’ouverture soient présents dans l’univers blanc aseptisé de Columbia, il importe de souligner qu’ils sont l’exception qui confirme la règle. En effet, dans les deux situations la discrétion était de mise, tous sachant que leur vision, en contradiction avec la doxa, pourrait être à même de les ostraciser à leur tour, pour cause de fraternisation avec l’ennemi.
En prenant la position d’une nation exemplaire devant éduquer les autres peuples par sa culture ou alors par ses armes, l’état nation de Columbia produit un récit dans lequel son peuple a droit de vie ou de mort sur les autres nations. Ce récit exclusif se reflète dans son détachement physique de la nation mère, en raison des accommodements trop raisonnables de celle-ci par rapport aux immigrants. En s’excluant géographiquement et politiquement de cette terre où le sang de la nation est corrompu, Columbia put ainsi mettre en place un Éden américain, prônant la suprématie du WASP sur les autres peuples. Les ouvriers acceptés dans la cité à titre d’ouvriers, mais plus spécifiquement d’esclaves, ne se voient évidemment pas offrir le statut de citoyen et vont jusqu’à se faire refuser le statut même d’êtres humains. Ils seront des bêtes de traits que l’on peut sacrifier au besoin pour réactiver le récit de la supériorité blanche ou simplement pour les châtier de la menace qu’ils représentent pour la pureté de la race. Isolé du reste du monde, rien ne peut plus menacer les Fondateurs de vivre leur récit national idyllique.
Cette croyance revient pourtant à sous-estimer la puissance de l’arché-texte à s’insinuer dans les esprits de tout groupe, qu’il soit une nation ou une classe sociale. Bien que les Fondateurs le désirent et le répètent de toutes leurs forces, les ouvriers de Columbia ne sont pas des animaux stupides et dociles. Aliénés et opprimés par les habitants de la cité, ceux-ci ne tardent pas à développer un sentiment de révolte et d’injustice. Pourtant, désorganisés et épuisés par le travail écrasant qui leur est échu, ils doivent attendre la venue d’un émissaire qui donnera une voix à la colère des travailleurs. Inexorablement, cette indignation sera l’instigatrice de la création d’une nouvelle arché-texte, d’un nouveau combat du «nous» contre «eux», cette fois-ci en fonction de la classe et non pas de la nation. La formation de ce type de fiction historique est rarement un mouvement véritablement populaire, donc ayant pour origine le peuple. Ce discours est généralement cristallisé par une élite ou un chef. En prenant pour base le discours de mécontentement ou de peur ambiant, cette élite peut facilement constituer une fiction instrumentalisant cette doxa afin de diriger les craintes et la haine vers une cible choisie au préalable. Dans Bioshock, la constitution de la masse ouvrière en véritable communauté se fait par la prise en charge de l’insatisfaction populaire par Daisy Fitzroy, qui n’est autre que la servante accusée à tort de l’assassinat de Lady Comstock. Déjà fictionnalisée dans le discours des Fondateurs comme la terroriste à abattre, sa mauvaise presse lui permet pourtant d’acquérir rapidement une notoriété parmi la classe défavorisée, représentant en quelque sorte le croque-mitaine de la classe aisée. Or, le but premier de la constitution de la masse ouvrière en une véritable communauté unie n’est pas immédiatement la guerre et le sang, mais plutôt l’institution d’un discours articulé pouvant faire face à l’hégémonie politique et culturelle des Fondateurs. Cette volonté est représentée par l’appellation créée pour représenter ce nouveau groupe: la Vox Populi. L’apparition d’une voix du peuple, d’un peuple qui n’est pas celui, élu, des Fondateurs, est évidement une donnée déstabilisante pour la classe dirigeante d’une utopie à visée raciale. Pour une communauté comme les Fondateurs qui base sa notion de nation et de peuple sur l’héritage culturel, mais surtout, sur le patrimoine génétique de la race, l’idée même qu’un regroupement d’individus originaire de plusieurs nations puisse se considérer comme un peuple peut effectivement paraître inconcevable, voire insultant. Pourtant, cette affirmation d’appartenance à une même communauté de la part de représentants de plusieurs peuples se fonde sur l’antique polysémie entourant la définition du terme de peuple. Le peuple, c’est bien sûr la nation, mais c’est aussi la multitude anonyme qui habite un pays, ou encore, les laissés pour compte, les pauvres et les indésirables, qui forment le petit peuple. La naissance de la Vox Populi comme entité politique représentant la classe défavorisée et exclue du titre de citoyen au sein de la cité offre une mise en scène de la scission dont parle Agamben dans son article La double identité du peuple. Le décalage entre le Peuple élu, dont les actions et les paroles sont justifiées par une approbation divine et le peuple misérable, introduit dans l’Éden pour des raisons uniquement utilitaires, et dont le statut idéal, dans la conception de la classe dirigeante, serait en réalité une absence de statut, une disparition pure et simple. Cette attitude paradoxale entre la nécessité de posséder une classe ouvrière pour accomplir les tâches ingrates et le dégoût que celle-ci inspire est relatée dans une communication entre Finkton, le dirigeant du secteur industriel de la ville, et Comstock.
I told you, Comstock, you sell ’em paradise, and the costumers expect cherubs for every chore! «No menials in God’s kingdom!» Well, I’ve a man in Georgia who’ll lease us as many Negro convicts as you can board! Why, you can say they’re simple souls, in penance for rising above their station. Whatever eases your conscience, I suppose. (Bioshock Infinite)
Ne pouvant satisfaire la demande irréaliste de posséder des êtres charmants, heureux et épanouis dans leur servitude ni proposer une automatisation des tâches simples, ingrates et répétitives, faute de technologie adéquate, Comstock est contraint d’inclure des outils humains dans sa ville de rêve, en prenant soin d’effacer le plus attentivement leur présence et leur humanité. Or, la mise en place de l’identité collective de la Vox Populi fera voler en éclat le silence tabou régnant sur les conditions et le statut aliénant de ces individus. L’apparition de ce second pseudo-peuple n’aura rien pour plaire aux fortunés, craignant de voir leur confort ébranlé par les requêtes d’égalités de la part des étrangers. Face à cette sourde oreille, un autre récit se met en place, une fiction glorifiant la révolte et la prise des armes afin de mettre fin à une oppression injustifiée et ayant trop duré. Dans sa forme arché-textuelle, cette rébellion du peuple contre le Peuple, justifiée par les souffrances et l’injustice, ne fera que faire briller la circularité de la création des récits historiques. Le peuple doit détrôner le Peuple afin de devenir à son tour le Peuple.
Bioshock Infinite met donc en scène la circularité de l’apparition de l’arché-texte dans les communautés humaines soit en tant que peuple-nations, soit en tant que peuple-classes. Ce caractère cyclique est illustré maintes et maintes fois dans le jeu, mais surtout par le concept d’univers parallèle.
Puisant dans certaines théories de la physique quantique stipulant la coexistence de plusieurs mondes et en les transférant dans le contexte narratif, le jeu expose que quelque soit les choix qui sont faits par un peuple puissant, que peu importe qui est au pouvoir, il en résultera inévitablement la création d’une fiction culturelle interprétant les faits à leur avantage, d’un récit différent dont l’issue sera pratiquement invariablement: «You’re either with us, or against us».
Huston, Nancy, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008.
Cuche, Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La découverte, 1996.
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Arthur de Gobineau. «Traité sur l’inégalité des races humaines», Les classiques des sciences sociales. En ligne [http://classiques.uqac.ca/classiques/gobineau/essai_inegalite_races/essa…. Consulté le 15 novembre 2014.
Agamben, Giorgio, «La double identité du peuple», Tribunes. En ligne [http://www.liberation.fr/tribune/1995/02/11/la-double-identite-du-peuple…. Consulté le 15 novembre 2014.
Bioshock Infinite, Ken Levine, Irrational Games, 2013, jeu vidéo.
«The Lie of the Emancipator», Bioshock Infinite, Ken Levine, Irrational Games, 2013, jeu vidéo.
«Solution to your Problems», Bioshock Infinite, 2013, jeu vidéo.
Legault-Roy, Manuel (2015). « Histoire alternative et arché-texte ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/bioshock-infinite-histoire-alternative-et-arche-texte], consulté le 2024-12-26.