Note: Une première version de ce texte a été présentée lors du colloque intitulé «Ne jurer que par un livre: la sacralisation du texte profane et la profanation du texte sacré», organisé par Sara Danièle Bélanger et Benoît Faucher dans le cadre du 78e congrès de l’ACFAS, le 10 mai 2010.
Une guerre nucléaire a sonné le glas de la civilisation occidentale. Dans un monastère du sud des États-Unis, au 26e siècle, des moines conservent des memorabilia, et recueillent différentes reliques qui seront, pour les générations à venir, autant de témoins de la culture passée: parmi celles-ci, un texte qui s’apparente à une liste de courses datant du 20e siècle… Que doit-on conserver, et que doit-on «négliger», à savoir «ne pas lire» au sens étymologique1? Telles sont les questions qui sous-tendent le roman de Walter M. Miller, Jr., A Canticle for Leibowitz. Des cendres de la guerre naît une foule de questions corollaires, comme: qu’est-ce qui fait qu’un texte est sacré? Comment tracer la délimitation entre sacré et profane indépendamment de tout contexte, de toute norme venant d’une autorité extérieure, comme peut l’être l’autorité ecclésiastique, dans le cas d’une rupture de la mémoire historique comme celle que présente ce roman de science-fiction?
Ce qui n’est qu’une fiction dans le roman de Walter M. Miller, Jr., advint dans les premiers siècles de notre ère, conformément à ce que relate l’histoire de la formation du canon biblique: il s’est agi de séparer le bon grain sacré de l’ivraie profane, ou encore, de faire le partage parfois difficile entre les textes inspirés et les autres, les apocryphes relégués au statut de pures inventions, et de simples fictions. Et tout le reste est littérature…
La résurgence des écrits apocryphes dans la production populaire contemporaine ne peut pas ne pas nous interpeller. Régis Burnet, dans le volume Les apocryphes disent-ils la vérité?, met en lumière le fossé entre la réalité de ces textes difficiles d’accès et la perception que les profanes ont de ces textes censés révéler des choses cachées depuis la fondation du christianisme:
[…] le mot ‘apocryphe’ déchaîne les fantasmes. On répète à l’envi qu’il provient du grec apokrúphos qui signifie ‘caché’, ‘secret’ […]. L’usage de ce terme pour désigner les livres non canoniques a beau remonter aux Pères de l’Église, il traîne avec lui une série de représentations fausses. On imagine en effet des écrits sulfureux, dissimulés aux yeux du grand public parce qu’ils dérangeaient. […] Dans l’imaginaire populaire, la fameuse bibliothèque Vaticane est pleine de ces livres interdits, qui saperaient l’autorité du pontife romain, rendraient au Christ son véritable message, mettraient fin à l’oppression des prêtres.
Comme l’explique Régis Burnet, ce roman à succès entretient le contresens commun au sujet des apocryphes, et contribue à obscurcir plus qu’à éclaircir le lecteur sur ce corpus encore trop souvent méconnu2. Si la présence des apocryphes au sein de thrillers contemporains nourrit une lecture fautive de ces écrits aux yeux du bibliste, elle recèle toutefois une certaine vérité aux yeux du littéraire. Prenons le seul exemple du thriller théologique de Dan Brown: en faisant apparaître dans la bibliothèque imaginaire d’un de ses personnages, Leigh Teabing, certains livres exclus de la bibliothèque sacrée comme l’évangile de Philippe et l’évangile de Marie, le Da Vinci Code confirme l’image dont les apocryphes sont entachés, et qui voudrait que ces textes soient de mauvaise fréquentation littéraire.
Longtemps victimes d’un préjugé résolument péjoratif, les écrits apocryphes constituent cet ensemble hétérogène de textes aussi mal connus que mal aimés. “Une démangeaison d’oreilles, un commerce de la piété, et une complaisance pour les femmes”, ou encore “le verbiage fatigant d’une vieille commère, le ton bassement familier d’une littérature de nourrice et de bonne d’enfants3». Telles sont les définitions du corpus apocryphe chrétien qui émanent, pour la première citation, de la 39e lettre festale d’Athanase d’Alexandrie4, et pour la seconde, d’Ernest Renan dans Histoire des origines du christianisme. Deux dates, 367 et 1870; deux méthodologies, l’hérésiologie et la critique dite scientifique, mais finalement un seul jugement assassin sur la qualité des écrits apocryphes chrétiens. Tout se passe comme si les écrits apocryphes chrétiens étaient rejetés, non pas seulement parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux critères usuellement reconnus, antiquité, apostolicité, orthodoxie5, mais aussi parce qu’il leur manque cet ultime critère de canonicité: la qualité littéraire. La dévalorisation de ces écrits vilipendés comme mauvaise littérature persiste: c’est un fil rouge dans l’histoire de leur réception qui va des premiers penseurs chrétiens, théologiens et hérésiologues aux spécialistes contemporains du christianisme primitif, au-delà des frontières méthodologiques et idéologiques.
L’histoire de cette littérature de mauvais genre, destinée à tromper les simples d’esprit (littéraire), trouve un épilogue choisi dans leur résurgence contemporaine à la faveur de la publication du Da Vinci Code. Depuis les commentaires dépréciatifs d’un Irénée de Lyon au 2e siècle après J.-C. jusqu’aux piques lancées par les spécialistes contemporains de la littérature apocryphe chrétienne désormais constituée en corpus, en passant par les commentaires dévalorisants d’un Photius au 9e siècle, il y a toujours eu accointance entre littérature populaire et littérature apocryphe. Ces écrits restent sempiternellement relégués aux marges de tous les canons, biblique et littéraire.
Aussi est-il pertinent d’étudier la floraison de références à ces textes apocryphes dans la littérature populaire contemporaine. Le Da Vinci Code, avec son utilisation des évangiles gnostiques de Philippe et de Marie, en est l’exemple le plus connu, mais l’on pourrait citer également Qumran d’Eliette Abécassis6, L’Évangile selon Satan de Patrick Graham7, The Expected One. Book One of the Magdalene Line de Kathleen McGowan8 parmi d’autres ouvrages. La sociologie de la littérature qui s’est emparée du problème a relié ce phénomène à une certaine érosion des institutions ecclésiastiques traditionnelles, et non pas à celle du sacré plus généralement. Au contraire, cette concentration thématique autour de questions (para-)bibliques témoigne du désir contemporain d’accéder directement au sacré comme texte, ou plus précisément, aux pans cachés de l’Écriture, les «apocryphes» au sens étymologique du terme. Cette approche des textes s’attache à la seule étude de leur réception. Or, Jacques Migozzi et Philippe Le Guern appellent de leurs vœux un renouvellement des études sur la fiction littéraire populaire qui passerait notamment par une prise en compte accrue des questions de production, et non pas seulement de réception9.
Étudions à la fois la place et la fonction des apocryphes antiques dans la fiction populaire contemporaine pour tenter d’éclairer les raisons de cette résurgence. Si l’on essayait d’établir une typologie des différents modes de manifestation des apocryphes dans les thrillers contemporains, on pourrait dessiner un continuum du plus factuel au plus fictionnel qui partirait des apocryphes attestés, par exemple ceux qui apparaissent dans le Da Vinci Code, bien que victimes d’un certain “misreading” de la part de Dan Brown, pour emprunter cette formule à Harold Bloom. Il faudrait ensuite s’arrêter sur les apocryphes fictionnels que Eliette Abécassis insère comme annexe de son thriller, mais qui fonctionnent comme des pastiches de littérature intertestamentaire, pour finir avec les apocryphes totalement fictifs comme “l’évangile selon Satan” imaginé par Patrick Graham. Dans l’arc restreint de cet article, nous nous contenterons de faire deux stations – au sens presque évangélique du terme – dans notre parcours pour nous arrêter successivement sur le Da Vinci Code et Qumran d’Eliette Abécassis. Ce choix, certes nécessairement arbitraire et partiel, nous permet toutefois de faire un mariage de raison à la fois entre l’étude des apocryphes du Nouveau Testament et ceux de l’Ancien, ainsi qu’entre corpus anglais et français.
Dans La recherche en littérature générale et comparée en France en 2007, Danièle Chauvin et Sylvie Parizet esquissaient des perspectives de recherche pour l’avenir des travaux portant sur la Bible et la littérature: d’une part, une prise en compte des enjeux théoriques de la Bible et de ses relations avec la critique littéraire, la Bible étant, pour citer l’aphorisme de Blake aussi fameux que sibyllin, le “grand code” de l’art; et de l’autre, l’ouverture de la réflexion à un corpus biblique élargi comprenant la littérature patristique et les écrits apocryphes10. Une telle étude s’inscrit dans ces perspectives de recherche à double titre: le devenir des apocryphes bibliques se situe au cœur de notre travail qui, par ailleurs, s’interroge sur les correspondances à étudier entre canon littéraire et canon biblique.
Avant d’aller plus loin, attardons-nous un instant sur un point terminologique: à savoir, la ou les définitions de l’apocryphe, pomme de discorde parmi les biblistes. Sur ce point précis, la communauté scientifique hésite entre la définition extrêmement précise, voire trop restrictive, donnée par Wilhelm Schneemelcher, et celle beaucoup plus souple, mais véritablement abyssale, proposée par Jean-Claude Picard. Le bibliste allemand voit dans les «apocryphes du Nouveau Testament» «des écrits qui remontent aux trois premiers siècles de l’histoire de l’Église et qui, par leur titre, leur genre littéraire ou leur contenu, entretiennent une relation définie avec les écrits néo-testamentaires11», tandis que le spécialiste français définit le «continent apocryphe» comme l’ «ensemble de[s] traditions apocryphes bibliques répandues dans le monde antique, puis médiéval par le judaïsme, le christianisme et l’islam.12» En tout cas, gardons-nous de faire la même erreur que Dan Brown, et de confondre la bibliothèque de Nag Hammadi et les manuscrits de la mer morte, qui correspondent aux apocryphes, respectivement du Nouveau Testament et de l’Ancien Testament (ces derniers étant volontiers appelés «écrits intertestamentaires13»).
Pour reprendre le superlatif hébraïque consacré, le Da Vinci Code n’est autre que le best-seller des best-sellers de ces dernières années. Malheureusement la plupart des commentaires que ce livre a suscités se sont trop souvent cantonnés à faire la liste des erreurs dont l’ouvrage est truffé. Et le sort que le romancier à succès fait aux apocryphes n’échappe pas à ce bêtisier. Dans la fiction de Dan Brown, le grand secret que l’Église tient à garder pour elle est l’humanité de Jésus, qui est ravalé au rang de prophète, certes extraordinaire, mais tout à fait humain. Les évangiles canoniques sont montrés du doigt en ce qu’ils véhiculeraient une image fausse du prophète de Galilée, parce que divine. Face au mensonge canonique se tiendrait la vérité apocryphe d’un homme exceptionnel, mais bel et bien terrestre.
En fait de vérité enfin dévoilée, le Da Vinci Code fait un énorme contresens sur les évangiles gnostiques de Philippe et de Marie, sur lesquels il s’appuie. Le best-seller prétend que les gnostiques ont présenté Jésus comme humain, et entièrement humain, alors que c’est précisément le contraire: le gnosticisme a été rattaché à une hérésie appelée le docétisme qui croyait en la seule divinité du Christ, et qui voyait dans son enveloppe charnelle une simple illusion14. «Docétisme» vient du mot grec «dokeo» et signifie «apparaître, sembler».
La prétendue humanité de Jésus atteint son comble avec la relation amoureuse que ce roman lui prête avec la pécheresse repentie, Marie Madeleine. Voici le passage de l’Évangile de Philippe que Sophie Neveu lit tout haut devant Leigh Teabing et Robert Langdon au Château de Villette:
And the companion of the Saviour is Mary Magdalene. Christ loved her more than all the disciples and used to kiss her often on the mouth. The rest of the disciples were offended by it and expressed disapproval. They said to him, ‘Why do you love her more than all of us?’15
Bart D. Ehrman, dans Les christianismes disparus, prend justement l’exemple de ce passage extrait de l’évangile de Philippe pour illustrer la difficulté d’étudier les apocryphes, dont les manuscrits sont le plus souvent lacunaires.
«Dans l’Évangile de Philippe, par exemple -qui est une suite apparemment aléatoire de réflexions et de dialogues de Jésus et de ses disciples sur les secrets de l’univers, la signification du monde et la place que nous y occupons-, les disciples sont troublés par la relation de Jésus avec Marie Madeleine et demandent: «Pourquoi l’aimes-tu plus que nous?» Ils réagissent à quelque chose que Jésus a fait, mais quoi? Le texte précédent est très lacunaire. Ainsi: «Et le compagnon de la [brève lacune du manuscrit] Marie Madeleine elle plus que [brève lacune] les disciples [brève lacune] l’embrasse [brève lacune] sur le [brève lacune]» (Évangile de Philippe 55). En dépit de notre curiosité, nous ne pouvons simplement pas savoir ce qu’il y avait dans les intervalles.16» (C’est nous qui soulignons.)
L’imagination de Dan Brown a rémunéré le défaut des découvertes archéologiques en comblant les lacunes du manuscrit. Non content de suppléer une suite à cette phrase qui demeure, pour les spécialistes, tronquée et lacunaire, le Da Vinci Code donne une interprétation bien charnelle à une union qui, dans le contexte originel du texte, relèverait plutôt du spirituel. Jacques Ménard qui a traduit et commenté le codex copte de l’évangile de Philippe découvert à Nag Hammadi vers 1945 (qui daterait du 4e siècle) replace la sentence 55 citée par Leigh Teabing dans le contexte de la gnose, et du thème largement exploité dans cet évangile apocryphe du mariage spirituel, ou de l’union du fiancé et de la fiancée:
La Sophia psychique est stérile […] lorsqu’elle n’est pas unie au Soter, l’élément mâle. […] Marie-Madeleine est la Sophia unie au Soter, elle est devenue mâle, c’est-à-dire qu’elle est retournée à l’Unité. Voilà pourquoi le Seigneur l’a aimée plus que les autres.17
Daniel Couégnas, dans son Introduction à la paralittérature, explique que le romancier paralittéraire s’attache à «remplir tous les blancs» du texte, à éliminer toutes les virtualités narratives résiduelles et à satisfaire totalement (interrogations, inquiétudes…) le lecteur.18» En effet, le contrat de lecture paralittéraire, poursuit Daniel Couégnas, stipule «le maximum d’ordre compatible avec le minimum de désordre, pour reprendre et inverser une formule d’Eco.» De fait, le best-seller de Dan Brown remplit ce contrat à la lettre: il comble au sens propre les «blancs» du texte qui n’ont plus rien de métaphorique, dès lors que l’on évoque les manuscrits lacunaires grâce auxquels nous sont parvenus les évangiles apocryphes!
En guise d’aparté méthodologique, nous nous appuyons sur les travaux de Daniel Couégnas pour employer ce terme de «paralittérature», «paralittéraire», pour qualifier la production littéraire populaire, étymologiquement «à côté» du canon littéraire. Bien que ce terme de «paralittérature» soit une véritable «boîte de Pandore19» pour reprendre la métaphore de Daniel Couégnas, et pose des problèmes considérables quant aux présupposés qu’il véhicule, cette notion permet néanmoins à la faveur d’un parallélisme morphologique, de mettre en regard ces deux corpus mal-aimés: apocryphes et littérature populaire. Ces deux ensembles de textes relèvent à la fois du para-biblique et du para-littéraire, en ce qu’ils sont tous deux «contre» les canons biblique et littéraire, à tous les sens du terme: à la fois «à l’encontre de» et «tout près».
Revenons maintenant à l’étude du thriller théologique de Dan Brown. Ainsi se résout un paradoxe qui taraude beaucoup de commentateurs du Da Vinci Code, à savoir qu’il s’agit d’une œuvre paralittéraire gnostique, expression oxymorique s’il en est. Tandis que la paralittérature se définit partiellement par sa lisibilité, le gnosticisme, lui, se définit par son illisibilité. La gnose est l’affaire d’une poignée d’élus, et non pas d’une masse de lecteurs.
Il est éclairant, à cet égard, de lire en parallèle l’analyse qu’Umberto Eco propose du gnosticisme dans Les limites de l’interprétation, et celle qu’il fait, dans Apocalittici e integrati, de la paralittérature. Le gnosticisme a pour ressort la «gnose», ou connaissance du mystère du monde, par laquelle le gnostique atteint le salut:
La gnose n’est pas, à l’instar du christianisme, une religion pour les esclaves, mais pour les seigneurs. Le gnostique mal à l’aise dans le monde qu’il ressent comme étranger conçoit un mépris aristocratique envers la masse à laquelle il reproche de ne pas reconnaître la négativité du monde […]. A la différence du peuple d’esclaves, l’Übermensch gnostique comprend que le mal n’est pas une erreur humaine, mais l’effet d’un complot divin […].20
D’un «surhomme» à un autre: Dan Brown promet à des dizaines de millions de lecteurs une révélation réservée à des initiés. L’étude de la place réservée aux écrits apocryphes dans la paralittérature contemporaine nous permet de creuser le paradoxe énoncé par Daniel Couégnas dans son Introduction à la paralittérature: bien que ce type de production littéraire projette une image superficielle et binaire du monde, il est souvent construit sur la rhétorique du dévoilement, et promet de mettre au jour des mystères profonds.
Relisons cet extrait d’Apocalittici e integrati:
la culture de masse a toujours eu pour caractéristique de faire miroiter à ses propres lecteurs, à qui l’on demande d’être moyen et discipliné, la possibilité que, tout de même, puisse un jour sortir de la chrysalide de chacun d’entre nous un Surhomme.21
Le Da Vinci Code feint de délivrer une connaissance, une gnose. Beaucoup de commentateurs ont ainsi montré en quoi le Da Vinci Code était une mystification, par les innombrables erreurs qui émaillent ses pages, mais Jean-François Jeandillou, dans Esthétique de la mystification, rappelle que «mystification» signifie à l’origine «initiation»22. Au lieu de se borner à décrier et railler les inepties contenues dans ce best-seller, il serait plus fécond d’étudier en quoi le Da Vinci Code est une mystification, et ce, à tous les sens du terme.
Le deuxième volet de notre diptyque n’est autre que le roman policier Qumran d’Eliette Abécassis paru en 1996. Cet ouvrage nous permet de sonder les raisons qui expliquent pourquoi il y a résurgence des apocryphes dans tel ou tel genre, en l’occurrence, le roman policier. Tzvetan Todorov nous explique qu’ «à la base du roman à énigme on trouve une dualité […]. Ce roman ne contient pas une, mais deux histoires: l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête.23» Le roman policier est précisément un roman qui vise à mettre au jour un récit occulté: le récit du meurtre, ultime pré-texte de l’enquête.
Soit un roman à suspense qui commence de façon traditionnelle par un meurtre, avec une enquête dont l’objet est de retrouver le récit caché de ce crime, mais où l’on se rendrait compte rapidement qu’un récit occulté en occulte un autre, et non des moindres puisqu’il s’agirait d’un écrit apocryphe. Il y aurait donc deux récits «apocryphes»: le premier, celui du crime, au sens étymologique du mot, et le second, au sens religieux. Telle serait une belle mise en abyme du «code herméneutique» du roman policier24. Ce n’est pas du Da Vinci Code qu’il s’agit, mais plutôt de Qumran d’Eliette Abécassis, dont l’intrigue repose sur l’occultation, ou la tentative d’occultation, des manuscrits de la mer morte. Toute l’enquête coïncide avec la tentative de mettre au jour un des rouleaux des manuscrits de la mer morte qui aurait été volé, pour lequel on tuerait, pire encore, pour lequel on crucifierait. Le dénouement du roman correspond bien à la mise au jour de ces rouleaux tant recherchés qui, une fois retrouvés, sont présentés dans la dernière section du livre. Ainsi Eliette Abécassis nous livre-t-elle une réécriture personnelle des apocryphes de l’Ancien Testament, au travers de ces textes qui sont ici de «faux apocryphes», aussi paradoxale et redondante que cette expression puisse paraître.25
Outre le fait de mettre en abyme le code herméneutique du roman policier, Qumran d’Eliette Abécassis permet de retravailler les notions transversales entre le policier et le théologique que sont l’ (en-)quête et le mystère. On se souvient de la justification que donne Umberto Eco dans son Apostille au Nom de la rose, quant au choix du roman policier: «Et puisque je voulais que soit considérée comme agréable la seule chose qui nous fasse frémir, à savoir le frisson métaphysique, il ne me restait plus qu’à choisir (parmi les modèles de trame) celle qui est la plus métaphysique et philosophique, le roman policier.26» Dans le traité philosophique écrit dans les années 1930, Le roman policier, Siegfried Kracauer ne dit pas autre chose. Sans rentrer dans les détails de ce traité inachevé, Kracauer développe la thèse selon laquelle le roman policier serait à lire comme la théologie de notre monde profane. Le mystère à élucider dans le roman policier est un avatar profane du Mystère divin; le prêtre (ou le moine) s’est mué en détective ou encore le «Dieu-détective» qui n’est «Dieu que dans un monde abandonné de Dieu27»; le criminel reflète le pécheur ou l’hérétique, et l’intensité de la ferveur religieuse, elle, cède la place au suspense.
Chez Eliette Abécassis, le détective est bien, sinon un rabbin, du moins un homme pieux qui déchiffre le monde et les gens en reprenant le paradigme de l’exégèse biblique. Avec Qumran, Eliette Abécassis prend à la lettre la métaphore proposée par Kracauer, et donne une interprétation littérale de cette métaphore du roman policier comme théologie de notre monde profane.
Quelle place Qumran réserve-t-il aux apocryphes bibliques? Le roman est fondé sur un savant mariage entre des écrits apocryphes attestés cités en épigraphe de chaque partie du livre, qualifiée d’ailleurs de rouleau, et des écrits apocryphes réécrits par les soins de la romancière. Concentrons-nous dans un premier temps sur les seuls apocryphes attestés dont les références textuelles dans l’édition de la Pléiade sont répertoriées à la fin du roman en bibliographie, et que la romancière place en épigraphe de chaque partie, nommée «rouleau», puisque le roman mime l’organisation textuelle de la Torah. Pour un ouvrage qui traite l’histoire archéologique comme un roman policier, tout se passe comme si l’on se trouvait à la confluence entre l’épigraphe au sens textuel, au sens de seuil du texte, tel que l’a étudié Gérard Genette, et l’épigraphe au sens archéologique. Par ce positionnement stratégique des apocryphes en épigraphe, Eliette Abécassis fait très habilement de son roman policier, un monument, ou plus précisément un temple, sur le fronton duquel se détachent des épigraphes à déchiffrer par des lecteurs devenus momentanément de patients paléographes en quête d’une vérité historiographique.
Au lieu du remplissage des blancs du texte et des lacunes inhérentes aux manuscrits apocryphes, tel que nous avons pu l’étudier dans le cas du Da Vinci Code, le roman d’Eliette Abécassis, Qumran, présente une réécriture plus subtile de la Bibliothèque sacrée, à la faveur du «patchwork» fictionnel que propose la romancière, pour reprendre l’analyse de Gérard Genette menée dans Fiction et diction28. Il y a contamination de la véracité des écrits apocryphes attestés sur les écrits apocryphes fictifs, et inversement, fictionnalisation des apocryphes attestés par leur rapprochement avec des apocryphes fictifs. Ainsi prévaut le brouillage des frontières entre les apocryphes attestés comme tels, et ceux que l’imagination romanesque a produits, au gré de cette orchestration stratégique des textes mise en œuvre par la fiction policière. En outre, le travail de réécriture que fait Eliette Abécassis à partir des écrits apocryphes est fondamentalement fidèle à cette loi propre aux apocryphes, à savoir qu’ils sont soumis au principe de la variation et de la fluctuation29. Perpétuellement changeants et réécrits, les apocryphes sont exclus du corpus canonique; pour parler comme Borges, «el concepto de texto definitivo no corresponde sino a la religion o al cansancio.30» Hors du canon des exégètes et de la fatigue des écrivains, il n’est pas de répit pour les réécritures littéraires et apocryphes.
Pour conclure, le succès de ce type de thriller dit théologique interroge, et on a pu partiellement expliquer cet engouement qu’ils suscitent par le fait qu’ils sont en phase avec l’émergence de nouvelles formes de religiosité. Une rapide analyse littéraire a bien montré à quel point cette convergence contemporaine entre les écrits apocryphes et la littérature populaire, et plus particulièrement les romans policiers faisait sens: à la fois par rapport à l’esthétique de la fiction populaire, aussi paradoxale que soit cette expression, et au regard de la visée métaphysique du genre même du roman policier. En définitive, les écrits apocryphes fascinent autant le grand public, parce qu’ils réélaborent dans l’imaginaire commun une autre Bible, une autre bibliothèque sacrée. Finalement, un canon en chasse un autre, l’apocryphe étant canonisé par cette littérature populaire. Tout se passe comme si l’on ne pouvait pas se passer d’un canon, quel qu’il fût.
Force est de constater qu’en travaillant sur les écrits apocryphes, que ce soit les écrits attestés ou les écrits tels que la fiction les métamorphose, nous avons vraiment l’impression de travailler sur un sujet de science-fiction. En étudiant les apocryphes attestés et fictifs, tout se passe comme si nous nous retrouvions dans le roman de Walter M. Miller, Jr., ou plutôt dans le futur antérieur de ce roman. L’hésitation face à la distinction parfois difficile à opérer entre sacré et profane, telle qu’elle est présentée dans la fiction, est une réalité des origines du christianisme, et de l’histoire de la formation du canon biblique. Il ne s’agit pas du 26e siècle de notre ère, mais bien des quatre premiers.
Hans Jonas inaugure son ouvrage de référence sur La religion gnostique en évoquant un possible de notre civilisation qui s’est irrémédiablement perdu, et nous montre par-là que cette catastrophe dont nous parle Walter Miller, Jr. n’est pas à venir, mais au contraire, s’est déjà produite:
Dans la nuit des premiers temps de notre ère apparaît confusément un cortège d’êtres mythiques dont les effigies colossales, surhumaines, pourraient peupler la voûte et les murs d’une deuxième chapelle Sixtine. […] Cette histoire n’a pas trouvé son Michel-Ange, son Dante ni son Milton. Plus sévère en sa discipline, le credo biblique sut résister à la tempête, et il ne resta que l’Ancien et le Nouveau Testaments pour façonner l’esprit et l’imagination de l’homme occidental.31
1. Sur cette «différence entre lire et ne pas lire, négliger ou non le livre, négliger (neglego, neglere) de lire», voir Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain, édition de Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, vol. 1, 2001-2002, Paris, Galilée, coll. La Philosophie en effet, 2008, p.97.
2. Régis Burnet, «La folie apocryphe, un effet collatéral du Da Vinci Code», dans Les apocryphes disent-ils la vérité?, Nouveaux Cahiers du CETh, Centre d’Études Théologiques de Caen, n°2, septembre 2006, p. 9-10.
3. Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme, («Les grands monuments de l’histoire», 3), Paris, 1970, p. 683, cité dans Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, p. XXXVI.
4. Voir Gabriella Aragione, «La lettre festale 39 d’Athanase. Présentation et traduction de la version copte et de l’extrait grec», dans Gabriella Aragione, Eric Junod et Enrico Norelli (dir.), Le canon du Nouveau Testament. Regards nouveaux sur l’histoire de sa formation, Genève, Labor et fides, 2005, p. 197-219, et en l’occurrence, p. 211.
5. Voir Jean-Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Presses universitaires de France, coll. Quadrige, 2002, p. 241.
6. Eliette Abécassis, Qumran, Paris, Librairie générale française, coll. Le livre de poche, 2001.
7. Patrick Graham, L’évangile selon Satan, Editions Anne Carrière, 2007.
8. Kathleen McGowan, The Expected One. Book One of the Magdalene Line, Touchstone, 2006.
9. Jacques Migozzi et Philippe Le Guern, «Productions du populaire: repères et suggestions pour prolonger l’enquête», Jacques Migozzi et Philippe Le Guern (dir.), Production(s) du populaire [Actes du colloque international de Limoges, 14-16 mai 2002], Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. Médiatextes, 2004, p. 7-13.
10. Danièle Chauvin et Sylvie Parizet, «Bible et littérature: l’état des lieux et les perspectives de la recherche comparatiste en France», dans La Recherche en Littérature générale et comparée en France en 2007. Bilan et perspectives [Actes de la journée d’étude du 18 novembre 2007], Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2007, p. 25-36.
11. W. Schneemelcher (hg.), Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Übersetzung, vol. 1, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1987, p. 52.
12. Voir Jean-Claude Picard, Le continent apocryphe: essai sur les littératures juive et chrétienne, Turnhout, 1999, p. 211. Eric Junod, quant à lui, montre bien l’inadéquation de l’expression même d’ «apocryphes du Nouveau Testament», dans son article de référence «‘Apocryphes du Nouveau Testament’: une appellation erronée et une collection artificielle. Discussion de la nouvelle définition donnée par W. Schneemelcher», Apocrypha 3, 1992, p. 17-46. Pour plus de précisions sur ce point de terminologie, voir Simon Claude Mimouni, «Le concept d’apocryphité dans le christianisme ancien et médiéval. Réflexions en guise d’introduction», Simon Claude Mimouni (dir.), Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre. En hommage à Pierre Geoltrain, Turnhout, Brepols, 2002, p. 1-21.
13. André Dupont-Sommer incluait dans la littérature dite intertestamentaire les écrits de Qumrân. Pour un aperçu des querelles qui ont germé autour de ce corpus aux limites contestées, lire l’avant-propos de Marc Philonenko dans André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible [3]. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. xi-xiv.
14. Bart D. Ehrman rappelle l’étymologie de «docétisme», issu du mot grec «dokeo», qui signifie «apparaître, sembler». (Truth and Fiction in the Da Vinci Code: A Historian Reveals What We Really Know About Jesus, Mary Magdalene and Constantine, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 20.)
15. Dan Brown, The Da Vinci Code, Special Illustrated Edition, Bantam Press, 2004 [2003], p. 256: «Et le Sauveur avait pour compagne Marie Madeleine. Elle était la préférée du Christ, qui l’embrassait souvent sur la bouche. Les autres apôtres en étaient offensés et ils exprimaient souvent leur désaccord. Ils disaient à Jésus: “Pourquoi l’aimes-tu plus que nous?”» (Da Vinci code, trad. Daniel Roche, Paris, Pocket, 2005, p. 399.)
16. Bart D. Ehrman, Les christianismes disparus. La bataille pour les écritures: apocryphes, faux et censures, trad. Jacques Bonnet, Paris, Le Grand livre du mois, 2007, p. 196-197.
17. L’Évangile selon Philippe, trad., comment. Jacques Ménard, Paris, Cariscript, coll. Gnostica, 1988, p.171. Le rite du baiser est à interpréter dans ce contexte gnostique, et le baiser de paix, signe de fraternité chrétien, en est un parent proche (la preuve a contrario étant peut-être le baiser du traître, celui de Judas).
18. Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1992, p. 118.
19. op. cit., p. 11.
20. Umberto Eco, Apocalittici e integrati. Communicazioni di massa e teoria della communicazione di massa, Milano, Bompiani, 1993 [1964], p. 60. (C’est nous qui traduisons.)
21. op. cit., p. 5. (C’est nous qui traduisons.)
22. Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, coll. Propositions, 1994, p. 19.
23. Tzvetan Todorov, «Typologie du roman policier», Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 9-19, et en l’occurrence, p. 11.
24. Roland Barthes, S/Z, Paris, Éditions du Seuil, coll. Tel Quel, 1970, p. 26: “L’inventaire du code herméneutique consistera à distinguer les différents termes (formels), au gré desquels une énigme se centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile […]».
25. es deux dernières sections du livre (sections qu’Eliette Abécassis appelle «rouleaux») s’intitulent: «Le rouleau perdu», et «Le rouleau du messie». (op. cit., p. 393-467)
26. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Librairie générale française, coll. Le livre de poche, 1987, p. 62.
27. Siegfried Kracauer, Le roman policier, un traité philosophique, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001 [Francfort, 1971], p. 96.
28. Voir Gérard Genette, Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Éditions du Seuil, 2004 [1974], p. 136-137: «[…] il faut garder au moins à l’esprit que le ‘discours de fiction’ est en fait un patchwork, ou un amalgame plus ou moins homogénéisé, d’éléments hétéroclites empruntés pour la plupart à la réalité.»
29. Voir, entre autres, François Bovon et Pierre Geoltrain, «Introduction générale», dans François Bovon et Pierre Geoltrain (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p. xvii-lviii, et plus particulièrement p. xx-xxi.
30. Jorge Luis Borges, Obras completas, t. 1, Buenos Aires, Emécé, 2005, p. 252. «L’idée de ‘texte définitif’ ne relève que de la religion ou de la fatigue.» (traduction par Jean Pierre Bernès dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 291.)
31. Hans Jonas, La religion gnostique. Le message du Dieu étranger et les débuts du christianisme, trad. Louis Evrard, Paris, Flammarion, 1978, p. 7-8.
Ivanovitch, Alexandra (2012). « Aux marges de tous les canons ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/aux-marges-de-tous-les-canons-les-apocryphes-dans-la-litterature-populaire-contemporaine], consulté le 2024-12-26.