«Fan fiction is a way of the culture repairing the damage done in a system where contemporary myths are owned by corporations instead of owned by the folk.» (Harmon, 1997) C’est ainsi que Henry Jenkins explique, ou plutôt justifie, la tendance des fans à s’approprier des éléments de la culture de masse pour créer leur propre culture à l’origine de communautés, de nouvelles formes de médias et de ramifications créatives d’une richesse inouïe. Jenkins, chercheur et essayiste américain, pionner dans le domaine des nouveaux médias, a ouvert la voie, en 1992, avec son premier essai sur le sujet, Textual poachers, qui propose de réfléchir aux réelles connotations derrière les pratiques de ces «braconniers», les fans (Jenkins, 1992). Par la création et la contribution aux fandom1, les fans s’inscrivent au cœur du principe de la culture participative que Jenkins développe au fil de ses recherches. La culture participative s’oppose à la culture de consommation de la société capitaliste en réhabilitant les individus en tant que producteurs actifs de culture plutôt que d’être encastrés dans le rôle passif de consommateurs (Jenkins et al., 2016 : 214). Bien que présente dans nos pratiques culturelles depuis des siècles, la culture participative a connu une incroyable effervescence grâce à l’émergence du Web 2.0 qui facilite les processus de publication et de partage entre internautes. En d’autres mots,
with the advent of convergent new media and the plethora of choice in sources for information, as well as the increased capacity for individuals to produce content themselves, this shift away from producer hegemony to audience or consumer power would seem to have accelerated, thus eroding the producer-consumer distinction (Miller, 2011: 87).
Pour Jenkins, «le numérique n’a pas rendu le fandom plus participatif, mais il a considérablement accru l’éventail des participants potentiels.» (Jenkins et al., 2017: 15) Grâce aux nouvelles technologies, les zines, les blogues, les balados et certains types de vidéo s’inscrivent parmi la liste des médiums favoris de la culture participative. Néanmoins, la fanfiction, une des plus anciennes formes, reste parmi les plus populaires aujourd’hui encore.
Il est difficile d’exactement situer la naissance de la fanfiction dans la mesure où, selon la définition que l’on en a, les origines diffèrent. Bien que la première utilisation retraçable du terme «fanfiction» remonte aux années 1930, si l’on considère que la fanfiction consiste à se baser sur l’œuvre d’autrui pour créer une œuvre qui vient compléter ou poursuivre la première, Le siège de Thèbes de Lydgate, écrit en 1421, serait une fanfiction puisqu’il s’agit de la suite des Contes de Canterbury de Chaucer écrits entre 1387 et 1400 (Aragon et al., 2019: 13). Un exemple plus parlant serait celui de la saga Sherlock Holmes durant la période de Sherlockiana, l’époque de grande popularité du héros de Doyle au tournant du 20e siècle. Le magazine anglais Tit-bits a largement contribué à sceller l’iconicité du personnage en invitant ses lecteurs à soumettre des récits de leur cru mettant en scène le détective et son acolyte. Ainsi, les pratiques de culture participative conjointement à l’avènement des technologies, comme la presse, ont réussi à transformer une figure culturelle en élargissant ses horizons dans le champ de production culturelle (Aragon et al., 2019: 13). Cependant, la fanfiction a connu un réel tournant dans les années 1960 grâce à la série Star Trek qui l’a façonnée en ce qu’elle est aujourd’hui (McArdle, 2016).
Dans un désir de se réapproprier la culture que ce soit pour la prolonger, l’amender ou la transformer, la fanfiction permet aux fans de mettre en scène les éléments de leurs choix d’un objet culturel–film, roman, série télévisée–afin de les explorer selon les fantasmes de leur imagination. La fanfiction est donc une multiplicité de récits écrits par des fans, pour des fans, qui permettent l’épanouissement de lieux culturels communs dans des perspectives auxquelles les médias de masse ne donnent pas accès. La fanfiction peut s’inscrire dans le canon de l’histoire dont elle se base comme elle peut seulement s’en inspirer pour donner naissance à tout autre chose, le fanon 2. Jenkins recense dix types de fanfictions selon leur fonction primaire (Jenkins, 1992 : 165-182):
Ainsi, les possibilités sont infinies, la fanfiction donne une liberté créatrice peu égalée à ses auteurs notamment du fait que ceux-ci n’ont pas à se soucier de maintenir une cohérence avec le matériel d’origine dans la mesure où le récit produit n’est pas restreint à être une continuité du récit d’origine. Par ailleurs, un auteur de fanfiction pourrait produire plusieurs récits qui, dans une perspective traditionnelle, se contrediraient sans que cela ne pose un problème puisque chaque fanfiction est une entité à part entière. L’auteur d’une série publiée pourrait difficilement se le permettre (Soller, 2019).
In summary, writing fanfiction is a way of imaginatively engaging with fictional stories that extends beyond consumption of the source material. It can be seen as similar to both daydreaming about fictional characters and pretending to be or to interact with those characters; however, many of the ways in which fanfiction writers contribute imaginatively to the fictions they write about also parallel readers’ imaginative participation in the consumption of stories more broadly. (Barnes, 2015: 73)
En outre, il y a consensus entre les différentes études menées au fil des dernières décennies pour affirmer que les fanfictions sont principalement produites et consommées par des femmes. D’une part, cela s’expliquerait du fait que la modalité de l’écriture serait une approche genrée plutôt propre aux femmes qui leur permettrait d’établir une relation affective avec le matériel source dans un environnement où cela n’est pas proscrit comme cela pourrait l’être dans d’autres sphères. D’autre part, la prédominance d’autrices de fanfiction permettrait de pallier la marginalisation des audiences féminines dans le monde des médias de masse dont le public cible est masculin hétéronormé (Jenkins, 1992). Ainsi, la fanfiction est un lieu de convergence pour les femmes qui peuvent s’engager ouvertement dans des échanges sur leur sexualité, leurs désirs, etc. (Paris, 2016). Par le fait même, la fanfiction peut se présenter comme un espace d’exploration sécuritaire des identités marginalisées comme les identités queers (Floegel, 2020). Enfin, le principe de communauté est au cœur de ce monde dont le point nodal est avant toute chose l’intérêt que l’on porte pour l’objet culturel en question. À partir d’un principe d’anonymat soutenu par l’organisation des différentes plateformes, les communautés se nourrissent d’un constant échange entre écrivains et lecteurs, entre fans (Bronwen, 2011). En ce sens, il persiste un principe de démocratisation de l’accès à la culture dans ces communautés qui ont élaboré respectivement leur propre mode de fonctionnement et d’organisation.
Il apparait clair que la fanfiction chevauche plusieurs champs. Rappelons qu’un champ, selon la théorie de Bourdieu, est un espace de «forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent […] en même temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendant à conserver ou à transformer ce champ de forces» (Bourdieu, 1991: 5). En d’autres mots, le champ est un espace structuré de positions qui définissent la relation qu’un agent entretient avec les autres agents du champ. Ce champ est structuré aussi par un rapport de force lié à une lutte symbolique qui lui est spécifique, mais qui, ultimement, est une lutte pour la légitimité. La nature même de la fanfiction fait d’elle un objet littéraire: elle est un récit de fiction écrit. Ceux qui la produisent sont des auteurs, ceux qui la consomment sont des lecteurs. Les plateformes qui hébergent ces récits agissent, bien que l’esprit hiérarchique soit tout à fait différent, telles des maisons d’édition. Elles font la promotion de ces œuvres et permettent à ceux qui le souhaitent de s’engager dans des projets d’édition des œuvres, de marketing, d’organisation, de concours littéraires et plus encore. Tout compte fait, il y a un aspect intrinsèquement littéraire à la fanfiction. Or, cette appartenance semble être reniée par le champ littéraire. La fanfiction est étudiée depuis des décennies par les sciences de la communication, les sciences de l’éducation, les études queers, mais presque pas l’ombre d’un écho du côté des études littéraires. En ce sens, il est légitime de se demander: comment la fanfiction s’inscrit-elle dans le champ littéraire? Par ailleurs, considérant qu’elle est régie par un système de collaboration dû à son appartenance à la culture participative, quelle est la position des agents de celle-ci? Ont-ils des prises de position qui diffèrent les unes des autres ?
À l’analyse du portrait global de notre objet d’étude, nous constatons que la fanfiction possède un faible capital symbolique dans le champ littéraire. Le capital symbolique est l’amalgame des différentes formes de capital–économique, culturel, social–et représente la capacité d’un agent à mobiliser l’ensemble de ses ressources dans un contexte social donné se traduisant ainsi par le niveau de prestige et de reconnaissance qui peuvent lui être octroyés (Sapiro, 2020). En ce qui concerne la fanfiction, cette constatation s’explique, entre autres, du fait que la fanfiction semble relever du «mauvais goût». «Le jugement de goût […] un des enjeux les plus vitaux des luttes dont le champ de la classe dominante et le champ de production culturelle sont le lieu […] est la manifestation suprême du discernement qui, réconciliant l’entendement et la sensibilité […] définit l’homme accompli» (Bourdieu, 1979 : 9). La distinction est donc cette capacité, que les classes dominantes considèrent leur être innée, à discriminer le vulgaire et le commun du distingué. Bien que cette sensibilité à la distinction soit le produit d’une socialisation qui débute dès la petite enfance, être capable de bon goût, avoir l’œil pour les finesses de l’art octroie un capital symbolique qui renforce l’appartenance à une classe sociale dominante distinguée. Cette appartenance et cette tendance à la distinction, à leur tour, renforcent l’idée d’une élite qui mérite ses privilèges puisqu’elle possède un caractère de raffinement intrinsèque à sa constitution plutôt que le simple fruit de la somme de ses expériences sociales. Les champs de production culturelle, le champ littéraire y compris, ont des fondations ancrées dans cette «dialectique de la distinction» (Bourdieu, 1992: 211). «Un des enjeux centraux des luttes littéraires est le monopole de la légitimité littéraire.» (Bourdieu, 1991: 14) Ce qui possède le plus de capital symbolique au cœur du champ littéraire, ce qui est le plus légitime et prestigieux, ce sont toutes ces œuvres qui se détachent des exigences du marché, qui rejettent les goûts vulgaires et communs, car «le véritable plaisir artistique serait le plus pur, le plus loin des nécessités immédiates». (Riondet, 2003: 83) Permettant l’expérience de l’art en tant que finalité,
Le roman «pur» est le produit d’un champ dans lequel la frontière tend à s’abolir entre l’écrivain qui ne fait si bien la théorie de ses romans que parce qu’une pensée réflexive et critique du roman et de son histoire est à l’œuvre dans ses romans, et le critique qui se donne pour mission de lire les romans non comme «l’écriture d’une aventure, mais comme l’aventure d’une écriture». (Riondet, 2003: 26)
La fanfiction, quant à elle, rejette cette quête. Ses dix fonctions en sont une preuve. Les agents de la fanfiction ne sont pas à la recherche d’une expérience esthétique pure. La qualité de l’écriture, bien qu’appréciée lorsque relevée, n’est pas l’objectif de la fanfiction (Soller, 2019) qui relève plutôt de l’affect, alors que dans le champ littéraire «bien parler, c’est parler comme un livre. Un bon livre est celui qui a un beau langage. Et le beau langage est ce qui est possédé par les dominants» (Riondet, 2003 : 83). De plus en plus d’études tendent à confirmer l’hypothèse que les fans-auteurs entretiennent des relations parasociales très fortes avec leurs personnages favoris. Par conséquent, la production de fanfiction, par le fait même sa réception chez les fans-lecteurs, servirait tant à maintenir qu’à solidifier les liens affectifs entre les fans et les personnages (Van Steenhuyse, 2011). Par la mise en récit de ces objets culturels, les fans réussissent à engendrer une expérience émotionnelle satisfaisante qui intensifie les émotions sous-jacentes au texte d’origine (Jenkins, 1992). Nous l’aborderons sous peu, mais une des principales formes de classement des récits se base, justement, sur le ressenti que cause une histoire chez son lecteur. «Hurt/comfort», «angst», «fluff», c’est par ces indicatifs que les fans naviguent à travers les milliers de récits à leur portée (Busse et al.). En outre, ce rapport complexe et intime avec l’objet culturel en question tend à donner aux fans la perception qu’ils connaissent leurs personnages favoris mieux que leurs créateurs. Ainsi, au-delà de l’aspect affectif, il y a une dimension de réhabilitation de leur identité (Barnes, 2015). «It is perhaps unsurprising, then, that the act of writing fanfiction has been characterized not only as a way to understand the characters one cares about, but also to assert some level of ownership over them.» (Barnes, 2015 : 76) Ce rapport de possession est d’ailleurs mal reçu par certains agents du champ littéraire (Fathallah, 2015 : 77)3, car «le professionnel tend à ‘haïr’ le ‘vulgaire profane’ qui le nie en tant que professionnel en se passant de ses services: il est prompt à dénoncer toutes les formes de ‘spontanéisme’ […] propre à le déposséder du monopole de la production légitime» d’œuvres. (Bourdieu, 1987 : 199)
À la lumière de tout cela, il apparait évident que la fanfiction s’inscrit dans un rejet de l’autorité littéraire canonique (Busse et al.) ce qui fait d’elle et de ses agents des hérétiques aux yeux du champ littéraire.
The stereotypical conception of the fan, while not without a limited factual basis, amounts to a projection of anxieties about the violation of the dominant cultural hierarchies. The fans’ transgression of bourgeois taste and disruption of dominant cultural hierarchies ensures that their preferences are seen as abnormal and threatening by those who have vested interest in the maintenance of these standards. […] Fan culture muddies those boundaries, treating popular texts as if they merited the same degree of attention and appreciation as canonical texts. Reading practices (close scrutiny, elaborate exegesis, repeated and prolonged rereading, etc.) acceptable in confronting a work of ‘serious merit’ seem perversely misapplied to the more ‘disposable’ texts of mass culture. […] From the perspective of the dominant taste, fans appear to be frighteningly out of control, undisciplined and unrepentant, rogue readers. […] Fan culture stands as an open challenge to the ‘naturalness’ and desirability of dominant cultural hierarchies, a refusal of authorial authority and a violation of intellectual property. (Jenkins, 1992: 16-19)
En somme, nous pourrions postuler que la fanfiction a une position de dominée et est au bas de l’échelle dans le champ littéraire dans la mesure où elle n’a aucun capital en son sein. Toutefois, un bémol s’impose. La fanfiction relève du populaire qui «représent[e] [l’]obstacle à l’imposition de la légitimité» (Bourdieu, 1987: 199), tout en le revendiquant ce qui ne peut que causer des frictions au sein du champ littéraire puisque «l’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes […] et le plus intolérable pour ceux qui s’estiment détenteurs du goût légitime, c’est par-dessus tout, la réunion sacrilège des goûts que le goût commande de séparer» (Bourdieu, 1979 : 60). Par toutes ces tensions qu’elle soulève, la fanfiction a une prise de position assez claire par rapport à la lutte symbolique pour la légitimité qui caractérise le champ. Bien que le champ littéraire la reconnaisse peu, la fanfiction est en interaction avec sa lutte, ses agents, son système de valeurs4. En fait, elle s’affranchit des dictats du champ littéraire: elle ne cherche à atteindre ni la forme du roman pur ni son public. «L’objectif du littéraire […] est d’assurer une domination. Il cherche à conquérir une position prédominante.» (Riondet, 2003 : 84) Ce n’est pas l’objectif de la fanfiction dont les agents désavouent cette posture autoritaire et s’identifient, avant tout, comme des fans et des novices (Bronwen, 2019: 214). Considérant l’autonomie indéniable de la fanfiction5 qui opère dans des sphères qui lui sont propres, il semblerait que la fanfiction aurait réussi à se nicher dans un sous-champ qui a son propre mode de fonctionnement. La fanfiction régit un monde parallèle qui admet, parfois, une perméabilité avec le champ littéraire selon certaines circonstances.
Cette perméabilité est remarquable, en particulier, lorsque l’on considère certains des grands succès économiques des dernières années telles les séries Fifty Shades of Grey et After6 (Soller, 2011) qui sont toutes deux des fanfictions à l’origine. Ce succès est tout de même de mauvais augure dans le champ littéraire pour qui «le succès populaire entraine une forme de dévaluation, voire de disqualification du producteur» (Bourdieu, 1987: 199). Les auteurs qui font la transition entre le monde de la fanfiction et celui de la publication légitime en sont très conscients puisque, systématiquement, la transfiguration de leur posture d’auteur au sein du champ littéraire nécessite l’oblitération de leur présence dans le monde de la fanfiction (Flegel et al., 2016). C’est ainsi que nous pouvons constater à quel point, au sein du champ littéraire, la fanfiction a une position déplorable. Ce travail de nettoyage de l’image d’auteur passe par le retrait de toute trace de la fanfiction originale en ligne à un déni total de la part de l’écrivain de son implication dans le monde de la fanfiction. Cette refonte de l’identité de l’auteur, nécessaire pour sa prospérité au sein du marché de grande production du champ littéraire qui dévalorise l’amateurisme, ostracise tout de même le public premier, les fans de fanfiction, sans qui un tremplin vers la popularité aurait été bien peu probable. Ce processus est plutôt mal reçu par les fans. En fait, ce n’est pas tant le succès économique qui dérange les agents de la fanfiction. C’est plutôt l’appropriation, par l’auteur, d’un travail collaboratif qui a été soutenu par toute une communauté dans le but d’engendrer du capital économique et symbolique qui lui serait propre. Ainsi, le rejet de l’appartenance au monde de la fanfiction par l’auteur qui cherche à gagner en légitimité dans le champ littéraire est vu comme une trahison des principes mêmes qui régissent la fanfiction (Soller, 2011: 69).
Dans le grand champ de production culturelle, la culture libre illégitime « ne vaut qu’à la mesure stricte de son efficacité technique, sans aucune valeur sociale ajoutée. » (Bourdieu, 1979 : 24) Pour ainsi dire, ce sous-champ littéraire qui admet la fanfiction, en fin de compte, relève du domaine de l’amateur et de l’agentivité du lecteur devenu créateur. Il est impossible de reléguer aux oubliettes tout le travail et l’engagement de ces fans qui adoptent des postures et des comportements au caractère fortement littéraire simplement parce qu’ils ne sont pas conformes à la doxa. (Jenkins, 1992: 19) «Restituer la lecture et le texte lu dans une histoire de la production et de la transmission culturelles, c’est se donner une chance de contrôler le rapport du lecteur à son objet et aussi le rapport à l’objet qui a été investi dans cet objet.» (Bourdieu, 1987: 156) La fanfiction donne cette chance au lecteur par la réhabilitation de ses droits par rapport au texte et à ses interprétations. L’intégration de la télévision dans les foyers, lors des années 60, était «censée niveler, homogénéiser peu à peu tous les téléspectateurs» (Bourdieu, 1997: 27). Le changement de paradigme que cette nouvelle technologie a engendré s’est transfusé dans le rapport qu’entretiennent les fans avec le texte7 en donnant naissance à la fanfiction (Jenkins, 1992: 6) qui homogénéise, elle aussi, tous les lecteurs. L’illusio, «au sens d’investissement dans le jeu qui arrache les agents à l’indifférence et les incline et les dispose […] à distinguer ce qui est important» (Bourdieu, 1992: 332), qui motive les agents de ce sous-champ de la fanfiction est différent de celui du grand champ littéraire. Privilégiés sont: l’agentivité du fan, le mentorat entre fans, le respect de l’apport de tout un chacun sans entrave à la créativité et le partage (Jenkins et al., 2017).
En tenant compte de tous ces aspects de la spécificité de l’inscription dans le champ littéraire de la fanfiction par l’intégration d’un sous-champ spécifique, il importe de se tourner vers les plus grands agents de ce domaine particulier, les plateformes, afin d’identifier les dynamiques de la structuration de ce sous-champ. Une étude menée en 2016 (Figure 18) auprès de près de huit mille fans de fanfiction a déterminé que les trois principales plateformes utilisées par ces derniers sont: Archive Of Our Own (AO3), Tumblr et Fanfiction.net (FFN) (Klink et al.). Ces résultats ne sont pas étonnants dans la mesure où FFN est l’une des plus anciennes plateformes hébergeant plus de six millions de récits (Aragon et al., 2019: 16) pour un million et demi d’auteurs, alors que AO3 recense plus de deux millions de récits et accroit constamment en popularité depuis son apparition sur le web. Toutefois, la plateforme Wattpad est parmi les moins sélectionnées par les répondants de ce sondage ce que les recherchistes expliquent par la démographie de leur public. Le résultat n’est pas tout à fait représentatif de l’actuelle popularité du site qui héberge plus de cent trente millions de récits écrits par des auteurs amateurs (Pianzola et al., 2020). Nous privilégierons ces trois plateformes pour notre analyse en laissant de côté la plateforme Tumblr en raison de son interface9.
L’allure de Fanfiction.net semble ne pas avoir été rafraichie depuis sa création au tournant du millénaire en 1998 (Figure 2). Ce qui est mis de l’avant, sur cette plateforme, c’est avant tout la fanfiction. Les sections qui s’offrent à nous nous invitent à parcours les nouveaux récits, les communautés et les forums. L’accès à la fanfiction, par FFN, est limpide. Le slogan du site confirme cette intuition : les fans n’ont plus qu’à «unleash [their] imagination» (fanfiction.net, consulté le 7 avril 2022). Au contraire, l’accès à AO3 est entravé par une demande de consentement aux conditions d’utilisation du site (Figure 3). En outre, la page d’accueil du site (Figure 4) solidifie sa prise de position au sein de ce sous-champ puisque la plateforme se revendique comme «a fan-created, fan-run, nonprofit, noncommercial archive for transformative fanworks, like fanfiction, fanart, fan videos, and podfic» (archiveofourown.org, consulté le 7 avril 2022). Nous pouvons constater que le mode premier d’organisation des fandoms entre les deux sites est similaire. Pour accéder aux fandoms, le fan se réfère à la source d’origine de celle-ci: livres, télévision, dessins animés, etc. Les similarités ne s’arrêtent pas là notamment par la présence d’un espace réservé à un fil d’actualité et au compte Twitter des gestionnaires de ces plateformes.
The user demographics of Fanfiction.net and AO3 are very different. Although 90 percent of the members of both archives self-identify as female or nonbinary genre, we fund the median self-reported participant age on Fanfiction.net is sixteen (Yin et al., 2017). […] Qualitative research describes typical users of AO3 as longer-term adult fans, with a median age in their thirties (De Kosnik, 2016). (Aragon et al., 2019: 21)
De ce fait, au-delà de l’efficacité simple à exécuter de ce modèle, nous pourrions émettre l’hypothèse que les similarités entre les deux sites s’expliquent aussi du lien particulier qui les unis. Les utilisateurs de AO3 y migrent après avoir fait leurs premiers pas sur FFN. (Floegel, 2020: 794) La création de AO3 ne remontant qu’à la fin des années 2000, il est plus que probable que les fondateurs de la plateforme étaient d’avides usagers de FFN. La démographie des utilisateurs de AO3 expliquerait, par le fait même, la prise de position forte du groupe par rapport à la lutte symbolique du sous-champ et du champ littéraire. Ces fans sont davantage conscients du stigma lié à l’illégitimité de la fanfiction, mais revendiquent ce rejet de l’autorité canonique, de la doxa littéraire, dont il a été mention plus haut pour créer un espace où «all fannish works are recognized as legal and transformative and are accepted as a legitimate creative activity» (transformativeworks.org, consulté le 7 avril 2022). Il persiste donc une intention sous-jacente à l’activité fan sur AO3 de s’opposer activement, par l’interaction au sein de la communauté de fanfiction, aux exigences du grand marché de production culturelle.
La posture de Wattpad est, quant à elle, complètement opposée à celle que nous venons d’aborder (Figure 5). Bien que la prise de position de Wattpad ne soit pas aussi explicite que celle de AO3, il est indéniable que la plateforme cherche à s’inscrire comme un agent légitime dans le domaine de grande production tant dans le champ littéraire que celui des médias. En observant la page d’accueil dont l’allure professionnelle détone des deux dernières, nous constatons une absence quasi totale de mention fanfiction. Avant tout, Wattpad se présente comme un tremplin vers le succès commercial en misant sur une de ses plus grandes réussites, l’adaptation cinématographique de la série After, et sur ses relations de partenariats avec des maisons d’édition légitimes telles que Penguin Random House UK ou des compagnies de production comme Sony et Hulu. Alors que AO3 refuse d’héberger du contenu original qui ne serait pas du fanwork parce que cela va à l’encontre de sa politique de contenu (terms of service, sur archiveofourown.org, consulté le 7 avril 2022) et que FFN redirige les contenus originaux vers sa plateforme sœur, FictionPress.com, Wattpad «brouille la distinction entre texte fan et texte amateur original [en] archiv[ant] ainsi côte à côte des textes originaux et des fanfictions [qui] sembl[ent] représenter un genre littéraire parmi d’autres.» (Lata, 2020: 71) Les conséquences de ces prises de position divergentes sont apparentes au niveau des classements qui s’opèrent.
Selon la théorie de Bourdieu, les classements sont un produit de l’histoire, conçus dans un contexte donné et influent, par le fait même, ce contexte. Les classements ont une fonction sociale de structuration en stratifiant le monde, ou plus précisément un champ, selon un code de valeurs propre à ses normes. En d’autres mots, les classements relèvent de la subjectivité. En ce sens, les classements représentent une forme de domination puisqu’ils imposent une position aux agents d’un espace social tout en reconduisant la lutte symbolique pour la légitimité. Dans le champ littéraire, les classements discriminent les genres littéraires en accordant plus de capital symbolique à certains genres plutôt que d’autres (Bourdieu, 2015).
Pour ce qui est de FFN et de AO3, le système d’organisation se présente de manière plutôt homogène. Au premier niveau de classement, le fan doit sélectionner le type de médias dont le fandom qu’il cherche est originaire. Une fois ce choix fait, le fan doit sélectionner l’objet culturel qui est à l’origine du fandom. Le lecteur peut soit accéder à une liste décroissante des plus populaires séries (Figures 6 et 7) ou à une liste alphabétique. Sur les deux plateformes, la série la plus en vogue dans la catégorie «livres» est incontestablement celle de Harry Potter cumulant plus d’un million d’entrées en tout. Ensuite, plusieurs filtres permettent de raffiner la recherche. Il est question du nombre de mots, de la langue d’écriture, du statut de complétion de l’histoire, de sa date de parution ou encore du nombre de commentaires publiés sur une fanfiction (Figures 8 et 9). Toutefois, c’est le second niveau de classement, les genres et les étiquettes, qui se démarque et traduit davantage l’esprit unique de la fanfiction. Comme dans la plupart des éléments d’analyse qui ont précédé, FFN est plus timide dans l’exécution des principes qui régissent la fanfiction. Les classements proposés sont plutôt traditionnels (aventure, crime, science-fiction) rappelant le mode d’organisation d’une librairie par exemple. Deux genres, cependant, se démarquent: «hurt/comfort» et «angst». Considérant que FFN a très peu évolué depuis sa création, alors que la fanfiction est en constante croissance, il serait plausible de postuler que la plateforme est restée figée dans sa forme embryonnaire. Son mode de classements démontre l’ébauche d’un système distinct, mais pour lequel il n’y aurait pas eu aboutissement.
Au contraire, la richesse des classements sur AO3 est inégalable grâce à la grande liberté qu’on les fans de pouvoir catégoriser eux-mêmes les récits qu’ils produisent. En effet, l’auteur peut mettre autant d’étiquettes qu’il le souhaite, alors qu’il y a une limite de deux sur FFN, et en inventer à sa guise aussi. Parmi les étiquettes les plus populaires sur AO3 (Figure 10), nous retrouvons à nouveau «angst», «hurt/comfort», mais aussi «fluff» ce qui rejoint les résultats de l’étude menée par Fansplaining. (Klink et al.) De ce fait, les classements sur Archive Of Our Own s’inscrivent clairement dans le système de valeurs qui régit la fanfiction: ils permettent l’agentivité du créateur ainsi que le respect de l’apport de tout un chacun sans commettre une entrave à l’esprit de créativité et de partage. Par ailleurs, ce mode de classements illustre davantage le rapport complexe et singulier que les fans entretiennent avec la fanfiction. Comme cela a été abordé, la fanfiction est, avant tout, une expérience émotionnelle pour le fan. Ainsi, un système tel celui de AO3 traduit plus honnêtement le caractère d’ouverture et d’inclusivité qui règne sur la fanfiction (Hill et al., 2017: 852). De surcroit, la responsabilité de maintenir un ordre et un équilibre dans ces classements est une responsabilité partagée entre les auteurs et des bénévoles, les «tagwranglers», les démêleurs d’étiquettes (Hill et al., 2017 : 851). Cette implication de tous les membres de la communauté, la possibilité de négociation des codes de classements préserve l’esprit de démocratisation de la culture que propose la culture participative. (Lata, 2020: 74) Les classements sur AO3 ne sont pas des dictats ou des impositions. Ce sont des repères collectivement déterminés et maintenus dans le but de permettre l’expérience de fanfiction la plus optimale possible. Pour toutes ces raisons, AO3 possède plus de capital symbolique dans le domaine que FFN, par exemple, car les fans la préfèrent pour la liberté qu’elle leur offre (Floegel, 2020).
Quant à elle, la plateforme Wattpad est aux antipodes des considérations que nous venons d’aborder. Les classements sur le site opèrent une ségrégation entre la fanfiction, qui devient une catégorie à part entière, et les autres genres comme «aventure», «horreur» ou «romance» (Figure 11). Une fois dans la section «fanfiction», certaines étiquettes générées par l’algorithme du site sont proposées au lecteur qui ne peut contrôler le mode de recherche autrement (Figure 12). Ce n’est que dans la section «rechercher» que celui-ci peut appliquer ses propres étiquettes, mais le succès de la recherche n’est pas assuré si l’étiquette n’est pas officiellement répertoriée sur la plateforme. D’une part, nous constatons un mode de classements qui limite l’utilisateur en le restreignant à des balises structurantes. D’autre part, les valeurs plutôt mercantiles de la plateforme sont traduites par les classements qui mettent de l’avant, en premier lieu, des histoires payantes. D’ailleurs, à de nombreuses reprises, l’utilisateur est invité à débourser des frais pour accéder à un service de meilleure qualité offrant l’accès à plus de publications en s’abonnant à Wattpad Premium (Figure 13). Enfin, nous remarquons aussi une séparation dans les classements, visible par une démarcation de couleur grise entre deux sections: l’ensemble des récits accessibles et ceux spécialement sélectionnés par Wattpad. Alors que sur d’autres plateformes ce qui permet d’identifier les récits les plus populaires est les nombres de commentaires et de mises en favoris par les fans, sur Wattpad, c’est un choix éditorial selon des critères qui ne sont pas révélés. Par le fait même, ces éditeurs se positionnent comme intermédiaire entre les lecteurs et leurs récits. Les lecteurs n’élisent plus eux-mêmes le palmarès de leur fanon. De la sorte, contrairement à la prise de position explicite de AO3, Wattpad s’engage davantage dans une logique de marché qui rejoint la lutte symbolique du domaine de grande production du champ littéraire. Plutôt que de rejeter cette lutte pour la légitimité, la plateforme cherche à s’imposer comme agent de taille en misant sur la valeur commerciale des objets littéraires marchandés.
Web 2.0 did represent a fairly fundamental rethinking of how cultural production operates under capitalism, though it did not make producing culture more democratic in any absolute sense. […] Today’s technologies are shaped by and help shape the commercial landscape. As a result, much of what we’re seeing in participatory culture is affected, for better and for worse, by capitalism and the economic, political, and legal landscape that underpins contemporary business. […] Some parts of participatory culture are quite resistant to capitalism. Other aspects are less critical and, perhaps, some may be more heavily shaped by corporate logics. (Jenkins, 1992: 161; 195)
Nous pourrions alors postuler que l’absence des caractéristiques de classements propres à la fanfiction, comme la catégorisation par l’émotion, s’explique du fait que la plateforme Wattpad, pour apparaitre comme un agent légitime du champ littéraire et non comme un agent de ce sous-champ spécifique, absorbe davantage les normes du marché littéraire tel que nous le connaissons afin de répondre aux besoins et aux attentes d’un public plus large que celui de la fanfiction. La plateforme privilégie une catégorisation a priori plutôt qu’un classement modulé par les goûts et les habitudes concrètes du lectorat. Par ces pratiques, Wattpad ne cherche pas à accumuler du capital symbolique au cœur de ce sous-champ, mais plutôt à miser sur sa perméabilité avec le champ littéraire pour entreprendre une transition marquante des meilleures productions des fans et des auteurs amateurs.
Nous constatons que les trois plateformes abordées ont toutes des prises de position différentes les unes des auteurs à l’intérieur du sous-champ de la fanfiction et par rapport au champ littéraire. Alors que Fanfiction.net reste plutôt dans les marges d’une position définie, Archive Of Our Own incarne, par son projet, l’essence des valeurs qui coordonnent la fanfiction. Par le fait même, cette plateforme qui rejette les dictats traditionnels du champ littéraire possède un plus grand capital symbolique auprès des fans qui apprécient l’engagement de AO3. Enfin, Wattpad maximise la portée de son lectorat en jouant sur la frontière floue entre fanfiction et récit amateur original. En brouillant ainsi les distinctions, la plateforme crée un espace où la culture libre illégitime commence à rejoindre celle légitime de la grande production. Par cette entreprise, la fanfiction réussira peut-être à gagner en légitimité au cœur du champ littéraire.
En guise de conclusion, tout comme la fanfiction privilégie le alternate univers pour l’exploration libre d’objets culturels, elle-même s’est nichée dans un univers alternatif à celui du champ littéraire afin de permettre aux fans devenus lecteurs et créateurs de prendre part à l’activité de production culturelle selon des exigences qui leur sont uniques. Par rapport au champ littéraire, la fanfiction entretient une relation ambivalente ponctuée par une sorte de rejet mutuel dans la mesure où les systèmes des valeurs qui régissent les deux univers sont plutôt opposés. En ce sens, la fanfiction a une position très faible au sein du champ littéraire, mais de récents succès littéraires, ainsi que certaines pratiques commencent à ouvrir la voie à la reconnaissance de la fanfiction dans le champ. Ceci n’est toutefois pas l’objectif de la majorité des agents du sous-champ de la fanfiction qui revendiquent leur autonomie par rapport aux dictats du marché et du champ littéraire.
En outre, nous ne pouvons que souligner le fait que cette réflexion ne dévoile qu’à peine la pointe de l’iceberg. Maints aspects de la fanfiction et leurs implications quant à la question du rapport au champ restent peu explorés. Considérant les prises de position variées entre les plateformes, il serait pertinent de se tourner vers les pratiques des agents sur ces plateformes afin de les comparer. La review culture étant une composante intégrale des interactions entre fans, une analyse plus poussée permettrait de déterminer quels genres de relations ces agents entretiennent les uns entre les autres, ainsi que d’identifier si la nature de la prise de position des différents sites influence les relations qui s’y tissent. Certaines études ont déjà permis d’entamer le processus de catégorisation des commentaires laissés par les fans (Magnifico et al., 2015), alors que d’autres ont étudié l’impact de l’interface des plateformes sur la longévité des leurs communautés (Fathallah, 2015). Par ailleurs, une étude colossale concernant un corpus de plus de trente millions de récits tirés de Wattpad récemment publiée a permis l’analyse du rapport du sujet-lecteur à l’univers de la fanfiction en recensant les émotions et les tropes littéraires favoris des fans en relation avec la langue d’expression privilégiée (Pianzola et al., 2020). La prochaine étape serait alors de mettre en corrélation tous ces résultats afin de mettre en relief les comportements que l’on retrouve auprès des utilisateurs de Fanfiction.net, de Archive Of Our Own et de Wattpad par exemple. Par ailleurs, ces trois plateformes ne sont pas uniques. Il reste encore à voir quels sont les enjeux de classements, de prise de position sur des plateformes comme Tumblr, Commaful, Quotev, Livejournal, etc. Une autre question que nous pourrions poser dans le cadre de cette recherche concerne notamment la reconduction de la violence symbolique par la fanfiction. Considérant le contexte de production de plusieurs objets culturels à l’origine de fandoms, il n’est pas rare de retrouver dans le contenu d’origine des formes de violence symbolique envers les femmes, les groupes marginalisés, etc. La série Twilight, par exemple, a été à l’origine de maintes divergences quant à l’interprétation du système de valeurs mis de l’avant. L’ambiguïté de la diégèse fait en sorte que le texte peut être lu comme un récit conservateur qui renforce des rôles genrés et des valeurs traditionnelles comme l’abstinence avant le mariage, mais peut être aussi abordé comme un texte qui prône la rébellion contre les systèmes conventionnels (Paris, 2016). Par le fait même, la fanfiction Fifty Shades of Grey née de Twilight reconduit ce paradigme polémique. Ainsi, il serait pertinent de porter une attention plus minutieuse aux fanfictions produites afin d’identifier le rapport des fans à la violence symbolique. La fanfiction est-elle réellement un outil pour pallier la violence symbolique comme semblent le sous-entendre certaines études queers qui s’intéressent au phénomène de queer-baiting dans les médias ? (Floegel, 2020) D’une plateforme à une autre, la conscience de la violence symbolique chez les fans varie-t-elle ? En fin de compte, la fanfiction est un univers qui nous renseigne sur les pratiques littéraires et culturelles d’un public qui a soif de participer à l’effervescence de sa communauté. Réhabiliter la fanfiction et l’amateurisme dans les champs de production culturelle, c’est réhabiliter aussi l’individu dans sa culture, c’est redonner propriété à tout un chacun sur les histoires et les mythes qui ont constitué notre imaginaire collectif. C’est ramener, dans nos pratiques quotidiennes, le bonheur du conteur et son auditoire.
1. Le terme fandom vient de la fusion entre les termes «fan» et «domain» plutôt que «kingdom» comme on a tendance à le croire. Le fandom représente la communauté qui entoure un objet culturel: un film, un roman… D’une part, le monde de la fanfiction est régi, majoritairement, en anglais. D’autre part, les recherches et les écrits savants concernant la fanfiction, encore très peu étudiée dans les domaines francophones, sont principalement en anglais. En ce sens, nous privilégierons les termes anglais qui n’ont pas de réels équivalents en français et qui sont plus susceptibles d’être employés dans le monde élargi de la fanfiction.
2. Le canon des fans. Par exemple, un personnage hétérosexuel dans le canon pourrait être considéré comme homosexuel dans le fanon. Il y aurait alors consensus entre les fans à ce sujet.
3. Dans le champ littéraire, par exemple, deux auteurs prolifiques, Diana Gabaldon et George R. R. Martin, se sont publiquement positionnés contre l’appropriation de leurs univers fictifs dans le souci de défendre ce qu’ils considèrent être leur propriété intellectuelle sous les lois du droit d’auteur. Toutefois, suite à l’adaptation à la télévision de leurs œuvres littéraires, ils ont adopté des postures moins rigides face à la fanfiction ayant eux-mêmes ouvert la voie à la transposition de leur création à d’autres sphères de production culturelle.
4. Au fil de nos recherches, nous n’avons pu trouver que très peu d’instances appartenant au champ littéraire francophone (article de revue, billet dans un carnet de recherche, etc.) qui faisaient mention de la fanfiction en tant qu’objet littéraire ou en tant que phénomène littéraire. Dans le champ littéraire francophone, la fanfiction ne semble pas du tout exister. Néanmoins, la plateforme AO3 se démarque sur ce point dans la mesure où, en 2019, elle est devenue récipiendaire du prix littéraire Hugo. Ce prix littéraire très prestigieux dans le champ littéraire anglophone célèbre les meilleurs récits de science-fiction et de fantasy de l’année. Ainsi, les seules mentions de la fanfiction que nous avons pu trouver dans le champ de production culturelle francophone proviennent de divers articles abordant la réussite de la plateforme AO3. Nous avons choisi de ne pas aborder plus largement ce phénomène dans la mesure où il nous semble que pour pouvoir produire une analyse juste et pertinente, il faudrait d’abord se tourner vers les particularités qui différencient les champs littéraires francophones et anglophones. Nous tenions à souligner cet événement marquant dans le monde de la fanfiction, mais les postulats émis ne sont pas invalidés cette donnée aberrante. (Dulieu, 2019; Tual, 2019)
5. Parce qu’elle existe dans des plateformes à part, la fanfiction n’a pas a répondre aux exigences du marché de production culturelle. La plupart des plateformes de fanfiction sont fondées et gérées par des fans. Par ailleurs, celles-ci sont souvent aussi financées par ces derniers. En ce sens, ils n’ont pas à répondre aux besoins d’investisseurs ou autres. Dans la plupart des cas, les fans élaborent les codes de fonctionnement et de valeurs de ces plateformes d’où cette autonomie dont il est mention.
6. La série Fifty Shades of Grey de E.L. James est née d’une fanfiction de la série littéraire Twilight. En ce qui concerne After, il s’agit plutôt d’une fanfiction qui relève du domaine du «real person fiction» puisque l’autrice Anna Todd a écrit son récit sur Wattpad à propos du chanteur Harry Styles.
7. Nous entendons ici le terme «texte» dans un sens très large qui englobe les autres objets culturels à l’origine de fanfiction comme les séries télévisées, les films, etc.
8. Toutes les figures sont inclues dans le document disponible en téléchargement.
9. La plateforme Tumblr est, avant tout, une plateforme hébergeant des blogues personnels et n’a pas pour but d’être un lieu de partage pour les fans de la fanfiction. Ainsi, il serait très difficile de tirer de quelconques conclusions sur les enjeux reliés à notre sujet sur une telle plateforme puisque la recherche systématique est extrêmement ardue.
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