Une communauté est un «[g]roupe social ayant des caractères, des intérêts communs [ou encore l’]ensemble des habitants d’un même lieu, d’un même État1», ce qui implique alors une proximité physique entre les individus d’une même communauté une langue commune ainsi que des références culturelles communes. L’avènement des Réseaux et d’Internet dans les années 1990 engendre un nouveau type de communauté, ce qu’Howard Rheingold a identifié comme étant des «communautés virtuelles». Il les définit déjà en 1995 comme «des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu’un nombre suffisant d’individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace2.» Cette tendance se développe d’abord avec les forums, puis les blogues et se poursuit avec la multiplication des réseaux sociaux dans les années 2000, dont Facebook et Twitter en sont les plus notables exemples aujourd’hui, pour enfin inclure les communautés de partage de produits audiovisuels comme YouTube ou encore 9gag.com, plateforme de partage de «mèmes Internet».
Ce dernier exemple de communauté virtuelle, par sa forme, son contenu ainsi que par la forme de son contenu, le mème, problématise les échanges socioculturels tels qu’Howard Rheingold les pensait en 1995: «L’idée d’un réseau de communication mondial conçu et contrôlé par les citoyens participe d’une utopie technologique qu’on pourrait appeler “l’agora électronique”. Dans l’Athènes de la première démocratie, l’agora était […] l’endroit où les citoyens se réunissaient pour discuter; se mesurer; se disputer; échanger des potins; débattre de leurs idées politiques3.» Or, 9gag.com semble au contraire être une plateforme fondamentalement aliénante, par sa forme et son contenu, tout en étant, par son organisation, essentiellement démocratique. Après avoir défini ce qu’est la mémétique et exposé le fonctionnement du site web 9gag.com, nous verrons, en prenant comme point d’appui la théorie de Guy Debord sur La société du spectacle ainsi que sur de l’étude du discours social de Marc Angenot, comment la critique de la culture populaire peut s’appliquer à notre sujet d’étude.
Nous commencerons d’abord par comprendre comment, aux origines des communautés virtuelles telles qu’elles sont décrites par Howard Rheingold dès 1995, les Réseaux sont d’abord des «lieux» d’échanges. Il écrit que «[l]es forums électroniques naquirent, de manière inattendue, parce qu’ils permettaient d’utiliser les possibilités de communication des réseaux pour établir des relations de type social sans contraintes de temps et d’espace3.» Or, ces «relations» sont essentiellement virtuelles puisque les échanges ne sont pas physiques, mais purement «intellectuels». Howard Rheingold fait mention de ses expériences personnelles sur des réseaux comme Well («Whole Earth ‘Lectronic Link, service électronique de la Terre entière3») dès 1985 où il arrivait fréquemment que les membres d’une même communauté virtuelle se rencontrent dans le monde physique. Il explique alors que «[p]ar-delà l’aspect abstrait des rapports télématiques, cette question de communauté est fondamentale. Certains observateurs, comme Bellah (Habits of the Heart, The Good Society), ont noté ce besoin -face à la perte du sens de la chose commune en Amérique- de redonner un sens à la notion de communauté3.» Si nous considérons alors que 9gag.com est une communauté virtuelle, c’est essentiellement parce que le fonctionnement de cette plateforme est basé sur l’idée d’échange, à la fois par l’échange d’images que sont les mèmes Internet et par l’échange d’opinion dans la section des commentaires. Les utilisateurs sont alors partie intégrante de cette communauté d’une façon virtuelle, mais aussi par l’essence même de son contenu qu’est le mème.
Dans Les Communautés virtuelles, l’auteur rappelle que
[m]ême si les métaphores spatiales sont plus susceptibles de véhiculer ce concept de “lieu” partagé par les communautés virtuelles, c’est souvent la métaphore biologique qui est plus adéquate pour marquer la manière dont la cyberculture évolue. On peut voir le cyberespace comme une espèce de bouillon de culture social, le Réseau étant le milieu nourricier de cette culture et les communautés virtuelles, dans toute leur diversité, les colonies de micro-organismes qui s’y développent3.
Cette définition organique du cyberespace se rapproche de la définition du mème, puisque le «mot “mémétique” est construit sur le modèle du mot “génétique”, en utilisant le radical “mème” proposé par Dawkins, lui-même inspiré de “gène”, du grec mimesis (imitation) et du français “même” pour représenter l’idée d’un code culturel élémentaire reproductible et imitable4.» Le mème dans la communauté virtuelle 9gag.com devient alors un élément organique contagieux qui se transforme, qui évolue par les échanges puisqu’il est
un morceau d’information, stocké temporairement dans le cerveau humain, qui influence le comportement (pensée, parole, ou action) et se transmet d’une personne à une autre par imitation (imitation est ici prise au sens large, c’est-à-dire consciente ou non, voulue ou non, immédiate ou différée). (Définition formulée par P.Jouxtel d’après les travaux du Dr S. Blackmore.)5
La manifestation du mème Internet sur 9gag.com possède son propre corpus «d’informations», son propre corpus d’image à imiter. Le «processus mémétique» se produit essentiellement par le partage certes, mais aussi par l’accumulation de ces mèmes, leur répétition compulsive qui produit ce «stockage temporaire» dans le cerveau. Le site web knowyourmeme.com y recense tous les mèmes Internet et constitue ainsi une base de données qui se définit elle-même comme
a site that researches and documents Internet memes and viral phenomena. […] Much like wikis, any registered user can submit a meme or viral phenomena for research at knowyourmeme.com. Other users and staff researchers can contribute to the research of the topic and discussion about a meme. The research staff then confirms the meme or invalidates the meme by putting it in the “Deadpool6.”
On y mentionne notamment que les «Internet memes have risen in popularity with the rise of Internet Culture as more and more people identify with and participate on the Web as their primary method of expression and content consumption3.» Cependant, il est important de différencier le mème Internet («piece of content or an idea that’s passed from person to person, changing and evolving along the way3.») de ce qui peut être qualifié de «viral»: «A piece of content that is passed from person to person, but does not evolve or change during the transmission process3».
Donc, l’utilisation d’un corpus de base comprenant par exemple les rage faces (catalogue d’images représentants différentes émotions) afin de créer les rage comics ou encore des structures d’images qui encadrent une idée en imposant sa syntaxe composent le type de mèmes que l’on partage sur 9gag.com.
Lorsque Guy Debord publie La Société du spectacle en 1967, il écrit sur la société qu’il connait, celle qu’il a vu se former dans les années 1950-1960, ce qui implique évidemment qu’il n’y avait pas alors de réseaux sociaux ni Internet. Or, certains passages de son ouvrage semblent bien décrire le phénomène 9gag.com. Guy Debord écrit d’abord que «[l]e spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images7.» Cet extrait peut rappeler au lecteur d’aujourd’hui (plus de 40 ans après!) les nouveaux rapports humains virtuels qu’on peut entretenir avec des sites web comme Facebook et, évidemment, 9gag.com dans lesquels la vie est «médiatisée par des images», où les nouvelles communautés virtuelles ne communiquent majoritairement que par ces «images» que sont les mèmes: c’est par cette syntaxe qui s’impose à l’esprit que l’on exprime le réel. Dans le même ordre d’idée, Guy Debord ajoute que «[t]oute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation8.» Le phénomène semble s’être amplifié avec l’avènement d’Internet puisqu’avec la création d’un monde interactif virtuel, celui-ci acquiert une plus grande complexité que la télévision et le cinéma avec lesquels le spectateur entretient un rapport essentiellement passif. Or, dans ce monde interactif virtuel, les répétitions sont exponentielles puisqu’il y a accumulation des représentations du réel. La nouvelle réalité devient alors virtuelle (et ainsi, plus «complète», d’une certaine façon, parce que figée dans le temps); Guy Debord écrit sur la réalité que
là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle9.
Nous pouvons actualiser ses propos en mentionnant alors que ce n’est plus simplement une «abstraction généralisée», mais bien une «virtualisation» généralisée de la société, puisque le réseau Internet se conçoit alors comme un univers parallèle de la réalité physique, où se forment des communautés qui se regroupent autour d’échanges particuliers.
La plateforme 9gag.com et les mèmes Internet qu’on y partage peuvent se rapporter à cet extrait de La Société du spectacle dans lequel Guy Debord écrit que «[l]e spectacle moderne exprime au contraire ce que la société peut faire, mais dans cette expression le permis s’oppose absolument au possible. Le spectacle est la conservation de l’inconscience dans le changement pratique des conditions d’existence. Il est son propre produit, et c’est lui-même qui a posé ses règles: c’est un pseudo-sacré10.» Dans ce que nous avons identifié comme la «syntaxe imposée par le mème», nous pouvons y voir cette «permission» s’opposant au «possible». Sur 9gag.com, si l’on veut entrer dans la logique du mème, il faut alors imiter ce qui a été fait et ce qui continue à être publié. Ainsi, le culte du corpus initial devient une religion, fondamentalement aliénante par sa répétition tout comme par les restrictions syntaxiques qu’elle impose11. La mauvaise utilisation du corpus est alors rejetée par le processus démocratique de la plateforme, tout comme la mauvaise utilisation d’un culte religieux puisque sur 9gag.com, la publication des mèmes Internet se divise en trois «pages» distinctes. Dans la première «page», la vote page, se retrouvent toutes les publications, quelque soit leur contenu, des mèmes Internet aux photographies de chats et chiens ou encore des recueils imagés de citations diverses (vraies ou fausses), paysages impressionnants, etc.12
Les utilisateurs votent pour faire accéder ces publications à la «page» suivante qui est la trending page dans laquelle s’opère un processus de sélection semblable, par vote, qui amènera les publications choisies à la hot page. Ce processus démocratique, basé sur le vote populaire de la communauté, reste tout de même hiérarchisant, recréant de nouvelles sortes de «classes sociales» basées sur le goût populaire des utilisateurs.
Guy Debord écrit: «Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé13.» Sur la plateforme 9gag.com, il semble y avoir une double séparation dont la première est, comme nous l’avons dit, une division hiérarchique des publications et la deuxième est, comme le dit Guy Debord, la division entre ceux qui publient et ceux qui regardent. Or, cette séparation est problématique sur 9gag.com puisque ce n’est plus comme à l’époque de La Société du spectacle où ceux qui produisent ne sont pas les consommateurs de leurs produits: la plateforme interactive transforme les producteurs en spectateurs tout comme la production que sont les mèmes, de par leur essence, transforment les spectateurs en producteurs. Howard Rheingold écrit déjà en 1995 qu’«[à] observer une communauté virtuelle donnée, son évolution, on éprouve l’excitation intellectuelle que peut procurer une recherche anthropologique en chambre ainsi qu’un certain sentiment de voyeurisme; on a un peu l’impression de regarder un feuilleton américain pour lequel il n’y aurait pas de séparation nette entre les acteurs et les spectateurs14.» La communauté virtuelle n’est donc peut-être pas seulement qu’une «société du spectacle» comme le définit Guy Debord, mais quelque chose d’un peut plus complexe de par son statut interactif et virtuel.
La théorie développée par Marc Angenot dans son étude sur ce qu’il appelle le «discours social» semble s’appliquer à la communauté que forment les utilisateurs de 9gag.com. Beaucoup plus que de simples spectateurs, ceux-ci sont, comme nous l’avons dit, aussi les producteurs des publications de ce site. Les échanges qui y ont lieu sont alors discours sur la société. Même si, comme le dit Guy Debord, il ne s’agit que de la représentation du réel, la traduction imposée par le cadre du mème est tout aussi révélatrice que son contenu. Nous pourrions alors appliquer cette vaste théorie à la plateforme 9gag.com à partir de trois points. Dans un premier temps, nous verrons que la définition que Marc Angenot fait du discours social s’apparente au mode de fonctionnement du mème Internet et de 9gag.com pour ensuite voir comment la publication de mèmes, par la façon dont elle est partagée par la communauté virtuelle, est révélatrice de certaines idéologies. Enfin, il nous faudra définir comment le mème Internet, par sa forme, son contenu et son mode de publication en communauté, est aliénant. Évidemment, le corpus de Marc Angenot est immensément vaste et nous n’avons pas ici l’ambition d’en faire autant, bien qu’il soit possible de faire des rapprochements afin de mieux comprendre l’importance de 9gag.com et des mèmes Internet.
Marc Angenot explique dans Théorie du discours social qu’elle est sa démarche pour dégager d’un certain corpus ce qu’il nomme le discours social: il tente alors de «prendre “à bras le corps” […] l’énorme masse discordante des langages qui viennent à l’oreille de l’homme-en-société, voir si une figure quelconque se dégage de leur amoncellement et reconquérir ainsi une perspective totalisatrice15.» La plateforme 9gag.com, par son statut de communauté virtuelle, rassemble déjà un corpus certes beaucoup plus restreint que celui de Marc Angenot, mais qui est essentiellement «totalisant». Le discours est unifié de lui-même par le contenu de la plateforme que sont les mèmes. Bien qu’il ne reflète pas le discours social d’une société donnée, comme Marc Angenot le fait avec le corpus francophone de 1889, 9gag.com expose le discours social d’une communauté virtuelle qui n’est pas rassemblée autour d’intérêts communs, mais bien autour d’une culture populaire commune16 dont l’iconographie sert au renouvellement des mèmes. Tout en continuant à expliquer sa démarche pour l’étude du discours social, Marc Angenot précise qu’il a «cherché à faire voir les contraintes et les entropies, non pour décrire un système statique, mais une hégémonie, ensemble complexe de règles prescriptives de diversification des dicibles et de cohésion, de coalescence, d’intégration. [Il retient] toutefois de Bakhtine l’idée d’une interaction généralisée, d’une interdiscursivité globale8.» L’interaction dans une communauté réduite comme 9gag.com est beaucoup plus évidente que dans un corpus comme celui de l’année 1889. De plus, la notion de mème de par sa nature implique nécessairement cette «interdiscursivité globale». Marc Angenot écrit: «ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont les reflets les uns des autres, ils sont pleins d’échos et de rappels, pénétrés des visions du monde, tendances et théories de l’époque8.» Le partage de mèmes fait alors cette opération de liaison entre les publications puisqu’en plus de s’imiter les uns les autres, il arrive souvent que les mèmes reprennent des publications telles quelles pour y faire un ajout, par exemple.
Pour Marc Angenot,
l’effet de “masse synchronique” du discours social surdétermine la lisibilité (le mode de lecture) des textes particuliers qui forment cette masse. À la lecture d’un texte donné, se surimposent vaguement d’autres textes occupant le même espace, par un phénomène analogue à celui de la rémanence rétinienne. Cette surimposition s’appelle dans les discours sociaux et antiques allégorèse (notion reprise jadis par Paul Zumthor) -rabattement centripète des textes du réseau sur un texte-tuteur, un corpus fétichisé17.
Si avec Guy Debord nous avions un culte du corpus de référence, ici il s’agit d’une fétichisation. La notion d’allégorèse s’applique d’une certaine façon à la notion de mème, puisque dans ce dernier, comme nous l’avons dit précédemment, le message, le discours est filtré non pas par un «texte-tuteur», mais bien une «image-tutrice» qui lui donne sa forme syntaxique. La production de mèmes Internet devient donc un exercice de composition sous la contrainte alors qu’en même temps, sa lecture au sein d’une communauté crée cet effet de «masse» qui se lie comme un tout hégémonique. Selon Marc Angenot,
le concept d’hégémonie, compris comme la résultante synergique d’un ensemble de mécanismes unificateurs et régulateurs qui assurent à la fois la division du travail discursif et l’homogénéisation des rhétoriques, des topiques et des doxaï. Ces mécanismes procurent à ce qui se dit et s’écrit des quanta d’acceptabilité, ils stratifient des degrés de légitimité. L’hégémonie se compose des règles canoniques des genres et des discours […] des formes acceptables […] de la cognition discursive; d’un répertoire de thèmes qui “s’imposent” à tous les esprits […], de telle sorte que leur traitement ouvre le champ de débats et de dissensions, eux-mêmes réglés par des contraintes de forme et de contenu18.
De cette longue citation ressort la définition du mème Internet tel qu’il apparaît sur 9gag.com: le mème qui se construit à partir d’un corpus référentiel «homogénéisant» le discours par des «contraintes de forme et de contenu», qui «s’imposent» à l’esprit, puisqu’on les imite et qui, enfin, «stratifie les degrés de légitimité» par le processus de sélection démocratique hiérarchisant (tout ce qui s’éloigne trop d’une utilisation conventionnelle du mème est rejeté). Nous pouvons donc affirmer que la plateforme web 9gag.com étant essentiellement hégémonique peut être une manifestation du discours social, ce qui implique qu’il y a, à travers ses thèmes récurrents, la présence de certaines idéologies (comme le dit Bakhtine: «Tout ce qui s’analyse comme signe, langage et discours est idéologique19») telles que la misogynie20 ou l’homophobie. Ce type de discours nous ramène toujours, malgré le fait qu’il s’agisse d’une communauté internationale, à une certaine forme d’ethnocentrisme de l’homme blanc hétérosexuel, majoritairement américain (puisque la langue d’usage est l’anglais américain).
Ce qui nous amène à essayer de voir comment le mème Internet et sa publication sur 9gag.com est un élément de la culture populaire essentiellement aliénant. D’abord, comme nous venons de le voir, certaines idéologies se cachent derrière les mèmes sur 9gag.com et comme Marc Angenot l’écrit: «À celui qui reste immergé dans les discours de son époque, les arbres cachent la forêt21.» Donc, la répétition des mèmes et surtout, le fait que cette idéologie se cache derrière une certaine normalité de la rigolade, permettent conséquemment la répétition de comportements misogynes ou homophobes pour ne nommer que ceux-là. Angenot précise notamment que «[l]’approche socio-discursive qu[‘il] prône a pour axiome […] de ne pas dissocier le “contenu” de la “forme”, ce qui se dit et la manière de le dire. Le discours social en tout temps unit des “idées” et des “façons de parler”, de sorte qu’il suffit souvent de s’abandonner à une phraséologie pour se laisser absorber par l’idéologique qui lui est immanente22.» Pour imiter sa démarche, nous verrons aussi que la forme du mème, tout comme son contenu, est en elle-même aliénante d’une part par l’imposition d’une syntaxe et d’un corpus d’image qui balisent le contenu et d’autre part, par la répétition et l’accumulation.
Nous pouvons comparer la forme visuelle et narrative du mème Internet à ce que Marc Angenot nomme comme étant la gnoséologie:
Si tout acte de discours est aussi nécessairement acte de connaissance, il faut poursuivre au-delà d’un répertoire topique pour aborder la gnoséologie, c’est-à-dire, un ensemble de règles fondamentales qui décident de la fonction cognitive des discours, qui modèlent les discours comme opérations cognitives. […] Cette gnoséologie correspond aux manières dont le “monde” peut être schématisé sur un support langagier23.
Or, le problème c’est que «[l]e langage serait, par nature, “totalitaire”, l’imposition des dicibles sous l’apparence trompeuse de la “liberté de penser” ne produirait que de la servitude plus ou moins volontaire; elle mettrait dans la bouche des individus les mots par lesquels ceux-ci croient échapper à leur conditionnement24.» Dans le cas des mèmes Internet, nous avons affaire à un corpus langagier préexistant à l’idée, ce qui est beaucoup plus totalitaire que le langage en général: il s’agirait là d’une illusion de la liberté puisqu’à l’endroit où les individus peuvent avoir le droit de parole, au sein de leur communauté virtuelle, ils ne font que répéter (volontairement?) ce que les autres ont dit avant eux. On n’y cherche plus à être contre la doxa, mais au contraire, à aller le plus possible en son sens afin d’atteindre la hot page, la «classe» la plus distinguée de la plateforme 9gag.com. Marc Angenot écrit que «la censure n’est pas seulement prohibition, mais surtout compulsion, contrainte à parler selon la doxa: la langue “est tout simplement fasciste; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire”24.» Le mème Internet et toute l’organisation de 9gag.com parleraient alors une langue essentiellement «fasciste».
Enfin, la définition donnée en 2001 par Jean-Paul Basquiat et Christophe Jacquemin résume bien toute cette étude:
Les mèmes sont des unités réplicatives et mutantes se développant sur le mode darwinien dans les réseaux constitués par les cerveaux des hommes et par les divers médias, traditionnels (parole, écrit) ou modernes (radio, TV, Internet) les reliant. Les mèmes apparaissent, se reproduisent et se diversifient là où ils trouvent l’opportunité d’acquérir de nouveaux espaces de vie et de nouvelles sources d’énergie. Leur action est déterminante dans la formation des opinions humaines et, consécutivement, dans les comportements individuels et collectifs se traduisant finalement par des structurations sociales plus ou moins lourdes, générant à leur tour de nouveaux mèmes. Dans cette optique, évidemment discutable, ce ne sont plus les organismes et structures qui créent des mèmes, mais les mèmes qui créent les structures et les organismes. Les mèmes structurants émergent évidemment d’un terrain préexistant, mais celui-ci n’est pas différencié, pas organisé, et ce sont les mèmes qui lui donnent vie25.
Si à partir des écrits de Guy Debord sur La Société du spectacle nous pouvons tirer comme conclusion partielle que le mème Internet et 9gag.com sont aliénants par leur statut de «spectacle» qui éloigne du réel au profit de la représentation, ils le sont aussi en tant que discours social d’une communauté autant par sa forme que par son contenu. Sous des aspects de démocratie et de liberté d’expression, la plateforme web 9gag.com semble au contraire totalitaire par sa forme et idéologique par son contenu. L’imitation, la répétition et l’accumulation sont tout autant des éléments qui renforcent la doxa et l’idéologie populaire qui, dans leur réitération, plongent le spectateur dans cette idéologie sans lui offrir apparemment la possibilité de prendre un recul critique.
Or, survient un phénomène intéressant dans le fil incessant des mèmes publiés sur 9gag.com et il s’agit de publication au contenu autoréflexif, dans lesquels on commente, on réfléchit dans la mesure du possible sur cette communauté virtuelle. Les utilisateurs, producteurs et spectateurs, se servant de la plateforme comme d’une échappatoire, imaginaire ou simplement «procrastinatoire», tentent de réfléchir, en se servant de la contrainte des mèmes, entre autres sur leurs impacts dans le monde réel et sur l’utilisation qui peut être faite de la plateforme.
1. S/A, Le Petit Larousse illustré 2013, Paris, Larousse, 2013, p. 241.
2. Rheingold, Howard, Les Communautés Virtuelles, [en ligne] URL: http://www.well.com/~hlr/texts/VCFRIntro.html, (page consultée le 15 avril 2013).
3. a. b. c. d. e. f. g. h. Idem.
4. Jouxtel, Pascal, Mémétique, tentative de définition par un méméticien, [En ligne] URL: http://www.memetique.org/2009/01/memetique-tentative-de-definition-par-un-memeticien/#more-336, page consultée le 15 avril 2013).
5. Jouxtel, Pascal, Qu’appelle-t-on un mème, [En ligne] URL: http://www.memetique.org/2007/02/quappelle-t-on-un-meme/#more-76, (page consultée le 15 avril 2013).
6. S/A, About Know your meme, [En ligne] URL: http://knowyourmeme.com/about, (page consultée le 15 avril 2013).
7. Debord, Guy, La Société du spectacle, [En ligne] URL: http://classiques.uqac.ca/contemporains/debord_guy/societe_du_spectacle/societe_du_spectacle.pdf, (page consultée le 15 avril 2013), p. 10.
9. Ibid., p. 15.
10. Ibid., p. 18.
11. Guy Debord écrit: «L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit». (Ibid., p. 20) La plateforme provoque en effet, comme il est possible de le remarquer dans le discours autoréflexif qui se déploie à travers les mèmes, une dépendance compulsive tout comme le site web est utilisé comme objet servant à la procrastination, qui nous éloigne du travail.
12. La plateforme étant essentiellement composée de mèmes Internet, il serait intéressant de voir comment la prolifération de photographies de chats, chiens et autres animaux tout comme ce corpus visuel de «paysages impressionnants» peuvent constituer des mèmes puisque leur répétition, même si elle ne se base pas sur un corpus d’image, est du même ordre: la répétition est présente dans le contenu et non dans la forme.
13. Ibid., p. 20.
14. Rheingold, op. cit.
15. Angenot, Marc, Théorie du discours social: Notions de topographie des discours et de coupures cognitives, Montréal, Chaire James McGill d’étude du discours social de l’Université McGill, 2006, p. 9.
16. Les références à la culture populaire ainsi qu’aux contenus viraux du web sont multiples et éphémères: les films présentement à l’affiche, les séries télévisuelles présentement diffusées ou encore des images d’événements télévisuels qui sont devenus viraux (souvenons-nous de la photographie de Beyoncé aux lendemains du Superbowl 2013) et qui disparaissent par la suite, alors que certains éléments référentiels deviennent eux aussi des mèmes Internet (des images tirées du film The Hobbit ou encore de Lord of the Ring en sont des exemples).
17. Ibid., p. 11.
18. Ibid., p. 13.
19. Bakhtine cité par Angenot, op. cit., p. 18.
20. Sans faire une analyse exhaustive de son contenu, nous pouvons noter la présence, par exemple par la répétition d’un sujet en particulier tel que l’idée du Friendzoning dans les Rage comics, d’une certaine misogynie. L’idée de la friendzone serait l’existence d’une zone dans l’amitié entre homme et femme où l’un (le plus souvent il s’agit d’un homme) des protagonistes a envie d’une relation amoureuse alors que l’autre (généralement la femme) ne désire qu’un ami. À travers le sujet apparemment insignifiant, relatant une situation quotidienne, nous pouvons y voir le présupposé masculin qui implique que la femme doit toujours dire «oui», créature qui doit se soumettre à la volonté du mâle dominant sous peine de se voir métamorphosée en un monstre sans cœur.
21. Angenot, op. cit., 17.
22. Ibid., p. 8.
23. Ibid., p. 28.
25. Jouxtel, Pascal, Qu’appelle-t-on un mème, op. cit.
S/A, [En ligne] URL: http://9gag.com/, (page consultée le 15 avril 2013).
S/A, [En ligne] URL: http://knowyourmeme.com/, (page consultée le 15 avril 2013).
S/A, About Know your meme, [En ligne] URL: http://knowyourmeme.com/about, (page consultée le 15 avril 2013).
S/A, Le Petit Larousse illustré 2013, Paris, Larousse, 2013.
Angenot, Marc, Théorie du discours social: Notions de topographie des discours et de coupures cognitives, Montréal, Chaire James McGill d’étude du discours sociale de l’Université McGill, 2006, 53p.
Debord, Guy, La Société du spectacle, [En ligne] URL: http://classiques.uqac.ca/contemporains/debord_guy/societe_du_spectacle/societe_du_spectacle.pdf, (page consultée le 15 avril 2013), 132p.
Jouxtel, Pascal, Mémétique, tentative de définition par un méméticien, [En ligne] URL: http://www.memetique.org/2009/01/memetique-tentative-de-definition-par-un-memeticien/#more-336, page consultée le 15 avril 2013).
Jouxtel, Pascal, Qu’appelle-t-on un mème, [En ligne] URL: http://www.memetique.org/2007/02/quappelle-t-on-un-meme/#more-76, (page consultée le 15 avril 2013).
Rheingold, Howard, Les Communautés Virtuelles, [en ligne] URL: http://www.well.com/~hlr/texts/VCFRIntro.html, (page consultée le 15 avril 2013).
Bédard, Megan (2013). « «9gag.com», société du spectacle et discours social ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/9gag-com-societe-du-spectacle-et-discours-social], consulté le 2024-12-11.