La mort d’Aylan,
La photo d’Aylan.
Deux questions concomitantes. D’un côté le triomphe, encore et toujours, du Spectacle, l’autocélébration du pouvoir de l’image1Rappelons, si besoin est, l’exergue célèbre de l’ouvrage de Guy Debord, la Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme de Feuerbach: «Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré».. Montrer, donner à voir comme seule et unique dotation d’existence en régime spectaculaire («Comme s’il fallait attendre cette photo pour comprendre que parmi les milliers de réfugiés morts il y a des enfants… Tas de cons», s’indignait un des nombreux illustrateurs qui ont de suite transformé l’image en mythologie iconique).
Une rhétorique du dévoilement (plus évidente dans l’autre photo, plus proche du «style reporter», où l’enfant est recueilli dans les bras du policier turc) qui se nourrit, pour fonctionner spectaculairement, d’anciennes topiques ancrées dans notre inconscient culturel.
Tout d’abord le vieux topos de la «mort sommeil», le corps placide à la lisière des vagues, nouveau dormeur du val magiquement transféré dans une peinture marine. Le contraste de cette mer, calme, et la mort qu’elle a semée, comme naturalisée par la métonymie. Un certain sublime qui, issu des moines Romantiques de Caspar Friedrich, s’est kitschifié dans toutes les pochettes de compilations chill out. Le kitsch funéraire regorge aussi par ailleurs d’enfants endormis dans le sommeil éternel, issus de la vieille complicité entre Eros, Hypnos et Thanatos, telle qu’illustrée, pas loin de notre plage, par un sarcophage romain du IIIe siècle (Musée Archéologique d’Afyon). C’est d’ailleurs ce réseau isotopique qui a abondamment nourri les multiples reprises illustrées de l’image (l’illustration se voulant elle-même, à l’ère numérique, empreinte de l’innocence mythologique mise en scène).
Face à lui, de dos, la figure de la Loi (du Père), impuissante et comme elle-même en recueillement. «La photo prise par la reporter Nilüfer Demir de l’agence turque Dogan News sur la plage de Bodrum semble interrompre l’incessante tempête du visuel en continu et nous plonger dans le silence figé d’un moment décisif: la rencontre entre deux solitudes – deux pauvres humains ensemble et néanmoins séparés par un irrémédiable, l’un à jamais empêché de vivre, l’autre impuissant à le ressusciter, saisis dans la lumière pure d’un instantané d’aube tragique», écrit Didier Péron.
Construction, et nostalgie, du sublime. Mais sous cette Vanitas hypermoderne, et son prétendu dévoilement, perce tout ce qu’elle nous cache, à commencer par le recadrage esthétisant qui évince de la photo l’autre officier qui, caméra à la main, s’éloigne de la scène (vers d’autres cadavres, à jamais hors-champ de l’autre objectif, celui auquel nous ne pouvons que nous identifier?), tandis que deux badauds (sont-ce des pêcheurs à la ligne?) devisent en arrière-plan, comme étrangers au drame (selon un critère de composition souvent employé dans les vastes Passions de la Renaissance flamande, juxtaposant la routine de la vie profane à l’immensité du sacrifice qui se joue au milieu de l’indifférence générale). Le sublime est alors ravalé au rang du quotidien le plus déprimant, simple scène de fait divers où le recueillement du policier et de la victime se transforme en routine bureaucratique (le «flic» semble tenir à la main un rapport qu’il remplit). Profanation de l’aura (toujours déjà profanée).
Pourquoi cette image, partout, maintenant?
Une volonté performative, qui serait celle de secouer l’opinion publique, soi-disant dans le sens de la mobilisation solidaire. «Si ces images extraordinairement puissantes d’un enfant syrien mort échoué sur une plage ne changent pas l’attitude de l’Europe face aux réfugiés, qu’est-ce qui le fera?» s’insurge en page d’accueil le site de The Independent, tandis que le Monde conclut: «Peut-être faudra-t-il cette photo pour que l’Europe ouvre les yeux.»
Mais cette belle actualisation du beau mythe de l’Aufklärung ne cache-t-elle pas d’autres visées moins avouables?
Tout d’abord, aussi immédiate, la question du sensationnalisme macabre («fallait-il montrer la photo d’un enfant migrant mort noyé», s’interroge www.letemps.ch comme si la question n’était pas, en régime spectaculaire, foncièrement rhétorique). Là encore, la course à l’extrême de notre iconosphère, décortiquée par Paul Ardenne (2007), et le triomphe constant du pathos sur le logos.
Malheureusement, on ne connaît que trop le “coup” des enfants, dont les spin doctors de la grande satire cynique des années Clinton Wag the Dog (Barry Levinson, 1997) faisaient déjà, avec leur «Albanian Girl» échouée dans des bombardements tournés en studio, le pilier de leur «casus belli» inventé de toutes pièces. Et on peut se demander vers quelle nouvelle dérive veut-«on» «nous» mener avec cette image. Déjà, Hollande «envisagerait des frappes contre l’État Islamique en Syrie…» (Libé)
Ce qui nous ramène à l’autre question: pourquoi Aylan meurt-il échoué sur la plage?
Et là, on plonge dans d’autres profondeurs tout aussi meurtrières. Celles de la géopolitique des hydrocarbures dont nous sommes tous, volens nolens, complices.
Victime d’une mer soumise, comme tout le reste, à la guerre (serait-ce, comme d’aucuns le prétendent, la quatrième mondiale?) des ressources et l’empire de la «realpolitik».
«En novembre 2010, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont demandé à Bachar el Assad de pouvoir ouvrir des oléoducs et gazoducs d’exportation vers la Méditerranée orientale. Ces oléoducs leur permettraient en effet de desserrer la contrainte du transport maritime via le détroit d’Ormuz puis le Canal de Suez et d’envoyer plus de gaz vers l’Europe (notamment le Qatar, géant gazier du Moyen-Orient). La Syrie a refusé, avec le soutien marqué de la Russie qui voit dans ces plans la volonté américaine, française, saoudienne et qatarie de diminuer la dépendance européenne au gaz russe. On comprend donc la compétition qui se joue entre, d’une part les Occidentaux, la Turquie et les monarchies du Golfe, d’autre part, la Russie, l’Iran et la Syrie, auxquels s’est ajouté l’Irak dirigé par le chiite Maliki et qui s’est fortement rapproché de Téhéran et Damas au détriment des Américains. En février 2011 les premiers troubles éclataient en Syrie, troubles qui n’ont cessé de s’amplifier avec l’ingérence, d’une part de combattants islamistes financés par le Qatar et l’Arabie Saoudite, d’autre part de l’action secrète des Occidentaux (Américains, Britanniques et Français)», écrivait dès 2012 Aymeric Chauprade dans un article assez clairvoyant, «Où vont la Syrie et le Moyen-Orient?».
Tous ceux, dont maint bobo bien-pensant, qui voudraient s’exclamer «nous sommes Aylan», devraient, bien au contraire, arborer «nous sommes (tous) complices» sur leurs beaux t-shirts d’hommes-sandwichs.
Mais là encore, ce serait juste une (autre) rhétorique, celle du «masochisme occidental» (Pascal Bruckner) qui s’accommode parfaitement du néocolonialisme, occidental et d’ailleurs, la mauvaise conscience fonctionnant comme supplément d’âme (voire paradoxale «prime de malheur»).
En attendant le simple renversement, dont les «faucons» néocons sont déjà l’emblème, qui vantera sans ambages notre pure «volonté de puissance».
Et là nous regarderons cet enfant qui dort à jamais sur le rivage comme le prix somme toute «raisonnable» de toutes nos compromissions.