ll y a 50 ans sortait sur les écrans de cinéma le film Lolita, de Stanley Kubrick, adapté du roman du même titre par Vladimir Nabokov. Antonio Dominguez Leiva s’est penché pour Plus on est de fous sur l’archétype de la lolita, nymphette préadolescente sexualisée par le regard d’un homme mûr.
Lointaine héritière des personnages adolescents érotisés de la mythologie romaine (les pueri delicati et des doctæ puellæ), Lolita est l’archétype de la jeune fille délurée, friponne et lascive. Elle est toutefois véritablement née avec l’érotisme libertin des Lumières, à partir de diverses figures, dont la jeune religieuse impudique que l’on trouve dans la tradition érotique française, de la Vénus dans le cloître (1672) à La religieuse (1796), de Diderot.
Lolita conjugue la jeunesse avec l’autre puissant pilier idéologique de la consommation, la promotion de l’érotisme. Si le capitalisme avait jusque-là été puritain, il serait désormais hédoniste. L’idéal érotique de toute une société est tout à coup tourné vers cette nouvelle synthèse de la demi-vierge, de la femme-enfant, de la femme fatale et de la nymphomane.
Ce que les romans dérivés de Lolita de Nabokov indiquent, c’est comment la beauté a pu progressivement s’ériger en signe de salut, comment elle est devenue au corps féminin ce que la réussite est aux affaires.
Deux livres à lire au sujet de Lolita:
– Lolitas et petites madones perverses: émergence d’un mythe littéraire, EUD, 2007.
– Lolita, de Maurice Couturier, éditions Autrement, 1998.
Écoutez l’émission ici à «Plus on est de fous plus on lit» sur les ondes de ICI Radio-Canada Première.
Vous pouvez aussi consulter notre dossier en ligne Lolita, de Nabokov à la trashitude contemporaine.
Lolita, de Nabokov à la trashitude contemporaine
Antonio Dominguez Leiva
À l’occasion du cinquantième anniversaire de la projection sur les écrans du film de Kubrick adaptant Lolita de Nabokov, nous nous penchons sur les représentations culturelles des jeunes filles dans les fictions narratives –littéraires, cinématographiques, télévisuelles et autres– des ancêtres de cette oeuvre fondatrice à notre ère hypermoderne.
Lointaine héritière des pueri delicati et des doctæ puellæ romaines le type de la jeune fille délurée, friponne et lascive est véritablement née avec l’érotisme libertin des Lumières à partir de diverses figures dont la jeune religieuse impudique que l’on retrouve dans la tradition érotique française de la Vénus dans le cloître (1672) à La Religieuse (1796) de Diderot. Déjà campée dans la Manon Lescaut de Prévost qui sera chantée par ce nabokophile invétéré de Gainsbourg (mais on sait aussi comment la Cécile de Volanges des Liaisons dangereuses (1782) était pour Baudelaire le type même de la «petite sotte et [la] petite salope […] la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation»), elle va évoluer pendant la modernité (avec notamment la «prolifération des perversions» qui caractérise la Décadence Fin de siècle férue de profanations de beautés enfantines telles que celles chantées par Pierre Louys) mais elle ne triomphera que sous la forme syncrétique de la Lolita nabokovienne, emblème de la société de consommation dirigée de notre culture de masse. De fait, Nabokov reprend délibérément en 1955 une figure qui inonde déjà la «jungle des paperbacks», celle de la teenager nymphomane (le nom de son héroïne lui-même était déjà prêt, de fait un roman «sexy-noir» français de Chriss Frager intitulé Cette saloperie de Lolita venait juste de sortir en 1953).
Ce Russe naufragé au milieu du «cauchemar climatisé» états-unien, a compris, en on flaubertien, que la nymphette est devenue le symbole ultime de la société de son temps (les paperbacks sur les «teen age tramps» parachèvent un processus amorcé par la publicité). Et ce à plusieurs titres: avant tout parce qu’elle incarne avec éclat cette catégorie d’âge créé dans l’après-guerre (la teenager) comme véritable moteur de la nouvelle société de consommation pour conjurer le spectre de la surproduction et entrer dans une nouvelle ère, celle du rock’n’roll, des drive-ins, des drugstores, de la Suburbia et des shopping malls. Celle, en somme, du règne où trône la lolita.
Celle-ci conjugue la jeunesse avec l’autre puissant pilier idéologique de la consommation, la promotion de l’érotisme. Si le capitalisme avait jusque là été puritain (la célèbre thèse de Max Weber) il sera désormais hédoniste et cela, nul ne l’aura mieux compris que la petite madone perverse, promue en lolita. L’idéal érotique de toute une société est tout à coup tourné vers cette nouvelle synthèse de la demi-vierge, de la femme-enfant, de la femme fatale et, last but not least, de la nymphomane à laquelle la relie étymologiquement son nom de nymphette (toutes deux dérivées de cette rêverie pornoféerique que fut la nymphe classique). Nabokov tisse le lien vivant entre la teenage tramp états-unienne et la nymphette Fin-de-Siècle, puisque son propre passé «d’éphébophile» littéraire remonte à son enfance européenne et traverse toute sa création dans des textes tels que L’Enchanteur (1939) qui préfigure le schéma de Lolita, quoique sur le mode tragique du décadentisme ironique. On trouve déjà le couple central, véritable noyau dur du mythe, de la nymphette et du nympholepte, qui, outre les références autofictionnelles renvoient à des figures réelles telles que Lewis Carroll ou Charles Chaplin ou fictives telles que le Professeur Unrat de l’Ange bleu. C’est aussi, sous forme de psychodrame ironique, le conflit entre la «vieille Europe» représentée par Humbert Humbert et «la jeune Amérique» symbolisée par le prototype de la «All American girl», absolument soumise à la culture populaire américaine, à ses grandes productions, à sa course effrénée à la consommation, et, comme le note Humbert, à ses films ineptes.
La puissance vipérine de la Lolita tient, selon son analyste le plus fin, lolitologue devant l’éternel, Sébastien Hubier «à son charme canaille, à sa jeunesse, à sa vigueur, à ses attitudes libertines, à une innocence bouleversante –quoique, comme celle de la Sonia de L’Exploit (1932) de Nabokov, probablement feinte–, à ses poses corruptrices, à son penchant prononcé pour le marivaudage comme à son habileté à dévoiler «ses jambes de jeune fille»». Autant d’invariants d’un véritable mythe qui se constitue peu à peu jusqu’à sa cristallisation sous la plume de Nabokov, étant entendu que «l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction» (Lévi-Strauss) qu’elle soit sociale, narrative, historique ou subjective.
Comme Manon, la lolita «pèche sans malice» –équivoque qui n’est pas dénuée d’attraits. C’est cette ambiguïté commune à toutes les petites madones perverses qui détermine les séquences principales des récits qui rapportent leurs aventures –mythèmes qui, le plus souvent, sont à leur tour, contradictoires entre eux. Ces jolies demoiselles faussement inexpérimentées, ces «ingénues libertines», selon l’expression que Colette vulgarisera en 1908, annoncent les «créatures élues» telles que Lolita, qui «révèlent à certains voyageurs ensorcelés, qui comptent le double ou le quintuple de leur âge, leur nature véritable –non pas humaine, mais nymphique, c’est-à-dire démoniaque» (Lolita, p.16/26). Ces tensions et ces conflits cristallisés à la Fin de Siècle ne laissent pas de réapparaître dans les romans de la jeune séductrice «qui indiquent toujours, plus ou moins obliquement, une profonde désunion dans la manière dont la nymphette perçoit son propre corps à la fois comme capital, comme simple objet de consommation, et comme base d’un double investissement, économique et psychique» (S. Hubier). Car la lolita est, contrairement au simple bonheur des sens qu’elle semble promettre, complexe.
Ces contradictions réapparaissent au cœur du personnage masculin que séduit l’adolescente libidineuse et qui, lui aussi, se définit par quelques grands traits de caractère. Ceux-ci le déterminent conjointement comme un jouet et comme le parfait envers de la nymphette, déterminé qu’il est par une apparente indifférence, une formidable inertie, la grande solitude qui l’habite, une «angoissante dépression», «une grande culpabilité», la sensation d’avoir manqué à tous ses devoirs, la peur d’être raillé, d’être évincé de la belle société, de voir sa carrière brisée et sa réputation à jamais ternie –même si, comme le note le Raoul de Gabriel Matzneff, il est distrayant d’«être haï par les cons, jalousé par les aigris, exclu par les hypocrites» (G. Matzneff, Mamma li Turchi). Ce personnage masculin, devenu une simple proie, un homme-objet, ne peut être décrit que comme un héros tragique et dérisoire. En effet, c’est bien d’abord la faute qui le caractérise: «si Doran ou Humbert Humbert excitent la pitié et la sympathie du lecteur, c’est qu’ils sont dans l’erreur et portent en eux cette harmatia qui cause leur malheur, les entraîne irrémédiablement à la catastrophe et provoque la colère de ces dieux modernes que représentent, entre autres, la famille, la police ou la presse. Non seulement la passion amoureuse y est traitée à la fois comme souffrance et comme sacrifice, mais le personnage qui y succombe est également en butte à des forces qui, parce qu’elles lui échappent, le poussent à commettre des actes irréparables dont les conséquences le dépassent» (S. Hubier).
Le récit d’amour pour la petite libertine est invariablement fondé sur un principe tragique, introduisant toujours la transcendance d’un idéal impérieux –celui que représente la petite madone dépravée liée à la fois au profane et au sacré, ces deux univers dont Bataille a naguère montré qu’ils sont plus complémentaires qu’antinomiques. De fait, dans une perspective anthropologique, la petite madone perverse est le lien qui unit le désir à cette transgression «form[ant] avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale» (Bataille). C’est d’ailleurs dans une perspective bataillienne l’interdit qui pèse, pour l’adulte, dans le monde (sur)érotisé de l’adolescence qui appelle inévitablement à la transgression. Par ailleurs, le fait que l’innocence supposée de la «proie» soit en fait déjà profanée et transforme le nympholepte à son tour en victime conditionne toute la structure ironique de cette transgression, et, partant, le véritable mythe de la lolita.
La dimension tragique qui fonde la relation extravagante du héros adulte à la nymphette, cette très jeune fille au physique attirant, aux manières aguicheuses et à l’air faussement candide, justifie alors l’importance qu’acquiert la thématique du délire dans les récits, renforcée par le soliloque et le monologue intérieur. D’où la structure du roman de Nabokov où Humbert Humbert, devant la Cour qui le juge, «essaie d’analyser [s]es désirs secrets, [s]es mobiles, [s]es actes», «succomb[ant] aussitôt à une sorte de rêverie rétrospective où mille hypothèses s’offrent à [s]a raison, où chaque voie proposée se coupe et se recoupe sans fin dans l’affolant labyrinthe de [s]on passé» (Lolita, p.13-14/23). Reprenant l’idée, issue de Kant, que l’expérience esthétique est une contemplation désintéressée de l’œuvre d’art, Nabokov dénie à la fiction tout objectif moral: la littérature ne se juge pour lui, comme pour Oscar Wilde, qu’en termes d’esthétique («Lolita ne contient aucune leçon morale»). Mais la «société permissive», prise dans un paradoxe tout aussi hypocrite que la morale victorienne dont elle essayait de se défaire, ne cessera d’opposer une double logique: celle de l’érotisation constante et hyperbolique de l’adolescence (devenue véritable modèle de l’érotisme féminin, au grand dam des figures antérieures de la maturité, fatale ou expérimentée) et celle de la criminalisation de tous ceux qui osent franchir la barrière de l’interdit qui désormais les sépare inévitablement de ce «vert paradis». D’un côté le soft porn des pubs de American Apparel, de l’autre les innombrables procès pour pédophilie, nouvelle chasse aux sorcières de l’Amérique puritaine. Le couple bataillien de l’interdit et sa transgression, encore et toujours rejoué.
Car plus qu’une quelconque essence, la lolita est définie par une structure relationnelle, celle du «lolitisme» qui la fonde dans le regard du nympholepte: pas de Lolita sans Humbert Humbert, c’est ce que feint d’oublier la lolita médiatique de notre iconosphère (même si les ingénieurs des industries culturelles savent très bien quel est le public cible de ces images, nullement réduit aux seuls adolescents –qui par ailleurs semblent de plus en plus se tourner, de leur côté, vers les cougars, dans un chassé-croisé ironique).
Agrégat de fables anciennes et modernes, la Lolita –ou plutôt le «lolitisme»- est bel est bien devenu un mythe autonome, des chansons désormais célèbres de Serge Gainsbourg (en particulier celles qui, dans l’album Melody Nelson, sont directement issues du poème «Wanted» de Humbert Humbert) aux lolitas-trash d’aujourd’hui (Taylor Momsen, Vanessa Hudgens, Lindsay Lohan, etc.) qui inondent les émissions de télé-réalité aussi bien que les placards publicitaires ornant nos abribus et nos couloirs de métro –en passant par les nymphettes, les femmes-enfants, les mean girls américaines, les media lolitas nippones, les chanteuses, les mannequins, les «lolycéennes» posant nues sur l’Internet. Ces préadolescentes extraordinairement sexuées ont systématiquement fait, depuis une quinzaine d’années, la une des magazines de divertissement où elles ont, peu à peu, détrôné les vedettes scandaleuses et les mannequins milliardaires. Taylor Momsen, Vanessa Hudgens ou Lindsay Lohan s’inscrivent dans le sillage du mythe nabokovien dont elles ne sont finalement qu’un précipité dans une culture de masse réglée par le «passage de la stabilité à l’instabilité», par l’irruption dans la vie quotidienne «de déviances qui se transforment rapidement en tendances» et enfin par «la promotion de la libidinalité et du principe de plaisir» dont elles sont devenues le nec plus ultra. Cette invasion est si massive que les sociologues italiens ont imaginé le terme de lolitismo pour décrire l’invasion de la culture populaire par la mode et les valeurs des jeunes adolescentes. Parallèlement, au Japon a dû être forgée l’expression de lolikon (abréviation, à la fois, de manière significative, de lolita complex et de lolita consciousness) afin de rendre compte de l’obsession pour la féminité à peine pubère qui peu à peu s’est imposée dans la culture de masse nippone –notamment dans le genre du hentaï, variante érotique ou pornographique des mangas.
Le jeune corps qui s’éveille à la sensualité est par ailleurs devenu un pur signifiant de statut social. Comme si la séduction était le seul synonyme de prestige offert aux adolescentes, le corps est décrit comme le produit d’un travail aliénant –la sollicitude et la complaisance que consacre la jeune héroïne à s’occuper d’elle-même et de son image conduisant à renforcer les obsessions paranoïaques du «vilain crapoussin» qui l’adore, héritiers des vieux barbons de la comédie classique. Ce que ces romans indiquent alors, c’est comment la beauté a pu progressivement s’ériger en signe d’élection, de salut, comment elle est devenue au corps féminin ce que la réussite est aux affaires, comment les «valeurs d’usage» du corps se sont trouvées réduites à une simple «valeur d’échange». Triste Lolita, suprêmement triomphante, suprêmement aliénée, et vouée à des sombres histoires, tragiques ou ridicules, avec des vieux messieurs qui cherchent en elles ce qu’elles ne peuvent leur donner, le ressourcement dans une éternelle jeunesse et un abri contre la mort qui presse.
Bibliographie
Sébastien Hubier, Lolitas et petites madones perverses. Émergence d’un mythe littéraire. (Dijon, EUD, 2007).
Lolita, éd. Autrement, «Figures mythiques», 1998.