La sérialité télévisuelle: une approche culturaliste
Depuis les années 1970-1980, les Tv studies sont devenues une discipline académique majeure qui, depuis les universités anglo-américaines où elles sont nées, ont essaimé dans le monde entier, à l’exception notable de la France, encore rétive à l’étude de la culture de masse. Ainsi, si, depuis le livre fondateur de Richard Newcomb (Tv: the Most Popular Art [1974]), les travaux de Robert C. Allen à Chapel Hill, d’Ien Ang à Sydney, de Jane Feuer à Pittsburgh, de John Fiske à Madison, de John Hartley à Cardiff, de Henry Jenkins à Los Angeles, de Lynn Spigel à Chicago, de Tamar Liebes et Elihu Katz à Jérusalem, de John Corner à Liverpool, ou de l’équipe de la Tisch School of the Arts de New York sont des références pour des millions d’étudiants, l’étude des productions télévisuelles restent marginales en France, à l’exception notable des ouvrages de Vincent Colonna et de Jean-Pierre Esquenazi.
C’est pourquoi nous projetons d’organiser, au printemps 2013, un colloque, situé dans le sillage de travaux entrepris depuis quelques années autour de la Revue d’études culturelles de l’université de Dijon et Pop-en-Stock, la revue numérique de l’UQAM. Ce colloque cherchera à faire un état des lieux de ces Tv studies et à baliser les pistes les plus fécondes pour des recherches ultérieures portant sur les séries télévisées.
La culture de masse bien plus étroitement que la «high culture» définie par F.R. Leavis dépend de la mondialisation des échanges; et dans cette perspective il conviendra d’interroger avant tout la réception de ces séries. Comment, par exemple, expliquer le quasi-monopole des productions américaines en ce domaine? Existe-t-il, dans le champ télévisuel, l’équivalent d’un Bollywood? Ce qui est certain, c’est que la série télévisée n’est pas seulement un genre nord-américain ou britannique: le Brésil, l’Argentine, le Mexique en sont de très féconds producteurs, de même que le Nigéria avec ses célèbres home videos (Dan Dali Soyeya) ou encore Taïwan avec ses dramas (Corner with Love, Romantic Princess). Voilà qui conduira à approfondir la question de la diffusion des séries et à se demander, par exemple, comment les telenovas hispanophones et lusophones sont reçues aux États-Unis, non point seulement par les communautés latinos, mais aussi par des téléspectateurs wasp? Rappelons qu’une même série peut donner lieu à des interprétations opposées et que Dallas, conçue par CBS comme une apologie du néo-libéralisme, était perçue en Russie soviétique comme la preuve de la dégénérescence morale de l’Amérique capitaliste (Tamar Liebes & Elihu Katz, «Six interprétations de la série Dallas» in Hermès, p.131). Au surplus, certaines séries qui ont échoué dans leur pays d’origine remportent ailleurs le succès, à l’instar de The Pretender. Et si The Persuaders n’attira pas les faveurs du public britannique, elle connut la consécration en France et en Belgique. En outre, s’il est des séries qui, à l’image de Csi, de Desperate Housewives ou de 24 représentent, dès leur lancement, 20%, voire 30%, de parts de marché des 18-49 ans, il en est d’autres (Hart to Hart, Magnum, The Persuaders!, Simon & Simon, etc.) qui ne rencontrent le succès que dans leur seconde jeunesse, captant une part importante d’un public de plus en plus nostalgique des Trente Glorieuses et des swinging eighties.
On le devine, une telle étude de réception doit bien se garder de mésestimer les mécanismes économiques complexes de cette «usine à rêves» (dream factory) qu’est la production de séries. Pour nous en tenir au seul cas des États-Unis, il conviendra de rappeler les différences entre les networks (ABC, NBC, CBS), les local Tv et les chaînes du Câble (HBO, Showtime, Fx). Si les premières sont accessibles à tous, les dernières ne le sont que sur abonnement. Ainsi, si le chiffre d’affaires des networks provient presque exclusivement de la publicité, celui des chaînes du Câble tient à la redevance mensuelle que leur versent les abonnés. Si la préoccupation principale des premiers est d’augmenter sans cesse leur audience pour vendre le plus possible (et le plus cher possible) des encarts de publicité à leurs annonceurs, celle des secondes est de proposer des produits de qualité à leurs clients afin que ceux-ci continuent à verser leur octroi mensuel1Les goûts de ces abonnés sont une variable culturelle et dépendent de leur âge, de leur sexe et genre, de leur statut social, etc.. Or, de l’histoire des chaînes dépend étroitement l’histoire des séries. En effet, jusqu’à la fin des années 1970, les networks étaient en situation de quasi-monopole (la part de marché des trois grandes chaînes, qui n’était plus que 49% en l’an 2000, était de 95% en 1970). Cette fragmentation de l’audience, due à l’arrivée des chaînes du Câble et d’Internet, a profondément bouleversé l’organisation même des soirées télévisuelles qui jusques alors associaient en access prime time et en prime time des shows live (Oprah, Saturday Night Live), des rencontres sportives et des films. Ce n’est que peu à peu que les séries Tv, longtemps surpassées par les productions hollywoodiennes et les shows, se sont imposées – telles des synthèses, du reste: comme les films, elles sont des histoires scénarisées, comme les shows, elles représentent un rendez-vous hebdomadaire assurant la constance du téléspectateur dont le plaisir tient surtout à la reconnaissance de formes qu’il apprécie par habitude. En outre, elles offrent deux avantages majeurs: d’une part, elles sont de formats variés, depuis les vingt-deux minutes de la sitcom jusques aux quarante-deux minutes du drama, et, de l’autre, elles sont assez détachées de l’actualité immédiate2 pour pouvoir, au contraire des shows live, être aisément rediffusées. Le problème qui s’est longtemps posé aux networks tenait à ce que les annonceurs recherchent non seulement le plus possible de téléspectateurs, mais aussi des «téléspectateurs heureux», les fameux happy viewers des théoriciens de la télévision. Or dans une nation qui s’est elle-même placée sous Dieu (under God) et fétichise la famille, il ne pouvait exister de bonnes séries que consensuelles, fussent-elles assommantes. Procter & Gamble, un des plus gros publicitaires de la télévision américaine , refusait toute publicité dans un programme qui, de près ou de loin, traiterait de l’avortement, de l’inceste ou de l’homosexualité. Or, précisément, parce que les chaînes du câble sont libérées des contraintes imposées par les annonceurs, elles ont pu proposer des séries sur les thèmes que les networks censuraient (Sopranos, Dream On, Oz, Sex and the City, Six Feet Under) et ceux-ci durent bientôt s’aligner sur la concurrence et proposer à leur tour des séries de grande qualité.
Cependant, de nouveaux problèmes financiers se tardèrent pas à se poser car les «bonnes séries» (expression qu’il faudra, pour le moins, préciser) coûtent extrêmement cher, et ce, d’autant qu’aux cachets désormais exorbitants des acteurs, s’ajoutent les frais de tournage en extérieur que les producteurs préfèrent généralement au studio. Si le coût moyen d’un épisode est de deux millions de dollars, la facture d’un épisode d’Emergency Room, sur NBC, peut se monter à treize millions. De telles dépenses expliquent combien il est indispensable pour une nouvelle série d’atteindre rapidement une bonne audience. En effet, le prix auquel les networks achètent les épisodes étant très loin de couvrir l’intégralité des frais engagés par les producteurs, ceux-ci perdent systématiquement de l’argent avec la première diffusion. Ce n’est que lors des rediffusions qu’ils peuvent rentrer dans leurs frais ou dégager des bénéfices. Or, les séries qui n’emportent pas rapidement l’adhésion – ou qui sont rapidement annulées – n’ont guère de chance d’être rediffusées – et les frais de production, encore moins, d’être rentabilisés.
Dans un tel système, les compagnies d’audience sont, pour ainsi dire, omnipotentes. Parmi elles, la Nielsen Media Research joue un rôle essentiel en mesurant l’audience de l’ensemble des networks (et de plus de deux cents chaînes locales) selon le double sytème du rating (pourcentage de familles américaines qui, possédant la télévision, ont regardé la série) et du share (pourcentage de familles américaines qui, regardant la Tv à ce moment-là, ont visionné la série). Cette estimation intervient certes quotidiennement, mais se concentrent durant les Sweeps, en novembre, février, mai et juillet. Les résultats obtenus par chaque série durant ces périodes fixent la valeur des pages publicitaires interrompant cette série pour tout le semestre qui suit. Seules les séries aux chiffres les plus importants demeurent pour la saison suivante. C’est ce qui explique que les épisodes inédits les plus dramatiques et les plus spectaculaires soient diffusées durant les sweep months où la concurrence avec la télé-réalité (Survivor, American Idol, etc.) est la plus féroce – notamment le jeudi soir. Un tel système ne laisse pas de tracasser les responsables des networks. En effet, le nombre de téléspectateurs de série Tv, en direct, est en baisse constante; et si les grandes séries des années 1990 étaient regardées par près de 15 % des Américains, leurs équivalents actuels ne le sont plus que par 5% d’entre eux. Le visionnage en catch-up Tv (où les publicités disparaissent), l’enregistrement sur TiVo, le téléchargement sur Internet, la concurrence de centaines de chaînes câblées sont responsables de cet affaissement qui entraîne mécaniquement la baisse du prix des encarts publicitaires. Certes, les networks peuvent en partie compenser ces pertes par la vente de produits dérivés, le placement de marques ou les cofinancements (en 2008, en pleine crise du secteur automobile, Ford investit ainsi dans le remake de The Knight Rider dont le pilote rassembla devant NBC douze millions d’Américains). Il n’empêche que les chaînes de télévision peinent de plus en plus à s’offrir des séries nouvelles et inventives et se tournent à nouveau vers la diffusion de shows et de jeux qui coûtent beaucoup moins cher (750 000 dollars) qu’une série Tv et induisent pourtant, la plupart du temps, des audiences au moins égale à celle-ci. Dans ces conditions, la question doit être posée sans détour: quel est l’avenir de la série télévisée comme genre?
Indéniablement, celui-ci représente une cosmogonie: il fait naître des univers et raconte la naissance du nôtre qui, selon les logiques postmoderne et hypermoderne, se fonde sur les peurs issues des évolutions scientifiques, industrielles, techniques, politiques et économiques intervenues dans les dernières décennies du siècle dernier. À bien des égards, les petites histoires des séries Tv viennent remplacer les «grands récits» mobilisateurs de la modernité (la Révolution, le Progrès, le Bonheur). Dans cette perspective, elles sont autant de marques de notre culte contemporain du présent et du désenchantement que celui-ci engendre, et elles sont étroitement liées à la consommation dirigée, à la communication de masse, à l’étiolement des normes autoritaires et disciplinaires, aux poussées successives de l’individualisation, à la consécration de l’hédonisme et du psychologisme, à l’exacerbation de ces «paradoxes terminaux» dont Kundera a montré qu’ils étaient au cœur d’un monde désespéré de n’être plus maître ni de l’Histoire, ni d’une Nature à nouveau divinisée. Parce qu’elles sont de leur temps, les séries Tv représentent, mieux que toute autre fiction, l’ensemble des peurs, croyances et rapports sociaux qui structurent nos Weltanschauungen. Ces dernières associent paradoxalement liberté et sécurité, font de l’avenir une source d’angoisse, fragilisent les relations individuelles, associent curieusement la culture du corps et de la jouissance à la peur du terrorisme, de l’insécurité urbaine, de la vieillesse, de la pollution ou de la contamination. Pour rendre compte d’individus omniphobes que tout, pourtant, invite au divertissement, les séries sont naturellement amenées à multiplier les personnages (il est plus de trois cents personnages dans The Simpsons, cette nouvelle Comédie humaine) et, surtout, à revenir inlassablement sur les mêmes thèmes:
– la vie familiale, traitée sur un mode comique (Family Guy), idyllique (Seventh Heaven), cynique (Dallas) ou mesquine (Two and a Half Men);
– les amitiés humaines (Friends, How I Met your Mother) ou animales (Lassie, Flipper, Skippy);
– la sexualité (Nip Tuck, Skins), la prostitution (Secret Diary of a Call Girl) et la pornographie (Family Business);
– les troubles de l’adolescence (Berverly Hills 90210, Dawson’s Creek, My So-Called Life, Boston Public);
– la politique (The West Wing, Spin City);
– l’Histoire, de l’Antiquité romaine (Rome, Spartacus) aux attentats terroristes du début du XXIe siècle (Rescue Me) en passant par le Moyen Âge (Merlin), la Renaissance (The Tudors) ou la Guerre de Sécession (North and South);
– la guerre (Baa Baa Black Sheep), traitée tantôt sur un mode hyperréaliste (Tour of Duty pour le Viêtnam ou Over There pour l’Irak), tantôt sur un mode comique (M.a.s.h.), voire burlesque (Hogan’s Heroes) – ou vue depuis l’arrière (American Wifes);
– les relations de classes, entre les pauvres (My Name is Earl), les riches (Knots Landing) ou les représentants de la upper middle class qui se côtoient, s’aiment et se déchirent au sein un même immeuble (Melrose Place);
– les rapports de genres, étant entendu que la représentation de la masculinité n’est assurément pas la même dans The Persuaders!, Californication ou Two and a Half Men, de même que la représentation de femmes varie du tout au tout, de la mère emblématique (Caroline Ingalls dans Little House in the Prairie) aux battantes glamour (Carrie Bradshaw dans Sex and the City), en passant par les célibataires fonceuses (Ally Mac Beal dans la série de David Kelley) et les guerrières sexy (Buffy dans The Vampire Slayer, Xena dans Warrior Princess, ou Diana Prince dans Wonder Woman). De la même façon, la série policière est infiniment variée et met en scène des policiers et justiciers de toute sorte: dandies-enquêteurs (Remington Steel, Ironside, Nero Wolfe, Hart to Hart), détectives aux méthodes musclées, voire expéditives (Mannix, Kojak, Commissaire Moulin, Walker, Texas Ranger), infiltrés (Wiseguy), coéquipiers fidèles (Miami Vice, Starsky & Hutch, Moonlighting, Dumpsey & Makepeace, Silk Stalkings, Law and Order, série qui demanderait, du reste, à être rapprochée de Hill Street Blues et de Nypd Blues), private eyes hérités du polar (Magnum, Mike Hammer), brillants amateurs (Murder, She Wrote), redresseurs de torts (Zorro, Charlie’s Angels, The A-Team, Mac Gyver, The Fall Guy, actualisation parodique de Wanted: Dead of Alive), scientifiques du crime (Csi, Ncis, Bones) ou profileurs-psychologues (Profiler, Millennium).
– Parallèment à cet univers policier, la justice est peu à peu devenue un sujet essentiel de la sérialité télévisée: juges, jurés et procureurs (Law and Order: Trial by Jury), avocats (Perry Mason, Murder One, The Practice, Jag, Justice) – sans oublier l’univers carcéral (The Prisoner, Oz, Prison Break). Il est même des cas où la déliquance est perçue par les coupables (The Sopranos) ou des personnages qui sont supposés l’être (The Fugitive). Toutes ces séries – et c’est aussi le cas de celles, nombreuses, où pèse une menace sur la sécurité intérieure (Mission: Impossible, The Avengers, The Wild Wild West, 24) – servent une définition du bien et du mal, en même temps qu’une réflexion sur l’origine et la validité des principes de leur appréciation (Dexter), plus problématique encore après les attentats du 11 septembre 2001.
– La même ambition morale sous-tend les séries vouées à l’exploration des mondes imaginaires, et ce, qu’il s’agisse de voyages dans le temps (Code Quantum, Futurama) ou dans l’espace, à l’instar de ces nouvelles odyssées que sont Lost in Space, Space 1999, Star Trek ou la franchise Stargate (Sg-1, Infinity, Atlantis, Universe). Le voyage dans des univers parallèles (The Addams Family, The Twilight Zone, Fantasy Island, Lost, Terra Nova) semble suivre une logique analogue, ainsi, au demeurant que les innombrables séries consacrées aux créatures fantastiques – vampires (Angel, True Blood), zombies (The Walking Dead), aliens (The Invaders, V, Alf), superhéros (The Incredible Hulk, Lois & Clark: The New Adventures of Superman, Smallville) et autres machines intelligentes ou parlantes (Knight Rider, Airwolf).
Il conviendrait d’ajouter à cela toutes les séries mettant en scène les sauveteurs et les médecins (ER, Grey’s Anatomy, House, M.D., New York 911) ou encore la vie de province (Picket Fences, Route 66). Il est bien sûr loisible de mener de tous ces genres une étude culturaliste associant approche sociologique et approche anthropologique. Mais il est tout aussi indispensable de mener une analyse structurelle de ce genre qu’est la série laquelle ne doit pas être confondue avec le modèle du feuilleton (The Thorn Birds) dont les racines plongent dans la littérature de la toute fin des années 1820: un soap n’est pas une sitcom, le bottle show n’est pas nécessairement une succession de face-à-face dramatiques (Lost), mais peut prendre la forme d’un huis-clos comique (Alf). En outre, quantité d’hypogenres gravitent autour des genres majeurs: les buddy series policières (Starsky & Hutch, Persuaders!), les daytime soaps (The Young and the Restless, Santa Barbara), la dramédie (Ally MacBeal), le formula show (Columbo, The A-Team, The Dukes of Hazzard, The Love Boat), la minisérie, souvent historique (Holocaust, Roots, Band of Brothers ou son pendant: The Pacific), le nightime soap (Dynasty, Falcon Crest), le stand-alone composé d’épisodes qui, se suffisant à eux-mêmes, peuvent être regardés par un téléspectateur qui ignorerait tout de la série (les épisodes de The X-Files ne traitant pas directement de la conspiration gouvernementale), ou, enfin, les horripilants stock-shots qui reprennent et accolent des séquences d’épisodes passés. Pour cerner le fonctionnement – et, ipso facto, les enjeux – de la sérialité télévisée, il conviendra aussi, on le voit, de tenir compte de procédés formels tels que le flashforward (Charmed, How I Met Your Mother), le cross over (Ally MacBeal et The Practice ou Ncis et Jag), ou la spin-off (Melrose Place et Beverly Hills, Joey et Friends).
C’est à ces différentes perspectives que ce colloque s’attachera, à l’université de Reims, les 11 et 12 avril 2013.