La postmodernité n’est pas un mouvement ni un courant artistique. C’est bien plus l’expression momentanée d’une crise de la modernité qui frappe la société occidentale, et en particulier les pays les plus industrialisés de la planète. Plus qu’une anticipation sur un futur qu’elle se refuse à envisager, elle apparaît surtout comme le symptôme d’un nouveau ‘malaise dans la civilisation’. Le symptôme disparaît progressivement. La crise reste: elle tient aujourd’hui une place considérable dans le débat esthétique sur l’art contemporain. –Marc Jimenez (1997: 418)
En 1964, Bob Dylan chantait «The Times they are a-changin’». Cette chanson représente toute une génération révolutionnaire qui contestait l’hégémonie de l’État et son ordre établi. La société américaine à qui le chanteur s’adresse, ainsi que toutes les sociétés occidentales qui ont vécu de près la Seconde Guerre mondiale et la course à l’armement nucléaire qui suivit, a été bouleversée dans ses idéologies, malgré toutes les énergies déployées par le gouvernement pour imposer son emprise sur l’individualité. Watchmen, un roman graphique imaginé par le scénariste Alan Moore et le dessinateur Dave Gibbons, est en quelque sorte à l’image de ce bouleversement et des sociétés à qui il s’est adressé. À la manière dont les récits de Superman reflétaient l’air du temps idéologique de son époque, Watchmen nous apprend à quel point l’Occident est en crise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Nous aurions pu intituler cet essai analytique «Watchmen, ou la crise de la modernité». Premièrement, parce que le format du roman graphique est en complète révolution par rapport aux premiers comic books de 1937. Deuxièmement, parce que le récit qui y est proposé est précurseur de la sédition idéologique que représente l’individualisme qui s’élève lentement mais surement en face de l’hétéronomie étatique de la modernité. Et troisièmement parce que le tout illustre brillamment la différence fondamentale qui sépare le modèle archétypal du superhéros que représentait Superman, avec le nouveau modèle de justiciers masqués que sont les protagonistes de Watchmen. Ce projet de DC Comics est une œuvre qui se veut une réponse à l’élan de maturité qui pousse la société occidentale à se prendre en main, un premier élan vers la postmodernité de la bande dessinée.
La série Superman est imaginée par Joe Shuster et Jerry Siegel quelques années avant la parution du premier comic book par Detective Comics, en 1937. Contrairement à la sérialité narrative qui est l’apanage des comic strips, le nouveau format du comic book propose des récits courts -environ huit pages– et non-sériels. Dans cette perspective, les possibilités de récits sont innombrables, et le nombre de parutions indéterminé. Cette situation est excellente d’un point de vue économique, mais elle peut devenir un casse-tête pour les scénaristes qui finissent tôt où tard par épuiser leurs réserves d’idées nouvelles. La solution qu’ont apportée les créateurs de Superman pour s’assurer de faire durer le plus longtemps possible l’intérêt des lecteurs pour leur superhéros est l’intemporalité du récit et, par le fait même, l’immortalité sous-entendue du héros. En se référant à Kant et aux relativistes, on peut expliquer l’utilité de cet éclatement du temps dans les aventures de Superman, en considérant que si le temps est vu d’une manière causale, donc que le «temps précédent détermine nécessairement le temps suivant» (Eco, 1993: 120), les scénaristes devraient toujours garder un certain fil directif dans le déroulement chronologique de l’action et l’élaboration du récit, afin qu’il reste crédible dans l’imagination des lecteurs. Ils restreindraient ainsi de manière fort ennuyeuse les possibilités de scénario. Donc, le problème de l’évolution dans le temps comme structure de la pensée est réglé par l’intemporalité, ou une temporalité «que le lecteur ne saisit absolument pas», explique Umberto Eco:
Superman ébranle toute conception du temps. Il brise sa structure même, et cela non dans le sens du temps dont on parle mais dans celui du temps où l’on parle […] le temps qui est mis en crise est le temps du récit, c’est-à-dire la notion de temps reliant un récit à l’autre […] Les scénaristes de Superman ont donc imaginé une solution très maligne et indéniablement originale. Ces aventures se déroulent dans en une sorte de climat onirique […] où il est extrêmement difficile de distinguer ce qui est arrivé avant de ce qui est arrivé après, le narrateur reprenant continuellement le fil de l’histoire, comme s’il avait oublié de préciser quelque chose et voulait ajouter des détails à ce qu’il vient de dire. (Eco, 1993: 123-125)
Or, cette idée de l’intemporalité narrative n’est pas nécessairement propre au seul personnage de Superman, puisque les comic books sont nés d’une décision éditoriale de rassembler les comic strips, qui paraissaient dans les quotidiens de l’époque, en périodiques de quelques dizaines de pages afin de miser sur leur popularité pour en tirer de nouveaux profits. C’est d’abord parce que les petites séries quotidiennes n’avaient pas toujours de suite logique entre chacune des parutions que l’intemporalité narrative est restée dans le nouveau format. C’est, en ce sens, l’esprit mercantile des éditeurs de comic books qui est à l’origine du nouveau format, selon Gabriel Tremblay-Gaudette:
L’énorme popularité des comic strips paraissant dans les grands quotidiens amène des éditeurs à les rassembler et à les imprimer dans des fascicules de piètre qualité, ce qui marque l’apparition du comic book tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que c’est encore ici une décision essentiellement commerciale qui a mené à la création du comic book comme recueil de comic strips préexistants. (Tremblay-Gaudette, 2011:34)
Dans cette perspective, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle le format des comic books, ainsi que son principal champion, Superman, sont à l’image de la société qui les met au monde, laquelle sera remise en question par la suite de façon virulente. Si la modernité est «l’expérience discontinue du temps, de l’espace et de la causalité due aux nouveaux modes de perception introduits par l’industrie capitaliste» (Nous, 1995: 99), il est fort possible que Superman, et le format mercantile dans lequel il est mis en marché, soient tout à fait les produits de cette culture de la modernité, et la raison pour laquelle un nouveau format verra le jour en opposition à cette idéologie capitaliste.
Watchmen est ancré dans une Amérique dystopique, marquée par une tension de conflit nucléaire avec l’URSS, théâtre inspiré de la guerre froide qui sévit entre les années 1947 et 1991. Dans la réalité, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis encouragent leur nouvelle industrie à produire toujours plus pour développer le nouvel esprit de consommation qui souffle sur le pays, en syntonie avec les principes qui ont poussé le concept de comic book et la création de Superman. Une dizaine d’années avant le début de la guerre du Viêt Nam, le monde de la bande dessinée connaît un rebondissement avec l’intervention d’un psychiatre, Frederic Wertham, qui accuse les comic books, en particulier les éditions de Entertainment Comics, qui publient des récits de plus en plus violents, d’être l’influence qui pousse la jeunesse à perpétrer de plus en plus d’actes de délinquance. La censure frappe suite à la parution de Seduction of the Innocent, l’essai accusateur du Dr Wertham publié en 1954, et les maisons d’édition des comic books décident de se doter d’un code, le Comic Code Authority, prohibant entre autres tout usage perturbant, ambigu ou injustifié de violence. Le monde de la bande dessinée perd de sa superbe et les mordus doivent se tourner vers les undergroud comix qui sont distribués dans de boutiques vendant des produits dérivés de la consommation de drogues et de la culture hippie. Le nouveau public passe ainsi d’une population plus ou moins lettrée et puérile à des consommateurs un peu plus âgés et marginalisés. Cette révolution esthétique du 9e art, qui, nous le rappelons, survient à l’époque du Peace and Love contre la guerre du Viêt Nam et la remise en cause de la légitimité de l’État qui la déclare, amène aussi un changement dans la communauté des artistes:
Dans un premier temps, les bédéistes de l’époque ont voulu se libérer d’une forme de censure étroitement reliée à leur pratique artistique, comme l’explique le bédéiste Jay Lynch: «I did underground comix because of an idea that there should be a free press. […] We had the idea that what we were doing was breaking the ice so that there should be free speech in the print medium to make way for art.» (cité dans Rosenkranz 2007, 262). Dans un second temps, en travaillant à leur propre compte, les bédéistes développent la conviction qu’ils sont de véritables artistes, et non de serviles employés de grosses compagnies, ou au mieux des tâcherons talentueux. (Tremblay-Gaudette, 2011:37)
C’est cette révolution qui créera l’espace médiatique et populaire permettant l’arrivée d’un nouveau format de comic, celui du Graphic Novel. Bien que l’auteur de la précédente citation attribue à cet avènement un caractère mercantile, il est de notre avis que la volonté qui a poussé Will Eisner à faire publier son Contract with God, un roman graphique de 196 pages, reflète peut-être aussi bien, comme il le dit lui-même, son amour du médium et un désir de le voir retrouver ses lettres de noblesse dans la tradition littéraire: «I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutants trashing each other» (39).
Watchmen n’est donc pas le premier roman graphique (étant donné aussi qu’il est d’abord paru sous forme de comic books en douze numéros), mais il est certainement celui qui a le plus participé à la réalisation du désir de Will Eisner. Gagnant de nombreux prix littéraires, dont le prestigieux Hugo Award, décerné annuellement aux meilleurs récits de science-fiction et de Fantasy en langue anglaise, Watchmen est le premier produit identifié au monde de la bande dessinée américaine à se voir attribuer un tel prix, généralement réservé aux nouvelles et aux romans. Le format du roman graphique est donc né d’une révolution esthétique qui bouleverse le 9e art, et les créateurs de Watchmen campent leur récit dans une autre période de révolution, celle de la crise du nucléaire. Or, à l’époque où Alan Moore écrit, au milieu des années 1980, la Mégasociété occidentale est en totale remise en question par rapport aux valeurs des États qui la gouvernent. Des protestations se sont élevées dans les rangs populaires suite à l’engagement militaire des États-Unis au Viêt Nam, et une angoisse métaphysique étreint tout l’Occident durant la course à l’armement nucléaire. Le scénariste anglais n’est pas indifférent à cette agitation sociale et son récit en est le reflet, ne serait-ce que dans son ambiance pré-apocalyptique.
Cette angoisse formelle constitue le noyau de toute la narration de Watchmen. L’intrigue tourne autour d’un conflit nucléaire entre les États-Unis et l’URSS, et la crainte de l’annihilation de l’humanité qui en découle: «He understood the portents, knew a dazzling transformation was at hand for mankind. The brutal world he’d relish would simply cease to be, its fierce and brawling denizens rushing to join the mastodon in obsolescence… in extinction» (Moore, XI: 25), mais surtout autour d’un questionnement qui revient de façon redondante tout au long du récit: Who watches the Watchmen? Nous avons fait un parallèle entre ce questionnement omniprésent dans le roman graphique et la période de révolution idéologique dans laquelle il paraît: le monde du post-modernisme.
Nous assistons en fait au conflit de deux modernités, à
«une rupture irréversible entre la modernité comme phase de l’histoire de la civilisation occidentale – résultat du progrès scientifique et technologique, de la révolution industrielle, des profonds changements économiques et sociaux apportés par le capitalisme – et la modernité comme concept esthétique» selon Calinescu […]. Le conflit se perpétue tout au long du XXe siècle et explique la confusion du débat autour de la modernité. Le post-modernisme peut en ce sens être compris comme une tentative de dépasser cette opposition. (Nous, 1995:103)
Le dépassement de cette opposition s’exprime, dans Watchmen, autant par son expression esthétique amenée par le nouveau format qu’est le roman graphique, que par la redondance du questionnement éthique qui l’anime:
Moore and Gibbons pose this question – of how the agent who brings security, if left unchecked, becomes the agent of great insecurity – within the Superhero genre. «Who watches the Watchmen?» is gratified across New York, appearing at the beginning and the end of the very first chapter and reappearing regularly afterward. (White, 2009: 42)
Dans un précédent essai, nous avons évalué à quel point le superhéros américain du début du XXe siècle, dont Superman est l’archétype, était un exemple de la société paternaliste qui l’avait mis au monde. L’intemporalité narrative, inspirée par la redondance du récit des aventures mettant en scène un Surhomme immortel, répondait aux exigences d’une gouvernance qui projetait d’imposer des choix idéologiques à une population hétérodirigée, à qui l’on pouvait dicter des projets personnels «par une gestion avisée des possibilités émotives de l’électeur, au lieu d’être un engagement à la réflexion et à l’évaluation rationnelle» (Eco, 1993: 129). Dans cette perspective, l’individu hétérodirigé, c’est-à-dire l’homme qui vit au sein d’une société dont la technologie permet d’influencer l’existence individuelle par l’entremise d’un appel à la consommation, ne trouvait devant lui que des modèles à suivre qui n’étaient ni influencés par l’expérience du passé ni déterminés par un projet d’avenir.
La remise en question éthique dont il est question dans Watchmen est, par la redondance de la locution «Who watches the Watchmen?», un reflet de la révolution qui s’enclenche contre cette société paternaliste qui dictait auparavant les lois et les valeurs morales à sa population.
La pensée sociologique contemporaine considère d’autres paramètres de modernité: l’information (nouvel objet, selon certains, du capitalisme traditionnel), l’administration, l’autorité, l’organisation, le pouvoir militaire, les effets de la culture. C’est ici que la motion de postmodernité pourrait indiquer le modèle d’une modernité qui n’est plus la simple société de consommation. (Nous, 1995: 104)
Il semble que Alan Moore utilise lui aussi la redondance pour imposer non un choix, mais un questionnement idéologique: peut-on ou non faire confiance à l’autorité de nos élus, à la bonne volonté de ceux qui nous dictent nos lois dans l’exercice de ce pouvoir, peut-on laisser sans surveillance ceux qui dirigent ce monde qui fonce tout droit vers l’annihilation du genre humain en provoquant des conflits militaires entre des États qui sont en possession de l’arme atomique?
Une autre définition veut que la modernité soit née au Siècle des Lumières, d’un État en réaction au courant humaniste qui a provoqué les révolutions américaine et française: «Dès le tournant du XVIIIe et XIXe siècles se mettent en place les structures étatiques destinées à transformer les sujets en membres de la société, à remplacer l’Action en comportement (H. Arendt)» (Nous, 1995: 109). Le questionnement apporté par Watchmen est en directe réaction à ces structures étatiques. L’individu de la postmodernité cherche à se défaire des liens qui l’ont lié à son gouvernement et à toute autre institution cautionnant l’hétéronomie, il exige la liberté de choisir pour lui-même et de remettre en questions les articulations de l’État. C’est, en ce sens, le rapatriement des droits et libertés individuelles et l’autonomisation intellectuelle qui caractérise cette nouvelle ère qui est mise en scène dans le récit de Alan Moore et Dave Gibbons. En d’autres mots, Louis Borgeat nous donne cette définition de la postmodernité:
Sans doute influencé ici par ma discipline de formation et d’observation, le droit, la formule la plus simple qui me vient à l’esprit pour répondre à ces questions est de dire que la postmodernité est une ère de souveraineté de l’individu, une époque de primauté de la personne face aux systèmes d’autorité qui ont traditionnellement encadré et uniformisé les comportements: religion, État, famille, travail, pour ne nommer que les principaux. Formidable mouvement d’affirmation du moi et de remise en question de «l’autorité pour l’autorité», ce mouvement a des revendications certes fondées sur l’affranchissement et l’épanouissement individuels, mais exprimant aussi un désir personnel de responsabilisation. (in Boisvert, 1998: 120)
Cette individualisation de la société, ainsi que la remise en question des structures législatives, a une double articulation dans Watchmen. Nous venons de démontrer la première, c’est-à-dire le questionnement idéologique imposé par Alan Moore dans la répétition de «Who watches the Watchmen?» La deuxième articulation concerne les qualités des protagonistes imaginés par les deux créateurs.
Dans un chapitre intitulé «Superman comme modèle d’hétérodirection», Umberto Eco se demande s’il est possible d’affirmer «que Superman n’est rien d’autre qu’un des instruments pédagogiques de [la société américaine], et que la destruction du temps qu’il poursuit fait partie d’un projet de désaccoutumance à l’idée de projet d’autoresponsabilité» (Eco, 1993: 130). Un demi-siècle après la publication de l’article d´Eco, Danny Fingeroth, que l’on connait mieux pour son travail d’éditeur de Spiderman chez Marvel Comics, fait publier un autre essai qui porte sur les superhéros et l´image qu’ils nous renvoient de la société américaine. Dans Superman on the Couch, l’auteur jongle avec l’idée selon laquelle Superman est un produit de cette société américaine, sans pour autant adhérer à la théorie proposée par l’auteur italien. Il analyse plutôt le rapport qui existe entre la double identité commune à tous les superhéros, celle dont Superman est un peu l’archétype, et cette idée d’une Amérique multiculturelle, plurireligieuse. Selon l’auteur américain, la double identité de Superman permet non seulement de protéger ceux qu’il aime des attaques de ses ennemis – on peut deviner la même stratégie chez les protagonistes de Watchmen –, mais surtout, elle renvoie l’image du lecteur américain moyen: immigrant ou descendant d’émigré de deuxième ou troisième génération, qui parle peut-être une autre langue à la maison, mais qui cherche tout de même à se mêler de façon homogène à l’ensemble de la communauté extérieure. Dans un élan de positivisme, il va jusqu’à se demander s’il ne serait pas possible de se servir de la popularité grandissante des superhéros pour affirmer davantage l’identité multiculturelle américaine:
Perhaps the nonreligious context of the superhero makes them perfect for a multireligious society like ours […] maybe the superhero can even unite people across ethnic, religious, and national boundaries. Again, the sheer box-office success of superhero films around the world is a sign that this may be true. (Fingeroth, 2004: 23-24)
Dans un certain sens, l’Histoire nous a souvent montré que ce sont rarement les exemples de courage et de vertu morale qui ont amené les peuples à s’unir malgré leurs différences, mais bien un ennemi commun. D’ailleurs, les auteurs de Watchmen ont beaucoup joué avec cette idée dans l’élaboration du plan imaginé par Adrian Veidt, alias Ozymandias, pour unir les deux redoutables ennemis de la Troisième Guerre mondiale contre un nouvel opposant: «No one will doubt this earth has met a force so dreadful it must be repelled all former enmities aside» (Moore, XII: 10). On voit bien que Alan Moore et Dave Gibbons ont créé des personnages à l’image de la société américaine de la fin du XXe siècle quand on se penche sur l’essentialité de chacun d’eux. Il semble que, contrairement à Superman qui représentait les valeurs capitalistes, moralisatrices et puritaines des États-Unis de 1937, les protagonistes de Watchmen sont des citoyens américains ordinaires, qui ne sont blanchis sous le harnais qu’à la suite d’une discipline d’entrainement volontaire («The Veidt Method», Moore, X: 32), et qui ont décidé, du jour au lendemain, de s’occuper de la criminalité là où elle avait été délaissée par l’état judiciaire. Encore une fois, les créateurs de Watchmen sont à l’avant-garde de la remise en cause d’une modernité atavique et cela transparait dans la complexité psychologique de chacun des justiciers masqués. Nous nous référons de nouveau à la vision pragmatique de la postmodernité proposée par Louis Borgeat, pour illustrer à quel point Watchmen est un récit annonciateur de la motion d’émancipation confirmée par la chute du mur de Berlin en novembre 1989, deux ans après la publication du roman graphique par DC comics.
La clé de ces deux axes en quelques sortes contradictoires, recherche de l’accomplissement et acceptation de l’engagement, est la liberté, la liberté de choisir qu’apporte la remise en question des contraintes ayant façonné les règles de comportement nous accompagnant la vie durant: choix de couple, la famille, la spiritualité, la politique, les loisirs, la culture, les préférences sexuelles, l’hygiène de vie, etc. Cet éclectisme nouveau est source d’une diversification des valeurs, des intérêts, des goûts, et, en conséquence, d’une grande différenciation entre les individus. La postmodernité est une ère d’adaptation et la subordination des ensembles aux particularités individuelles; elle favorise la personnalisation des systèmes, des règles et des processus de toute nature. (in Boisvert, 1998:121)
Un seul des personnages peut être qualifié de véritable superhéros dans Watchmen, Jon Osterman devenu Dr Manhattan, humanoïde de couleur bleue, omnipotent et immortel, suite à sa désintégration et réintégration atomique dans un laboratoire de recherche du gouvernement. Malgré sa toute-puissance, il est pourtant au service de l’État, il n’est donc pas libre de ses mouvements, bien qu’il représente assez justement les valeurs nietzschéennes du Surhomme. J. Keeping, un des auteurs qui a participé à la rédaction de Watchmen and philosophy, écrit que «Dr. Manhattan is the most powerful character in Watchmen, he is also paradoxically the most ineffectual […] Interested only in scientific research, he allows himself to be controlled by others» (in White, 2009: 57). Le seul personnage qui aurait pu correspondre à l’idée que se fait Danny Fingeroth du bien-fondé d’un superhéros différent du commun des mortels, capable d’influencer l’affirmation de l’identité multiculturelle américaine, est pratiquement inutile à la société qui est en crise. Pire, Adrian Veidt l’accuse même d’avoir accéléré la course à l’armement nucléaire des États belligérants: «War aside, atomic deadlock guided us downhill towards environmental ruin. Jon’s presence accelerated this…» (Moore, XI: 22). Il est aussi intéressant de noter la similarité entre le nom de superhéros attribué à Jon Osterman, et celui du projet réel qui a permis l’explosion de Little Boy à Hiroshima et Fat Man à Nagasaki, le Manhattan Project.
Walter Kovacs, alias Rorschach, semble être le personnage pivot du changement de mentalité qui est dépeint dans Watchmen. Il incarne en quelque sorte l’ambiguïté qui réside entre l’accomplissement individuel et l’acceptation d’un engagement total à la cause humaine. Il le dit lui-même: «Not even in the face of Armageddon. Never compromise» (Moore, XII:20). Il se donne, à l’image du Surhomme proposé par Nietzsche, sa propre échelle de valeurs, mais celle-ci est sans nuance, et Walter Kovacs, sous l’égide de son masque de «Black and white changing shape… But not mixing. No gray» (Moore, VI:10), incarne à lui seul le manichéisme propre aux valeurs puritaines américaines de la modernité. C’est en quelque sorte ce que nous explique J. Keeping dans son essai Superheroes and Superman: «Rorschach. More so than any other characters, he has looked into the abyss of nihilism and has been transformed by it» (in White, 2009: 56). Quand il refuse de se plier au Keene Act, Rorschack nous demande en tant que lecteur de prendre position devant la légitimation de l’autorité, et de subordonner l’appareil législatif à une échelle de valeurs plus près de l’individualité et de sa reconnaissance. À la fin du dernier chapitre, il se laisse enfin décomposer par Jon, sachant trop bien au fond de lui-même que, pour une fois, la situation ne peut être jugée entre noir et blanc, entre bien et mal. Il enlève son masque et révèle son vrai visage, en pleurs, en criant: «Well? What are you waiting for? Do it. DO IT!» (Moore, XII: 24)
Adrian Veidt, alias Ozymandias, est celui qui met le plus en question l’échelle de nos valeurs humaines. Pour mieux comprendre les rouages de son identité en tant qu’ex-justicier masqué devenu l’ennemi commun, et ensuite créateur d’un nouvel ennemi commun dans le but de sauver l’humanité d’une annihilation, on doit se placer du point de vue du devenir de l’humanité. L’homme le plus intelligent de la planète prend le sort de celle-ci sur ses épaules, et tente à lui seul de trouver «la moins pire des solutions» pour sauver l’humanité à minuit moins une de l’Apocalypse, ou si l’on interprète ce syntagme narratif de façon métaphorique, pour aider l’Occident à sortir de la modernité.
L’œuvre de Nietzsche peut aussi être reçue comme une sortie de la modernité quand elle est comprise comme une «philosophie de la vie» […] «volonté de puissance» en dehors d’une dynamique de domination […] Il installe la compréhension moderne du monde comme ensemble de constructions et de représentations, pris dans son seul devenir. (Nous, 1995:62)
Toujours selon J. Keeping, Ozy est le personnage qui remet le plus en question la bonne vieille formule de l’utilitarisme hédoniste de Bentham, concept qui est tout aussi identifiable à la rhétorique de la doctrine Truman dont parle Noam Chomsky dans Idéologie et Pouvoir (1991). Si la fin justifiait les moyens, Adrian Veidt serait le nouveau sauveur, en tuant des millions pour sauver des milliards d’êtres humains. Mais est-ce là vraiment son utilité dans l’avancement vers une idéologie postmoderniste? Probablement, surtout quand on considère que Veidt incarne autant le sauveur que l’assassin. Il ne faut surtout pas oublier non plus qu’il est en continuelle remise en question par rapport à ses projets, et qu’il ne recule jamais devant une entreprise incertaine, comme attraper une balle de fusil au vol pour la première fois, après s’y être entrainé de façon toute virtuelle. Adrian Veidt incarne le courage d’essayer, de prendre des risques, non pas pour son propre bien-être, mais pour le bien commun, ce que les Anglais appellent «the Greater Good».
À ce sujet, l’analyse de Eddie Blake, alias The Comedian, nous ramène encore à la discussion sur la légitimité de l’État. Tony Spanakos analyse l’application de cette légitimité ainsi que le questionnement soulevé par Watchmen au sujet de l’utilisation de la force pour appliquer la justice, selon les paramètres isolés par Max Weber: «in his essay Politics as a Vocation, Weber defined the state as “a human community that (successfully) claims the monopoly of the legitimate use of physical force within a given territory” […] the difference lies not in the act, but in the authority» (in White, 2009:35). Blake et Dr Manhattan sont les seuls à avoir reçu de l’État l’autorité nécessaire à l’application légitime de la force pour assurer la coercition. Par contre, ils sont aussi les seuls à appliquer la force d’une façon violente, amorale et gratuite. La scène qui se déroule au Viêt Nam, au début du deuxième chapitre, dans laquelle The Comedian tue de sang-froid une jeune femme enceinte, sous le regard indolent de Jon, est criante de vérité quant à la remise en question de cette légitimité étatique. Bien sûr, Rorschach aussi tue de sang-froid, mais il a toujours la volonté de punir le mal par le mal et de combattre la criminalité qui en est l’instrument privilégié. La conversation entre Blake et Manhattan, qui suit l’assassinat gratuit de la jeune vietnamienne, en dit long sur l’intention de l’auteur de nous faire réfléchir sur le bien-fondé de la philosophie wébérienne:
Yeah. Yeah, that’s right. Pregnant woman. Gunned her down. BANG. And y’know what? You watched me. You coulda changed the gun into steam or the bullet into mercury or the bottle into snowflakes! You coulda teleported either of us to goddamn Australia… But you didn’t lift a finger! (Moore, II: 15)
À côté du charnier que laissent derrière eux The Comedian et Dr Manhattan au Viêt Nam, en comparaison avec l’acte quasi apocalyptique que commet Adrian Veidt pour sauver l’humanité, Nite Owl, les deux Silk Spectors et avec eux les Minutemen ne sont que des pantins qui tentent tant bien que mal, un peu comme nous lecteurs, de jongler avec leurs échelles de valeurs morales en totale remise en question. L’univers de Watchmen est dystopique, mais il est aussi le reflet de notre société occidentale quand il présente un univers dans lequel personne ne peut faire la part des choses entre le bien et le mal, comme l’avaient pensé Voltaire et les tenants de la Raison pure au début de l’ère moderne. Seul Rorschach, têtu comme un Ancien, joue encore à la Justice tenant ses deux balanciers pour peser le bon et le mauvais sans faire de nuance, comme son masque qui ne mélange pas le noir avec le blanc. «Oh Voltaire! Oh humanité! Oh imbécillité! Certes, ce n’est pas une petite affaire que la “vérité”, la recherche du vrai; et lorsque l’homme la traite de manière trop humaine – “il ne cherche le vrai que pour faire le bien*” je parie qu’il ne trouve rien!» (Par-delà Bien et Mal, sect. 2, chap. 35), écrivait Nietzsche. Pour le reste, Watchmen est une véritable manifestation du postmodernisme, surtout en ce qui a trait à ce que Louis Borgeat nomme le droit administratif:
Le droit doit être revu à plusieurs égards. De plus en plus, les individus des sociétés occidentales veulent être responsables de leur existence et participer à la direction de leur conduite; ils remettent en question l’imposition autoritaire des règles […] La postmodernité pose des défis significatifs au droit appliqué à l’administration. Je vois quant à moi cinq axes de tension possible entre la culture traditionnelle du droit et celle qui semble devoir se dessiner dans le futur: 1) l’unilatéral face au consensuel; 2) le général face au particulier; 3) le centralisé face au subsidiaire; 4) l’égalitaire face au discrétionnaire; 5) le permanent face au temporaire. (in Boisvert, 1998: 126)
Si ce sont là les défis qui attendent les individus de la postmodernité et que celle-ci doit inévitablement passer par une remise en question totale (et non pas un rejet comme certains l’on pensé) des valeurs et idéaux de la Modernité, alors le roman graphique imaginé par Alan Moore et Dave Gibbons en est une œuvre précurseure, annonciatrice de ce qui devra être repensé pour un avenir meilleur que celui dans lequel l’Occident évolue aujourd’hui. En 1985, quand les deux artistes travaillaient d’arrache-pied sur l’élaboration de Watchmen, le mur de Berlin tenait encore, divisant le monde entre bon ou mauvais, entre noir et blanc, sans nuance et sans tonalité de gris. Un nouveau monde naîtra de sa chute, quelques années plus tard. En ce sens, le format du roman graphique imaginé par Will Eisner a permis l’élaboration d’un récit philosophique de plus longue haleine, avec une temporalité beaucoup plus complexe, créant un médium où dire la remise en question de ce monde d’avant la chute, et enfin prônant une révolution esthétique. Ce monde en crise, après le 9 novembre 1989, remettra en cause le concept d’hétéronomie et tout ce qui concerne les atteintes à l’individualité grandissante, une révolution qui nait justement au lendemain de trois grandes crises humanitaires causées par des gouvernements hégémoniques: la Seconde Guerre mondiale, l’explosion du nucléaire et la Guerre froide. Les personnages de Watchmen sont ainsi devenus les portes-étendards de cette crise et leurs créateurs nous montre à travers eux, comment nous-mêmes, lecteur de romans graphiques, remettons en question tout ce qui était né de la Raison pure durant la modernité. Oui, les temps changent, comme le chantait Bob Dylan, et nous avec, c’est ce qu’ont voulu nous dire Alan Moore et Dave Gibbons. Malheureusement, même le Dr Manhattan ne pourra nous dire ce que l’avenir nous réserve. Le passé n’est plus garant de notre avenir.
ALBERT, Pierre. Histoire de la Presse, Paris, PUF, coll. «Que sais-je», n°368, 1970, 126 pages.
BARON-CARVAIS, Annie. La bande dessinée, Paris, PUF, coll. «Que sais-je», n°2212, 2007 [1985], 127 pages.
BOISVERT, Yves, Postmodernité et sciences humaines, une notion pour comprendre notre temps, sous la direction de Yves Boisvert, Montréal, Éditions Liber, 1998, 193 pages.
ECO, Umberto. De Superman au Surhomme, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993 [1978], 217 pages.
FINGEROTH, Danny. Superman on the couch, What Superheroes realy tell us about ourselves and our society, New York, Continuum, 2004, 192 pages.
JIMENEZ, Marc, Qu’est-ce que l’esthétique?, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1997.
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