L’archétype de la shieldmaiden consiste en un amalgame de figures féminines guerrières parcourant les mythes scandinaves et qui, récupéré en force par la culture populaire contemporaine, se conçoit comme un territoire d’exploration autour de l’idée de versatilité et de coprésence des genres. L’invasion médiatique de femmes guerrières à l’heure actuelle souligne l’obsolescence du point de vue de C.S. Lewis qui, dans ses Chroniques de Narnia, laissait entendre «battles are ugly when women fight» (Lewis: 108); plus que jamais il y a désir de présenter et de voir des femmes au combat, et par le fait même, reflet d’une volonté de progression, ou du moins de renouvellement, dans la conception des normes de genres et dans l’imaginaire du féminin actif, à l’écran comme dans la vie. Toujours est-il qu’il persiste encore une manière, une acceptabilité quant à la présentation de la violence et de l’agressivité féminine, témoignant de la présence fantomatique de frontières genrées.
L’un des derniers avatars de la vierge au bouclier est la désormais fameuse Lagertha Lothbrok, telle que conçue par Michael Hirst en 2013 dans la télésérie Vikings, production canado-irlandaise de la HBO. Doté d’une vocation vaguement historique et librement inspiré de la Gesta Danorum écrite par Saxo Grammaticus autour de l’an 1185, Vikings retrace la saga familiale des Lothbrok, piliers fondateurs légendaires des empires Vikings et Normands au milieu du Moyen-Âge. En tête d’affiche se trouve donc Lagertha Lothbrok (Katherine Wynnick), shieldmaiden de renom qui verra une (r)évolution par rapport à ses légendaires ancêtres guerrières.
Partant d’un légendaire présentant la shieldmaiden comme mythe du troisième genre inévitablement voué à une «féminisation», nous étudierons comment Lagertha se renouvelle de manière problématique dans la série télévisée; d’une part, le personnage éclate le parcours identitaire préétabli par les textes sources et incarne un modèle «féministe» acclamé à la fois par les personnages de la diégèse et par le public, et d’une autre, propose une héroïne s’inscrivant dans un horizon de guerrières filmiques parcourues de stéréotypes féminins, et donc peut-être pas aussi progressiste qu’il ne le laisse entendre. Mais avant de nous aventurer plus avant dans cette branche, nous nous devons de faire une brève incursion aux racines de la figure de la shieldmaiden, qui, comme nous le verrons, illustrait déjà la problématique des genres et de la représentation d’un féminin fort dans l’imaginaire des peuples Norrois médiévaux.
La shieldmaiden, ou skjaldmö en vieux norrois, n’est pas à proprement parler une divinité. Le terme désigne une mortelle casquée, le plus souvent armée d’une lance et d’un bouclier, qui participe activement aux combats. Toutefois, selon l’historienne Judith Jesch du British Museum, la figure de la «vierge au bouclier» prend pour origine le mythe des Valkyries, déités scandinaves qui elles-mêmes auraient potentiellement été influencées par les Amazones gréco-latines (Juesch, 2014). De son côté, la Valkyrie, toujours selon l’Edda, se retrouve également sur le champ de bataille armée et casquée, mais plutôt en tant que figure du destin. Sous la supervision d’Odin qui détermine l’issue du combat, c’est elle qui choisit les guerriers qui auront l’honneur de mourir pour rejoindre le dieu suprême au Valhalla, le plus prestigieux des paradis vikings, celui des hommes vaincus au combat.
Plusieurs hypothèses1 ont récemment été émises par rapport à la véracité de traces qui attesteraient de la présence de combattants de sexe féminin chez les peuples norrois médiévaux, hypothèses réfutées par Jesch en ces mots:
[…] there is absolutely no hard evidence that women trained or served as regular warriors in the Viking Age. Valkyries were an object of the imagination, creatures of fantasy rooted in the experience of male warriors. War was certainly a part of Viking life, but women warriors must be classed as Viking legend. (Juesch, 2014)
La figure de la shieldmaiden se présente donc comme une sorte de fantasme masculin, comme une incarnation bataillienne probablement nécessaire de l’Éros, la femme, au cœur du Thanatos, la guerre, pour les combattants promis à la mort, rendant celle-ci plus invitante. À l’âge des Vikings comme à toutes les époques, nous pouvons observer que les hommes ont associé de manière allégorique la figure féminine avec la guerre, comme si la vaste tuerie allait de pair avec son extrême antagoniste, la sexualité. Aussi, parce qu’elle incarne cet ultime éclat d’érotisme à la limite entre vie et trépas, la femme guerrière, encore aujourd’hui, charrie une aura séductrice exploitée par les auteurs, comme nous le verrons avec Vikings.
Aussi, bien que distinctes dans leur définition et fonctions respectives, Valkyries et shieldmaiden sont toutefois des termes interchangeables dans leur utilisation afin de désigner la femme guerrière. Cette confusion entourant les figures de shieldmaiden et de Valkyrie nous amènera à les traiter de façon conjointe, à la manière d’une figure transversale et polymorphique incarnant les nombreux visages imaginaires d’une même femme forte.
Si la shieldmaiden occupe une place importante en tant que figure féminine, elle n’en est pas moins une construction sous le signe du travestissement, tant dans son iconographie qu’à travers ses rôles. De son côté, la femme guerrière apparaît dans le récit armée de pied en cap, sa féminité cryptée étant de prime abord méconnaissable sous l’accoutrement martial foncièrement masculin; c’est le motif de l’apparition de la claire et longue chevelure, symbole féminin médiéval par excellence, qui vient révéler la véritable identité sexuelle du personnage.
En ce qui concerne le portrait de Lagertha tiré de la Gesta Danorum, la chevelure apparaît comme une sorte d’unique indice de féminité sous-jacente qui démentit la mascarade de masculinité guerrière:
Among these was Lagertha, a skilled female fighter, who bore a man’s temper in a girl’s body; with locks flowing loose over her shoulders she would do battle to forefront of the most valiant warriors. Everyone marvelled at her matchless feats, for the hair flying down her back made it clear that she was a woman. [Regner] confessed that his victory was due to her energy alone. (Grammaticus: 280)
Présentée en tant que guerrière redoutable et même sans égal, son agressivité, ou man’s temper, est toutefois considérée comme un élément masculin venant insérer une dualité chez le personnage; une violence normalement incohérente avec une corporéité féminine: «a measure of vitality at odd with her tender frame» (Grammaticus: 282). Ainsi que le propose Kathleen M. Self, dans l’article The Valkyrie’s Gender: Old Norse Shield-Maidens and Valkyries as a Third Gender, à ce moment du récit, l’identité de la shieldmaiden se présente d’une manière globale comme un troisième genre, soit une imbrication d’éléments masculins et féminins. Selon nous un trouble persiste au niveau de la cohésion entre ces éléments de l’identité genrée, qui demeure toujours sujette à un morcellement normatif ainsi que le suggère, par exemple, le choix des armes qui lui sont attribuées: «Any association between valkyries and swords […] is very rare as a sword, closely associated with masculinity, would be incongruous on a female figure.» (Juesch, 2014)
Aussi glorieuse soit-elle, la carrière de guerrière prend définitivement fin lors du mariage de la shieldmaiden avec un combattant de haut niveau, a fortiori le héros du même récit. C’est parallèlement à ce moment, vécu comme une malédiction, que toute part de masculinité s’évanouira du personnage qui, quittant irréversiblement le troisième genre, deviendra essentiellement féminin. Lorsque la shieldmaiden est contrainte à prendre époux, comme toute autre femme viking (Boyer, 2014), son indépendance et son identité en tant que femme se fond avec celle de l’homme dont elle devient fatalement dépendante.
Suivant les traces de leurs aïeules, cette adhésion à une conformité féminine suite au rite du mariage se retrouve également chez certaines figures de shieldmaiden plus contemporaines. C’est le cas du personnage d’Eowyn, shieldmaiden reconstruite par Tolkien dans The Lord of the Rings, qui de courageuse vierge guerrière, rendra les armes pour devenir guérisseuse lorsqu’elle se mariera avec le capitaine Faramir, une fonction convenant davantage à une dame et au concept féminin matriciel: «I will be a shieldmaiden no longer, nor ride with the great Riders, nor take joy only in the songs of slaying. I will be a healer, and love all things that grow and are not barren» (Tolkien: 965).
Nous avons vu dans les textes sources que la trajectoire identitaire de la shieldmaiden présente un passage en rupture d’une identité androgyne, incorporant éléments masculins guerriers et attributs féminins, à une identité essentiellement féminine dans le mariage avec le héros. Or, la Lagertha de Vikings fait éclater ce parcours type de plusieurs façons, allant jusqu’à l’inverser presque complètement. Dépeinte au début de la première saison en tant qu’ex-shieldmaiden désormais épouse et mère des enfants de Ragnar Lothbrok, Lagertha va, au fil des épisodes, progressivement s’émanciper des contraintes maritales, qui dans les récits légendaires brimaient son autonomie et ses activités guerrières, pour éventuellement retrouvé non seulement son statut de shieldmaiden, mais acquérir une position sociale encore plus puissante, celle d’intendant. Ce faisant, Lagertha abandonnera tout aussi progressivement ses rôles attribués aux fonctions sociales de la femme, entre autres celui de sujet procréatif.
On se souvient du portrait androgyne que brossent les récits légendaires à propos des femmes guerrières, dans lesquels les Valkyries, par exemple, sont conjointement des guerrières fatidiques et donc masculines, et servantes des hommes trépassés au Valhalla, en ce sens féminines: «They bring drink and see to the table and the ale cups. These women are called Valkyries. They are sent by Odin to every battle, where they choose wich men are to die and they determine who has the victory.» (Sturluson: 45)
Or, la Lagertha proposée dans Vikings va distendre jusqu’à rompre cette double identité pour finalement embrasser, vers la fin de la Seconde Saison, une position entièrement masculine de pouvoir politique et guerrier. Ainsi, Lagertha va plus loin que l’androgynie proposée par ses légendaires ancêtres par son adoption totale du rôle masculin en défaveur des fonctions sociales féminines. Cette prise de pouvoir masculin est d’autant plus importante que dans la série Lagertha est présentée au départ comme une paysanne fille de fermiers, qui deviendra une sorte de self-made-woman et procède à une ascension sociale. Par contre, si à travers ses actions le personnage se «virilise», son iconographie demeure, sans l’ombre d’une ambiguïté, foncièrement féminine.
Si la féminité de ses martiales ancêtres apparaissait de manière cryptée sous des allures masculines, l’identité sexuelle de la shieldmaiden de Vikings n’est en aucun temps et d’aucune façon occultée ou travestie. Au contraire. Alors que ses aïeules combattaient la tête et le visage caché sous un casque et le corps perdu sous une armure qui dissimulait leurs courbes féminines, Lagertha se bat tête nue (comme tous les autres vikings de la série d’ailleurs), les cheveux crêpés volant aux vents, rayonnante de féminité dans sa skinny cotte de mailles bien ajustée.
En tant que représentante du sexe féminin, la guerrière télévisuelle peut certes se battre, et de plus se démarquer parmi les meilleurs à cette activité, mais comme c’est le cas pour la plupart des héroïnes guerrières issues de la culture populaire, afin d’être «acceptable» elle doit le faire en respectant certains critères visuels. Entre autres, ses cheveux et son maquillage sont toujours impeccables, même durant les scènes de combat violent où elle ne se fait jamais défigurer, recevant au pire quelques petites égratignures ici et là stratégiquement disposées davantage à titre d’artifice afin de souligner la joliesse de ses traits, blessures aisément dispensables ainsi qu’en témoignent les photographies promotionnelles. Ainsi, si le rôle du personnage de Lagertha se conçoit graduellement de manière masculiniste et hors-norme, son apparence physique qui affiche une féminité (sur)exposée et typée nous rappelle son inscription à travers un univers télévisuel peuplé d’action chicks, lesquelles marquent une volonté manifestement progressiste, mais persistent tout de même à se réincarner à travers des physiques féminins stéréotypés et peinent à transgresser ceux-ci2.
Vers la fin de la première saison, après avoir été trahie par l’amour de Ragnar envers une autre femme, princesse Aslaug, Lagertha choisit le divorce. Ce qui est intéressant ici est que dans la Gesta Danorum, la rupture est contraire; c’est Ragnar qui décide de divorcer Lagertha après un coup de foudre envers une nouvelle femme plutôt que l’inverse. Ce que nous révèle ce choix scénaristique serait une volonté de placer Lagertha dans une position de contrôle sur son existence, tout en propulsant un modèle féminin affirmant son indépendance.
Lagertha trouvera second mari en la personne d’Earl Sigvard et celui-ci s’avérera d’une misogynie sans pareille envers sa nouvelle femme. Toutefois, après une tentative de viol ratée et autres maltraitances, l’abnégation de Lagertha, dont le visage est alors complètement mutilé, atteindra une limite lorsque son mari, au milieu d’un banquet, fait mine de dévoiler sa poitrine à toute la compagnie; Lagertha se jette alors d’un bond sur le visage de Sigvard qu’elle transperce d’un coup de poignard. Cette scène de meurtre se retrouve dans la Gesta de Saxo, mais sous un motif complètement différent:
That night [Lagertha] stuck a dart, which she had concealed beneath her gown, into her husband’s throat, thereby seizing for herself his whole title and sovereignty. This woman, of the haughtiest temperament, found pleasanter to govern her realm alone than share the fortune of a husband. (Grammaticus: p. 283)
Dans Vikings, le meurtre proféré par Lagertha est justifié par la violence conjugale subie par cette dernière, plutôt que par une soif effrénée de pouvoir telle que décrite chez Saxo Grammaticus, qui suggérait à la base un personnage assez transgressif dans ses intentions. Lagertha 2014 affiche ainsi une régression, car elle agirait plutôt de la sorte en réaction aux humiliations proférées par son mari, ce qui rend l’acte éminemment violent du meurtre beaucoup plus acceptable, mais en contrepartie, rend aussi le personnage de la shieldmaiden plus conventionnel. En effet, cette compréhension de l’assassinat comme légitime réponse féminine envers la violence masculine subie se retrouve chez nombre d’héroïnes d’action de la culture populaire, réunies sous une figure que Lisa Purse nomme angry woman (Purse: 185-198). Ce que la angry woman, laisse entendre selon Purse, est que la violence féminine n’est pas purement gratuite ou intéressée3, mais serait plutôt une forme de vendetta, un geste de protection de soi ou encore des plus faibles; ce qui revient à une conception traditionnelle du caractère féminin comme protecteur et maternel.
Nous avons vu que peu importe le niveau d’effort physique et d’agressivité au combat, l’apparence de Lagertha demeure en tout temps intacte et attirante. Or, pour la première fois, durant la scène du banquet, le visage du personnage est montré en gros plan complètement mutilé et enflé, avec la montée de stamina meurtrière lisible dans ses yeux. Cette intrusion soudaine de réalisme dans la représentation de la violence inscrite sur le corps de Lagertha dénote la situation d’humiliation et de dégradation psychologique que vit le personnage, et justifie implicitement son geste meurtrier imminent, l’inscrivant chez les angry woman.
Non seulement la shieldmaiden est un modèle féminin fort au sein de Vikings en tant que tête d’affiche, mais c’est surtout LE modèle féminin dominant promu par la série. L’émission présente d’ailleurs une société viking idéalisée dans laquelle le pouvoir féminin est aisément accepté, voire valorisé, ce qui n’est pas historiquement juste, car nous savons, grâce aux recherches de Régis Boyer, que c’était une société fondamentalement patriarcale (Boyer, 2014). Au début de la seconde saison de la série, le devin du village indique clairement cette idée de valorisation du pouvoir féminin lors d’une consultation avec Siggy, une villageoise: «The gods will always smile on brave women, like the Valkyries, whose furies men fear and desire.»
Parce qu’elle incarne à la fois les craintes et les fantasmes masculins, la Valkyrie, à savoir Lagertha, s’inscrit en rapport de domination envers les hommes, et est par conséquent, dans l’univers fictif de Vikings, le modèle féminin qui parvient à la réussite personnelle et sociale. Comme nous l’avons constaté dans l’émission, Lagertha côtoie plusieurs autres femmes dans la diégèse, les principales étant Aslaug (nouvelle femme de Ragnar), Siggy (ex-femme d’Earl Haraldson et amante de Rollo), Helga (femme de Floki,), Torvi (femme de Yarl Borg) et Thorunn (amoureuse de Bjorn). Toutefois, force est de constater que Lagertha, qui s’approprie en cours de route un rôle solo de leadership autrement dédié aux hommes, demeure le seul personnage féminin qui ultimement ne se définit pas à travers une mise en relation avec un personnage masculin, mais persiste à s’imposer en tant que figure féminine indépendante.
Aussi, même si Vikings se donne apparemment un mandat de capter systématiquement durant les scènes de combat des guerrières dans le feu de l’action, Lagertha est la seule shieldmaiden dont le personnage est creusé et approfondi. D’ailleurs, la série nous la montre souvent entourée de sa troupe de femmes d’armes, chevauchant au ralenti telle une glorieuse reine des Amazones, mais plus rarement à la tête de cohortes masculines. Lagertha devient bel et bien chef d’un clan mixte, mais selon nous, la télévision et le cinéma préfèrent l’image convenue des Amazones, ou de la femelle alpha, pour illustrer le pouvoir féminin.
La figure de Lagertha agit ainsi aux yeux des autres personnages féminins à la manière d’un modèle d’indépendance, de liberté et d’autonomie; un modèle que les autres femmes admirent et aspirent également à incarner, chacune pour des raisons plus ou moins divergentes, que l’on pourrait synthétiser sous un désir commun de pouvoir. Parallèlement, Lagertha est de loin le personnage féminin le plus convoité par les hommes de la diégèse, et c’est un point important si l’on considère que le désir des hommes dirige conséquemment le désir mimétique des autres femmes.
Un exemple de ce phénomène se produit dans la Seconde saison, lorsque le village est assailli et que la veuve Siggy s’improvise une armure et avance épée à la main, d’une part pour participer à la protection du village, mais peut-être avant tout pour attiser le désir de son amant Rollo, éternel admirateur de Lagertha, qui ne se laissera toutefois pas impressionné par la mascarade:
[Rollo à Siggy]: What are you doing?
[Siggy]: What does it look like?
[Rollo]: No, not you. You’re not a shieldmaiden. You’re not –
[Siggy]: Lagertha?
Presque une humiliation, ce dialogue laisse planer l’image d’une Lagertha comme figure de référence du féminin autonome et compétant, loin du modèle véhiculé par le personnage de Siggy, qui est celui de la femme séductrice qui manipule les hommes afin de parvenir à ses fins. Dans un autre ordre d’idée, l’esclave Thorunn s’entraînera au combat d’épée dans l’objectif avoué de devenir shieldmaiden comme Lagertha, mais visant un tout autre objectif que celui de Siggy, ainsi que le révèle ce dialogue:
[Aslaug]: Who told you to do that?
[Thorunn]: No one. I’m doing it for myself. I want to fight in a shieldwall. I want to be like Lagertha.
[Aslaug]: Why does everyone wants to be like Lagertha? [silence] Don’t worry, I understand. I know what you meant. I decided to make you a free woman, you are no longer my servant.
Dans le cas de Thorunn, née sous un statut de femme esclave, ce désir de suivre les traces de Lagertha en s’entraînant à l’épée pour devenir guerrière manifeste plutôt une volonté d’émancipation conduisant à une libération de sa personne et de ses droits. La figure de la shieldmaiden dans Vikings, parce qu’elle fait fi des codes sociaux genrés et s’impose comme personne à part entière, offre une trajectoire inspirante en termes d’affirmation identitaire. Aslaug, d’abord irritée par la rengaine du fanatisme envers Lagertha, semble aussitôt en saisir l’enjeu, car suite à cet aveu elle libère Thorunn de son esclavage, accélérant ainsi sa démarche d’autonomisation. Les fans de la série expriment un pareil désir d’émancipation Lagertha way pour l’avenir du personnage de Thorunn: «I hope she won’t be like Aslaug a “baby making fabric”… She gotta go the Lagertha way. Not as strong as Lagertha but the girl is definitely worth of trying to fight.» (Vikings Worldwide Fans, 2014)
Pour revenir plus en détail sur Aslaug, celle-ci représente de manière générale l’antithèse de la shieldmaiden. Les deux femmes, au-delà de leur confrontation personnelle dans le triangle amoureux avec Ragnar, sont installées dans un système d’oppositions. Alors que Lagertha symbolise l’action, l’indépendance, l’agressivité et le nomadisme, et propose donc un modèle féminin alternatif, Aslaug personnifie la passivité, la dépendance, la maternité et la sédentarité, vertus féminines archaïques. N’oublions pas également que si Lagertha est infertile et que c’est pour cette raison que Ragnar se tourne vers Aslaug qui elle s’avère féconde, inversement Lagertha n’aurait jamais accédé à une position d’intendante si Aslaug ne lui avait pas «volé» sa place aux côtés de son mari. Le duo de femmes affiche une certaine complémentarité à travers ses jeux d’oppositions, oppositions qui malheureusement laissent comprendre que cette complexité féminine ne serait pas envisageable chez une seule et même personne, de la même façon que la shieldmaiden des origines ne pouvait être à la fois guerrière et épouse.
Inquiète, la nouvelle femme de Ragnar semble d’abord en compétition avec l’ex-épouse de son mari. C’est seulement vers la fin de la Seconde saison qu’Aslaug, comme tous les autres personnages féminins, révélera à son tour une admiration profonde envers la shieldmaiden: [Aslaug à Ragnar]: «I like her. I’d rather be her, she’s formidable.»
Dans un choix assez regrettable, le moment où Lagertha rend en retour hommage à la force matricielle, et donc essentiellement féminine de sa moitié complémentaire Aslaug, sera recalé dans la section des scènes supprimées du DVD de la seconde saison: «I tell you this: what you are doing [mettre au monde et élever des enfants] is far more creative than fighting in a shieldwall». La suppression de ce dialogue lors du montage renforce le fait qu’au final toutes les admirations convergent vers Lagertha, ce qui soutient l’image de la shieldmaiden, héroïne d’action indépendante et agressive, comme unique modèle féminin célébré par la série.
L’audience a aisément capté et accepté cette promotion de la shieldmaiden au rang d’icône féminine (et même féministe) en puissance dans Vikings. À l’image des personnages, spectateurs et spectatrices adorent Lagertha, souvent au détriment des autres personnages féminins proposés par l’émission, ainsi que l’exprime franchement cette fan critiquant le personnage d’Aslaug: «Not like I don’t like her or something. She seems quite good wife and mother and I think her character will get more active in Season 3. But it’s just… We love Lagertha more than Aslaug anyways.» (Vikings Worlwide Fans, 2014) D’autres fans vont même jusqu’à insulter le personnage maternel d’Aslaug en y allant de leurs jeux de mots douteux: «Ass log the baby factory» (Vikings Worlwide Fans, 2014).
Le fan art quant à lui célèbre essentiellement les caractéristiques masculines relevées chez le personnage qui font de celui-ci un modèle de féminité alternatif, par exemple sa force guerrière et sa témérité, mais aussi son indépendance et l’égalité sociale qu’il acquiert envers son ancien époux Ragnar en devenant à son tour intendant. Les vidéos de fans sur YouTube mettent aussi l’accent sur l’agressivité du personnage, avec des titres tels que Lagertha: I must become a lion hearted girl, Rise of Lagertha et Lagertha –Vikings (The Lioness), vidéos qui consistent en des compilations plus ou moins structurées des moments qualifiés badass de Lagertha sur fond de musique entraînante.
D’un autre côté, YouTube regorge aussi de tutoriels tournés par les fans pour recréer son look capillaire et son maquillage, ce qui souligne l’intérêt profondément bidimensionnel de la culture participative envers la shieldmaiden. Les fans s’approprient ce personnage féminin comme modèle d’empowerment et d’indépendance pour les femmes, mais désirent également incarner son iconographie de guerrière séduisante, objet du regard masculin.
Ainsi, la shieldmaiden de Vikings fonctionne par la projection d’un idéal féministe contemporain dans un passé fantasmatique, un légendaire ici confondu avec fondements «historiques», et qui témoigneraient d’une certaine façon: «Regardez, à cette époque, il en avait des femmes puissantes et dominantes! Et c’était bien accepté par la société! Alors pourquoi pas de nos jours?» Parallèlement, les créateurs de la série démontrent un intérêt à exploiter des aspects légendaires obscurs et surtout non vérifiés des sociétés vikings, tels que les sacrifices humains graphiques comme le Blood Eagle (Thanatos) ou le libertinage des couples (Éros), conférant une imagerie très spectaculaire à Vikings.
Prenant appui dans un fondement historico légendaire de la femme guerrière, le parcours de Lagertha à travers la série est avant tout l’illustration d’une émancipation sociale contemporaine de la femme par sa libération des contraintes sociales traditionnellement liées au genre féminin. Il y a dans la série Vikings proposition d’un modèle féminin alternatif par la réappropriation du mythe du «troisième genre», celui de la shieldmaiden, modèle que le public ressentira comme féministe, ainsi que l’énonce Karen Valby du Entertainment Weekly, dans une critique qui sera imprimée à titre promotionnel sur les coffrets DVD de la seconde saison: «She (Katheryn Winnick) may be the most exciting feminist character on TV» (Valby, 2014).
Mais le personnage de la shieldmaiden Lagertha est-il véritablement féministe?
La série démontre une volonté certaine de présenter la possibilité d’une femme puissante qui serait toutefois légitimée par le recours aux récits ancestraux, ceux-ci étant non seulement largement idéalisés, mais en plus vendus comme étant une réalité historique. À ce propos, les mots de Katherine Winnick, interprète de Lagertha, ne sauraient être plus éloquents:
Lagertha is a very strong individual. (…) A woman who can stand up for what she believes in and protects her family and other women. And had gain mutual respect from her community and from other town people as well as her husband. She’s an image of equality and a very strong character, but women were very celebrated and very empowered in the dark ages.
Aussi, la notion de féminité est certes problématisée, mais sa conception reste fragmentaire. D’une part, il y a persistance à travers Vikings d’un imaginaire de la femme forte et indépendante comme une femme non féconde, voire virile, souligné par la mise en opposition de la shieldmaiden Lagertha avec la féminité fertile et maternante du personnage d’Aslaug. D’une autre, malgré l’agressivité dont elle fait preuve et le pouvoir qu’elle revendique avec tout ce que cela implique de transgressif chez un personnage féminin, la shieldmaiden est neutralisée par l’esthétique de l’héroïne à la limite du stéréotype ainsi que par la persistance de motifs féminins derrière cette agressivité, tels que la violence en réponse à la persécution de soi ou de plus faible: «[she] protects her family and other women». Comme le souligne Charlene Tung et qui s’applique bien au personnage de Lagertha: «[A female heroine] is acceptable because she does not challenge gender norms too much» (Tung: 109). Finalement, si elle fait sauter la trajectoire identitaire de la femme guerrière, il y a toutefois chez la Lagertha de Vikings persistance d’une incompatibilité de cohabitation des attributs fondamentalement féminins et masculins chez le même personnage de femme d’action, fragmentation qui témoignerait d’une persistance de la difficulté de conjuguer violence et féminité.
La limite de l’association entre violence et féminité serait que, selon nous, il a été et reste toujours inconcevable de voir se battre une femme potentiellement enceinte, comme on peut l’observer avec le tollé soulevé dans le film Hunger Games: Catching Fire, lorsque la veille de son combat le personnage Katniss Everdeen, énième avatar de la shieldmaiden, annonce aux foules qu’elle porte un enfant. Cela représenterait une atteinte directe à la source de la vie, ce qui serait en soi un tabou universel et la limite à ne pas transgresser dans la représentation de la femme guerrière.
1. Nous remarquons également que ces hypothèses se sont démultipliées depuis la mise en ondes de la série Vikings en février 2013, hypothèses se présentant sous forme d’articles pseudo-scientifiques prenant souvent comme figure de référence le personnage télévisé de Lagertha et comportant des photographies de celle-ci. Par exemple cet article posté sur Tor.com. En ligne. http://www.tor.com/blogs/2014/09/female-viking-warriors-proof-swords
2. À ce sujet voir TUNG, Charlene. «Embodying an Image: Gender, Race, and Sexuality in La Femme Nikita», dans INNESS, Sherrie A. Action chicks. New Images of Tough Women in Popular Culture. Palgrave Macmillan, New York, 2004, 95-121.
3. Comme c’est, a contrario, bien souvent le cas dans la représentation de la violence chez les personnages masculins, notamment ceux de la série Vikings.
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