On a souvent une vision archétypale de la bande dessinée lorsqu’il s’agit d’illustrer l’héroïsme et ses manifestations. Peu importe le continent, le guerrier semble devoir être un homme blanc, qu’il s’agisse de Superman, d’Obélix ou de Sangoku. Pourtant, les contre-exemples abondent depuis les années 1970-1980. Nous allons comparer deux bandes dessinées dans lesquelles la figure de la guerrière s’illustre particulièrement: le manga cyberpunk Gunnm (1990-95) de Yukito Kishiro et le comic book steampunk La Ligue des Gentlemen Extraordinaires (1999-2015) d’Alan Moore. Malgré des origines différentes, la cyborg amnésique Gally possède beaucoup en commun avec la fille du légendaire capitaine Nemo et la suffragette Mina Murray. En effet, ces héroïnes problématiques doivent composer avec une filiation incertaine dans un monde profondément dystopique, dont le vernis seul masque un temps les horreurs. Étant donné la complexité de leur univers respectif, nous allons d’abord analyser Gunnm, puis La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. La conclusion nous permettra de revenir sur les deux œuvres.
L’immense cité volante Zalem domine la surface terrestre dans un monde futuriste. Une opposition se met rapidement en place entre les deux mondes: l’un serait supérieur intellectuellement, paisible, ordonné et beaucoup plus riche monétairement et culturellement que l’autre, laissé à lui-même, violent et abrutissant, ne vivant que des détritus du premier. Évidemment, l’opposition simpliste est progressivement dissipée à mesure qu’on parvient à s’approcher de la cité volante utopique.
L’antagoniste de la série, le docteur Nova, un exilé de Zalem, s’intéresse particulièrement au sentiment d’assurance qui enlève le libre arbitre. Le carrousel à l’intérieur de son parc d’attractions, dans lequel de vrais chevaux sont enchaînés au manège, en est un exemple. Si un animal décide de quitter le mouvement circulaire, il brise du même coup le mécanisme qui le garde en vie et meurt. Leur expression exprime la folie de leur situation, tandis qu’ils sont prisonniers d’une mécanique les dépassant. Nova perpétue la froide et démente logique de Zalem. Il contrôle le mouvement des quadrupèdes, ne leur autorisant d’être vraiment eux-mêmes qu’au prix de leur vie. Son fils Kaos, qui a saisi l’horreur du procédé, indique à propos d’une des victimes du savant qu’il s’agit de la «direction […] choisie» par un animal courageux qui refuse d’être «un jouet entre [l]es mains» du docteur (Tome 8, p. 109).
Kaos raconte un souvenir touchant, celui d’avoir reçu en cadeau un oiseau dont il s’est longuement occupé. Lorsque vient le moment de lui laisser sa liberté afin qu’il puisse déployer ses ailes, l’animal est immédiatement abattu par la technologie de Zalem. La cité refuse de laisser quiconque approcher leur société supposément parfaite. La qualité de vie de ses citoyens n’est possible qu’en étant un nombre excessivement restreint d’élus. Ces derniers profitent des habitants de la surface, qui représentent la majorité de la population terrienne. Que «[l]a surface [aurait] besoin de Zalem» (Tome 8, p. 185) ne peut être pensé que par un individu de cette cité, dépourvu de doute sur sa place dans le monde. Lorsqu’un reporter demande à Den, le côté sombre et furieux de Kaos qui veut s’affranchir de Zalem, vers quel endroit les mènera la révolution, ce dernier répond «[u]n lieu où les oiseaux pourront voler librement» (Tome 8, p. 123).
Intéressons-nous maintenant à l’héroïne du récit, Gally, qui réalise une véritable ascension sociale à partir du moment où Ido la trouve amnésique dans un tas de ferraille de la surface et décide de la réparer. Les aptitudes au combat de l’héroïne lui permettent même d’être remarquée par Zalem, pourtant extrêmement élitiste et convaincu de sa propre supériorité. Sa générosité et sa force de caractère expliquent ses nombreuses rencontres et les amitiés qu’elle développe autant à Zalem qu’à la surface. Gally présente cependant un double handicap qui pèse sur elle à travers la série: celui d’être une femme dans un monde de violence largement masculin (pour les habitants de la surface) et celui d’être un cyborg1, c’est-à-dire une forme de sous-humanité (pour Zalem). Quelques exemples précis permettent de montrer les préjugés dont elle est victime (statuts qu’elle ne conserve jamais bien longtemps). Alors qu’un mercenaire tend un discours lâche et égocentrique, il reçoit sur la tête le contenant d’alcool de Gally. Sa réaction montre comment il la catégorise et la sous-estime: «Rien à foutre que tu sois une femme…tu ne vas pas t’en tirer comme ça» (Tome 1, p. 127). Lorsqu’elle est une concurrente de Motorball, sport violent mélangeant la course, le football et les combats de gladiateurs, on fait également l’erreur de ne pas la prendre immédiatement au sérieux: «C’est pas parce que nous allons avoir une chance d’affronter le champion que vous devez faire des courbettes à cette gamine» (Tome 3, p. 198). Son supérieur de Zalem se refuse à considérer son talent parce qu’elle est un cyborg: «Il y a quelques minutes à peine, elle avait les nerfs complètement détraqués, mais maintenant elle est prête au combat tel l’arc tendu prêt à tirer! Quelle volonté fascinante…quelle concentration! J’imagine que ça doit être facile pour une machine!» (Tome 8, p. 183).
Si la volonté et le libre arbitre sont au cœur de la série, Gally en est assurément dotée. Elle n’est certes pas la seule protagoniste dans la série à lutter contre les limites inhumaines et faussement utopiques du système. Sa force est plutôt de constamment dépasser ses propres limites en ne cessant de progresser dans la vie et d’ainsi cumuler les expériences. Elle choisit sa voie et refuse de laisser quiconque l’en détourner ou l’empêcher d’atteindre l’excellence. Elle possède par ailleurs un passé de combattante et une passion pour l’art du combat, passion qui vient s’opposer aux mécaniques, souvent déréglées, qui traversent son monde. Son récit se constitue d’une suite d’épreuves et de réussites qu’elle parvient à surmonter grâce à la maîtrise de son chi. C’est le champion du monde de Motorball qui lui explique l’importance du chi: «Ta concentration peut changer la volonté en possibilité, c’est ça le “chi”» (Tome 3, p. 161). Il lui explique aussi que «[l]e but d’un combat…c’est d’aller le plus loin possible à l’intérieur de ses propres limites. Il faut douter…s’interroger! C’est là que se trouve ton chemin» (Tome 8, p.211). Ce que son entraîneur de Motorball lui dit à propos de sa culpabilité et du doute prend alors tout son sens: «Mais un poison à faibles doses peut devenir un remède» (Tome 3, p. 149). Cela lui permet d’atteindre le meilleur en soi.
Gally rencontre de nombreux personnages et profite de leur enseignement sans jamais s’y limiter. Sa première rencontre est Ido, une figure paternelle qu’elle adore et qui est essentiellement positive. Il s’agit d’un personnage gentil, appliqué, consciencieux, travaillant et essentiellement assez proche d’un héros romantique. C’est lui qui la sort de la décharge, qui lui donne son nom et son corps (d’abord un simple corps féminin, puis une version de combat). Mais, il se montre aussi contrôlant. L’idéalisant, il se permet de définir ce qu’elle doit être et représenter:
Si je t’ai sortie de ce tas d’ordures, ce n’est pas parce que j’ai vu en toi une machine de guerre, un monstre…/ J’ai vu la beauté en toi, et chaque jour tu deviens plus belle encore! Mais la violence, c’est…c’est la laideur! Et la laideur est la dernière chose que je laisserai entrer dans ta vie (Tome 1, p. 36).
Comme Gally le dit lorsqu’elle décide de devenir chasseuse de prime, «[i]l n’y a aucune raison pour que tu décides comment je dois vivre» (Tome 1, p. 36). S’il reconnaît ses torts, il continue de vouloir la surprotéger. Il lui dit, lorsqu’elle vient d’insulter ses collègues mercenaires, «Gally, présente-leur tes excuses» (Tome 1, p. 127). Quand elle affronte son premier véritable adversaire dangereux, il l’implore: «Gally! Va-t’en» (Tome 1, p. 150).
Il va de soi que Gally ne recule pas et suit plutôt sa propre voie.
À propos de la détermination de l’héroïne, la séquence du bras de fer contre le champion du monde de Motorball est révélatrice. Alors qu’Ido souhaite voir Gally perdre ou reculer devant un adversaire aussi puissant (il s’agit d’un champion inégalé et du combattant le plus puissant de la surface, modifié par la technologie de Zalem), Gally est au contraire stimulée par cette confrontation et propose comme enjeu son propre cœur. C’est une manière de montrer qu’elle fait ce qu’elle veut avec son corps et qu’elle refuse qu’Ido lui impose une quelconque limite. Malgré ses bonnes intentions, il tente de freiner et d’arrêter le mouvement vital de Gally, ce que cette dernière refuse implacablement: «Je ne dois pas perdre! Plutôt mourir que de céder devant Ido» (Tome 3, p. 163).
Si Gally est une combattante exceptionnelle, elle opte aussi parfois pour une certaine humilité en n’écrasant pas des guerriers qu’elle respecte, leur permettant ainsi de sauver la face. La vraie puissance selon Giorgio Agamben est d’être aussi capable de choisir l’impuissance au moment où la puissance est facilement accessible, c’est-à-dire de «pouvoir agir est de façon constitutive un pouvoir ne-pas-agir» (Agamben: 236). Lorsque Gally affronte les disciples d’un joueur de seconde ligue qu’elle respecte, elle simule l’égalité. Pourtant, comme le remarque le joueur en question, dans un vrai combat, elle aurait percé son système de survie. À l’inverse, quand quelqu’un ne lui plaît pas, elle le lui fait rapidement savoir. Nous avons déjà abordé le mercenaire qu’elle méprise et la bière qu’il reçoit en plein visage. Son discours est alors éloquent:
Pourquoi ne pas être honnête et dire “Je ne veux pas me battre avec Makaku parce que je me chie dessus rien qu’en y pensant “!! Y aurait-il seulement deux hunters-warriors dans cette pièce?! [Ido]! Allons nous occuper nous même de cette proie pendant que cette bande de dégonflés reste ici à pourrir!! (Tome 1, p. 126)
Quand un joueur de Motorball lui fait remarquer qu’elle «sai[t] comment irriter les gens» (Tome 3, p. 203), elle lui rétorque qu’elle dit simplement ce qu’elle pense, c’est tout. Recevoir ce qu’on est en plein visage se révèle particulièrement difficile quand, contrairement à Gally, on ne l’assume pas et on feint d’être meilleur (ou pire) qu’on ne l’est vraiment.
Plus tard dans le récit, elle travaille pour Zalem comme commando spécial. Si elle exécute plusieurs missions pour son chef, le vrai but de l’opération est d’acquérir des données de combats pour créer une série de combattantes, inspirées du modèle original, qui doive la remplacer. Les unités sont en outre améliorées par la technologie de Zalem et, comme le mentionne son chef, «contrairement à l’original, elle[s] sui[ven]t les ordres à la lettre» (Tome 8, p. 58). Seule l’intervention de son opératrice et amie à Zalem évite qu’elle soit détruite et remplacée par une nouvelle combattante, en train de la démonter (lui retirant un œil, une jambe, un bras).
Avant d’affronter le docteur Nova, elle combattra la femme fatale de ce dernier, condensée des fantasmes du manga et de l’hédonisme, toujours régénérée grâce à la nanotechnologie du savant et ne vivant que pour les plaisirs charnels. Capturer le docteur Nova est sa mission finale. Celui-ci parvient cependant à la plonger dans un rêve, une illusion réconfortante. Pour se prouver que tout ceci n’est qu’illusion, elle est obligée de tuer à répétition son ami Ido. Devoir le tuer l’ébranle cependant, et le choc lui donne très envie de rester dans le réconfort du rêve, un lieu atemporel où les gens qu’elle aime sont protégés de la mort et de la souffrance. Ce qu’elle est, une combattante et une fonceuse, se manifeste néanmoins dans le rêve et lui permet de sortir de l’illusion perverse du savant fou.
Sa désobéissance influence deux autres personnages féminins, soit Koyomi, jeune fille de son premier vrai adversaire, et son opératrice Lou. La première affronte directement Gally lorsque cette dernière s’apprête à éliminer le chef d’un mouvement anti-Zalem. La seconde intervient lorsque Gally est sur le point d’être éliminée par sa copie. Elle utilise alors une arme à feu dans Zalem, ce qui paralyse d’un coup toutes ses collègues et son chef, complètement angoissés qu’une telle violence puisse surgir dans leur société idéale.
Toutes les aventures de La Ligue, qu’il s’agisse de l’originale ou de celle de ses descendants, explorent l’imaginaire d’une période donnée et les figures marquantes qui s’y rattachent. L’intertextualité y est omniprésente, comme montrent les propos de Moore, qui sont rapportés par son biographe Gary Spencer Millidge: «C’est comme une course à la culture un peu étourdissante, parce que dans le monde de la Ligue, on ne parle pas de ce que le monde était précisément [par exemple] en 1910, on parle de ce que le monde de la fiction était en 1910» (Millidge: 219). Moore évoque la richesse des résonnances possibles de son tressage de l’imaginaire dans le Londres victorien: «Je me suis rendu compte à quel point je m’amusais quand, dans le premier épisode, j’ai pris conscience que Mister Hyde assassinait la Nana d’Émile Zola dans la rue Morgue» (Millidge: 212).
Pour la ligue originale, Moore mentionne sa difficulté à trouver une héroïne à l’époque victorienne. Il s’agit de fait d’un véritable club masculin dans lequel le personnage de Mina contraste entièrement. Alors qu’elle est enlevée par le plus célèbre vampire et suffragette, il est remarquable que la seconde caractéristique terrifie bien davantage son entourage. En effet, personne ne s’interroge trop pourquoi elle porte cette immense écharpe flamboyante et rouge. La fonction de Mina est pourtant fondamentale, elle est nommée à la tête de l’équipe qu’elle regroupe patiemment. Elle est vraisemblablement le personnage le plus équilibré et réfléchi parmi ce ramassis de freaks: l’Homme invisible montre une grande perversité et une complète amoralité; le capitaine Nemo, une rage et un mépris complet pour tout ce qui est anglais; Allan Quatermain, une dépendance à l’opium et une certaine lâcheté; et Mr. Hyde, d’une bestialité simplement terrifiante. La plupart de ces gentlemen ont aussi des remarques qui témoignent de la misogynie extraordinaire de cette époque. En effet, les premiers dialogues entre Mina et ses confrères tournent à l’affrontement où est attaqué ce qu’elle est. Quatermain n’aime pas ses réactions trop masculines: ”I pray God that all english woman are not now of your manly ilk…» (24). À l’inverse, Nemo la trouve trop féminine pour travailler avec eux: «Why would your british secret service place a music teacher in the company of men as dangerous as Quatermain or myselft ? You are not qualified…” (23). Lorsque Quatermain discute seul avec Nemo, il libère son exaspération avec violence: “I’ll tell you, Nemo, she is the most bloody infuriating woman I have ever met. It’s all I can do to stop myself giving her a jolly good smack sometimes” (120). Par chance, l’ancien aventurier anglais reste bien trop lâche pour ne jamais mettre sa menace à exécution (Mina le foudroierait d’un regard), il ne s’agit que d’une bravade destinée à préserver sa virilité offensée. Nemo conclut la discussion en lui attribuant la tare qui explique tout: “For my part, she’s no more distressing than most western women. They all disobey their men and dress like whores” (120). Malgré la dureté de ces remarques et le fait qu’on questionne constamment ses capacités, elle ne se démonte jamais et ne manque jamais de répliques mordantes où le non verbal est souvent éloquent. En cas de désaccord, elle les oblige plutôt à refaire son raisonnement pour arriver naturellement aux mêmes conclusions sous son air narquois.
Elle est aussi la seule à manifester du respect pour Mr. Hyde et à ne pas le traiter en inférieur. C’est elle qui le fait se manifester lorsque le moment est nécessaire (le Dr. Jekyll se transforme en Mr. Hyde sous le coup de la colère). À ce moment (et ce n’est pas la seule occurrence), Quatermain veut aider celle qu’il considère comme une demoiselle en détresse qui a réveillé un monstre. Comme elle le lui dit alors, ce n’est pas nécessaire (140). Elle demande simplement et fermement à Mr. Hyde de lui lâcher le poignet, car il lui fait mal et elle ne le lui permet pas. Elle le fixe sans ciller, le regard empreint de toute sa détermination. Ce dernier appréciera le fait qu’elle le juge en fonction de ses actions et non de sa nature et qu’elle lui laisse ainsi la chance d’être un gentleman au même titre que les autres membres de leur groupe.
À d’autres moments, durant les confrontations, elle reste dans le hors cadre des cases. Elle est assurément moins surveillée que les autres gentlemen, elle que personne ne soupçonne d’être une réelle menace. Quand on la remarque parce qu’on la voit dans la case, il est généralement trop tard. La séquence où est capturé l’Homme invisible montre d’abord Quatermain et Nemo tentant d’utiliser sans succès leur force et leur adresse de chasseurs virils. Ne voyant pas leur adversaire, ils ne font que des mouvements confus et maladroits. Quand Nemo demande à Mina où elle est, elle répond immédiatement en montrant qu’elle a su user le temps qu’ils lui ont laissé par ce qu’elle tient entre ses mains. Elle lance le contenu d’un sot de peinture sur leur adversaire, rendant visible l’Homme invisible. Quatermain commence alors à dire qu’il faut profiter de l’occasion. Avant qu’il ait fini sa phrase, Mina a déjà assommé leur adversaire avec son sot et conclut avec un sobre «There» (50).
La séquence finale sur le vaisseau volant qui doit bombarder Londres met encore en scène le sang-froid de Mina. Elle commence à parler au professeur Moriarty. Ce dernier trouve amusant que son adversaire soit une femme évidemment inconnue et demande à son sergent de s’occuper d’elle: “Throw this smelly little lesbian2 over the side” (144). Quatermain intervient alors avec éclat, plaque au sol Mina et affronte Moriarty et son équipage avec une mitraillette. Il perd évidemment le combat devant le génial ennemi de Sherlock Holmes. Mina profite du monologue du professeur trop certain de sa victoire contre un combattant touché pour saisir la clé anglaise que de nombreuses cases ont déjà montrée. Plutôt que d’attaquer Moriarty, elle va droit au but et fracasse la technologie qui permet au vaisseau de voler en anéantissant du même coup le plan génial du mathématicien.
Mina sait en outre profiter de son apparence fragile. Voulant accéder, des années plus tard, au lieu où est caché le dossier noir qui relate les premières aventures de la ligue, l’héroïne laisse croire qu’elle serait une pauvre fille sans défense qui ne voit pas qu’un des agents du régime compte l’entraîner dans cet endroit secret pour la violer. L’agent ne se doute pas du subterfuge, étant donné que c’est lui qui l’a approchée. Elle lui laisse en effet le soin de faire son baratin, en l’aguichant seulement; elle le prévient même qu’elle pourrait être une espionne. Il lui répond seulement qu’elle est trop jolie pour cela. Il ne doute pas non plus de sa supériorité le moment venu. C’est à ce moment qu’elle dévoile sa fausse innocence, le ramenant à la dureté de la réalité avec la brique qu’elle cache dans sa sacoche, un accessoire féminin banal.
Nous finirons avec la trilogie de la science-pirate indienne Janni Dakkar. Après une tentative de travail honnête, mais dégradant, et son viol, la fille du légendaire capitaine Nemo décide de suivre les traces de son père. Elle commence par détruire le quartier où a eu lieu son viol et où règne un puritanisme de façade qui ne sert qu’à masquer l’abus des minorités, naturellement dépourvues de la légitimité britannique. Par la suite, elle dirige fermement son équipage, qui lui est fidèle comme il l’était à son père Nemo. Les deux premiers tomes commencent en exposant la routine de ses pillages.
Dans le premier tome, voulant un défi à sa hauteur, elle décide d’entreprendre un périple que même son père avait échoué et qu’il avait entrepris lorsqu’il avait appris que son enfant était une fille: la traversée de l’Antarctique. Son équipage est rapidement confronté aux indicibles créatures lovecraftiennes (30-46) et à la folie qu’elles provoquent. Elle regrette par la suite les morts survenues à cause d’un caprice.
Ses motivations, dans le deuxième tome, sont bien différentes. Elle croit que les nazis retiennent prisonnière sa fille, qui risque d’être violée et torturée. Elle et son amoureux partent donc la libérer. Ce dernier est tué tandis qu’ils affrontent les soldats nazis et la ligue allemande, composée du docteur Caligari et de l’humanoïde propagandiste Maria du film Metropolis (20). L’héroïne reste en parfait contrôle d’elle-même; elle ne s’autorise pas de faiblir dans le vif de l’action, ne versant qu’une seule larme. En pleine maturité, elle se montre aussi une redoutable combattante, tant dans le maniement des hyperboliques armes à feu qu’à l’épée.
Dans le dernier tome, les fantômes des êtres qu’elle a aimés l’accompagnent (bien qu’elle nie voir ces fantômes, refusant d’être catégorisée de vieille sénile). Elle voyage dans le temps afin d’attaquer une base nazie, qui produit en série des filles blondes et guerrières, véritable aboutissement de l’eugénisme et du culte de l’image. Ces Barbies sont aisément démontées par la férocité d’un équipage expérimenté, toujours commandé par une guerrière qui a cumulé beaucoup d’expériences et que la mort n’effraie plus. Celle-ci sait ne montrer aucune pitié devant des ennemis qui n’en méritent aucune.
Bien que vivant dans des mondes bien différents, chaque héroïne est prise dans une société profondément problématique et assurément inquiétante. D’ailleurs, même les mâles héroïques se révèlent généralement troubles dans ces univers. Si combattre semble rapidement la seule option envisageable, les trois guerrières montrent l’audace et la détermination d’une jeunesse qui a encore tout à prouver, d’autant qu’elles se manifestent dans un monde essentiellement masculin, misogyne et assurément violent. Peu à peu, leurs pairs reconnaissent leurs talents tandis que ces guerrières développent un grand contrôle d’elles-mêmes et une force redoutable. Chacune est entraînée aux sources des cauchemars de son monde et doit détruire le mal en question, qu’il s’agisse d’altérité, d’eugénisme ou des créations de savants fous. Elle se rattache ainsi à la figure du justicier. À la fin, l’héroïne se voit précédée de sa propre légende, même si paradoxalement le temps d’être remplacée semble se rapprocher. Le lecteur a pu voir l’évolution d’une révolte progressive contre les dérives de sa société respective et la progression de thématiques comme la tension entre jeunesse et vieillesse, l’héritage, la spectralité, l’artifice, le simulacre, la révolution et l’héroïsme.
1. Il est à noter que le terme cyborg désigne, dans Gunnm, un corps mécanisé, mais aussi un visage et un cerveau intacts.
2. Observer la violence entourant la représentation des suffragettes permet de mieux saisir comment ces dernières étaient souvent considérées et discréditées dans le Londres réel au début du vingtième siècle. Le site Internet History of feminism présente plusieurs caricatures empreintes du mépris de l’époque, complètement inimaginable aujourd’hui (http://historyoffeminism.com/anti-suffragette-postcards-posters-cartoons/). À ce propos, il est bon de savoir que même les féministes dites modérées considéraient les suffragettes comme extrémistes. On les associait entre autres à des hystériques, des vieilles filles, des femmes dépourvues de féminité et des lesbiennes. Moriarty lui enlève donc toute considération en la catégorisant ainsi.
Agamben, Giorgio, La puissance de la pensée, Paris, Payot & Rivages, 2006, 346p.
Millidge, Gary Spencer, Alan Moore: une biographie illustrée, Paris, Huginn & Muninn, Dargaud, 2011, 320p.
Moore, Alan, Kevin O’Neill, The League of ExtraOrdinary Gentlemen, États-Unis, Vertigo, 2011, 422p.
Moore, Alan, Kevin O’Neill, La ligue des gentlemen extraordinaires. Le dossier noir, St-Laurent-du-Var, Panini comics, 2013, 216p.
Moore, Alan, Kevin O’Neill, Nemo: cœur de glace, St-Laurent-du-Var, Panini comics, 2013, 54p.
Moore, Alan, Kevin O’Neill, Nemo: les roses de Berlin, St-Laurent-du-Var, Panini comics, 2015, 54p.
Moore, Alan, Kevin O’Neill, Nemo: river of ghosts, Marietta, Top Shelf Productions 2015, 54p.
KISHIRO, Yukito, Gunnm Tome 1-9, Grenoble, Glénat, 1995-1998.
Lapointe, André-Philippe (2017). « Une société de violence, la réponse des guerrières ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/une-societe-de-violence-la-reponse-des-guerrieres-de-la-science-fiction-punk-en-bande-dessinee], consulté le 2024-12-21.