Chocolat est un groupe de musique québécois actif depuis 2007. Il a jusqu’à présent fait paraitre cinq albums, soit Chocolat E.P. (2007), Piano élégant (2008), Tss tss (2014), Rencontrer Looloo (2016) et Jazz engagé (2019)1Les membres originaux sont Jimmy Hunt, Ysaël Pépin, Dale Macdonald, Martin Chouinard et Brian Hildebrand. En 2014, Chouinard et Macdonald quittent le groupe, qui accueille Emmanuel Ethier, Christophe Lamarche-Ledoux et Evan Sharma.. Pour décrire l’œuvre de la formation, l’étiquette « rock » semble faire consensus : primo, la couverture journalistique de leur discographie inclut des termes comme « rock éclaté » (Papineau et al., 2014), « hard rock négligé » (Voir, 2016) et « rock décalé » (Blais-Poulin, 2019); secundo, ils ont remporté au gala de l’ADISQ 2016 le Félix du meilleur album rock de l’année; et tertio, le groupe se définit lui-même « rock band » (Leijon, Erik et al., 2014). Si, de nos jours, le terme « rock » évoque un ensemble nébuleux de musiques « populaires » énergiques, aux influences afro-américaines (rhythm and blues) et reposant sur un corps d’instruments électroacoustiques — en particulier la voix, la guitare électrique, la basse et la batterie — (Fast, 2013), les qualificatifs utilisés par la presse (éclaté, négligé, décalé) suggèrent qu’il y a une manière Chocolat, visiblement hors-norme, de faire du rock. Quand le guitariste-réalisateur Emmanuel Ethier, dans une entrevue accordée à Philippe Renaud pour Le Devoir en 2019, décrit son groupe comme un « band d’esthètes » adepte de pastiches fouillés; ou quand le batteur Evan Sharma lui prête un caractère inclassable, selon lui facteur de beauté (Underlined, 2017), l’on pense à certains principes que Pierre Bourdieu, dans « Le marché des biens symboliques », rattache à l’art « savant », notamment la référence tacite à l’histoire esthétique et la singularité stricto sensu artistique du style (1971, p. 68). Nonobstant, le groupe demeure bien arrimé à la sphère de la culture « populaire » dans la mesure où une bonne part de son rock pourrait plaire à nombre d’auditeurs — une éventualité qu’il n’exclut pas complètement, d’après son leader, l’auteur-compositeur-interprète Jimmy Hunt : « On n’est pas des punks no future […], si ça payait mieux, pourquoi pas ? » (Cazier et al., 2017). Chocolat semble osciller entre les deux grandes orientations polarisées (d’une part, la reconnaissance aristocratique, de l’autre, démocratique) qui à la fois stimulent et balisent son domaine. Le groupe aurait-il pu trouver, au cœur des paradoxes structurant le champ esthéticoculturel, le socle d’une posture d’artiste satisfaisante, convaincue ? Je m’attacherai ici à examiner si le parcours de Chocolat ne procède pas de ce que la philosophe Agnès Gayraud, dialoguant avec le discours de Theodor W. Adorno sur l’industrie culturelle, définit comme « la dialectique pop », ce balancier entre des ethos « pop » et « anti-pop » qui aurait propulsé toute l’histoire des musiques enregistrées — histoire, au fond, de la pop (Gayraud, 2018, p. 145). En me situant au croisement de la musicologie et des études littéraires, j’analyserai donc le corpus de Chocolat en quatre temps, qui correspondront à autant d’attitudes rock (croyant, désabusé, sceptique et absurdiste) cristallisant chacune une position distincte par rapport à l’idéologie pop et aux dispositions esthétiques qu’elle sous-tend.
Comme maint artiste des dernières décennies, Chocolat occupe la position instable du sujet postmoderne, écartelé entre un besoin de croire en sa pratique créatrice et sa lucidité quant à la nature construite et viciée des idéologies modernes — du progrès industrialiste à l’autonomie de l’art (Dion, 1993, p. 94). Il règne dans le champ esthéticoculturel occidental, au moins depuis le milieu du XXe siècle, une intuition pesante des violences réelles qui le stimulent2Bourdieu soutient que tous les paradigmes de valorisation de la culture, démocratique ou aristocratique, participent de structures de marchandisation hiérarchiques : tout bien considéré, « les affaires sont les affaires » (1971, p. 87).. L’épistémologie a dégagé de ce Zeitgeist plusieurs tendances esthétiques, dont quelques-uns, à n’en pas douter, font la griffe énigmatique de Chocolat, surtout dans ses derniers albums (2016-2019) : l’ironie, l’hétéroglossie (mélange des registres, des tonalités, des langues, etc.), l’indétermination (hybridité générique, ruptures, symbolisme) et l’artificialisation de l’œuvre (intertextualité, recyclages, autoréférence, etc.3Voir à ce sujet les textes essentiels de Ihab H. Hassan (The Postmodern Turn, 1987), de Linda Hutcheon (A Poetics of Postmodernism, 1988) et de Fredric Jameson (Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism, 1991).). Cette posture artistique flottante, adoptée par Chocolat et par d’autres, ce mélange de création de critique (Dion, 1993, p. 94), ne se résume-t-elle qu’à un ensemble d’anti-décisions décloisonnant les catégories ? L’on pourrait très bien, en ce cas, subsumer le style de la formation sous le courant du postmodernisme. Or, il me parait davantage porteur de chercher à cerner l’attitude spécifique que projettent ces procédés « postmodernes » chez Chocolat. On ne saurait cerner la plus récente incarnation du groupe, celle déployée dans Jazz engagé (2019), sans examiner d’abord ses premières parutions, qui l’introduisent au champ musical et revêtent une esthétique indéniablement pop. Qu’est-ce à dire ? Que ces œuvres liminaires semblent répondre, dans l’ensemble, de l’idéal démocratique décrit par Gayraud dans Dialectique de la pop. Cet idéal, grosso modo celui d’une humanité rassemblée par son expérience existentielle partagée, se serait manifesté à toutes les époques de l’histoire culturelle occidentale (2018, p. 74). Gayraud considère cependant la période des XVIIIe et XIXe siècles comme cruciale pour son impact sur le domaine musical. Quelques manifestations en sont La flûte enchantée (1791) de Mozart, qui réconcilie l’ambition artistique et le divertissement universel (2018, p. 78-79); ou encore l’engouement du romantisme pour les folklores nationaux, souvenirs d’un éden préindustriel révolu, remémorés dans les mazurkas polonaises de Chopin, les rhapsodies hongroises de Liszt et les danses allemandes de Schubert (Gayraud, 2018, p. 71). Au XXe siècle, le développement de l’enregistrement phonographique et des médias de masse instaurant une reproductibilité et une diffusion jusqu’alors impossible de la performance musicale, la popularité se serait peu à peu imposée dans le champ, étendue à une sorte d’ethos sous le diminutif « pop », en tant que figure concrète et désirable de l’idéal démocratique : l’émancipation collective par la communion esthétique4Pour la suite, j’utiliserai le terme « pop » alternativement comme une qualité (un objet pop) et comme une logique musicale faisant catégorie (la pop)..
L’album Piano élégant exemplifie assez bien la manière dont l’expression d’un artiste, dans le contexte du XXIe siècle, se montre suffisamment influencée par le poids sociohistorique de l’idéal démocratique pour qu’on la qualifie de pop5Similairement au E.P. inaugural du groupe (2007), dont l’analyse ne sera pas nécessaire à ma démonstration.. Cette influence se joue ici en grande partie dans la conformité de l’album avec l’esthétique rock’n’roll, celle des (pas trop) mauvais garçons, dont l’époque classique serait les années 1960 des Rolling Stones, des Kinks, de Jacques Dutronc et de Michel Polnareff6Le jeune homme dessiné sur la pochette n’est d’ailleurs pas sans rappeler, avec sa chemise échancrée, son demi-sourire et ses cheveux aux épaules, des jeunes Jim Morrison, Mick Jagger ou Ray Davies.. Musicalement, Piano élégant ne montre nulle intention de « [b]riser les codes établis » (Gayraud, 2018, p. 356) par ses influences. À leur exemple, la palette instrumentale repose sur des guitares, une basse, piano, une batterie, une voix et un piano ponctuel; le chant de Hunt domine le mixage, l’énergie brute de l’interprétation prévaut sur l’habillage sonore, et les formes harmoniques/rythmiques naviguent entre des climats soit gais (tonalité majeure, tempos rapides), soit mélancoliques (tonalité mineure, tempos lents). Quant aux textes de l’album, ils exploitent un topos favori du rock’n’roll — par exemple, « L’espace d’une fille » (1966) de Dutronc, « Let’s Spend the Night Together » (1967) des Rolling Stones, etc. — et racontent principalement les émois d’un « je » masculin concernant ses partenaires féminines. Dans « Piano élégant », le chanteur fait savoir à sa destinataire qu’il joue du piano pour « [m]ourir la tête entre [s]es seins », dans « Comme un chien », il brosse le portrait d’une « bonne fille qui a une jolie peau », et ainsi de suite. Ce « je » revêt, de plus, une arrogance juvénile typiquement rock (Seca, 1988, p. 25), à laquelle contribuent des cris libidineux (« Sois belle »; « Moitié homme moitié loup ») et une isotopie de l’irrévérence — « T’aimais quand même / Que je me vautre / Sous tes robes » (« T’aurais voulu »). L’ensemble illustre tout à fait la mécanique de l’œuvre pop, efficace parce que reposant sur un format, une grille esthétique éprouvée (Gayraud, 2018, p. 338-341), en l’occurrence étiquetée « rock’n’roll ». Pour rapporter la démarche à une attitude, on peut voir Piano élégant comme la bonne nouvelle d’un rocker croyant, suffisamment convaincu des pouvoirs enchanteurs de son art pop pour accepter l’absence de succès commercial : « Je joue du piano élégant / C’est pas payant, mais c’est grisant » (« Piano élégant »).
S’ensuit pour Chocolat un hiatus de six ans, durant lequel ses membres s’investissent respectivement dans le champ esthéticoculturel québécois : en particulier, Ethier œuvre comme réalisateur-arrangeur pour plusieurs artistes locaux au rayonnement considérable, dont Peter Peter, Cœur de Pirate et, non sans importance, Jimmy Hunt, qui lance une carrière solo bien accueillie par la critique, mais reléguée plus ou moins en marge du mainstream québécois7L’album Maladie d’amour, paru en 2013, vaut à Hunt deux Félix en 2014 et le prix Juno du meilleur album francophone en 2015..
Le groupe se reforme et fait paraitre Tss tss en 2014. Si ce nouvel album présente bel et bien des éléments attrayants pour le grand public, ceux-ci sont largement mitigés par un esprit anti-pop : c’est-à-dire, selon Gayraud, (trop) conscient « de la non-réalisation de l’utopie » (2018, p. 146) — celle d’un art démocratique comme salut collectif. Peut-être en raison des désillusions éprouvées par ses membres sur la scène musicale restreinte du Québec, le groupe entreprend, dans cette œuvre à l’intitulé onomatopéique (aussi peu vendeur qu’imprononçable), la quête d’« une forme de vérité […] en marge du populaire » (Gayraud, 2018, p. 121). De fait, son modus operandi renouvelé consiste à offrir au public une expérience impopulaire : non pas rassurante, mais étrange; non pas confortable, mais inhabituelle. La première pièce de l’album, « Burn out », introduit cette entreprise esthétique (que son titre évocateur parait justifier) par un ensemble d’ingrédients déstabilisants, à savoir une couleur tonale instable, une transformation importante de la rythmique à mi-chemin et une conclusion brusque. Qui plus est, la pièce annonce l’un des choix anti-pop notables de l’opus : un usage accessoire, instrumental du chant, qui rend à peu près inaudibles les paroles et entraîne la dissolution de ce que Gayraud appellerait le « sujet pop », cette mise en scène assumée d’une subjectivité représentant la condition universelle d’être « projeté dans un monde particulier » (2018, p. 231, je souligne). Dans la monotone « Tss tss », l’évanescence d’un tel sujet est renforcée par la superposition d’un écho sépulcral, spectral, aux quelques vocalises de Hunt, induisant chez l’auditeur un sentiment d’« inquiétant familier » (Freud, [1919] 2011, p. 75). Un tel traitement de la voix constitue, en outre, le symptôme d’une prise de distance globale avec le modèle de la forme-chanson, notamment avec sa structure « couplet-refrain » et sa composante textuelle (Oberhuber, 2010, p. 273). Parachevant tous ces signes du désenchantement de Chocolat vis-à-vis des dictats de l’industrie musicale, « Fantôme », dont le titre connote l’errance et l’invisibilité, s’achève, après 5 minutes 30 secondes (loin de la norme radiophonique d’environ 3 minutes), par un impromptu bruitiste agressant d’une trentaine de secondes.
Par ses dissonances récurrentes, ses atmosphères étouffantes, ses structures imprévisibles et ses recherches sonores — l’enregistrement aurait d’ailleurs intégré des outils de production amateurs, dont un iPad et l’application Garageband (Mongrain et al., 2014) —, Tss tss voit Chocolat passer de l’attitude pop de Piano élégant à une attitude anti-pop, désabusée. On peut supposer qu’Adorno, détracteur de la standardisation propre aux musiques « légères » (Adorno, [1962] 2009, p. 35), n’aurait pas complètement rejeté cette œuvre dont on ne saurait nier, malgré ce qu’elle doit au canon du rock, l’ambition anticonformiste.
Deux ans plus tard, la sortie de Rencontrer Looloo annonce une nouvelle mutation de la stylistique et de l’ethos du groupe, qui renoue avec les possibilités textuelles de sa discipline. Sa nouvelle création, explique le groupe au journal Voir en 2016, raconterait au fil des pièces la rencontre entre un orchestre stéréotypé de hard rock et un extra-terrestre illuminé, Looloo, qui leur dévoile les vérités de l’Univers (Boisvert-Magnen, Olivier et al.). L’humour mordant de la proposition signale l’introspection — née de leur récente aventure hétérodoxe ? — qui semble avoir gagné Chocolat : cette orientation se confirme par le ton ambigu de Rencontrer Looloo, qui se rapproche du courant postmoderne en ce qu’il trahit un scepticisme anti-pop à travers ses apparences grand public. Ciblons pour commencer quelques-uns des éléments qui rejoignent à l’évidence les principes de la pop.
Du côté musical, plusieurs pièces accumulent les procédés qui composent l’arsenal du hit commercial. Je pense à « Ah ouin », par exemple, dont chacune des deux sections, couplet et refrain, exploite la figure du hook, du « crochet » musical (Gayraud, 2018, p. 307), sous la forme d’un motif syncopé énergique unissant tous les instruments. On notera aussi comment « Retrouver Looloo » emprunte, pour utiliser un terme de Gayraud, les « textures privilégiées » (2018, p. 416) de modèles hard rock tels Led Zeppelin, Deep Purple et Black Sabbath : saturation de la piste de voix, chant falsetto puissant, timbre de basse électrique sec et tranché, superposition des couches sonores, et ainsi de suite. Ces mêmes pièces projettent également un ethos pop par le caractère ludique et frappant de leur composante textuelle. Pour « Ah ouin », cela passe entre autres par les anaphores du couplet (« Tu dis que », « Tu trouves que », « Parait que ») et du refrain (« T’es pas belle mais t’es sexy »), et par l’adresse de la majorité des vers à une destinataire omniprésente qui personnifie le type de la groupie : « T’es une genre de Sweet Connie du Mile End ». Quant à « Retrouver Looloo », chaque vers de son refrain s’achève par le nom inventé « Looloo ». Dédoublement d’une même syllabe chantante, « [lu] », le nom exemplifie parfaitement les bricolages phonétiques grâce auxquels la pop transcende « la séparation des langues » (Gayraud, 2018, p. 314) et se fixe dans les esprits.
Si, de prime abord, ces traits de l’album s’accordent à l’idéal démocratique tel quel le conçoit Gayraud, d’autres leur apportent, par contraste, un caractère ironique. Il se dégage de Rencontrer Looloo un parfum de raffinement, une volonté de se situer, dans l’ensemble, en surplomb des codes pop qui y sont employés. La chose se signale entre autres par la filiation de l’œuvre avec le genre de l’album conceptuel : porté à son apogée par les groupes britanniques de rock progressif des années 1970 (Yes, Genesis, Pink Floyd, Jethro Tull, etc.), le genre trouverait son principe fédérateur, d’après John Covach, dans l’articulation des pièces d’un disque (spécialement les paroles) autour, sinon d’un même récit, du moins d’un même sujet — le « concept » ([2006] 2011, p. 74). Chocolat s’appuie sur la cohésion thématique de Rencontrer Looloo pour insérer, parmi des pièces au charme déjà-vu, des propositions plus audacieuses, témoignant de cette « recherche de crédibilité artistique » (Zebboudj, 2005, p. 109) associée au format ambitieux, systématique, de l’album conceptuel. Pourrait étonner l’instrumentale « Koyaanisqatsi (Apparition) », pièce d’environ quatre minutes évoquant le thème de l’album par ses synthétiseurs science-fictionnels et son titre ésotérique — qui signifie en langue hopi « vie chaotique » et qui est également le titre d’un documentaire expérimental de Godfrey Reggio paru en 1982. Se distinguent également la progressive « Looloo », structurée par trois sections musicales contrastées; et la conclusive « Les mésanges », ballade folk rock où les oiseaux du titre rappellent à l’énonciateur qu’il est toujours « sur la Terre ». En plus de permettre cette diversité formelle, le liant thématique de la rencontre entre Looloo et les métalleux suscite plusieurs allusions à la culture triviale et américanophile du Québec, dont semble raffoler l’extra-terrestre : il porte une combinaison « du genre Eevel Knievel », boit du « Coke », fréquente les « Hell’s Angels » (« Retrouver Looloo ») et mange de la « poutine » (« Looloo »). L’idée qu’un être avisé des secrets cosmiques valorise des objets considérés comme banals insuffle forcément à l’œuvre une tonalité satirique. Or, elle n’est pas non plus sans rappeler cette thèse d’Edgar Morin, dans L’esprit du temps, qu’il y a « dans la culture de masse, autre chose […] qui la rattache au devenir profond de l’humanité » ([1962] 2008, p. 194).
Bref, Rencontrer Looloo représente l’attitude d’un rocker ironique, visiblement désireux de croire à nouveau dans le potentiel rassembleur de son art, mais résolument sceptique. L’œuvre, de sa couverture psychédélique à ses chansons accrocheuses inspirées des sources du heavy metal, réconcilie Chocolat (dans une certaine mesure) avec l’ethos pop, en absorbant, pour emprunter les mots de Simon Reynolds sur la « rétromania » des musiques contemporaines, une « temporalité qui n’est pas la sienne, [une] énergie qu’elle a dérobée ailleurs » ([2010] 2012, p. 463). En même temps, un bon nombre des choix esthétiques de l’opus (genre de l’album conceptuel, diversité formelle, présence insistante de la culture consumériste) contrebalancent son aspect pop; en lui superposant, d’une part, des audaces stylistiques, et de l’autre, une autodérision critique.
Trois ans après Rencontrer Looloo, dont l’esthétique projetait un ethos passablement pop malgré ses sous-entendus critiques, le groupe se donne avec Jazz engagé la permission de la contradiction, de l’indétermination. Au fil de ses 21 pièces qui reflètent la polymorphie du rock (hard, soft, garage, folk, dance, et ainsi de suite), l’album tergiverse, pour ainsi dire, entre plusieurs nuances de la dialectique pop, au point sinon d’empêcher, du moins de ridiculiser, son identification à l’un ou l’autre des pôles (aristocrate ou démocratique) du champ esthéticoculturel.
Un exemple en est l’un des singles ayant servi à promouvoir l’album, « Fou fou fou mon minou », qui comporte des procédés pop, dont ceux du crochet musical (la mélodie vocale du refrain, la ligne de basse, etc.) et du bricolage phonétique (la répétition assonante dans les vers « Le monde est fou fou fou / Mon minou »); mais aussi un commentaire réflexif équivoque : « Je suis ceinture d’or en poésie », qui fait se confondre sarcasme (« Je reconnais la simplicité de mes paroles ») et premier degré (« Cette simplicité a quelque chose de beau »). Une telle transaction entre des principes pop et anti-pop se remarque de même dans la pièce « Jazz engagé », qui combine un hook musical, un texte répétitif, et un son jazz sorti des films noirs des années 1950, mais qui avance, comme en contrepartie, deux questions déroutantes : « où est la chanson ? » et « où est le jazz engagé ? ». La pièce se questionne-t-elle elle-même, et par extension l’album qui la contient (les deux ont une couleur jazz, mais ne sont pas clairement « engagées ») ? — à moins que l’« engagement » ne consiste en une critique sous-entendue de la domination de la chanson conformiste dans le mainstream musical québécois ? Ces questions ne cherchent probablement pas de réponses. Autre exemple, « Mélanie » met en scène un sujet incarné, qui devrait faire figure de sujet pop, mais dont la confidence est si intime, si précise, qu’elle risque de déconcerter l’auditeur moyen :
Mélanie
Tout petit
J’ai touché ton sexe avec un bâton
En 1982
Mélanie
Vers midi
On se rejoignait dans le cabanon
En plus de ces éléments, les nombreuses références culturelles qui parsèment l’album, vu la disparité des imaginaires culturels qu’elles connotent, indiquent que Chocolat s’adresse à un public hétérogène. Si les mentions du groupe Corbeau (« Heavy »), des sous-vêtements Hugo Boss et des friandises Twix (« Cerise lime bleuet ») risquent d’être comprises d’emblée par la majorité des auditeurs, on ne saurait en dire autant des allusions à la discrétion de l’écrivain Réjean Ducharme (R. D. ousqueté) et à la municipalité chilienne de Valdivia (« Valdivia »), ni à l’intertextualité musicale avec le classique jazz « Take Five » (1959) repérable au milieu de « Merci ». Il n’est pas exagéré, au fond, de penser que la formation s’adresse avant tout à elle-même, comme pour conforter son rejet de la dialectique pop; autant lorsqu’elle raille l’exigence aristocratique de trouver « le bon concept, au bon moment » (« Être un artiste ») que celle, démocratique, de vendre « [h]uit millions d’copies » (« Cette fois c’est la bonne »).
Chocolat, dans Jazz engagé, traite le rock, cette vaste frange de la musique pop, ni comme une promesse utopique (émancipatrice, réconciliatrice), ni comme un fantasme dystopique (capitaliste, aliénante); mais plutôt comme une manière d’être dénuée de sens et valable comme telle. Pour circonscrire l’attitude que projette cet opus, on pourrait parler d’un rocker absurde, suivant le sens qu’Albert Camus donne à l’absurdité dans Le mythe de Sisyphe : « L’œuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être plus que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. » (135) L’image de Chocolat face au rock n’est pas si éloignée de celle de Sisyphe face à sa roche. Comme l’ouvrage de Camus le rappelle, Sisyphe, dans le mythe grec, est condamné éternellement à acheminer une pierre vers le sommet d’une montagne avant qu’elle ne la dévale et qu’il ne doive recommencer son labeur. De même, Chocolat est condamné au rock, qui se voue, comme frange de la dialectique pop, à deux crédos esthétiques paradoxaux, illusoires : le succès commercial (à la Kiss) ou le succès d’estime (à la Franck Zappa). Or, la « lutte elle-même vers les sommets », soutient Camus, devrait suffire « à remplir un cœur » ([1942] 2010, p. 168). Cette intuition résonne avec l’aveu de Jimmy Hunt, interviewé par Philippe Renaud pour le Devoir en 2019, quant à l’absence de direction de Jazz engagé : « on ne sait pas où ça s’en va ». Chocolat semble désormais, en un mot, se contenter d’aller (au sens locomotif) sans destination (au sens téléologique).
Pour conclure, la conception dialectique de la pop développée par Agnès Gayraud offre des repères fort pertinents pour mieux comprendre l’esthétique de Chocolat; esthétique dont le devenir, on l’a vu, reflète la relation du groupe avec la politique de son milieu. D’une certaine façon, la trajectoire de leur œuvre reproduit (et alimente ?) la manière dont la sphère musicale contemporaine perdure en tentant de surmonter ses « raisons d’être » antinomiques (la réinvention ou la réconciliation). Le groupe aborde le champ musical québécois en 2008 avec Piano élégant, une œuvre grand public, plutôt conventionnelle. Faute d’avoir trouvé ce « grand » public, Chocolat propose six ans plus tard, dans l’album Tss tss, un rock moins prévisible, propice à rejoindre, par ses prises de risque, un auditoire (plus restreint, mais plus prestigieux) friand d’expériences auditives tant soit peu inusitées. Cette mutation, presque une volte-face, aboutit, deux ans plus tard, à un retour en force de l’ethos pop, qui trahit cependant une méfiance anti-pop : l’opus Rencontrer Looloo renoue avec une esthétique accrocheuse et nostalgique, mais l’enveloppe d’un ton ironique; celui d’un païen qui, incapable de la renier, se réapproprierait sa foi primitive par la subversion. Où trouver la volonté de recommencer, si l’on ne parvient plus à croire ni à ne pas croire ? Malgré la virtualité des pouvoirs collectifs et individuels de l’art pop, et malgré l’impuissance relative de ceux qui lui cherchent une alternative, il reste toujours le choix de revenir à l’essentiel, de brancher les guitares et les amplificateurs, et d’écrire des musiques avec désinvolture. Devenu rocker absurde, Chocolat a conscience, et il en fait le levier d’une expression artistique sentie (Jazz engagé), qu’il n’y a là nulle voie d’émancipation, juste une roche à rouler sans autre aspiration que d’y persister — juste du rock’n’roll.
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