L’univers romanesque de Stephen King se déploie sur une toile d’intertexualité interne et de petites références qui tissent des liens entre la plupart des romans de ce géant de la littérature américaine. Des clins d’œil au roman It que l’on retrouve dans Dreamcatcher et 22/11/63 aux innombrables références à la Plymouth Fury de Christine ou au chien enragé de Cujo, l’œuvre kingienne se lit comme un entrelac diégétique dans lequel les personnages sont tous liés les uns aux autres, de près ou de loin. Au centre de ce vaste univers tissé se trouve la série romanesque The Dark Tower, dans laquelle on retrouve une multitude de personnages issus d’autres romans de King (comme le Père Donald Callahan de Salem’s Lot ou Ted Brautigan, le protagoniste de la nouvelle «Low Men in Yellow Coats»), et qui agit comme la série unificatrice de l’univers kingien. Si The Dark Tower est la pierre angulaire de l’œuvre de King, c’est non seulement pour la richesse et la complexité des références intertextuelles que la série met en place, mais aussi pour sa manière d’explorer le concept littéraire des mondes possibles –appelés «multivers»–, et pour sa volonté de doter ce concept d’une dimension philosophique et spirituelle particulière. À travers ce court article, nous vous invitons à explorer les modalités du multivers kingien, et les questions philosophiques que celui-ci nous permet d’aborder.
D’abord, posons brièvement les assises de la série The Dark Tower, ainsi que du concept du multivers, vastement présent dans la littérature de science-fiction et de fantasy depuis le siècle dernier. Le cycle romanesque The Dark Tower est composé de huit romans (une heptade et un roman intercalaire) qui relatent l’épopée de Roland, le dernier des pistoleros. Avec ses compagnons de voyage Jake Chambers, Eddie Dean et Susannah Dean, Roland a pour mission de sauver la mythique Tour Sombre, le point culminant de l’univers, que le dangereux «Crimson King» essaie de détruire afin de plonger tous les mondes dans un chaos éternel. Le périple de Roland et ses compagnons se déroule dans plusieurs mondes parallèles – celui de Roland, celui de Jake, Eddie et Susannah, et même celui de Stephen King, qui se met lui-même en scène dans ce roman – et à plusieurs époques simultanément.
Le multivers mis en scène dans ces romans de King ne date pas d’hier. En fait, à la base, la théorie des mondes multiples (multivers) n’en est pas une de littérature, mais bien de sémantique, et de physique. La théorie du multivers fut fortement influencée par la sémantique d’Aaron Saul Kripke, un modèle de logique intuitionniste voulant qu’il existerait, pour chaque énoncé du réel, un large éventail de propositions modales pouvant toutes être vraies à un moment ou à un autre. Il existerait ainsi une vaste possibilité de mondes où s’incarneraient diverses déclinaisons d’une même réalité. En parallèle à cette théorie sémantique, la physique quantique a aussi permis le développement de la théorie du multivers.
The mathematics underlying quantum mechanics — or at least, one perspective on the math — suggests that all possible outcomes happen, each inhabiting its own separate universe. If a quantum calculation predicts that a particle might be here, or it might be there, then in one universe it is here, and in another it is there. And in each such universe, there’s a copy of you witnessing one or the other outcome, thinking — incorrectly — that your reality is the only reality… there’s no such thing as a road untraveled. Yet each such road — each reality — is hidden from all others. (Greene, 2011: 6)
La théorie du multivers admettrait ainsi la possible coexistence sur différents plans spatiaux de réalités incohérentes et disjointes, mais toutes interreliées, et dont chaque plan n’aurait pas conscience de l’existence des autres plans. C’est ce qu’on appelle la théorie des mondes possibles, ou «multivers».
Sans doute parce qu’elle constitue un terreau imaginatif extrêmement fertile, la théorie du multivers a été reprise par maints nombres d’écrivains de science-fiction et de fantasy. Par exemple, Philip K. Dick, dans son roman The Man in the High Castle, publié en 1962, se sert de la théorie du multivers pour développer une fiction uchronique des conséquences sur l’Amérique de la Seconde Guerre mondiale, dans l’éventualité où les forces de l’Axe (Allemagne, Japon, Italie) auraient remporté la guerre. Les personnages de ce roman sont assaillis par la conviction – véridique – que leur réalité est faussée et, qu’en fait, ils vivent dans une des multiples déclinaisons possibles de la conclusion de la Seconde Guerre mondiale Un autre exemple se retrouve dans la série The Chronicles of Amber, dans laquelle Roger Zelazny utilise le principe des multivers pour déployer une intrigue où les personnages évoluent sur différents plans parallèles d’un même monde, et sont dotés de la capacité de manipuler la réalité en créant de nouveaux univers parallèles en constantes déclinaisons des précédents.
Le multivers kingien se déploie sur des bases similaires aux exemples que nous venons de brièvement mentionner. Dans celui-ci, il existe une quantité infinie d’univers parallèles qui constituent, pour la plupart, une déclinaison de la même réalité. Il s’agit du modèle du multivers dit «quilted»:
The quilted multiverse rests on space being infinite combined with finite arrangements of particles. Light’s finite speed confines patches of space, creating a cosmic horizon that a universe would not be able to see past and beyond that border lies another universe — not so much parallel universes but rather infinite polka dot universes on an infinitely large fabric of space. (Riley, 2014: 22-23)
Le multivers kingien est ainsi fait d’une multitude d’éléments réitératifs, qui sont réarrangés de différentes manières dans différents mondes. Par exemple, les multivers kingiens déclinent toujours les mêmes lieux géographiques et les mêmes personnages, mais sous différentes appellations et différents noms. La réalité du lecteur est aussi incluse dans ce multivers, Stephen King faisant apparition, à partir du sixième tome de la série, en tant que lui-même, donc en tant que l’auteur de The Dark Tower. L’univers où vit King (celui-ci apparaît dans la diégèse du roman) est appelé le «Keystone Earth», donc la «Terre Clé». C’est le seul univers où les choses sont irréversibles, où la mort est une finalité, et où la magie n’existe pas. Nonobstant, il fait partie du multivers kingien.
Outre les multiples déclinaisons et réitérations, le multivers Kingien se construit aussi – et principalement – sur une série de tensions, dont la plus importante est celle entre la linéarité et de la simultanéité. Un exemple de cette tension est exploré dans le second tome de la série, The Drawing of the Three. Dans ce tome, Roland se retrouve sur une plage, face à trois portes. En traversant chacune de ces portes, Roland se retrouve à New York, mais chaque fois à une époque différente – d’abord dans les années 1980, puis en 1964, et finalement en 1977 – afin d’y recruter différents compagnons. Cette intrigue établit qu’il serait possible, pour les personnages de The Dark Tower, de voyager à la fois à travers les mondes, mais aussi à travers le temps. Le voyage peut donc être à la fois temporel et spatial, et réorganise la réalité de manière simultanée. Suivant cette logique, le multivers de King détruit toute notion de linéarité temporelle; puisqu’il est possible, à n’importe quel moment, d’accéder à n’importe quel autre moment de n’importe quel autre univers, tout existe simultanément, dans un continuum. Le temps devient une masse chaotique, non définie, et, surtout, non linéaire.
À cette première notion de simultanéité s’ajoute une seconde modalité de la temporalité du multivers: la cyclicité. À la toute fin du dernier tome de The Dark Tower, Roland atteint finalement la tour sombre et réalise qu’il est, en fait, déjà arrivé aux termes de sa quête un nombre infini de fois, puis l’a oublié, dans une amnésie provoquée par la tour elle-même qui propulse à chaque fois Roland à travers temps et espace jusqu’au début de sa quête, dans une logique de recommencement perpétuel. La quête ne serait donc pas la tour en elle-même, mais bien l’expérience et les apprentissages liés au périple de s’y rendre. «The Tower serves as a catalyst for reflection and personal growth, allowing (or damning) Roland to quest for redemption a multitude of times» (Riley, 2014: 11). La série The Dark Tower telle qu’elle est disponible au lecteur ne serait donc qu’un des multiples parcours de Roland vers la tour. C’est donc une quête cyclique que celle de la Tour, une quête infinie, mais dont les modalités évoluent un petit peu à chaque fois, selon les apprentissages qu’a fait Roland au cours de cette version de sa quête. Cette cyclicité temporelle pourrait être décourageante, et pourtant il n’en est rien, puisque le multivers kingien se déploie aussi dans une tension entre la mémoire et l’oubli. L’oubli, parce que les personnages ne sont pas conscients de vivre toujours les mêmes aventures1. La mémoire, parce que la quête s’adapte à leurs apprentissages, et que le multivers s’enrichit dans les interstices où les personnages arrivent à échapper à cet oubli qui les accable.
Le personnage de Jake Chambers est celui qui incarne le mieux cette logique d’échappatoire à l’oubli. Jake est un jeune garçon vivant à New York qui, dans le premier tome de la série, traverse accidentellement de son univers à celui de Roland lorsqu’il est happé par un taxi. Dans le second de la série, Roland voyage dans le temps et arrive à tuer Jack Mort, le chauffard qui occasionnera la mort de Jake, avant que cette mort n’ait lieu. Ainsi, Jake survit, ce qui occasionne une dislocation de la trame cyclique de l’histoire, et de la destinée de Jake. À partir du moment où il aurait dû mourir, Jake devient conscient du fait qu’il ne vit que dans une des multiples déclinaisons de la réalité, et que dans une autre version, il est mort et a traversé dans un autre univers pour vivre des aventures avec un pistolero. La dislocation de sa destinée lui permet donc d’accéder à une sorte de mémoire: celle de ce qui aurait dû être. En survivant, Jake se souvient et devient conscient de l’existence des univers parallèles, et des portes qu’il faut franchir pour passer de l’un à l’autre. Il ne lui reste plus qu’à trouver la bonne, ce qu’il fait dans le troisième tome de la série, The Waste Lands.
La mémoire, dans ce cas de figure en particulier et dans l’univers de The Dark Tower en général, sert ainsi un certain dessein. Si Jake se souvient, c’est qu’il s’est écarté de son destin, et qu’il a besoin de se souvenir de certains éléments clés afin de pouvoir le rejoindre. Cette question du destin est centrale à The Dark Tower, qui est en fait un cycle romanesque aux accents éminemment fatalistes. Selon la mythologie du roman, le monde aurait été créé par un dieu suprême, Gan, qui aurait extirpé l’univers du chaos informe dans lequel il flottait, et lui aurait donné forme. Cet univers (ou multivers, devrait-on dire) est retenu par douze flux énergétiques –appelés «poutres»– le traversant de bord en bord et l’empêchant de s’éparpiller. Ces douze poutres ont, en leur centre, la tour sombre, point culminant de tous les mondes. Les personnages de l’univers de Roland connaissent tous ces mythes fondateurs, et croient en l’existence des poutres énergétiques. En fait, dans cet univers, la croyance veut que les forces de l’univers soient au service de ces poutres. C’est ce qu’on appelle «ka»: une force unificatrice régissant tous les mondes.
La notion de ka occasionne une nouvelle tension alimentant le multivers: celle entre le destin et le libre arbitre. Si la quête est infinie, comme nous l’avons déjà vu, elle évolue aussi toujours un peu, en fonction des apprentissages des personnages. Ceux-ci seraient donc au service du destin, mais auraient tout de même une certaine agentivité, donc une certaine liberté et capacité d’action. Ce que ka propose, c’est un hybride entre les courants fatalistes et déterministes, où le destin – dont les forces nous dépassent – peut être influencé par les décisions individuelles. Robin Furth, dans son livre The Dark Tower: A Concordance, cerne le concept de ka de la sorte:
Ka signifies life force, consciousness, duty, and destiny…The closest terms in our language are probably fate and destiny, although ka also implies karma, or the accumulated destiny (and accumulated debt) of many existences. We are the servants of ka. We are also the prisoners of it. As Roland knows, ka is a wheel; its one purpose is to turn, and in the end, it always returns to the place it began. (Furth, 2012: 197)
Ainsi, dans cette dernière tension qui anime le multivers, nous retrouvons une réconciliation du destin et du libre arbitre, à travers cette notion de ka, où les actions d’un individu peuvent influencer le cours de son destin. Les choses progressent un peu d’une fois à l’autre, Roland apprend de ses erreurs, et son parcours se réajuste en fonction de ces apprentissages. Ainsi, les personnages oublient, mais la mémoire persiste: celle de l’univers, du temps, de la tour sombre qui orchestre la quête de Roland en fonction de ce qu’il a appris.
Le cycle de The Dark Tower se veut donc le terrain de déploiement d’une réflexion sur le déroulement du temps, sur la mémoire et l’oubli, sur le destin et le libre arbitre. Si cette réflexion avait bien pu se déployer sans l’existence du multivers, nous croyons que celui-ci l’enrichit considérablement. Le multivers confère à cette amorce sur la fatalité une vastitude inégalée, en enrichissant ce récit tragique d’une dimension épique. Il ne s’agit pas de l’existence d’une seule personne, mais du destin de plusieurs êtres évoluant sur plusieurs plans spatiaux; il ne s’agit pas de la survie d’un seul monde, mais de la survie de tous les univers; il ne s’agit pas seulement du destin, mais de forces d’une grandeur inégalée qui entrent en jeu par et à travers ce destin.
De surcroît, il s’agit d’unification. Le multivers kingien permet la coexistence des petites et des grandes Histoires, et la réconciliation toutes les tensions que nous avons évoquées précédemment: entre la linéarité et le chaos, entre l’oubli et la mémoire, entre le libre arbitre et le destin. Dans le multivers kingien, toutes ces réalités disjointes peuvent coexister sans contraintes dans une cohabitation permise par la fiction. Comme l’écrit Kimberley Winston, dans son article «Other Worlds, Suffused by Religion»:
There is something about creating a world that is not the world we see around us that enables writers to somehow speak clearly about truths that, while we can’t see them, we can acknowledge. (Winston, 2001: en ligne)
Ainsi, le multivers permet à King de traiter de réalités impalpables et immatérielles, comme la possibilité du destin, mais aussi de les combiner naturellement sans créer de conflits subséquents, proposant ainsi une perception réunificatrice de l’univers. Le multivers aplanit les différences, et les aspérités; il permet la combinaison et l’unification de toutes les forces, similaires et contraires. L’enjeu du multivers kingien, c’est donc la création d’une utopie où toutes les choses peuvent cohabiter puisqu’elles sont au service de ka, et de la tour sombre. Ultimement, ce qui s’unifie, à travers le multivers kingien, c’est une vaste pensée réconciliante entre la rationalité – celle-là même derrière l’élaboration de la théorie des mondes possibles – et le mysticisme. La série The Dark Tower nous propose un monde où la notion de fatalisme est redevenue pertinente, où Dieu a été éclipsé au profit de forces plus vastes encore, et plus fortes, surtout. En ce sens, l’œuvre de King rejoint des préoccupations contemporaines, axées sur la perte symbolique d’une charge spirituelle et une volonté croissante de trouver des réponses alternatives aux problèmes philosophiques de l’existence. En ce sens, l’œuvre de King rejoint celle de nombreux autres auteurs de science-fiction et de fantasy, dont l’œuvre prétend aussi proposer des pistes de réponse aux questions liées au destin.
There is more and more new science fiction/fantasy that incorporates religion, partly perhaps in response to the turning of the millennium, but more because of a growing sense that science alone will never offer sufficient explanation. (Winston, 2001, en ligne)
Si la science ne fournit plus toutes les réponses, The Dark Tower nous propose une nouvelle façon d’envisager la foi, à la lumière de toutes nos connaissances actuelles, et de manière non conflictuelle envers la rationalité dominante de notre époque.
En conclusion, le multivers kingien se déploie à travers plusieurs tensions: entre la temporalité linéaire et le chaos temporel, entre la mémoire et l’oubli, entre le destin et le libre arbitre. Ces notions paradoxales qui sont réunies dans cette série romanesque de King occasionnent une unification de la rationalité et de l’inexplicable dans la fiction. Le multivers kingien devient donc un mécanisme fictionnel qui permet à la fois aux personnages et aux lecteurs de questionner leur réalité et d’expliquer la pertinence du destin dans un monde où la rationalité domine. Dans ses motifs de recommencement perpétuel et dans sa volonté d’accepter tous les événements de la vie comme faisant partie de la trame inexplicable, mais ultimement cohérente, du ka, la série The Dark Tower se tisse sur une trame variée de références spirituelles incluant non seulement le christianisme, mais aussi le bouddhisme, avec ses notions de réincarnation et de karma. L’unification permise par le multivers n’en est que plus totale, englobant une panoplie de cultes et croyances regroupées et rendues cohérentes en étant disséminées aux quatre coins de cet opus littéraire. Le thème de la religion, de surcroît, est une constante de l’univers kingien; de Salem’s Lot (1975) à Revival (2014), les hommes de Dieu sont omniprésents dans l’œuvre de King. Si les cultes religieux présentés dans The Dark Tower offrent une alternative aux religions contemporaines, il pourrait aussi être intéressant de se pencher le portrait du christianisme dressé par l’œuvre kingienne, avec toutes les nuances que la fiction puisse apporter au culte de Dieu.
1. Malgré le fait que tendance soit généralisée, le personnage d’Eddie Dean commence à avoir des doutes quant aux itérations de la quête, vers la fin de la série. Pourtant, ses doutes sont moins substantiels et cruciaux au déroulement de l’intrigue que ceux de Jake Chambers.
FURTH, Robin. (2012) The Dark Tower: A Concordance. New York: Scribner.
GREENE, Brian. (2011) The Hidden Reality: Parallel Universes and the Deep Laws of the Cosmos. New York: Knopf Doubleday.
RILEY, Charles. (2014) Other worlds than this: Stephen King’s Dark Tower Gothic Multiverse, mémoire de maîtrise en littérature, Ames: Iowa State University.
WINSTON, Kimberley. (2001) «Other Worlds, Suffused by Religion», Publishers Weekly 248, no 16, consulté le 13 mars 2016, https://www.publishersweekly.com/pw/print/20010416/29367-other-worlds-suffused-with-religion.html.
Côté, Catherine (2018). « «There are other worlds than these» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/there-are-other-worlds-than-these-un-apercu-des-enjeux-philosophiques-du-multivers-kingien], consulté le 2024-12-27.