L’idée que des personnages, des lieux ou même des univers fictifs puissent franchir les limites de l’œuvre où nous les avons d’abord découverts a quelque chose d’irrésistible et d’un peu suspect à la fois. [Saint-Gelais, 2007: 5]
La transfictionnalité «suppose la mise en relation de deux ou plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle» [Saint-Gelais, 2000], affirme Richard Saint-Gelais dans La fiction à travers l’intertexte. Variation de la fiction, cette transfictionnalité est un des visages pris par l’intertextualité dans le premier volume de la série Sandman, de Neil Gaiman. Préludes et nocturnes s’inscrit, par ses jeux de référencialité, à la fois dans le contexte historique de la bande dessinée, mais aussi dans une histoire littéraire et culturelle. Nous discuterons ici de deux formes majeures de transfictionnalité liées au métatexte de DC Comics: la reprise et la transformation de personnages, ainsi que le rôle des autres intertextes, littéraires et culturels, comme outils de construction d’une fiction principale et de multiples métafictions oniriques. L’utilisation de personnages transfictionnels appartenant à l’univers de DC Comics, dans Préludes & nocturnes, démontre le désir de Gaiman de faire de sa bande dessinée l’encyclopédie d’une histoire plus ou moins oubliée du géant DC. Les référents intertextuels du monde de la bande dessinée forment, en effet, dans leur ensemble, un discours métatextuel, révélant le labyrinthe de l’historique de la célèbre maison d’édition.
Tout d’abord, la reprise de personnages dans leur contexte habituel rappelle un peu le pastiche, ce type d’«œuvre littéraire qui imite le style et les thèmes d’une période ou d’un auteur déterminés» [Gorp: 356], sans pour autant le devenir. Prenons l’exemple du chapitre intitulé Dream a Little Dream of Me. John Constantine, narrateur homodiégétique de cette partie de l’œuvre avait une longue histoire dans le monde de la bande dessinée, avant de se trouver prisonnier d’un épisode de Sandman. Ce personnage secondaire de The Swamp Thing d’Alan Moore – inspiration principale de Gaiman dans son processus de création de Sandman – a aussi eu, en 1988, son propre spin-off, Hellblazer. Gaiman utilise le personnage de Constantine comme si l’aventure que ce dernier allait vivre aux côtés de Dream faisait partie de sa propre diégèse, comme si ce passage était inscrit dans sa finalité. Un lecteur avisé de Hellblazer sait reconnaître, lors de sa lecture de Sandman, l’univers de Constantine, les divers référents qui y sont liés, par exemple, le restaurant où le chasseur de démons déjeune de hamburgers, les relations de Constantine avec des personnages tels que Mad Hettie, la vieille folle qui lui fournit ses informations, ou encore avec le chauffeur de taxi qui l’aide dans ses enquêtes. Le lecteur en terrain connu peut identifier textuellement – grâce au scénario – et visuellement – puisque les différents dessinateurs de Sandman respectent les traits caractéristiques des visages empruntés à d’autres bandes dessinées – à la fois les personnages, mais aussi le décor. Or, puisqu’il s’agit de la reprise de protagonistes arrachés à leur diégèse, un lecteur ignorant le passé extradiégétique de Constantine peut tout de même comprendre et apprécier le récit puisque ce dernier offre un univers clos, défini, un univers qui se tient en lui-même. Le hic d’une telle lecture surgit lorsque Constantine, dans sa narration ou dans ses dialogues, fait allusion à des événements passés, par exemple, lorsqu’il dit avoir rêvé «de lignes droites et de leptons, de champs de plasma et de géants de tourbe» [Gaiman: ch.3, 8] ou lorsqu’il mentionne le «grand type vert» [Gaiman: ch.3, 9], étant des références à Hellblazer. Ces intertextes exigent une connaissance des textes antérieurs puisqu’ils ne sont pas inclus comme événements de la diégèse et parce qu’ils ne sont pas visuellement représentés. La capacité du lecteur à combler ce «blanc sémantique» [Dufays: 66] est très faible si ce dernier ne connait pas l’univers de DC, voire le monde plus spécifique de Hellblazer. Il ne peut donc qu’en avoir un bref aperçu dans Préludes & nocturnes.
La seconde forme de transfictionnalité liée à l’univers de DC Comics est la transformation de personnages, entre autres par un traitement sur la profondeur de ces derniers. Ce concept rejoint un peu la théorie énoncée par E. M. Forster, dans Aspects of the Novel, lorsqu’il développe l’idée de round characters et flat characters [Forster: 169]. Le travail de reprise de personnages transfictionnels opéré par Gaiman se situe dans une transformation de personnages plats, construit à partir d’un seul attribut et jouant le rôle de repère pour le lecteur, en personnages ronds, c’est-à-dire dotés d’une épaisseur, d’une complexité. C’est le cas des hôtes présentés dans le deuxième chapitre de Préludes & nocturnes. Neil Gaiman y reprend des personnages qui, avant d’apparaître dans l’univers onirique de Dream, étaient les hôtes, les présentateurs des récits publiés dans d’anciennes anthologies d’horreur de DC Comics. Ces hôtes, outre le fait de présenter des récits, n’avaient, dans ces bandes dessinées, pas de vie à proprement parler dans une diégèse. Sous la plume de Gaiman, par contre, ils trouvent une parole homodiégétique remplaçant leurs anciennes voix omniscientes. Le titre du chapitre, Des hôtes inaccomplis, prend alors tout son sens. Le système de communication des anthologies est brisé ou, du moins, transformé par l’apposition d’un nouveau rôle aux hôtes et par l’intégration du destinataire à l’intérieur de la trame narrative. Les hôtes ne s’adressent plus au lecteur, mais à Dream, à un interlocuteur présent. Trois groupes de personnages font partie de cette catégorie. Tout d’abord, les premiers personnages du monde onirique qui apparaissent dans le récit sont Abel et Caïn. Inspirés, bien entendu, de figures bibliques, ils étaient les hôtes de deux anthologies d’horreur de DC Comics (House of Mystery et House of Secrets). Fait qui sera intéressant pour la seconde partie de cet article, Abel, se présentant comme étant la victime de la première histoire, nomme également Dream «le prince des histoires» [Gaiman: ch.2, 3], faisant ainsi le rapprochement entre le rêve et la construction d’une diégèse. Ensuite vient un autre personnage transformé dans sa reprise; Lucien, que retrouve Dream à l’entrée de son royaume déchu, était originalement l’hôte d’une anthologie (Tales of Ghost Castle). Il est présenté dans Sandman comme le bibliothécaire du château de Dream, d’où l’appellation Ghost Castle. Lucien brise, toutefois, son rôle d’hôte inaccompli en regardant le lecteur droit dans les yeux comme il le faisait dans l’anthologie. Finalement, la figure obscure de la sorcière aux trois visages est plus compliquée puisque Gaiman y mêle plusieurs sources mythologiques ou issues de textes divers tels que les récits gréco-romains, la mythologie nordique et l’œuvre shakespearienne. De plus, non seulement fait-il allusion aux hôtes du Witching Hour de DC Comics, mais il fait aussi un clin d’œil musical en reprenant les noms des chanteuses du groupe The Supremes. Cette multiplicité de référents pour un seul objet (à trois têtes) est un des effets de la présence d’autres types de référencialité, dans Préludes & nocturnes, d’ordre littéraire ou culturel.
Conjointement au métatexte de DC, ces intertextes construisent le monde fictif de Sandman ou, plutôt, les différents degrés de fiction et les multiples univers de possibles – et d’impossibles – que franchit Dream. Neil Gaiman use aussi de référents à la littérature et à la culture populaire pour bâtir un univers complexe et unique à sa série Sandman, déjà chargée d’un contenu métatextuel en lien à l’histoire de la bande dessinée. Ces éléments jouent un rôle important dans la formation d’une narration labyrinthique ou enchâssée. Ils introduisent aussi l’œuvre de Gaiman dans un contexte beaucoup plus grand que celui de la bande dessinée, déjà mis en place par les références à DC, mais ils l’inscrivent dans un parcours littéraire et culturel.
La plupart de ces référents sont liés au concept d’onirisme. Avec un titre comme Sandman et un seigneur des rêves comme héros, on peut aisément faire un rapprochement entre le rêve et les outils utilisés par Neil Gaiman pour saturer l’atmosphère de son œuvre, dans ce cas-ci, du premier volume de la série. Pour définir le labyrinthe narratif de Préludes et nocturnes, il faut d’abord définir la conception d’un univers où réalité et onirisme forment différents paliers dans un rapport de métafictions enchâssées. Le matériel onirique de ces fictions est composé de référents intertextuels, mais aussi de référents culturels. Le travail des intertextes convoqués par Gaiman n’est, d’ailleurs, pas sans rappeler la conception du labyrinthe chez Jorge Luis Borges selon laquelle l’univers est une «Bibliothèque» [Borges: 71] au sein de laquelle «parler, c’est tomber dans la tautologie» [Borges: 80]. Dream est un passager des rêves, il voyage spatialement dans un univers clos par les rêves des autres, mais il voyage aussi à travers les différents plans oniriques qui sont, eux aussi, composés de référents divers. Par exemple, représentant un versant de la culture populaire, la musique est aussi un élément très important du rapport entre l’onirisme et la réalité dans le chapitre intitulé Dream a Little Dream of Me. On y trouve une série de citations musicales entretenant un lien avec le thème du rêve et celui du marchand de sable (sandman).
Le labyrinthe narratif est aussi iconographiquement présent. Comme l’exprime Pierre Fresnault-Deruelle dans La bande dessinée, la juxtaposition en images d’un cauchemar et d’une réalité est une «idée romantique qui veut que songe et réalité se contaminent l’un l’autre en une ténébreuse et profonde unité» [Fresnault-Deruelle: 52]. Les dessinateurs alliés à Gaiman dans la conception de la bande dessinée ont tenté –avec succès– de rendre l’univers onirique tangible. La conception linéaire des cases et la lecture occidentale –soit de gauche à droite et de haut en bas– de la page éclatent en présence d’éléments oniriques ou lorsque le personnage principal se trouve dans les différents plans du monde des rêves. Souvent, la page elle-même offre d’abord une lecture globale de l’image, comme Winsor McCay avait fait avec ses planches de Little Nemo In Slumberland. Parfois aussi, une large case verticale s’impose, juxtaposée à une série de plus petites cases verticalement alignées, ou encore un découpage en courbes diagonales rappelle les différents plans oniriques du royaume de Dream. Ce bris dans la lecture respective force le lecteur à être confronté à un imaginaire différent. L’intrusion du rêve dans une scène réaliste peut être progressive, exprimée par l’apparition d’éléments sortant du cadre réaliste, ou soudaine, comme lors de l’explosion d’une case s’étendant sur la page suivante. Ce matériel onirique est alors présenté sous des formes fantasmagoriques, voire psychédéliques, et il renvoie souvent à une narration interne, homodiégétique. Les dessinateurs usent souvent d’un traitement différent de l’image habituelle pour marquer le passage de la réalité au rêve. Fresnault-Deruelle dit d’ailleurs à ce sujet que «délégué par le graphiste, le héros n’a qu’à ordonner pour que son désir se réalise. Et le monde de connaître d’imparables métamorphoses» [Fresnault-Deruelle: 59]. Par exemple, lors du cauchemar de Mort Notkin, dans le premier chapitre, le lecteur entre en contact avec des éléments culturels par un traitement de l’image rappelant le pop art dû à l’inclusion de photographies de célébrités dans le dessin.
Au niveau narratologique, le cas d’Alice au pays des merveilles, rencontré au début de la bande dessinée, à une incidence sur la construction et agit en tant que mise en abyme. Lorsque Dream est enlevé au début de Préludes & nocturnes, le lecteur assiste à différents cas d’une maladie du sommeil qui se développe, référence directe à l’épidémie d’Encephalitis Lethargica, réelle maladie qui s’est répandue à travers le monde entre 1915 et 1926. Une des victimes de cette maladie est une petite fille qui se faisait lire Alice au pays des merveilles avant de s’endormir. Cette histoire, hachée en petits fragments, parsème le premier chapitre, créant, en quelque sorte, un récit enchâssé. Le référent à Lewis Carroll est du ressort de la métafiction puisque la situation vécue par cette fillette, qui finira par vieillir dans sa maladie au fil des années, établit un jeu de miroir avec l’histoire même de la petite Alice. Le thème du passager dans un monde onirique et celui de la victime emprisonnée dans le rêve, pour ne mentionner que ces figures, sont directement liés à cet intertexte qui prépare le lecteur au type d’arcs narratifs construits dans Préludes et nocturnes. La mise en abyme permettant de condenser les figures et les énoncés du texte dans lequel elle s’inscrit, cette référence au conte de Lewis Carroll crée un sentiment de déjà-lu, symptôme d’une mémoire littéraire antérieure au récit de Sandman.
Finalement, il faut ajouter à l’analyse antérieurement faite sur le métatexte de la bande dessinée le rôle des référents à DC Comics présents dans les deux types fictions développés ici, soient la réalité et l’onirisme. La notion de réalité est ambigüe puisque le rapport entretenu avec les référents de DC, tels que l’univers de Constantine et celui de Dr Destiny, rappelle au lecteur qu’il se trouve dans un monde fictionnel déjà organisé en réalité par des textes antérieurs. Réalité doit alors être entendue comme étant une fiction dans laquelle s’intègrent d’autres fictions oniriques. Aussi, l’apparition des hosts des anthologies de DC forme, entre autres, les différents plans du monde onirique sur lequel régnait Dream. Se sont Abel et Cain qui hébergent leur seigneur après que celui-ci se soit évanoui dans les «lisières du temps du rêve» [Gaiman: ch.2, 5]. C’est aussi Lucien qui accueille Dream à l’entrée de son royaume des rêves déchus.
En conclusion, Neil Gaiman, à travers sa série Sandman, illustrée ici par l’étude de son premier volume, Préludes et nocturnes, rend un hommage à l’histoire de DC Comics, mais il cherche à intégrer son œuvre dans un ensemble plus grand encore, celui de la littérature et de la culture populaire. Ce sont les multiples référents à ces textes antérieurs que sont Hellblazer, The Swamp Thing, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ou encore Dream a Little Dream of Me de Ella Fitzgerald qui forment les différents degrés de fiction et de métafiction dans le récit, principalement par la présence très marquée de l’onirisme, autant textuellement que visuellement. Il serait légitime de comparer le travail de Neil Gaiman à la notion de fiction telle que la conçoit Jorge Luis Borges, lui qui dans ses Ficciones considère le monde comme un amalgame de référents à des textes antérieurs ou contemporains.
BORGES, Jorge Luis. 2009. «La Bibliothèque de Babel» dans Fictions. Paris: Gallimard, 371p.
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FORSTER, E. M. 2005. Aspects of the Novel. États-Unis: Penguin Books, 304p.
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Millette, Sarah (2012). « À la lisière du temps du rêve ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/the-sandman-a-la-lisiere-du-temps-du-reve], consulté le 2024-12-26.