Batman: Then why do you want to kill me?
The Joker: I don’t, I don’t want to kill you! What would I do without you? Go back to ripping off mob dealers? No, no, NO! No. You… you… complete me.
(Christopher Nolan,The Dark Knight, 2008)
Si Batman est l’Amérique alors le Joker est la violence. Et les deux se complètent en une intime association dont l’Histoire peut nous montrer toute la portée, et que certains intellectuels ont déjà dévoilé dans leurs essais, notamment Noam Chomsky pour citer le plus fameux.
Lorsque The Dark Knight est sorti, les États-Unis sont entrés dans une ère de chaos qu’ils n’avaient pas connue depuis le Vietnam et la Guerre froide. Le 11 septembre 2001 est bien sûr le point de référence de cette spirale; il précédera la guerre en Irak ainsi que de multiples interventions, que ce soit en Afghanistan ou en Libye, avec une détestation croissante de l’Amérique dans l’opinion populaire. De nombreux critiques et commentateurs l’ont montré: le film de Christopher Nolan est ancré dans cette époque sombre, avec ses thématiques terroristes, judiciaires et éthiques, qui ont placé The Dark Knight sur un piédestal dans le genre des films de superhéros, car dépassant le spectacle pour aller provoquer des questionnements chez le spectateur.
De fait, la série des Dark Knight est suffisamment riche pour que les interprétations soient diverses et libres. Ce n’est donc pas étonnant qu’elles puissent aller de la lecture libérale à la lecture conservatrice comme l’a dit Martin Fradley:
Various scenes were viewed as either endorsing or condemning post-Patriot Act practices such as rendition, techno-surveillance, and the torture of political prisoners. Elsewhere, Bale’s masked hero was variously read as Bush, John McCain, Dick Cheney, or Obama himself, while Batman’s nemeses were interpreted as allegorized manifestations of Osama Bin Laden or the left-liberal protestors of OWS, and even as a personification of Hurricane Katrina. (Martin Fradley, «What Do You Believe In? Film Scholarship and the Cultural Politics of the Dark Knight Franchise» in Film Quarterly, vol. 66, n° 3, p.16)
Si les critiques ont pu se concentrer sur le fond sociétal et politique du film, ils n’ont selon moi pas mis en avant une interprétation du conflit des personnages plus virulente encore. Je tâcherai donc de dépasser les constats premiers et de montrer que The Dark Knight présente à travers Batman et le Joker une vision de l’Amérique dominatrice, dont l’ennemi est finalement un chaos utile à sa puissance. Car Trump a succédé à Obama depuis et rien ne change: le Joker continue de sourire derrière sa fausse geôle: le Batman et lui sont inséparables, comme l’Amérique est inséparable de la violence et du chaos.
Le puissant Bruce Wayne est à l’image de Tony Stark: milliardaire philanthrope, golden boy façon Patrick Bateman, mais qui a lui le loisir de se défouler la nuit tombée, après trop de galas organisés et de mains serrées avec un faux sourire.
C’est la figure par excellence de l’Amérique qui réussit. Celle populaire et séduisante, celle qui répond à l’idéal des Pères de la nation. Celle qui est dévoilée, qui se montre au public, dans les grands discours. On peut arguer que Wayne a obtenu sa fortune à cause de la mort de ses parents, richissimes avant lui, certes, mais il n’empêche que la constitution du riche homme élégant comme superhéros incarnant l’Amérique est essentielle et surtout face à son versant noir, autrement dit le Batman.
Car si Bruce Wayne est l’Amérique que tout le monde adore, l’Amérique des stars, l’Amérique des grands idéaux,Batman est celle qui agit dans l’ombre, celle de la CIA et de ses affaires secrètes les plus obscures. Pendant que Bruce Wayne se pavane devant des assistances conquises, Batman fait le sale boulot et frappe le crime la nuit, à l’insu de tous. Ses apparitions sont éphémères, il ne se laisse qu’entrevoir et montre une force de frappe implacable.
Des agissements qui se font surtout contre la loi de Gotham City, ce qui renvoie à toute une analogie politique sur les actions menées par la CIA, notamment dans les pays d’Amérique du Sud, et que Noam Chomsky a si bien mis en valeur1. Au-delà même de la CIA et de l’exception américaine, c’est un questionnement plus large sur la responsabilité et le cadre légal dans lequel s’exerce le pouvoir d’une nation. Bien sûr, cela renvoie précisément aux actions menées par l’Amérique de Bush au lendemain du 11 septembre, et notamment l’invasion de l’Irak hors de tout cadre légal international. L’Amérique post-11 septembre est alors le Batman décrit par Nolan: celui qui fait fi des règles et applique sa propre justice.
Les États-Unis ne sont certes pas les seuls à outrepasser la convention de Genève, les Droits de l’Homme ou bien les appels de l’ONU, mais dans ce cas précis, et comme dans le cas d’autres superhéros appartenant à son patrimoine2, la référence est bien plus spécifique.
Au-delà de ses actions illégales Batman est également un superhéros particulier dans le monde des comics puisqu’il est un de ceux qui n’ont pas de pouvoir particulier. De fait, face à ce handicap, c’est un personnage qui mise sur la technologie pour maîtriser le crime. Grâce à son double Bruce Wayne, riche entrepreneur, il développe des armes de pointe, et l’on notera d’ailleurs le parallèle important avec Iron Man, dont l’alter ego Tony Stark peut apparaître comme l’exemple parfait du marchand d’armes irresponsable.
Encore une fois, je fais le rapprochement avec la politique étasunienne, et au budget du Pentagone, sans cesse renouvelé ou rehaussé, toujours à ce jour le plus élevé au monde3 et qui va certainement augmenter suite à la volonté de Donald Trump de poursuivre le financement militaire4. Cette référence à la CIA se retrouve d’ailleurs dans le film, lors d’une réplique de Lucius Fox, le responsable technologique de Bruce Wayne’s Enterprise:
Lucius Fox: Now that’s more like it. The CIA had a program back in the 60s for getting their people out of hotspots called Skyhook. We could look into that. (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
Cette fascination pour l’armement se retrouve dans une autre scène du film, durant laquelle Lucius Fox présente les nouvelles innovations matérielles pour Batman à Bruce Wayne:
Bruce Wayne: How will it hold up against dogs?
Lucius Fox: We talking Rottweilers or Chihuahuas? Should do fine against cats. (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
Derrière l’humour typique des films hollywoodiens se cache une passion pour l’armement et la puissance, qui fait de Batman un personnage badass par excellence dans la culture pop populaire, mais n’enlève rien à l’interprétation brutale et impérialiste que l’on peut faire de son personnage, définitivement successeur d’une longue tradition américaine, comme l’explique Justin Toh:
Although the film clearly establishes the need for Batman, it also depicts the problems created by tolerating his extra-legal behavior […] In short, Batman’s story fits the classic narrative of the virtuous vigilante violently cleansing a cowering community beset by an impotent legal system. This type of story has a long pedigree in American popular culture, and it includes the tales of heroic gunslingers of the old West and any number of comic book superheroes (Justine Toh, Reframing 9/11: Film, Popular Culture and the “War on Terror” Continuum, 2010, p. 226)
Face à Batman l’ennemi a changé de visage. Le Joker est un personnage terrifiant, car imprévisible, chaotique et définitivement nihiliste. Un criminel qui brûle une montagne de dollars et rivalise d’ingéniosité pour faire exploser des bâtiments dans Gotham ou tuer des personnes en public.
Le Joker est la figure du terrorisme moderne, celle aux multiples visages5. À ce titre, les scènes durant lesquelles le Joker explique ses origines sont autant de possibilités que l’on ne peut confirmer. À l’image du terrorisme contemporain, le Joker n’a pas de naissance, il semble sortir de nulle part, comme un Satan moderne, une créature qui a toujours été là.
Ou bien est-ce une création du Batman? Car, par ses actions brutales et ses décisions illégales, Batman a attisé les flammes et amené plus de violence encore, une violence qui se repaît de la fascination de cet antihéros pour l’affrontement.
Une nouvelle fois, Batman est l’Amérique autoritaire, violente, et le Joker est sa créature. À force de violence, les États-Unis ont créé pire encore, et il est intéressant de constater qu’une œuvre de pop culture comme The Dark Knight a anticipé l’État islamique comme ennemi ultime, sans origine, et imprévisible, nouveau Joker de notre époque. Une organisation terroriste née dans la vengeance face à une Amérique qu’elle juge responsable des aggravations au Proche et Moyen-Orient.
Mieux encore, le Joker peut être vu comme le double de Batman, et la violence terroriste comme le double des États-Unis. Un personnage qui est l’alter ego extrême de son autre. Un possible futur de Batman si les conditions sont réunies pour l’accomplir. À force d’illégalité et de violence, qu’est-ce qui séparera Batman du Joker ? À force de violence et d’illégalité, qu’est-ce qui séparera les États-Unis d’un État terroriste ? De fait, Nolan illustre cet état de fait pernicieux lors de la célèbre séquence pendant laquelle Batman et le Joker échangent, et qui explique la relation ténébreuse entre ces deux personnages6.
Une des scènes de fin de The Dark Knight est une illustration de la violence au cœur de la nation américaine, violence qui restera toujours vivante:
The Joker: You just couldn’t let me go could you? This is what happens when an unstoppable force meets an immovable object. You truly are incorruptible aren’t you? You won’t kill me out of some misplaced sense of self-righteousness, and I won’t kill you, because you’re just too much fun. I think you and I are destined to do this forever. (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
Le Joker parle du rigorisme moral de Batman, mais ce serait une lecture simpliste au regard de ce que j’ai développé précédemment. Il est certain que le Batman de Nolan ne tue pas, contrairement à celui de Snyder7, mais, nous l’avons vu, il y a un plaisir à affronter le crime chez Batman. Aussi, en poursuivant ma lecture politique du film de Nolan, et des personnages de Batman et du Joker, on peut réfléchir à l’importance de ce dernier dans l’existence de Batman. Avatar du Mal qu’il doit affronter sans cesse, il est laissé en vie par ce dernier. Acte moral donc? Ou bien acte utile? Car sans Mal, pas de Batman. Sans Batman, pas de division militaire secrète chez Wayne’s Enterprise. Le Joker est l’ennemi utile de Bruce Wayne, son mal nécessaire. Un monstre parfait pour continuer son existence en tant que superhéros de l’ombre, d’autant que sa violence sert également la sienne en réponse. Un adversaire symbolique, qui, laissé en vie, représente donc à la fois la violence toujours possible et l’infini combat de l’Amérique dominatrice contre les menaces qu’elle juge à l’extérieur.
La vision de la politique américaine telle que décrite ici est pessimiste, voire tragique, ne le cachons pas. Et ce n’est pas le destin de Harvey Dent, politicien aussi vite espéré que précipité dans le chaos, qui va changer cela.
Car Harvey Dent, avant de devenir Double Face, est le politicien vertueux. Il est le héros que l’Amérique n’aura jamais. Comme si les États-Unis étaient condamnés à espérer et chuter sans cesse face à leurs leaders politiques. À ce titre, The Dark Knight anticipe Barack Obama, symbole d’espoir, politicien vertueux, et pourtant successeur de la politique américaine à l’étranger, avec son lot de conflits et de décisions guerrières.
La chute d’Harvey Dent est une métaphore de la corruption généralisée qui sévit dans le domaine politique. Les récentes affaires en France ne démentent pas ce que la pop culture peut mettre en avant: les personnages sont tirés du réel. Malgré toutes ses qualités, Dent sera lui aussi contaminé par la violence du Joker:
Gordon: The Joker won. Harvey’s prosecution, everything he fought for, undone. Whatever chance you gave us of fixing our city dies with Harvey’s reputation. We bet it all on him. The Joker took the best of us and tore him down. People will lose hope. (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
Dans cette atmosphère de désespoir politique, Gotham City est la ville du futur pour une Amérique qui s’enfoncerait dans la violence. Une cité digne des meilleures dystopies. Et dans cette ville-monde, la place des citoyens est surveillée :
Batman: [seeing the wall of monitors for the first time at the Applied Sciences division in Wayne Enterprises] Beautiful, isn’t it?
Lucius Fox: Beautiful… unethical… dangerous. You’ve turned every cellphone in Gotham into a microphone.
Batman: And a high-frequency generator-receiver.
Lucius Fox: You took my sonar concept and applied it to every phone in the city. With half the city feeding you sonar, you can image all of Gotham. This is *wrong*.
Batman: I’ve gotta find this man, Lucius.
Lucius Fox: At what cost?
Batman: The database is null-key encrypted. It can only be accessed by one person.
Lucius Fox: This is too much power for one person.
Batman: That’s why I gave it to you. Only you can use it.
Lucius Fox: Spying on 30 million people isn’t part of my job description. (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
Encore une fois Batman représente l’Amérique dans sa folie totalitaire et sécuritaire, celle que même un Lucius Fox ne peut soutenir. On arguera que la fin du film montre l’auto-destruction programmée par Wayne du système de vidéosurveillance, mais qu’importe, le mal est fait.
Cette perte de confiance, cette méfiance pour le citoyen moyen est celle qui grandit au cœur des États-Unis. La haine de soi, le mépris du peuple. Un mépris et une non-confiance qui permettent d’interpréter une dernière fois Batman comme l’archétype du narcissique et sauveur, qui considère que c’est à lui de protéger Gotham City et refuse de laisser la main à une autorité populaire. Dans son article Reframing 9/11: Film, Popular Culture and the “War on Terror”, Justine Toh parle de Bruce Wayne/Batman comme d’un tyran néo-libéral, un faux philanthrope qui cherche à protéger par sa seule force les citoyens de Gotham City en les privant de choix. Bruce Wayne est alors le représentant d’un mouvement conservateur «that regards its body politic as the ‘great unwashed’ where citizens are incapable of governing their own affairs and need a strong, conservative leader» (Justine Toh, Reframing 9/11: Film, Popular Culture and the “War on Terror” (Continuum, 2010) p.135)
The Dark Knight est donc une œuvre plus actuelle que jamais, dont l’interprétation montre une vision profonde de la société américaine. Un film d’anticipation, de politique-fiction, qui saura, espérons-le, rester une œuvre de fiction pure.
1. J’invite les lecteurs à lire Understanding Power, qui reste une référence en la matière.
2. Captain America ou Superman en tête
3. 600 milliards par an selon les dernières estimations (source: https://www.defense.gov/News/News-Releases/News-Release-View/Article/652…)
4. 54 milliards supplémentaires par an (source: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1019210/projet-budget-etats-unis-don…)
5. “Some men aren’t looking for anything logical, like money… They can’t be bought, bullied, reasoned or negotiated with. Some men just want to watch the world burn.” (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
6. «Batman: Then why do you want to kill me?/ The Joker: I don’t, I don’t want to kill you! What would I do without you? Go back to ripping off mob dealers? No, no, NO! No. You… you… complete me.» (Christopher Nolan, The Dark Knight, 2008)
7. Qui a atteint, de fait, le stade du Joker, son alter ego.
CHOMSKY Noam, Understanding Power, The New Press, 2002
FRADLEY Martin, «What Do You Believe In? Film Scholarship and the Cultural Politics of the Dark Knight Franchise», Film Quarterly, Vol. 66, No. 3 (Spring 2013), pp. 15-27.
En ligne: http://www.jstor.org/stable/10.1525/fq.2013.66.3.15?origin=JSTOR-pdf
IP John, «The Dark Knight’s War on Terrorism» Ohio State Journal of Criminal Law, Vol. p. 209, 2011.
LEWIS Randolph, «The Dark Knight of American Empire», Jump Cut: A Review of Contemporary Media, n° 51, spring 2009. En ligne: https://www.ejumpcut.org/archive/jc51.2009/DarkKnightBloch/text.html
MCGOWAN Todd, «The exceptional darkness of The Dark Knight», Jump Cut: A Review of Contemporary Media, n°. 51, spring 2009. En ligne: https://www.ejumpcut.org/archive/jc51.2009/darkKnightKant/text.html
NOLAN, Christopher. 2008. The Dark Knight.
TOH Justine, Reframing 9/11: Film, Popular Culture and the “War on Terror”, Continuum, 2010
Fieu, Régis-Pierre (2017). « La lutte entre Batman et le Joker, ou l’Amérique dominatrice face au chaos utile ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/the-dark-knight-de-christopher-nolan-la-lutte-entre-batman-et-le-joker-ou-lamerique-dominatrice-face-au-chaos-utile], consulté le 2024-12-21.