Dans le cadre de cette réflexion sur la figure de la «femme ingouvernable», il me paraît fort pertinent d’analyser la série télévisée britannique créée par Allan Cubitt The Fall, dans laquelle Gillian Anderson incarne l’équivalent d’une inspectrice en chef qui, tout en adoptant les codes de la féminité conventionnelle, parvient néanmoins à asseoir progressivement une véritable autorité au sein d’une hiérarchie policière, par définition essentiellement masculine, et à défier les relations de pouvoir et de domination qui la structurent.
N’acceptant aucune forme de «silenciation» ou de minoration, posant divers gestes de solidarité avec les autres femmes, assumant parfaitement une sexualité fluide et déconnectée de toute forme d’engagement marital, Stella Gibson est ouvertement féministe et la série ne la punit jamais pour cela. Elle montre en revanche sans fard les difficultés que cela lui crée, des micro-agressions quotidiennes jusqu’aux menaces de violences sévères, sans jamais la confiner à un archétype limité ni la réduire à sa seule fonction.
Toute la série opère un renversement – à la fois frontal dans le propos et subtil dans la forme – des codes des séries policières, particulièrement celles où un-e spécialiste du profilage de tueurs en série traque l’auteur de féminicides brutaux.
J’essaierai ici de donner à voir comment l’écriture de «The Fall» subvertit une forme de divertissement essentiellement fondée sur le trope des «femmes dans le frigidaire», et non seulement déjoue les attentes et projections du public à cet égard, mais les met aussi graduellement en évidence. La série n’a ainsi de cesse de rattacher les meurtres qu’elle dépeint à un continuum global de violences masculines à l’égard des femmes, continuum auquel appartiennent précisément toutes ces fictions qui banalisent ou fétichisent la violence masculine et les corps féminins suppliciés.
J’espère ainsi, au travers de l’analyse de cette fiction spécifique, donner des pistes pour penser une écriture féministe au sein même de cadres qui ne semblent pas a priori propices à son développement.
Avant de commencer, qu’il me soit permis d’insérer ici un spoiler alert, c’est-à-dire de prévenir que je vais dévoiler un certain nombre d’enjeux, de répliques et de rebondissements, ce qui peut éventuellement gâcher en partie l’expérience de qui n’a pas encore regardé cette série et souhaiterait le faire. J’y ajouterai un trigger warning, c’est-à-dire un avertissement concernant du contenu potentiellement déclencheur, notamment pour des survivant-e-s de trauma, ici des traumas liés au viol ou à l’agression sexuelle1. De par la nature de cette série et bien que je tienne à ne pas m’appesantir sur des descriptions sordides, il va en effet m’être impossible d’éviter totalement la mention d’actes de violence sexuelle au cours de cette analyse.
Une série qui repose sur la traque d’un tueur sociopathe et sadique qui laisse sur son chemin un nombre croissant de victimes féminines n’est pas exactement la définition que l’on attendrait d’une série féministe. La majorité des fictions de ce type reposent en effet sur ce qu’Anita Sarkeesian, à la suite de Gail Simone2, appelle le trope des «femmes dans le frigo», qui consiste à mutiler ou tuer, généralement avec force détails macabres, des personnages féminins sans véritable individualité, par unique souci de créer des enjeux pour les protagonistes masculins.
Un des premiers détournements opérés par The Fall réside justement dans la volonté de ne jamais faire des victimes d’anonymes cadavres sans trace d’humanité, mais au contraire de rappeler que ces femmes étaient des personnes à part entière, reprenant ainsi l’adage «Feminism is the radical notion that women are people», le féminisme est la notion radicale que les femmes sont des personnes. En effet, s’il arrive que certains personnages traitent les femmes en objets au sein de la fiction, il est néanmoins tout à fait clair que ce n’est pas le cas de la série elle-même. Celle-ci va en effet mettre en œuvre un grand nombre de tropes typiques des séries policières pour mieux les faire voler en éclats, le plus souvent par le biais de son personnage principal, Stella Gibson.
Stella donne le ton dès sa première apparition. Attendue à l’aéroport de Belfast par un homme portant un panneau avec le seul nom «Gibson», elle lui demande «Would that be Detective Superintendant Gibson?», autrement dit elle exige d’être traitée sans la moindre familiarité et avec le respect que son rang commande dans la hiérarchie policière. L’ajout de l’acronyme «D.S.» devant le nom de famille est une marque de déférence que son interlocuteur n’aurait sans doute pas omise s’il était venu chercher un homme. Ce qui frappe immédiatement est également la nature retenue de la performance de Gillian Anderson, celle-ci ne venant en effet jamais surdéterminer l’effet de ses paroles par une interprétation redondante. On aurait donc tort de prendre pour de la passivité cette retenue puisque cette économie de gestes et de paroles s’avère d’une irrévérence d’autant plus explosive qu’elle semble feutrée. Un peu plus tard, lorsqu’elle enjoint un journaliste envahissant et intempestif à la laisser tranquille, tout en se versant un verre de vin et sans le moindre changement autre que de registre de langue –«but really and truly, you should fuck off»–, on comprend le potentiel subversif de son calme et de son apparent détachement.
Ces scènes dressent immédiatement le portrait d’une femme consciente d’être dans un monde d’hommes, organisé par et pour eux, et nous la verrons par la suite lutter sans cesse et de toute son intelligence contre cet état de fait. Le sexisme qui structure la société et ses institutions, à l’écran comme dans la vie, tend à s’exprimer moins ouvertement de nos jours: on a coutume de penser et décrire les manifestations trop apparentes de misogynie comme des attitudes rétrogrades et dépassées qui ne devraient plus avoir cours désormais. Le sexisme se perpétue pourtant par nombre de micro-agressions, de présupposés asymétriques et de lieux communs qui minent toute possibilité d’égalité pour les femmes, voire les mettent véritablement en danger lorsqu’elles sont vulnérables et que leur crédibilité est mise en doute. Les femmes le savent et reconnaissent ces situations, dans la vie réelle aussi bien que dans les fictions, mais se taisent souvent tant ces signes de leur infériorisation sont omniprésents –et hélas encore intériorisés.
Or Stella a ceci d’admirable qu’elle ne laisse pas passer la moindre marque de sexisme, aussi «bienveillant» (Glick, P., & Fiske, S. (1996)) qu’il puisse se croire, sans la souligner, la commenter et la déconstruire. Jamais elle ne l’ignore ou ne laisse croire qu’elle pourrait y adhérer. Ce qui lui vaut donc de nombreuses répliques fantastiques, comme lorsqu’elle reprend un de ses supérieurs hiérarchiques, Jim, alors qu’ils rédigent ensemble un communiqué de presse sur la série de féminicides que Stella a été la première à relier entre eux. Jim souhaite en effet parler de victimes «innocentes», trahissant ainsi un jugement sur la moralité de ces femmes. Stella en débusque immédiatement le sexisme latent et fait retirer le mot: «What if he kills a prostitute next? Or a woman walking home drunk, late at night wearing a short skirt? Will they be, in some way, less innocent, therefore less deserving, culpable? The media loves to divide women into virgins and vamps, angels or whores. Let’s not encourage them.» (Que se passera-t-il s’il tue une prostituée la prochaine fois, ou une femme qui rentre chez elle tard la nuit, saoule et en jupe courte ? Seront-elles, d’une certaine façon, moins innocentes, donc moins méritantes, voire coupables ? Les médias adorent diviser les femmes en vierges et en vamps, en anges ou en putes. Ne les encourageons pas.3)
Parce qu’elle pointe avec acuité le sexisme chaque fois qu’il s’exprime, ouvertement ou non, Stella Gibson agit en révélateur implacable de la misogynie et de ses effets délétères. Qui plus est, elle défie les tropes habituels sur les femmes en position de pouvoir (la froideur, l’ambition démesurée, l’absence d’empathie, etc.) et sur celles qui, obnubilées par leur carrière, lui sacrifient toute vie personnelle (ce qui renforce l’idée que les femmes ne peuvent pas tout avoir). Elle n’est ni froide, ni démesurément émotionnelle, et surtout ses émotions ne s’expriment pas dans les circonstances où ses collègues masculins les attendent, voire les exigent. Le jeu d’Anderson est, ici aussi, crucial, car il donne à voir l’immense retenue à laquelle sont contraintes les femmes, particulièrement en situation de pouvoir, afin de rester crédibles, tout en faisant face à l’injonction contradictoire de sans cesse sourire sous peine de passer pour froide ou hautaine.
Par ailleurs Stella n’a pas de dépendance destructive: on la voit parfois boire un verre, mais rien n’indique l’alcoolisme. Elle nage également quotidiennement avant le travail, mais cette discipline n’est pas décrite avec insistance ni montrée comme excessive. Stella n’est pas non plus exempte de défauts et fait à plusieurs reprises des choix discutables. L’écriture évite intelligemment le piège d’en faire une de ces «femmes fortes» (Sophia McDougall) unidimensionnelles et sans complexité psychologique telles qu’Hollywood en a produit en série lorsque l’absence de personnages féminins signifiants s’est fait trop criante.
«The Fall» ne fait pas non plus de Stella un objet sexuel, mais un sujet désirant. Si sa tenue – chemise échancrée, jupe crayon, talons aiguilles – peut à juste titre être critiquée comme conforme à des attentes masculines, il est à noter qu’elle est quasiment identique tout au long des épisodes, ce qui cesse rapidement d’en faire un enjeu, à la façon des invariables jeans et chemises de ses collègues. Cela rompt également avec la tendance habituelle à transformer les actrices principales des séries et films en mannequins dont les tenues varient à chaque épisode, comme si leur personnage possédait une garde-robe infinie et ne portait jamais les mêmes vêtements. Par ailleurs, Stella se sait objet de regards masculins, mais elle décide d’en renvoyer la responsabilité aux hommes qui les posent sur elle. Elle assume totalement sa sexualité, en dicte les termes auprès de ses partenaires et n’est pas en recherche d’une relation de couple. Qui plus est, elle semble tout aussi à l’aise avec les femmes que les hommes, même si la série nous épargne avec habileté une scène de sexe lesbien qui aurait sans doute difficilement pu échapper au male gaze4 (Laura Mulvey).
Cette agentivité5 sexuelle crée évidemment beaucoup d’inconfort chez ses collègues masculins et révèle les doubles standards culturels liés aussi bien à l’aventure d’une nuit qu’à l’infidélité. Il s’avère en effet que le premier amant de Stella à Belfast, un jeune inspecteur assassiné peu après la liaison, est marié et père. Après sa mort, Stella est donc interrogée par un collègue qui souhaite connaître la nature de leurs relations et qui semble partagé entre le soupçon et l’incrédulité lorsqu’elle explique le caractère très limité de leurs échanges ( «sexual intercourse»). Là encore, elle résume avec concision les enjeux: «That’s what really bothers you, isn’t it? The one night stand. Man fucks woman. Subject: man. Verb: fucks. Object: woman. That’s okay. Woman fucks man. Subject: woman. Object: man. That’s not so comfortable for you, is it?» (C’est vraiment ce qui vous dérange, n’est-ce pas ? Le coup d’un soir. Un homme baise une femme. Sujet: un homme; verbe: baise; objet: une femme. C’est OK. Une femme baise un homme. Une femme: sujet; un homme: objet. Ça n’est plus si confortable pour vous, n’est-ce pas ? [Traduction libre]). Et quand un autre collègue et ancien amant la tance vertement d’un «James Olson was a married man, Stella. Married. Two kids.» (James Olson était un homme marié, Stella. Marié. Père de deux enfants.), elle lui rétorque «That’s his business» et «You were a married man when you spent a night in my bed.» («C’est son problème.» et «Tu étais un homme marié la nuit où tu es venu dans mon lit.»), redonnant ainsi à chacun la liberté, mais également la responsabilité qui lui échoit.
L’expression la plus outrancière et la plus létale de la violence misogyne au sein de la série reste évidemment les gestes du tueur lui-même, puisqu’il épie, suit, torture et tue des femmes dans la trentaine, toutes des brunettes menant une brillante carrière professionnelle, puis dispose leur corps lavé et maquillé qu’il photographie au cours d’un rituel à prétention artistique. C’est d’ailleurs cette prétention que Stella réduit à néant lorsqu’elle lui assène: «You try to dignify what you do but it’s just misogyny. Age-old male violence against women.» (Vous essayez de dignifier ce que vous faites, mais c’est juste de la misogynie, une violence séculaire contre les femmes). Et lorsqu’il se défend d’être un violeur, sous prétexte de n’avoir pas commis de geste ouvertement sexuel sur ses victimes, elle le reprend sans même hausser le ton: «You violate them. You’re a rapist». (Vous les violentez. Vous êtes un violeur.)
Mais cette violence paroxystique n’est ni la seule ni surtout la plus répandue. La série, bien qu’elle semble centrée sur les actions du tueur, ne cesse de dépeindre des situations variant de la violence symbolique à la maltraitance avérée: face au traitement médiatique qui lui est réservé, Stella se voit obligée de porter l’uniforme en conférence de presse par souci de crédibilité. Un mari violent armé d’un revolver fait irruption dans le refuge où sa femme a été placée après l’avoir dénoncé, lors d’une scène particulièrement éprouvante. Une prostituée est frappée au sang par l’un des investisseurs étrangers à qui elle était fournie lors d’une transaction d’affaires, le tout sous la protection de policiers corrompus.
Scène après scène, la série reflète l’ordinaire brutalité qui habite la vie des femmes et donne à voir ce que Patrizia Romito, dans son livre Un silence de mortes, nomme le continuum des violences masculines à l’égard des femmes. La scène la plus explicite à cet égard montre un collègue s’inviter, tard le soir et en pleine rechute alcoolique, dans la chambre d’hôtel de Stella et tenter par la force de lui extorquer du sexe. Très loin de l’image stéréotypée des femmes se débattant en vain6, Stella applique un unique geste d’auto-défense qui manque de casser le nez de Jim. Quelques jours plus tard, le même Jim tente de la convaincre de ne pas mener l’interrogatoire du tueur, arguant qu’elle doit se protéger, car celui-ci serait un monstre. Elle lui répond alors en faisant clairement le lien avec sa propre tentative d’agression: «You can see the world in that way if you want, you know it makes no sense to me. Men like Spector are all too human, too understandable. He’s not a monster, he’s just a man. – I’m a man. I hope to God I’m nothing like him. –No, you’re not. But you still came to my hotel room uninvited and mounted some kind of drunken attack on me.» (Tu peux choisir de voir le monde ainsi si c’est que tu souhaites. Mais tu sais que cela ne fait aucun sens pour moi. Les hommes comme Spector sont on ne peut plus humains, on ne peut plus faciles à comprendre. Ce n’est pas un monstre, juste un homme. –Je suis un homme, et je prie Dieu pour n’avoir rien en commun avec lui. –Non, tu n’es pas comme lui. Mais tu es quand même venu dans ma chambre d’hôtel, sans être invité, et tu as tenté une sorte d’attaque alcoolisée contre moi). Et lorsqu’il tente vaguement de se défendre que ce n’est pas la même chose, la réponse de Stella est sans concession: «I was saying no, Jim, quite clearly. You ignored me and carried on. No, it’s not the same. But you still crossed the line.» (Je disais non, Jim, très clairement. Tu m’as ignorée et as continué. Non, ce n’est pas la même chose. Mais tu as quand même franchi la limite).
The Fall dépeint, ici encore, une problématique bien réelle: l’impossibilité, pour les femmes, de voir leurs limites respectées par les hommes. Quelle que soit leur classe sociale, leur niveau d’éducation, leur degré de réussite et de reconnaissance professionnelle, les femmes subissent la violence des hommes et leur refus les considérer en égales. Toutes les enquêtes statistiques sur le sujet le montrent. Il est fort rare, en revanche, de voir cette question abordée si frontalement dans une fiction, et surtout d’une façon qui ne rend pas les femmes coresponsables de cet état de fait.
Il y aurait tant à dire, aussi, sur la figure du tueur, d’autant plus dérangeante qu’il est père de famille, beau et charismatique, travailleur social au fait des analyses féministes de la violence, toutes choses dont il se sert avec un cynisme total pour arriver à ses fins. Un plan le montre en train de prodiguer des conseils à une mère déchirée par la mort de son fils, tout en la dessinant nue dans la marge de sa feuille de suivi. On le voit également se présenter à l’hôpital en sa qualité de spécialiste du deuil et travailler auprès de l’une de ses victimes – qui a survécu à l’attaque, mais est frappée d’amnésie. Toute la rencontre lui permet tout autant de vérifier qu’elle n’a aucun souvenir de son visage, et ne constitue donc pas une menace, qu’à jouir du sentiment de pouvoir que lui procure le fait de l’aider à dépasser le traumatisme qu’il lui a lui-même infligé. On le voit aussi utiliser d’une façon tout à fait malsaine et glaçante l’attraction d’une adolescente à son égard afin de se créer des alibis. Sa maîtrise du langage et de la psychologie ainsi que sa culture font de lui un prédateur redoutable.
Je pourrais également analyser les autres personnages de femmes de la série, toutes complexes et intéressantes, ainsi que la façon dont leurs rapports sont de collaboration bien plus que de compétition. L’enquête fait par exemple un bond en avant grâce à un nouveau témoignage lié à une agression comparable des décennies plus tôt. Or la survivante n’avait pas dénoncé son agresseur à la police, pour des raisons que l’on comprend d’autant mieux que la série a largement donné à voir le sexisme systémique de cette institution. Ce qui permet à ce témoignage de faire surface, c’est le dialogue de femme à femme: The Fall donne ici un aperçu de la puissance, sinon constamment invisibilisée, de la solidarité et de la mémoire collective féminines comme résistance active à la violence patriarcale.
La série n’est certes pas exempte de défauts: tout d’abord, l’intégralité de la distribution, à l’exception d’un personnage, est blanche, et ce malgré la diversité des communautés, certes très minoritaires, mais néanmoins présentes, habitant Belfast à l’heure actuelle.
Par ailleurs, la réalisation se fait parfois complaisante lorsqu’elle suit longuement les actions du tueur, ce qui est un choix très discutable étant donné la prévalence du male gaze dans nos imaginaires. En effet, si les dialogues et le scénario sont construits de façon à sans cesse dessiller le public sur la misogynie et les tendances sociopathes du tueur, la réalisation résiste rarement à une forme de fétichisation du corps féminin, y compris celui de Stella. Par exemple, une séquence la suit alors qu’elle monte une à une les marches d’une scène de crime non nettoyée en s’attardant sur ses talons vertigineux de façon gratuite, ce qui, en plus de réifier l’héroïne, rend la scène fort peu crédible. De même, on peut questionner la pertinence de s’appesantir à ce point sur certaines scènes d’agression. Comme le critique Ellen Vanstone (Ellen Vanstone, 2016) de manière percutante, chacune de ces scènes a réclamé un grand nombre d’heures de préparation, de maquillage et de positionnement des corps pour la caméra, etc. D’aucunes considèrent que ce processus est par essence problématique puisqu’il semble impossible d’échapper à une forme plus ou moins dérangeante d’esthétisation de la violence et de ses conséquences. On peut également douter que la force des dialogues parvienne totalement à contrer le possible effet des images, leur potentiel de voyeurisme et de fascination.
Cependant, et malgré ces critiques tout à fait justifiées, la question que The Fall pose à son public est inconfortable et essentielle: pourquoi nous divertissons-nous tant, collectivement, de la représentation en série de la misogynie la plus compulsive et meurtrière? Pourquoi ce type de fictions a-t-il un tel attrait, au point d’informer nos attentes et nos projections? L’intelligence d’Allan Cubitt est précisément de jouer avec celles-ci, en nous présentant dès le premier épisode un montage alterné des actions du tueur et de Stella, dans un chassé-croisé évoquant une parade amoureuse… pour mieux déconstruire cette attente. Ainsi, lorsque le nouvel amant de Stella confesse être fasciné par le tueur et interroge celle-ci afin de confirmer qu’elle l’est également, elle lui répond avec la lassitude de qui redoute une telle question: «A woman, I forgot who, once asked a male friend why men felt threatened by women. He replied that they were afraid that women might laugh at them. When she asked a group of women why women felt threatened by men, they said «We’re afraid they might kill us.» He might fascinate you. I despise him with every fiber of my being.» (Une femme, j’ai oublié qui, a demandé à un ami pourquoi les hommes se sentaient menacés par les femmes. Il a répondu qu’ils craignaient qu’elles se moquent d’eux. Quand elle a demandé à un groupe de femmes pourquoi les femmes se sentaient menacées par les hommes, elles ont répondu «parce que nous avons peur qu’ils nous tuent.» Tu peux le trouver fascinant. Je le méprise de chaque fibre de mon être).
Ce dialogue, qui reprend habilement une phrase de Margaret Atwood souvent citée dans le milieu féministe, reflète aussi la façon très différente dont agissent les mécanismes d’identification pour les spectateurs et les spectatrices face à une telle fiction. L’originalité indéniable de The Fall est de valoriser, tant au sein du récit qu’elle déploie que dans sa structure, la réception et la compréhension depuis une expérience de femme. Il est d’ailleurs presque drôle de voir certains critiques7 passer à côté du contenu de la série et l’accuser de faire l’apologie de la misogynie, trahissant par là leur incapacité à entendre la parole des femmes au sein de la fiction. Il faut croire qu’ils sont trop obnubilés par les agissements des personnages masculins pour prêter attention à la résistance que leur opposent les personnages féminins, résistance pourtant exprimée très ouvertement.
Se réapproprier le récit ne consiste donc pas uniquement à raconter de nouvelles histoires, mais peut aussi passer par le fait de s’emparer de celles mille fois entendues en changeant radicalement de perspective pour adopter celle qui, hélas, fait encore tant défaut: la perspective féministe. Et, bien qu’il soit essentiel de valoriser les productions artistiques des femmes elles-mêmes8, il est néanmoins fort intéressant de constater que cette approche ne leur est pas réservée, comme le prouve cette série créée par un homme. Le caractère très dérangeant de son protagoniste masculin tient sans doute au fait qu’il a été créé par un allié proféministe parfaitement bien placé pour déconstruire la façon dont la classe des hommes, par la violence, peut travailler au maintien de ses privilèges. Et l’efficacité de cette fiction peut s’avérer d’autant plus grande que son format peut lui permettre d’atteindre un public qui n’est pas déjà acquis à la cause.
Cette perspective féministe, loin de générer des personnages fades et des intrigues sans relief, permet donc, au contraire, de renouveler des fictions éculées, voire de jeter une lumière crue sur les prémisses problématiques qui les fondent trop souvent. Et nous en avons besoin, de toute urgence, car on ne change pas une société sans modifier en profondeur ses représentations. Cette révolution des imaginaires n’est pas une bataille secondaire en marge d’un combat plus essentiel. Les fictions –si elles s’attachent à révéler, de façon à la fois sensible et articulée, ce qui trop souvent reste occulté, minoré et normalisé – peuvent devenir un formidable moteur de changement et mettre ainsi à bas l’intolérable fabrique du consentement à la domination.
Afin que nous puissions, toutes, demeurer résolument ingouvernables et ingouvernées.
1. J’en profite pour souligner qu’il est tout de même étonnant que personne ne se soit jamais inquiété ou offusqué de ce que l’on annonce le dévoilement de ressorts dramatiques afin de permettre à quiconque le souhaite de conserver intacte sa découverte de l’objet artistique dont il est fait la critique –ce qui est le but de la spoiler alert– alors que la mention d’un contenu potentiellement déclencheur continue de soulever des objections incompréhensibles, comme si les trigger warnings relevaient de la censure –ce qui est absurde puisque par définition ils précèdent la mention ou la monstration explicite de sujets sensibles.
2. http://www.lby3.com/wir/ Blog créé par Gail Simone afin de référencer toutes les occurrences de ce trope dans les bandes dessinées
3. Les traductions sont de l’auteure.
4. Le concept de male gaze a été forgé en 1975 par Laura Mulvey dans son article ‘Plaisir visuel et cinéma narratif’ et a beaucoup été repris par les critiques féministes pour l’éclairage qu’il apporte sur le statut d’objet des personnages féminins dans la tradition tant cinématographique que picturale, qui est entièrement structurée par le regard masculin (ceux du personnage masculin principal, de l’artiste, de la caméra et du spectateur étant faits pour se superposer et se confondre).
5. La notion d’agentivité vient de l’anglais «agency», et indique la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. Elle permet notamment de nommer la capacité à agir et faire des choix moraux dans un contexte où l’on a peu de pouvoir, ou des choix fort restreints.
6. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier à quel point le fait d’avoir si peu de représentations de femmes se défendant de façon efficace contribue à rendre illégitime l’utilisation de la violence défensive par les femmes dans la réalité. Les cours d’autodéfense féministe mettent en effet l’accent sur le fait non seulement d’apprendre des techniques d’autodéfense mais également de conscientiser les femmes sur leur réticence à les mettre en œuvre, leur éducation étant centrée sur le fait de porter attention et assistance à autrui.
7. http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-2338648/CHRISTOPHER-STEVENS…
8. A ce titre, je ne peux que recommander la série «Happy Valley», écrite par Sally Wainwright et également produite par la BBC. Elle dresse un portrait saisissant et sans concession de la masculinité toxique et de l’immense capacité de résistance et de solidarité des femmes qui lui font face – le tout sans la moindre tentative d’esthétisation et en articulant aux enjeux de sexisme ceux de classisme.
Glick, Peter, & Fiske, Suzan T. (1996) The Ambivalent Sexism Inventory: Differentiating hostile and benevolent sexism. Journal of Personality and Social Psychology, 70 (3), 491-512
McDougall, Sophia. (2013) «I hate Strong Female Characters», paru sur le site NewStatesman, consulté le 10/10/2016 à l’adresse http://www.newstatesman.com/culture/2013/08/i-hate-strong-female-characters
Mulvey, Laura. (1999) “Visual Pleasure and Narrative Cinema.” Film Theory and Criticism: Introductory Readings. Eds. Leo Braudy and Marshall Cohen. New York: Oxford UP, 833-44.
Romito, Patrizia (2006) Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Traduit de l’italien par Jacqueline Julien. Paris: Syllepse, Collection Nouvelles questions féministes.
Sarkeesian, Anita. Feminist Frequency (Tropes vs Women) https://www.youtube.com/watch?v=DInYaHVSLr8)
Vanston, Ellen (2016) «How has rape become such a common trope of television drama?», paru sur le site The Globe and the Mail, consulté le 04/10/2016 à l’adresse http://www.theglobeandmail.com/arts/television/how-has-rape-become-such-a-common-trope-of-television-drama/article31931181/
Stall, Dinaïg (2017). « Stella, féministe au firmament? ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/stella-feministe-au-firmament-the-fall-anatomie-des-violences-masculines], consulté le 2024-12-21.