Fruit de son double passage par la contre-culture et l’USC Film School, George Lucas choisit, pour son premier long-métrage, de transformer un de ses courts expérimentaux, Electronic Labyrinth THX 1138 4EB (1967), qui avait connu un grand engouement dans le milieu étudiant. Vision cauchemardesque d’une société entièrement régie par la cybernétique (filmée en grande partie dans le centre informatique de l’USC, relativement pionnier dans le domaine), le court montrait la fuite d’un homme (matricule THX 1138 4EB) du « labyrinthe électronique » du titre, inlassablement traqué par les dispositifs de surveillance jusqu’à ce qu’il réussisse à échapper et coure vers le soleil couchant (à moins que ce ne soit une aurore), tandis qu’une voix mécanique informe de son « auto-destruction » la compagne que le « programme » semblait lui avoir choisi. On est là aux antipodes du space opera, dans la science-fiction dystopique aux accents orwelliens, adaptée à ce que Marshall McLuhan venait de décrire comme « l’âge électronique ». Si l’on veut employer le terme de « visionnaire » à propos de Lucas c’est bien à cette première œuvre qu’il s’applique : non seulement il se situait à l’avant-garde de la science-fiction contestataire de l’époque (dans un sens il s’agit déjà d’une œuvre pionnière du cyberpunk [1]), mais sa critique était elle-même en avance (illustrant le passage des « milieux d’enfermement » chers aux sociétés disciplinaires à ce que Deleuze désignerait comme « le contrôle » dans son “Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », 1990 [2]).
THX 1138, le long-métrage (1971), pousse encore plus loin cette critique, dévoilant progressivement les détails derrière les novums (au sens avancé par Darko Suvin) qui nous étaient présentés de façon synthétique et déroutante dans le court (ce sera la même logique d’expansion qui présidera en grande partie les suites du premier Star Wars). Gigantesque ville souterraine entièrement dominée par les dispositifs de contrôle, l’univers claustrophobe du film pourrait incarner les États-Unis du futur –« The Future is Here », selon le titre de l’affiche originale- à moins que ce ne soit, comme le souligne Lucas, « pas le futur [mais bien] une parabole sur ce que nous étions en train de vivre en 1970 » [3], faisant allusion au contexte sociopolitique véritablement explosif (la brutale répression policière des émeutes de Kent State, New Haven, Augusta, Hard Hat, Jackson State, Asbury Park, Memorial Park ou Chicano Moratorium, les attentats du Weather Underground, le procès du Lieutenant William Calley pour le massacre de My Lai, les manifestations des vétérans du Vietnam jetant leurs médailles sur les marches du Capitole, etc.). Mais le film évitera toute allusion directe à ces conflits, optant pour une radicale abstraction.
Cet univers combine les deux grands référents dystopiques de la science-fiction moderne : celle d’Orwell (la figure religieuse de OMM 0000, transposition du Jésus de Memling en Big Brother compassionnel, la brutalité policière, l’interdiction du sentiment amoureux, etc.) et celle d’Huxley (le soma, la domination par la consommation, le contrôle des naissances, etc.). Fusionnent ainsi les cauchemars des sociétés disciplinaires (la police, le Panopticon technologique de ce monde-prison, l’endoctrinement des enfants, etc.) et de la biopolitique moderne qui en est complice, selon les analyses que Foucault allait développer quatre ans plus tard dans Surveiller et Punir [4](gestion de la sexualité et de la réproduction), tout en rejoignant les analyses situationnistes de la consommation [5] et annonçant le passage aux sociétés de contrôle et ce que Paul Preciado appellera le « farmacopouvoir » et la « farmacopornographie » (alliant technologie, transformation des corps, hyperconsommation et utilisation obligatoire de drogues, actualisation de Brave New World dans le contexte de la contreculture psychédélique [6]).
A priori on est là à l’extrême opposé de tout ce qu’incarnera la saga (et surtout la franchise) Star Wars et, dans un sens, l’histoire d’Annakin Skywalker peut être vue, comme le font plusieurs fans désenchantés, comme la transposition autobiographique d’une jeune promesse du cinéma américain qui finit, à travers ses déceptions et sa volonté de contrôle, par se plier entièrement au côté obscur de la Force et incarner tout ce qu’il détestait. THX 1138 synthétise en effet tout ce qui dans la science-fiction contre-culturelle de la New Wave s’opposait au space opera, jugé infantile, militariste, impérialiste, masculiniste et escapiste. Il n’est jusqu’au traitement de la sexualité, à la fois en accord avec la mystique libératrice de la Révolution sexuelle et critique de sa cooptation par le pouvoir (selon les théories marcusiennes, opposées en ceci au confrère ès freudo-marxisme Wilhelm Reich), qui diffère radicalement de la chasteté régressive de Star Wars.
En effet, contre la rhétorique de la libération, Lucas relit Huxley à la lumière de la « désublimation répressive » théorisée par Marcuse : « Le principe de plaisir absorbe le principe de réalité ; la sexualité est libérée (libéralisée plutôt) sous des formes socialement constructives. Cette notion implique qu’il y a des formes répressives de désublimation [le remplacement d’une satisfaction médiatisée par une satisfaction immédiate] en comparaison desquelles les pulsions et les objectifs sublimés font preuve d’un plus grand écart, de plus de liberté et de refus à l’égard des tabous sociaux. Une semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel ; (…) elle constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie, qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination » (Marcuse, 1968, p.105-6).
Que ce soit dans la masturbation devant des hologrammes quelque peu risibles (chorégraphies minimalistes de modèles vitrubiens) ou dans les rencontres strictement sexuelles entre partenaires triés par l’algorithme du système (ce qu’ironiquement nous en sommes venus à chérir sous le nom de Tinder et autres Okcupid), nous trouvons illustrées ces thèses qui divisaient la contre-culture et la contestation plutôt marxisante : « Dans l’appareil mental, la tension entre ce qui est désiré et ce qui est permis semble beaucoup plus faible ; le principe de réalité ne semble plus requérir une transformation violente et douloureuse des besoins instinctuels (…). Ainsi l’organisme est conditionné au préalable à accepter spontanément ce qui lui est offert. On pourrait parler d’une « désublimation institutionnalisée » dans la mesure où la libération provoque une contraction des besoins instinctuels et non pas leur extension et leur développement ; cette pseudo-libération œuvre en effet davantage pour le statu quo d’une répression générale que contre lui » (id,p. 107). Dès lors, peut-on concevoir le retour à un certain victorianisme dans Star Wars comme le fruit d’une dialectique francfortienne ou tout simplement comme l’adieu aux débats de la contre-culture?
Malgré ces lignes d’opposition, il est aussi possible de voir déjà en germe quantité d’éléments de la saga, à commencer par la référence télévisuelle au serial Buck Rodgers, qui dans THX 1138 fonctionne comme un cruel contraste entre le futur naïf rêvé par les années 30, tout entier traversé par des aventures superhéroïques et le monde dystopique et entièrement déshumanisé où les rebelles sont systématiquement écrasés (l’on pourrait là aussi réimaginer Star Wars, conçue à partir de la matrice des serials, comme la série aliénante que regardent les prisonniers du « labyrinthe électrique » sous l’influence des psychotropes) [7]. La violence policière entièrement robotisée annonce celle des Stormtroopers, avec une inversion chromatique énigmatique, passant du noir (fusion de l’uniforme stylé des policiers américains avec celui des SS) au blanc (qui fait mieux ressortir l’aspect gestapiste de leurs supérieurs, à commencer par Darth Vader, enrobé d’une cape en guise de Kleppermantel). De fait les androïdes policiers sont produits industriellement comme le seront les clones d’où dériveront les Stormtroopers, selon l’imaginaire contre-culturel de la police comme simples automates fascistes.
Les réminiscences du IIIe Reich, sont surtout patentes dans les échos de « l’univers concentrationnaire » (notamment les crânes rasés, déjà préfigurés par Fritz Lang dans Métropolis dont Hitler était fanatique et qui fonctionnent ici comme véritable emblème esthétique du film –ils choquèrent suffisamment les esprits pour qu’un premier documentaire promotionnel s’intitulât Bald, 1971). Les architectures entièrement mécanisées annoncent quant à elles les structures impériales (notamment l’intérieur vide de l’Étoile de la Mort; l’ascension finale de THX le long du tunnel qui mène vers le monde extérieur [8] préfigurant plusieurs plans de la saga), ainsi que les technologies de contrôle [9]. Aussi, les « holobroadcasts » de l’acteur SRT5752 annoncent non seulement les hologrammes de la saga mais les multiples présences spectrales qui la traversent, tandis que les moines renvoient autant aux Jedis qu’à l’empereur Palpatine, suggérant une ambivalence par rapport au religieux qui s’est substituée aux accents clairement anticléricaux (et anticatholiques –la confession étant perçue comme une préfiguration et complément du système totalitaire selon la tradition des critiques protestantes) du premier film. Curieusement, une première mention à la Force, sous l’influence de Lipsett, est faite dans le premier draft, dans le contexte clairement néoplatonicien du mythe de la caverne que le film réactualise[10].
Véritable point de rencontre entre les deux films, la course poursuite frénétique dans le tunnel atteste de la passion de la vitesse qui aura toujours animé Lucas[11] et préfigure celles qui animeront la saga (notamment grâce au sound design novateur du co-scénariste Walter Murch). Dans un sens, le parcours vers le soleil couchant de THX annonce alors la quête héroïque à venir, et sa « vélocité d’escapade » (escape velocity) sera celle de l’œuvre de Lucas à partir de ce labyrinthe cauchemardesque de son apprentissage étudiant.
Film résolument engagé (les dialogues de SEN, prisonnier aliéné qui tente de ramener THX à la conformité, sont d’ailleurs tirés des discours de Nixon), THX 1138 constitue à la fois un des films les plus radicaux du Nouvel Hollywood et du cinéma contestataire de l’époque : il est intéressant de le comparer à son strict contemporain, tout aussi culte, Punishment Park, de Peter Watkins qui situe sa dystopie policière dans un « état d’exception » nixonien hic et nunc, jouant à brouiller les codes du documentaire (codes invoqués aussi par Lucas et Murch pour désigner leur œuvre en tant que « documentaire du futur » et non « science-fiction » stricto sensu). Il est aussi un des films de science-fiction les plus radicaux des années 70, s’inscrivant dans la vague dystopique initiée par No Blade of Grass (1970), suivie par A Clockwork Orange, The Omega Man et Silent Running (tous parus la même année que THX, 1971), et qui allait continuer avec Soylent Green (1973), Rollerball, Death Race 2000, A Man and his Dog (tous trois de 1975), Logan’s Run (1976) et Damnation Alley, dont le fiasco, juste après la sortie du premier Star Wars, est on ne peut plus significative. Comment comprendre le colossal revirement qui fit de Lucas la bête noire des historiens du Nouvel Hollywood (Peter Biskind en tête), l’emblème du divertissement aliénant et l’icône de la Corporate America la plus féroce?
Star Wars est littéralement né de l’échec retentissant de ce premier film visionnaire. Pour Lucas, ce fut l’échec de tout ce qu’il représentait : la négativité hégélienne de la contre-culture et la mystique confrontationnelle de l’expérimentalisme. « All [THX 1138] did was make people more pessimistic, more depressed, and less willing to get involved in trying to make the world better”, affirmera Lucas en 1974. “So I decided that this time I would make a more optimistic film that makes people feel positive about their fellow human beings. So I decided that this time I would make a more optimistic film that makes people feel positive about their fellow human beings. (…) It’s hard to be optimistic when everything tells you to be pessimistic and cynical. I’m a very bad cynic. But we’ve got to regenerate optimism.” (cit in Kaminski, p. 47). C’était son adieu à l’éthos contre-culturel des Sixties.
Ironiquement, son conflit avec Warner Bros, qui modifia la version finale du film, ne sachant comment le comprendre (ou voulant ne pas le faire), fut un des tournants majeurs de l’histoire du médium. Il allait inverser le sens de la politique des auteurs postulée, à la suite des Cahiers, par la cinéphilie états-unienne : il serait désormais en contrôle absolu de son œuvre, non pas en marge du système mais au cœur, voire en haut du système, transformant celui-ci de fonds en comble.
La transformation ne fut toutefois pas aussi soudaine que celle d’Anakin. Son premier projet après le désastre allait devenir le film le plus emblématique du Nouvel Hollywood, Apocalypse Now. Mais là aussi, l’industrie semblait fermée à l’idée de faire un film aussi critique sur la guerre de Vietnam encore en cours, bloquant le chemin du « Jedi » Lucas (qui allait plus tard confier à son partenaire Coppola la réalisation du projet) et le poussant dans une toute autre direction que celle de la contestation engagée : celle de la nostalgie.
I conceived [ Star Wars ] at about the same time I finished THX , which was my first film”, explique Lucas.” I was getting a lot of pressure from my peers to do something other than these artsy character movies; they said I should move into a more socially-acceptable medium. I was thinking of something that I could get excited about that would be a little less esoteric. I came up with the idea for American Graffiti. At the same time, I came up with the idea of doing a sort of modern mythology, like Saturday morning serials for kids. I came up with two ideas: one was Indiana Jones and the other was Star Wars.[12]
Tout fonctionne comme si, face à l’échec de ses aspirations adultes, Lucas se tournait vers une régression multiple : narrative (de la problématisation lukacsienne vers l’épopée), esthétique (du Nouvel Hollywood vers les serials), générique (de la science-fiction dystopique et du film engagé aux teenage movies, les films d’aventures pulp et le space opera) et idéologique : de Jeune Turc contestataire à pionnier de la « révolution conservatrice » reaganienne. Symptomatiquement, et ce fut là une nouvelle ruse de la raison ou de la Force, ce tournant était aussi celui qu’une grande partie de l’Amérique du Nord était en train de prendre.
“How much more nostalgia can America take?” se demandait Gerald Clarke dans son article “The Meaning of Nostalgia” du magazine Time paru cette même année 1971 (3 mai), qui semblait répondre au numéro de Life de février consacré à la “nostalgia craze” (“Everybody’s Just wild About Nostalgia“): “Without question the most popular pastime of the year is looking back. The sense of déjà vu is everywhere“. C’était le cas dans la mode de plus en plus rétro (retour aux années 30 et 40) mais aussi dans la rediffusion des serials radiophoniques de The Shadow et The Green Hornet, les rééditions des comics de Dick Tracy et Buck Rogers, ainsi que des chansons de Bessie Smith et Alice Faye. Le magazine Liberty renaissait après une éclipse de 20 ans, reformaté autour de la notion de nostalgie. Broadway contribuait à ce “nostalgia boom“: le Follies de Sondheim (1971) pastichait les Ziegfeld Follies (1907-31), tandis que des pièces des Années folles telles que No, No Nanette (1925) connaissaient une nouvelle vie. Plus significatif encore pour nous, le « New Fifties Rock’n’Roll Musical » Grease est mis en scène dans le Kingston Mines Theater de Chicago au moment même où Lucas entreprend American Graffiti (qui, ironiquement, allait marquer directement l’adaptation cinématographique du musical en 1978).
Se penchant à la fin de la décennie sur ce tournant majeur qu’il fut un des premiers à théoriser, Fred Davis expliquait «The Nostalgia Orgy of the Nineteen-Seventies » comme une véritable réaction contre les Sixties :
The nostalgia wave of the seventies is intimately related— indeed, the other side of the psychological coin, so to speak —to the massive identity dislocations of the sixties. Consider for a moment what America experienced during that decade and one can begin to appreciate the appeal (and at some deeper level perhaps even the necessity) of the nostalgia wave that has followed in its wake. Quite apart from such specific traumas as the Vietnam war, the assassinations of the brothers Kennedy and of Martin Luther King, Jr., the ghetto riots, the student protests, the Civil Rights marches, the Kent State shooting, and so forth, millions upon millions of Americans experienced during those years what is perhaps the most wide-ranging, sustained and profound assault on native belief concerning the “natural” and “proper” that has ever been visited on a people over so short a span of time (…). Clearly, if one can speak of a collective identity crisis, of a period of radical discontinuity in a people’s sense of who and what they are, the late sixties and early seventies in America come as close to that condition as can be imagined. For millions it did indeed seem, although not necessarily to the point of absolute despair and disillusionment, that the center would no longer hold, that all certainties had been rendered problematic and that a rash of moral madness had broken upon the world. (1979, p. 104-6)
D’où la logique du tournant nostalgique, que Star Wars allait, paradoxalement, parachever :
The current nostalgia wave offers, as many a social critic has noted, a retreat, a haven, an oasis, if you will, from the anxieties vast numbers felt (and continue to feel) about proposed alterations in mores and custom. And these alterations were not merely proposed; often they were enacted aggressively with all due media publicity, by one and another aggrieved minority that had until then suffered and chafed under the established scheme of things. The very profusion and variety of nostalgia styles and fads, one succeeding the other with even greater rapidity than women’s fashions (this month the movie mania of the thirties, the next the drive-in automobile pubescence of the fifties, the next after that the bobbed hair, bell-bottomed abandon of the twenties) is a measure of how deep and wide-ranging (spanning more than a single age, class or subculture) the identity disturbances of the recent era have been. Nostalgia became, in short, the means for holding onto and reaffirming identities which had been badly bruised by the turmoil of the times. In the “collective search for identity” which is the hall-mark of this postindustrial epoch—a search that in its constant soul-churning extrudes a thousand different fashions, ecstasies, salvations, and Utopias—nostalgia looks backward rather than forward, for the familiar rather than the novel, for certainty rather than discovery. (id,p. 106-7)
J. Hoberman reprend cette théorie, l’appliquant à American Graffiti, dans son livre décisif Make My Day : Movie Culture in the Age of Reagan (qui analyse notamment la naissance du “cinéma reaganien » avant même l’élection du célèbre acteur à la présidence) :
The end of the epoch known as the Sixties may be dated to August 1973, the first Watergate summer, with the premiere of American Graffiti. Advertised with the question “Where were you in ’62?,” Lucas had made the movie primarily to periodize the early 1960s, a time that by comparison with the chaos that would follow was readily folded back into the supposedly innocent epoch known as the Fifties[13]. He also suggested a way in which history might be subsumed by the history of style, the myth of a generation, and the collective Dream Life that a nation lived through its mass media (…). Not long before American Graffiti opened, with Nixon under fire, Time reported that, cognizant of the impending U.S. Bicentennial [of 1976], Americans were “searching for the past, a simpler time, a hometown they may never have known.” Lucas provided that imaginary hometown. (2019, Kindle éd.)
Mais Lucas (et, avec lui, l’Amérique) n’allait pas s’arrêter là : un même courant (ou dirions-nous une même Force?) allait le porter de la nostalgie, « exotérique » et simple, de ses années de drague motorisée à Modesto reconstituées en un simulacre hyperréaliste[14] à celle, plus ésotérique et complexe, de ses « rêves des futurs passés », pour reprendre le titre de la chanson de Keith Mansfield (1980). Soit les fantasmes de space opera qui animaient son enfance, allant à la fois plus loin dans le projet autobiographique (du teenager qui s’éveille à la sexualité –et à la tragédie du Vietnam, écho du projet d’Apocalypse Now qui devait logiquement lui faire suite- à « l’enfant de la télé ») et dans l’imaginaire national (de la fin des fifties aux serials des années 30), toujours plus loin dans la quête d’innocence rédemptrice (de soi et de l’Amérique).
Le premier à avoir saisi ce lien essentiel entre les deux projets[15], et leur importance à l’égard de la culture postmoderne, fut Fredric Jameson, qui, dans son analyse pionnière de ce qu’il nomme le « nostalgia film » passe de la référence évidente à American Graffiti à celle, plus subtile, de Star Wars :
We must conceive of this category in the broadest way: narrowly, no doubt, it consists merely of films about the past and about specific generational moments of that past. Thus, one of the inaugural films in this new “genre” (if that’s what it is) was Lucas’s American Graffiti, which in 1973 set out to recapture all the atmosphere and stylistic peculiarities of the 1950s United States, the United States of the Eisenhower era. (…) Star Wars is also a nostalgia film. (…) One of the most important cultural experiences of the generations that grew up from the ’30s to the ’50s was the Saturday afternoon serial of the Buck Rogers type – alien villains, true American heroes, heroines in distress, the death ray or the doomsday box, and the cliffhanger at the end whose miraculous resolution was to be witnessed next Saturday afternoon. Star Wars reinvents this experience in the form of a pastiche. (Jameson, 1998 [1982], p. 8)
Cette nostalgie paradoxale, au deuxième degré (et spécifiquement postmoderne) constitue un retour du refoulé :
Far from being a pointless satire of such now dead forms, satisfies a deep (might I even say repressed?) longing to experience them again: it is a complex object in which on some first level children and adolescents can take the adventures straight, while the adult public is able to gratify a deeper and more properly nostalgic desire to return to that older period and to live its strange old aesthetic artifacts through once again. This film is thus metonymically a historical or nostalgia film: unlike American Graffiti, it does not reinvent & picture of the past in its lived totality; rather, by reinventing the feel and shape of characteristic art objects of an older period (the serials), it seeks to reawaken a sense of the past associated with those objects. (id, ibid)[16]
Cet aspect est tout particulièrement clair chez Lucas : le space opera est pour lui un véritable retour du refoulé, indiqué par l’extrait de Buck Rogers vu par les prisonniers de l’enfer dystopique de THX 1138. C’est comme si tout à coup on passait de l’autre côté du miroir : de la science-fiction contre-culturelle (la seule en passe de légitimation), on bascule dans l’orbite de son envers honni depuis sa définition même par Tucker. L’impossibilité d’adapter Flash Gordon avait d’ailleurs mené Lucas dans une véritable quête des origines de la série, et donc, aussi, du genre :
I wanted to make a Flash Gordon movie, with all the trimmings, but I couldn’t obtain the rights to the characters. So I began researching and went right back and found where Alex Raymond (who had done the original Flash Gordon comic strips in newspapers) had got his idea from. I discovered that he’d got his inspiration from the works of Edgar Rice Burroughs (author of Tarzan) and especially from his John Carter of Mars series books. I read through that series, then found that what had sparked Burroughs off was a science-fantasy called Gulliver on Mars, written by Edwin Arnold and published in 1905. That was the first story in this genre that I have been able to trace. Jules Verne had got pretty close, I suppose, but he never had a hero battling against space creatures or having adventures on another planet. A whole new genre developed from that idea.[17]
Or, là aussi, il n’était pas seul : la science-fiction était en train de regarder, elle aussi, vers son propre passé, et de s’emparer aussi du space opera avec sa propre variante de la nostalgie. Tandis que Lucas galérait avec ses différents scénarios de ses « guerres des étoiles », toute une série de publications allaient remettre sinon à l’honneur du moins au goût du jour les anciennes fictions intergalactiques. Brian Aldiss exhumait le genre dans une série d’anthologies qui eurent une énorme importance, préparant la voie au succès de Star Wars : Space Opera : An Anthology of Way-Back-When Futures (1974), Space Odysseys (1975) et Galactic Empires (2 vols, 1976). Parallèlement à l’immense travail d’archives auquel se livrait Lucas pour nourrir de références son directeur artistique Ralph McQuarrie, une série de publications redonnaient à voir, souvent pour la première fois depuis l’époque des pulps, les images ahurissantes des voyages cosmiques et des batailles interstellaires rêvés par les générations précédentes : Aldiss encore avec Science-Fiction Art: The Fantasies of SF, Lester Del Rey avec Fantastic Science-Fiction Art, 1926–1954 et James Gunn avec Alternate Worlds: The Illustrated History of Science-Fiction, tous trois parus en 1975[18].
Une des principales forces de Star Wars sera de faire revivre ce legs de façon tout aussi hyperréaliste (pour les codes de l’époque, bien entendu; la question de l’actualisation des effets spéciaux continuant à tarauder de façon rétrospective Lucas, comme l’on sait, au grand dam d’une partie, puriste, de son fandom, encore attachée à l’aura des versions originales) que la reconstitution archéologique des Fifties dans American Graffiti.
Alternately elegiac and parodic, 1970s visions of the future looked backwards”, écrit Elizabeth E. Guffey “George Lucas made Star Wars (1977) only after he failed to secure the rights for a remake of Buck Rogers or Flash Gordon. Indeed, Lucas’s earlier THX 1138 (1971) opened with a Buck Rogers trailer of 1939, then shifted scene to the twenty-fifth century. A triumph of Modernist design with strikingly bleak and Minimalist sets, the film was as forbiddingly dystopic as Buck Rogers was bracingly optimistic. Star Wars, meanwhile, melded past and future with wistful cheer, splicing lumbering space stations and twirling laser battles with visual quotes from the 1930s and ’40s. The metallic anthropod C-3PO, for instance, recalls the female robot of Fritz Lang’s Metropolis (1927), as well as Elektro, the friendly man-machine at Westinghouse’s World’s Fair exhibit of 1939–40. (Guffey, 2006, p. 155-6)
D’où le caractère rétro et anachronique de l’univers Star Wars, allant de sa notion du « used future » (un futur déjà usé par le temps, mais aussi par l’impression de « déjà vu » qu’il provoque, hanté sans cesse par des « fantômes sémiotiques » des temps passés) aux clins d’œil constants à différentes époques, associées à divers genres (première modernité pour le film de cape et d’épée, expansion vers l’Ouest du western, Japon féodal du chambara, Antiquité du péplum, etc.).
“We seem condemned to seek the historical past through our own pop images and stereotypes about that past, which itself remains forever out of reach”, concluait Jameson (id, p. 10). Par un étrange paradoxe, cela semblait s’appliquer aussi au futur. D’où l’émergence du « rétro-futurisme » étudié par Elizabeth E. Guffey dans Retro: The Culture of Revival (2006) dont témoignent à la fois les anthologies citées et le projet de Star Wars :
The future is not what it used to be’, or so claimed anonymous graffiti in the early 1970s. Conceptions of the future, as much as the Modernist past, began to be reconfigured in the 1970s. The popular culture of the 70s saw a retrenchment that transfigured nostalgia into retro, while uncertainty about the future also began to be expressed by scholars and public alike. Above all, the optimistic visions of the future that defined previous generations began to disappear; instead, many hankered after yesterday’s tomorrows. Retro nostalgia hankered for a world of flying cars and plastic houses.The oxymoron retro-futurism, the discrepancy between what the future once represented and what it no longer means, seeped into popular and academic culture in the 1970s. (Guffey, 2006, p. 152)
Paradoxalement, cette mouvance s’affirma dans une période marquée par une série de progrès technologiques marquants (les microprocesseurs, les jumbo jets, la bombe à neutrons, les bébés éprouvettes, etc.); toutefois l’impression d’un horizon de plus en plus bloqué était en train de mettre à mal le mythe du Progrès qui avait animé la pensée occidentale depuis la Renaissance. Le Rapport Meadows sur Les Limites à la croissance, publié en 1972 est à ce titre significatif : le futur semblait tout à coup aussi fini que la Nouvelle Frontière, qui, elle aussi, se fermait dans les étoiles. Comme le signale Reynolds, à l’engouement collectif pour l’espace qui culmina dans l’alunissage de la mission Apollo 11 fit suite une sorte de désenchantement:
In the immediate aftermath of the landing, PanAm airlines started accepting reservations for flights to the moon, while NASA talked of aiming to establish a permanent moon base by the eighties. The Race Into Space seemed intimately bound up with the whole neophiliac dynamic of the sixties, its cult of breakthroughs and breaking-on-through, energy smashing through all constraints and limits. It seems no coincidence that the moon shot – the money shot of an entire era – culminated in the summer of 1969, only a few weeks before Woodstock, itself the climax of the sixties cult of youth and the new/now generation. Almost inevitably, 1970 could only be a year of deflation and comedown: The Beatles split, and music seemed to stall as rock looked back to its rootsy past. (…) By April 1970, TV coverage of the Apollo 13 mission was being cancelled in favour of The Doris Day Show. (Reynolds, 2012, p. 387)
Dans ce sens, l’espace des « guerres des étoiles » présenté par Lucas correspond à une véritable réinvention nostalgique à partir des espaces cosmiques fantasmés du passé. « Les astrophysiciens nous apprennent-ils que les ondes sonores ne peuvent se propager dans le vide interstellaire? Star Wars rétablit le bon vieil éther des siècles passés, traversé d’astronefs pétaradants (…) L’absence d’air rend-elle caduque le profilage aérodynamique des vaisseaux intergalactiques? Qu’importe (…). Il est douteux que des pièces mécaniques jouent des rôles décisifs quant à la propulsion dans l’hyperespace? La belle affaire, voici Han Solo et Chewbacca maniant le fer à souder et la clé à molette sous le capot du Faucon Millenium » (L. Juiller, 2015, p.164-5). D’où aussi le retour décomplexé des blasters, des sabres lasers et des bonnes vieilles explosions du space opera des origines, mais aussi des cartes au trésors (les « plans de l’Étoile de la Mort »).
C’est à la confluence de ces facteurs qu’il faut comprendre le célèbre incipit de Star Wars : « A long time ago in a galaxy far, far away…. ». Phrase a priori paradoxale dans un film qui évoque les voyages dans l’hyperespace, elle semblerait désigner un narrateur qui vit dans un futur encore bien plus lointain, sur le modèle des épigraphes de Dune renvoyant aux œuvres fictives de la princesse Irulan[19]. Elle est aussi, de toute évidence, une paraphrase du sésame des contes, le « Il était une fois » qui désigne pour Bruno Bettelheim le retour fantasmatique « à une époque archaïque où nous pensions tous que nos désirs pouvaient se réaliser »[20]. Mais à la lumière des analyses précédentes on peut le comprendre comme le véritable paradoxe de Star Wars : le retour au temps passé, où l’on pouvait encore rêver aux voyages dans les galaxies les plus lointaines[21]. De nous y propulser dès le premier plan du film, voilà affiché tout le projet de la saga et le pacte de spectature qui le soutient[22].
[1] L’on retrouvera notamment des stylèmes similaires (les câbles, les cris de souffrance induits par une bande-son agressive, etc.) dans le classique du nouveau genre, Tetsuo de Shinya Tsukamoto (1989).
[2] Curieusement la novellisation du film par Ben Bova (1971) introduit un administrateur général de la ville souterraine, appelé justement Control.
[4] On ne retrouve aucune référence au film dans le recueil de ses Dits et écrits (1994) mais il n’est pas improbable qu’il en ait eu connaissance, notamment lors du séjour à Berkeley, étant donnée la connexion étroite de l’œuvre avec la contre-culture étudiante de San Francisco.
[5] “We were trying to investigate the ramifications of an unbridled consumer culture that has lost any connection to the organic world and is completely self-contained“, affirme le co-scénariste Walter Murch dans Artifact From the Future.
[6] Comble d’ironie, la plupart des figurants du film étaient des junkies en réhabilitation du centre Synanon, qui en fait constituait une secte extrêmement dangereuse (que l’on voit à l’œuvre, entre autres, dans le VALIS de Philip K. Dick, 1981).
[7] L’on reste quelque peu interloqué par cette déclaration de Lucas : “I really loved adventures in outer space, and I wanted to do something in that genre, which is where THX partially came from. THX really is Buck Rogers in the twentieth century, rather than Buck Rogers in the future.” (Rinzler, 2007, p.28 Kindle). Ça nous semble une sorte de “retcon” autobiographique, assurant la priorité de la ligne du space opera dans son œuvre, alors que tout porte à croire que THX en était une antithèse (le fait que l’idée originale n’était pas sienne lui permettant un certain jeu de distanciation; pour un peu on imaginerait Lucas « embarqué » dans la contre-culture contre son gré…)
[8] En fait le Bay Area Rapid Transit Transbay Tube alors en construction.
[9] Ironiquement les scènes du Control Room furent tournées dans la salle de conmutateur téléphonique de Pacific Bell qui était en lors de se débarasser de son vieux système pour passer du clavier à cadran au clavier téléphonique à touches.
[10] « THX…there must be something independent; a force, reality. SRT You mean OMM. [the state-sanctioned deity] THX Not like OMM as we know him,but the reality behind the illusion of OMM” (cit in Kaminski, op cit, p. 78)
[11] Lucas restera marqué par la sous-culture créée autour des “hot rods”: “I grew up working on hot cars and I like hot cars. It’s something that I am personally drawn toward. Even before I was a teenager, I always wanted a hot car; when I got to be a teenager, I had a hot car and I worked on hot cars. That was my big drive in life -until I got into films. So it’s carried over into film” (Rinzler, 2007, Kindle, p. 43)
[13] Le tagline était parfaitement symbolique : tous les Américains se rappelaient où ils étaient le jour où Kennedy fut tué (le 22 novembre 1963), en déplaçant chronologiquement cette question Lucas renvoyait automatiquement à un temps perdu d’innocence avant le désastre.
[14] Ironiquement le tournage dut être déplacé hors de sa ville natale, dont les caractéristiques avaient radicalement changé en 20 ans, faisant du film une véritable recréation à tous les niveaux.
[15] Reconnu par Lucas lui-même: “This is my next movie after American Graffiti and, in a way, the subject and everything . . . is the very same subject that American Graffiti is about” (in Clark, 2015, Kindle)
[16] Jameson évoque aussi, significativement, l’autre projet parallèle de Lucas: “Raiders of the Lost Ark, meanwhile, occupies an intermediary position here: on some level it is about the ’30s and’40s, but in reality it too conveys that period metonymically through its own characteristic adventure stories (which art no longer ours)” (id, ibid). On voit donc déclinées les trois formes que prit le tournant nostalgique de Lucas.
[17] “A young, enthusiastic crew employs far–out technology to put a rollicking intergalactic fantasy onto the screen,” American Cinematographer, Juillet 1977.
[18] Ouvertement camp, le livre d’Harry Harrison Great Balls of Fire se consacrérait, l’année même de Star Wars, à la sexualité refoulée mais omniprésente qui faisait aussi le charme de ces illustrations.
[19] C’est d’ailleurs un écho à la toute première ébauche du projet, le « Journal of the Whils » (v. Rinzler, 2007, p.47)
[20] Bettelheim, Psychanalyse du conte de fées, Pocket, 1999, p. 99
[21] Cette hantise du passé se décline à tous les niveaux, comme le signale L. Jullier : « non seulement la saga se déroule dans le passé, mais sa construction narrative d’ensemble, comprenant une « prélogie », regarde vers l’arrière, dans une sorte d’obsession des sources et des commencements. Ajoutons-y les velleités stylistiques rétro déjà mentionnées (les péripéties de serial de la première trilogie et les plans-tableaux de la deuxième). Et n’oublions pas, pour faire bonne mesure, le slogan du « futur ayant déjà servi » (used future) donné par Lucas à ses designers » (2015, p.159)
[22] Nous pouvons aussi y voir, paradoxalement, l’annonce de l’expansion future de la saga par une autre sorte de « roman des origines », cherchant cette fois-ci à saisir les « trous » laissés par la structure épisodique. Comme le signale Samuel Archibald : « Il ne faut voir là ni un simple « Il était une fois » revampé, ni un début in media res propre aux récits réalistes. On n’est pas seulement en train de déterminer un monde pour le récit, ni, à l’inverse, de situer les actions antérieures dans une zone d’indétermination relative, mais en train de mettre en place une zone frontière : les actions qui vont bientôt défiler à l’écran sont placées au sein d’un continuum plus vaste, temporairement indéterminé comme dans toute fiction, mais appelé à être exploré bientôt autant par une production officielle que par la fanfiction. Il y a là une manifestation concertée d’un rapport à la fiction qu’il convient d’examiner en tant que trait prototypique de la culture geek » (« Épître aux Geeks: Pour une théorie de la culture participative », Kinéphanos, 2009)
M. Clark, Star Wars FAQ: Everything Left to Know About the Trilogy That Changed the Movies, Applause, 2015
F. Davis, Yearning For Yesterday. A Sociology of Nostalgia, Free Press, 1979
E. Guffey, Retro: The Culture of Revival, 2006
J. Hoberman Make My Day : Movie Culture in the Age of Reagan, 2019, éd. Kindle
F. Jameson, « Postmodernism and Consumer Society », [1982], in The Cultural Turn: Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, Verso, 1998
L. Jullier, Star Wars. Anatomie d’une saga, Armand Colin, 2015
M. Kaminski, The Secret History of Star Wars, ebook, 2008
Marcuse, L’homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968
Reynolds, Retromania: Pop Culture’s Addiction to Its Own Past, Faber & Faber, 2012
Rinzler, The Making of Star Wars: The Definitive Story Behind the Original Film, Del Rey, 2007, éd. Kindle
Leiva, Antonio (2020). « Star Wars et la refondation du space opera (9) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/star-wars-et-la-refondation-du-space-opera-9-de-thx1138-a-star-wars], consulté le 2024-12-21.