Guy Ritchie a produit en 2011 la plus récente adaptation cinématographique des légendaires aventures de Sherlock Holmes, A Game of Shadows, mettant en vedette Robert Downey Jr. dans le rôle du détective ainsi que Jude Law qui interprète le docteur Watson. Bien qu’un siècle se soit écoulé depuis les publications par Arthur Conan Doyle (1859-1930) des quatre romans et cinquante-six nouvelles (Le Bret: 189) qui relatent les aventures de Sherlock Holmes, ce personnage reste toujours aussi populaire comme en témoigne ce film qui a récolté des recettes s’élevant à plus de 186,8 millions de dollars. (Box office Mojo: 2013) Il va sans dire que ce détective est l’un des personnages de fiction les plus connus à travers le monde (Levet: 5), côtoyant entre autres Superman et Dracula, lesquels occupent une place indéniable dans l’imaginaire de plusieurs nations. Il est intéressant que ce personnage créé en 1887 dans la nouvelle Une étude en rouge (Levet: 5) inspire encore aujourd’hui autant d’auteurs, de dramaturges et de cinéastes puisqu’à «la fin des années 1970, les imitations se comptaient […] par centaines et, en 1994, Ronald Burt de Waal en a dénombré plus de deux mille» (Levet: 110).
Cet essai s’intéresse au personnage de Sherlock Holmes et tente de cerner comment il a pu devenir un mythe toujours aussi actuel. À ce titre, plusieurs ont maintes fois affirmé qu’il rappelle le Surhomme présent dans les romans-feuilletons en France dans les mêmes années, dont le Comte de Monte-Cristo. Il est intéressant de voir jusqu’à quel point Holmes incarne la figure de ce Surhomme afin d’éclaircir le mythe holmésien. De plus, la structure narrative des récits le mettant en vedette a également été un facteur qui a contribué à la mythification de ce personnage so british.
L’Angleterre du XIXe siècle a connu une période d’industrialisation et par le fait même une croissance des villes qui a été si rapide qu’il a été difficile de bien les maîtriser et les organiser. Les nombreux progrès scientifiques permettront la mise en place d’innovations techniques qui ont entre autres favorisé l’entrée en scène de la presse à grand tirage et illustrée. On tentera alors de maximiser le nombre d’exemplaires vendus quotidiennement grâce aux romans-feuilletons et à la rubrique des faits divers, laquelle traitera souvent des cas de meurtres insolites. C’est également à cette époque que naissent la police moderne et la criminologie suite à l’augmentation de la criminalité qui n’est pas étrangère à la formation de la nouvelle classe sociale prolétarienne. Cela crée un vif intérêt chez la population pour tout ce qui a trait au milieu criminel. C’est dans ces conditions sociales qu’émerge le célèbre détective scientifique Sherlock Holmes imaginé par Arthur Conan Doyle. De la même manière que la révolution industrielle symbolise le succès de la science face à la religion, Holmes incarne la victoire de la raison sur la superstition. En effet, il réussit à tous coups à résoudre les mystères qui entourent différents meurtres et n’a ainsi jamais recours à des explications surnaturelles ou mythologiques.
[Arthur Conan Doyle] n’invente pas plus la méthode expérimentale de son détective qu’il ne lui attribue des découvertes scientifiques: tout est là, hors de la fiction. En revanche, il écrit à un moment où les découvertes scientifiques et techniques commencent à irriguer l’ensemble de la société et des disciplines –notamment la médecine et la criminalistique– et où la spécialisation dans le domaine des connaissances s’apprête à triompher(Levet: 7).
Antonio Gramsci affirme que «le feuilleton remplace (et favorise dans le même temps) l’imagination de l’homme du peuple, c’est un véritable rêve éveillé […] de longues rêveries sur l’idée de vengeance, de punition des coupables pour les maux infligés […].» (Eco: 8) En effet, la révolution industrielle a eu un effet néfaste sur le peuple, puisque les hommes sont désormais remplacés par des machines et leur individualité se trouve réduite à un numéro d’employé. De cela découlent beaucoup de frustration et un complexe d’infériorité face à la classe dirigeante. Ces sentiments peuvent toutefois être purgés grâce à la lecture de romans-feuilletons et de romans policiers. En effet, ces deux genres paralittéraires proposent une idéologie de consolation puisque les espoirs des individus soumis à leur condition de prolétaire voient à travers le personnage l’idée d’une justice accomplie. En effet, ces romans proposent un héros unique redresseur de torts, qui secourt les infortunés et poursuit le vice de la société dégénérée. Il rejoint alors la figure du Surhomme d’Umberto Eco, qui le définit comme «un personnage aux qualités exceptionnelles qui dévoile les injustices du monde et tente de les réparer par des actes de justice privée.» (Eco: 104) À la fin du récit, le lecteur se trouve dans une vision idéalisée du monde puisque l’ordre a été rétabli par le héros, ce qui lui procure un effet cathartique.
Umberto Eco affirmera dans son essai De Superman au Surhomme que le Comte de Monte-Cristo est la représentation littéraire du surhomme par excellence «pour un monde où chacun voulait être Napoléon.» (Eco: 212) Une comparaison de Sherlock Holmes avec cette figure du justicier s’avère ainsi pertinente pour bien saisir le mythe du surhomme holmésien. Le Comte de Monte-Cristo imaginé par Alexandre Dumas paraît dans la presse sous la forme d’un roman-feuilleton entre les années 1844 et 1846. Il raconte l’histoire d’Edmond Dantès, un jeune homme qui a subi une trahison de la part de deux amis, Fernand et M. Danglars, qui l’ont faussement accusé d’être bonapartiste pour se débarrasser de lui. Il se fait alors emprisonner par le magistrat M. de Villefort dans le château d’If. Suite à une rencontre heureuse avec un autre prisonnier, Dantès apprend l’existence d’un trésor caché sur l’île de Monte-Cristo qu’il ira chercher après son évasion. Le reste du roman-feuilleton relate alors la vengeance de Dantès qui, désormais riche, change d’identité (devenant ainsi le Comte de Monte-Cristo), d’apparence et de vie pour se faire justice lui-même auprès de ses trois ennemis.
Le Comte de Monte-Cristo incarne la figure du Justicier puisque Dantès nourrira d’abord un dessein de vengeance, mais qui se muera peu à peu en la certitude d’une mission à accomplir. (Eco: 92) «En effet, Monte-Cristo, prêt à la vengeance grâce au trésor de l’abbé Faria, comprend qu’il n’est plus seulement un vengeur, mais un justicier, car il possède la liberté et l’absence de détermination.» (Eco: 93) Cette liberté dont parle Eco peut être entendue non seulement sur le plan physique, c’est-à-dire que Dantès peut se rendre n’importe où à n’importe quel moment, mais également sur le plan moral, puisqu’il se situe au-dessus des lois. Il se comparera d’ailleurs à un envoyé du Seigneur qui a une mission divine à accomplir. Le Comte de Monte-Cristo incarne alors l’Autorité et la Loi et symbolise alors le Justicier du Bien (Levet: 86) contre des ennemis connus autant du lecteur que de Dantès. En effet, Dumas n’offre pas ici le récit de qui a commis la trahison, mais plutôt de comment Dantès va accomplir sa vengeance. Il est possible pour ce personnage de devenir ce Justicier puisqu’il est non seulement très riche, ce qui lui permet de se travestir, mais également plus intelligent et rusé que ses adversaires et le commun des mortels. En effet, il mettra un plan sur pied pour éliminer les traîtres qui sera si ingénieux que personne ne sera en mesure de remonter jusqu’à lui. D’ailleurs, les révélations de sa véritable identité devant ses victimes agonisantes restent encore aujourd’hui des scènes marquantes de ce récit puisqu’elles sont l’expression même de l’idéologie de consolation de ce feuilleton.
Une des caractéristiques qui définit un Surhomme est sa capacité de se travestir afin de mieux jouer son rôle de Justicier. Dans ce feuilleton, les trois ennemis de Dantès deviennent au fil de l’histoire des gens qui appartiennent à une classe sociale noble et qui sont de ce fait difficilement accessibles. Dantès aura alors deux déguisements, soit celui du Comte de Monte-Cristo, lequel est un aristocrate étranger qui dépense sans compter pour des extravagances, et celui de l’abbé Busoni, un religieux discret qui est fidèle au Comte de Monte-Cristo et grâce auquel Dantès peut mener ses enquêtes sous le couvert de l’anonymat. C’est grâce à ses déguisements qu’il peut entrer dans l’univers et l’intimité de ses victimes et accomplir sa vengeance.
Contrairement à Dantès, Holmes est un Justicier du Vrai (Levet: 86), c’est-à-dire que le coupable lui est inconnu autant qu’au lecteur et son objectif est non pas de le punir, mais de le démasquer. En effet, il est secondaire pour le narrateur, soit le docteur Watson, de dévoiler au lecteur ce qu’il est advenu du coupable suite à sa mise en accusation par Holmes. Cette ellipse narrative est due au fait que Holmes n’est pas un Justicier qui tente de se venger personnellement, mais plutôt de débarrasser la société d’un meurtrier nuisible. Tout comme Monte-Cristo, il incarne l’autorité et la Loi, tout en se situant au-dessus d’elle. En effet, dès lors qu’il connaît l’identité du criminel, Holmes peut décider de le livrer ou non à la police. À titre d’exemple, dans la nouvelle L’escarboucle bleue, il décide de ne pas dévoiler l’identité du tueur puisqu’il le juge d’ores et déjà assez puni: «Je ne suis pas tenu par la police de suppléer son insuffisance. […] Je pense que je couvre une félonie, mais il est aussi possible que je sauve une âme.» (Levet: 87)
Bien souvent, le détective travaille parallèlement avec la police puisqu’elle a échoué à élucider plusieurs crimes où il est amené à enquêter. Ainsi, ce qui permet de comparer Sherlock Holmes à un Surhomme est sa grande intelligence qui surpasse celle de la police et du commun des mortels. En effet, ce dernier est particulièrement versé en chimie et en médecine, mais possède quantité de connaissances en ce qui a trait à la dactyloscopie, la microbiologie, la calligraphie, etc. Il est ainsi considéré comme un spécialiste et «il ne s’intéresse qu’à ce qui peut lui être utile et non à l’ensemble d’un domaine […].» (Levet: 64) En opposition au spécialiste, le généraliste est incarné par le docteur Watson et Mycroft Holmes est, quant à lui, le chercheur de laboratoire. (Levet: 75) En effet, le grand frère de Sherlock semble posséder des connaissances encore plus spécialisées que celles de son cadet. Or il ne se déplace pas pour enquêter sur le lieu du crime. En effet, Sherlock se rend fréquemment sur le terrain, bien que la solution des énigmes lui parvienne souvent au moment où il est confortablement installé dans un fauteuil en fumant sa pipe. «[Holmes] est aussi un homme d’action, qui pratique la boxe, peut se battre et sait se fondre dans la foule ou duper ses adversaires par le travestissement. [De plus,] celui-ci transforme son apparence physique, sa démarche, sa voix, ce qui lui est nécessaire pour circuler dans les sphères criminelles sans danger, alors qu’il commence à être connu de ceux qu’il pourchasse» (Levet: 85). C’est d’ailleurs sur cette caractéristique du héros que vont mettre l’accent les deux films récemment produits par Guy Ritchie.
L’impressionnante intelligence de Holmes n’est pas uniquement due à sa spécialisation dans plusieurs domaines, mais elle est également inhérente à sa méthode. Plusieurs personnes ont affirmé que Sherlock Holmes procédait par déduction pour résoudre ses enquêtes. Il se baserait alors sur une règle générale portant sur un tout pour ensuite déduire les caractéristiques de ses parties isolées, ce qui constitue un syllogisme nécessaire. D’autres ont posé l’hypothèse que le détective avait une méthode inductive, c’est-à-dire qu’il observe des faits isolés pour ensuite proposer une loi générale. C’est alors un syllogisme non valide, mais probable. Umberto Eco remarquera dans son essai De Superman au Surhomme que «si l’on relit les déclarations de méthodes de Sherlock Holmes, on découvre que lorsque le détective (et avec lui Conan Doyle) parle de Déduction et d’Observation, il pense en réalité à une inférence similaire à l’Abduction de Pierce.» (Eco: 156) Ce syllogisme non valable, mais possible, consiste à poser une hypothèse sans se baser sur les faits établis, mais plutôt sur son intuition. C’est une possibilité qui est émise et sur laquelle doit se baser l’enquête, laquelle devra la confirmer ou l’infirmer.
Bref, les personnages du Comte de Monte-Cristo et de Holmes ont tous les deux une grande capacité à se travestir pour arriver à leurs fins et ils projettent une image de Justicier. Toutefois, Holmes est avant tout un Détective, c’est-à-dire un Justicier du Vrai qui ne désire que découvrir l’identité du coupable et non pas le condamner. En étant un Justicier du Bien, Monte-Cristo persécute les «méchants» de la société, ce qui correspond davantage aux objectifs de l’idéologie de consolation du Surhomme. De plus, le fait que Dantès ait été un simple marin au début du feuilleton et qu’il soit devenu, grâce à l’argent et à l’éducation reçue en prison par l’abbé Faria, un homme plein de ressources contribue également à faire rêver les lecteurs. À ce titre, Conan Doyle a toujours présenté Holmes comme un détective accompli et le lecteur ne peut pas assister à cette phase de l’élévation du Surhomme. Enfin, la mission première de Dantès est de se venger et ses actions revêtent un sens beaucoup personnel que celles de Holmes, pour lequel c’est un gagne-pain de résoudre des crimes. En effet, il est totalement détaché émotionnellement de ses enquêtes, ce qui lui permet d’ailleurs d’adopter une position neutre qui est bénéfique à l’investigation. Il serait alors vrai d’affirmer qu’ «il allie […] la force du Surhomme aux qualités de l’herméneute, celui qui sait interpréter les signes, en se réclamant toujours du savoir bien plus que du droit ou de la justice» (Levet: 202).
Bien que le Surhomme et le Détective soient souvent présentés comme des êtres pour qui la raison l’emporte sur les sentiments et les passions, ces derniers montrent également une image humaine d’eux-mêmes à quelques reprises. En effet, Natacha Levet remarque que Holmes ne se garde pas de prévenir Watson contre le danger des affects, qui peuvent, selon lui, nuire à l’intelligence. (Levet: 88) Or, il se montre très attaché à son acolyte et ému lorsque Watson est blessé dans Les trois Garrideb. Cette humanisation se produit également chez Monte-Cristo puisque sa psychologie est «partagée entre le vertige de l’omnipotence (grâce à l’argent et au savoir) et la terreur de son rôle privilégié […].» (Eco: 82) En effet, il doute que son statut de messager de Dieu lui permette d’accomplir ses actes de vengeance et de se positionner au-dessus des lois. Or, il est évident que ces doutes ne sont qu’éphémères, puisqu’ils n’ont pour objectif que d’assurer une meilleure identification de la part du lecteur, autrement ces héros ne seraient plus considérés comme des hommes, mais bien comme des dieux.
Véronique Gély aborde le mythe littéraire comme «une fiction répétée, reprise et mémorisée, qui finit par s’intégrer pleinement au patrimoine culturel des sociétés. […] Dans le mythe, il n’y a pas pure répétition, mais des variations inventives.» (Levet: 8) Dans son essai déjà cité, Umberto Eco propose à ce sujet deux types de récits possibles: le récit à courbes sinusoïdales et le récit à courbes constantes.
Le premier type est celui auquel appartiennent les romans-feuilletons, dont Le Comte de Monte-Cristo. Il présente une fabula, ̶ c’est-à-dire le schéma fondamental du récit qui nous est raconté ̶ où il y a une tension, puis son dénouement, puis une autre tension, son dénouement, etc. Ainsi, le lecteur se voit porté par une intrigue principale qui sera résolue à la toute fin du feuilleton, mais qui est parsemée de récits enchâssés. Ces derniers permettent de rallonger le feuilleton en racontant les différentes histoires des nombreux personnages qui font partie du récit de base. Le Comte de Monte-Cristo a une structure de base qui correspond au schème de la vengeance différée, puisqu’il met en scène un Surhomme redresseur de torts. Les nombreux récits enchâssés qui le composent ont majoritairement la fonction d’informer le lecteur de ce qu’il est advenu des trois traîtres pendant que Dantès était emprisonné dans le château d’If. De plus, les feuilletons étant publiés par fragments sur une base quotidienne, cette structure narrative était nécessaire pour s’assurer de la fidélisation du lectorat, puisque chaque dénouement n’était connu que dans l’édition du lendemain.
Les personnages de romans-feuilletons peuvent difficilement devenir des figures mythiques à cause de cette structure narrative à courbes sinusoïdales. En effet, le feuilletoniste n’omet pas beaucoup de détails concernant la vie de ses personnages grâce aux récits enchâssés. De plus, l’écrivain est payé à la ligne et tend donc à ne pas laisser beaucoup d’éléments au hasard, et ce dans l’unique objectif de rallonger son histoire. Il n’est d’ailleurs pas rare que les récits à tiroirs occupent plus de cinq ou six chapitres entiers.
Contrairement aux romans-feuilletons, les nouvelles de Conan Doyle étaient parues intégralement de façon hebdomadaire ou mensuelle, ce qui lui permet d’avoir une structure narrative à courbes constantes. Ce type de récit présente une fabula où les événements s’accumulent jusqu’à mener la tension à son maximum et c’est le dénouement qui viendra briser ce suspense. Les récits mettant en vedette Sherlock Holmes ainsi que les publications en série en sont un exemple. Ainsi, chaque récit appartenant à la série a une fabula semblable aux autres, ce qui procure un sentiment de reconnaissance chez le lecteur. En effet, le lecteur d’un récit des enquêtes de Sherlock Holmes connaît déjà le type de récit qu’il est sur le point de lire et il sait également que Holmes va réussir à démasquer le coupable. Sophie Bellocq-Poulonis a d’ailleurs reconstitué la structure de la fabula qui se répète d’un récit à un autre dans son essai L’aventure du détective triomphant. Une étude du mythe homésien (2004): I’état initial, caractérisé par une situation d’équilibre, correspondrait à l’ouverture des récits, durant lesquels sont présentés les personnages et le cadre spatio-temporel; l’élément perturbateur consisterait en l’arrivée du client, de l’inspecteur Lestrade, ou de la lecture d’un article présentant un crime; la phase de la quête, dont les péripéties seraient la recherche d’indices et le recueil des témoignages; l’élaboration et la vérification des hypothèses [selon la méthode de l’abduction]; la démonstration logique, pouvant s’accompagner d’une sanction; la clôture de l’enquête et le retour du détective à l’inactivité. (Levet: 102)
On pourrait établir un lien entre cette structure narrative redondante et la théorie de l’Industrie culturelle d’Adorno. En effet, ce dernier affirme que l’émergence de la société des loisirs au XXe siècle va inciter les gens à consommer davantage en confectionnant des produits fabriqués dans le but de plaire au plus grand nombre d’individus possible. Le phénomène de best-seller relève de l’Industrie culturelle puisque les productions littéraires ont tendance à imiter celles qui ont obtenu un succès commercial, mais elles doivent à la fois être innovatrices pour écarter la concurrence. Bref, pour captiver, il faut être standardisé tout en sortant quelque peu du cadre.
Pierre Bayard va quant à lui soulever le fait que «le monde que produit le texte littéraire est un monde incomplet. […] Ce à quoi nous avons affaire en littérature est un univers troué.» (Bayard: 67-68) En effet, aucune description ni aucun dialogue ne peuvent arriver à présenter un monde complet au lecteur. Ce dernier doit alors combler ces ellipses narratives en investissant sa propre subjectivité et ses expériences personnelles dans l’œuvre, ce qui lui permet de l’interpréter. Ces ellipses concernent également la vie des personnages et, dans le cas qui nous intéresse, les aventures antérieures de Holmes qui n’auraient pas été relatées dans les nouvelles ou les romans de Conan Doyle. Cela contribue grandement au caractère mythique de Sherlock Holmes, puisqu’il y a eu un nombre considérable de récits apocryphes mettant en scène le détective et le docteur Watson.
Un «récit apocryphe» est une parodie, un pastiche ou toutes autres imitations de l’œuvre originale qui peut être autant littéral, théâtral que cinématographique, mais qui n’a pas été écrit pas Arthur Conan Doyle. Plusieurs auteurs se sont d’ailleurs inspirés des ellipses narratives concernant les aventures non écrites de Holmes, dont celles dont fait mention Watson dans La Maison vide. En effet, Holmes énumère à son acolyte les aventures qu’il aurait vécues et les pays qu’il aurait visités pendant le grand hiatus, c’est-à-dire entre la nouvelle Le dernier problème et le roman La maison vide alors que tous le croyaient mort. Selon Sophie Bellocq-Poulonis, les soixante récits rédigés par Conan Doyle font allusion à cent sept affaires qui n’ont pas été développées. (Levet: 122) Un des premiers à s’y tenter sera d’ailleurs le fils d’Arthur Conan Doyle, Adrian Conan Doyle, qui s’alliera avec John Dickson Carr pour écrire L’Aventure des sept horloges en 1952. Plusieurs auteurs vont également prendre plaisir à inventer des enquêtes de toutes pièces ou encore d’esquisser une biographie des principaux personnages du mythe holmésien à la manière de René Reouven. (Levet: 124) Denis Mellier affirmera ainsi à juste raison qu’«[à] supposer que Sherlock Holmes soit authentiquement un mythe, il l’est précisément de ne plus pouvoir se réduire à la matière mère produite par Conan Doyle, cette matrice imaginaire et narrative, le Canon […].» (Levet: 10)
Plusieurs se sont d’abord étonnés du grand succès de ce détective si british d’abord en Europe et en Amérique, puis dans le monde entier. En effet, il projette l’image typique d’un anglais de la période victorienne, portant un manteau-cape ou une robe de chambre et un deerstalker et qui est souvent muni de sa loupe sur le terrain et de sa pipe et son violon dans les moments qui nécessitent plus de réflexion. Or, Sherlock Holmes apparaît à un moment où à la fois la presse illustrée et une grande criminalité émergent. Il devient de ce fait un des premiers produits de la culture de masse en Angleterre. Son succès peut être comparé à celui des Surhommes mis en scène dans les feuilletons français, puisqu’il en est lui-même un à sa façon. En effet, tout comme le Comte de Monte-Cristo, il incarne pour les lecteurs la figure du Justicier et est habile à se travestir pour arriver à ses fins. De plus, il possède une très grande intelligence qui paraît surhumaine, ce qui le permet d’être un spécialiste dans plusieurs domaines distincts, mais également d’avoir une méthode d’enquête marginale. De plus, les récits ont une structure narrative à courbes constantes, ce qui les rend aisément imitables. En effet, les nombreux récits apocryphes, qui sont autant de l’ordre de la parodie ou du pastiche, contribuent à alimenter le mythe.
Natacha Levet relève dans son essai Sherlock Holmes: De Baker Street au grand écran que Holmes a également été présenté comme un superhéros dans des bandes dessinées. (Levet: 144-146) En effet, le héros de Conan Doyle possède deux des trois caractéristiques spécifiques à ce genre de personnage, c’est-à-dire qu’un superhéros a une mission sociale, des pouvoirs et a souvent une identité secrète. Le détective de Baker Street résout ses crimes au nom de la vérité, ce qui pourrait être considéré comme une mission sociale. De plus, bien qu’il ne possède pas de superpouvoirs (à l’instar de Batman), il a une très grande intelligence qui le classe parmi les Surhommes. Toutefois, la comparaison s’arrête ici puisqu’il n’agit pas sous le couvert de l’anonymat et son besoin de se travestir pour faire avancer ses enquêtes en est la preuve. Cet autre type de réécriture illustre bien à quel point de personnage est malléable et qu’il peut ainsi facilement s’intégrer dans un univers qui est très éloigné de l’idée de départ. C’est précisément sur ce point que le Comte de Monte-Cristo fait défaut, puisqu’il est très difficile de le sortir de son cadre initial afin de lui faire vivre de nouvelles aventures.
BAYARD, Pierre. 2008. L’affaire du chien des Baskerville. Coll. «Paradoxe». Paris: Les Éditions de Minuit, 166 p.
ECO, Umberto. [1978] 2005. De Superman au Surhomme. Coll. «Biblio Essais». Paris: Le Livre de Poche, 217 p.
LE BRET, Emmanuel. 2012. Conan Doyle contre Sherlock Holmes. Paris: Éditions du moment, 196 p.
LEVET, Natacha. 2012. Sherlock Holmes: De Baker Street au grand écran. Paris: Autrement, 212 p.
Box Office Mojo. 2013 (15 avril). «Sherlock Holmes: A Game of Shadows». In Box Office Mojo. En ligne. ‹http://www.boxofficemojo.com/movies/?page=weekly&id=sherlockholmes2.htm›. Consulté le 12 avril 2013.
Truchon, Catherine (2013). « Sherlock Holmes, ou le surhomme détective ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/sherlock-holmes-ou-le-surhomme-detective], consulté le 2024-12-26.