L’absence du nom de Jean Rollin à l’hommage aux disparus lors de la dernière cérémonie des Césars apparaît aujourd’hui comme la parfaite illustration de l’incompréhension généralisée d’une œuvre ayant connu un certain regain d’intérêt depuis le décès de l’artiste. Mis à part une poignée d’articles élogieux rédigés par de rares défenseurs, force est de constater que le départ du cinéaste en décembre a principalement provoqué un rire moqueur, que ce soit celui de journalistes réduisant sa filmographie à une énumération des titres cocasses de ses productions pornographiques ou encore, celui de nanarophiles revisitant l’un de ses films dans le cadre d’une soirée psychotronique. La réputation de pornographe et de père du Z français qui a suivi Rollin tout au long de sa carrière persiste toujours, à un tel point tel que, comme je l’écrivais dans un texte publié chez Offscreen en 2010, toute étude académique portant sur ses films et romans se doit de débuter avec la justification de ce choix. Au-delà d’une prise de position sur la qualité de sa création, geste qui découlerait ultimement d’une appréciation personnelle, force est d’admettre que l’on peut objectivement considérer Rollin comme un cinéaste à part entière, dans la mesure où il répond aux critères de la politique des auteurs établie par Truffaut et ses pairs des Cahiers du cinéma dans les années 50. C’est ce que démontre Pascal Françaix lorsqu’il affirme que Rollin « […] se meut avec aisance dans un univers mental dont il a patiemment forgé les clefs, les thèmes et les codes » (Françaix, 1996), des propos qui rejoignent les réflexions du réalisateur des 400 coups, mais également celles de Bazin, Astruc ainsi que leurs nombreux successeurs.
Le vampire occupe une place de choix dans l’imaginaire de Jean Rollin. Dès Le viol du vampire, son premier long métrage réalisé en 1968, cette figure du fantastique apparaît dans la majorité de ses films, en témoigne des titres comme Le frisson des vampires, Lèvres de sang et Les deux orphelines vampires. Considérant le retour en force du suceur de sang dans la culture populaire, pensons à la série télévisée True Blood et aux adaptations cinématographiques des romans Twilight de Stephenie Meyers, il apparaît pertinent de confronter cette représentation contemporaine à celle propre à Rollin pour définir comment l’une se positionne à l’autre. Les films du cinéaste français ayant précédé et ensuite côtoyé la vague récente d’œuvres ayant abordé le vampirisme, la possibilité qu’elles se fassent mutuellement écho grâce à un système intertextuel s’avère parfaitement envisageable. Au premier regard, on dénote même certains rapprochements. Tout comme chez Meyers, Rollin met régulièrement en scène des vampires prisonniers d’un corps d’adolescent, ceux-ci prenant habituellement la forme d’inséparables jumelles. Bien qu’il comporte un caractère séduisant en promettant un accès à l’immortalité, le vampirisme est également perçu comme une malédiction puisqu’il expose ses victimes à divers dangers fatals, allant du pieu dans le cœur à la lumière du soleil. Finalement, les vampires chez Rollin sont des êtres explicitement sexués qui usent de leurs charmes pour séduire leurs nouvelles victimes et les entraîner vers les ténèbres. Bien que ces similitudes s’imposent à la surface, elles s’effritent comme un vampire au soleil dès que l’on analyse l’œuvre de Rollin en profondeur.
La filmographie du cinéaste s’avère difficile à situer puisqu’elle ne se revendique d’aucun courant du cinéma de genre contemporain. Même si ses oeuvres ont été produites lors de périodes importantes du film fantastique ou d’épouvante, que ce soit les décennies 70 ou 80, il est remarquable de constater à quel point elles n’ont été nullement influencées par celles-ci. Mis à part quelques commandes reprenant des prémisses populaires comme le film de zombie avec Le lac des morts-vivants et Les raisins de la mort, ses longs métrages ont toujours été réalisés en parallèle à ce qui était en vogue, proposant plutôt l’exploration d’un univers hermétique. Avec Le viol du vampire, Rollin affiche les thèmes qui l’obsèdent et qu’il étudiera par la suite de film en film sans que l’on puisse décerner une évolution qui proviendrait d’influence externe. Avec cohérence et obstination, le réalisateur a toujours fait appel à la même esthétique, soit une mise en scène marquée par un emploi de plans-séquences et d’une caméra fixe, à une interprétation figée de ses comédiens que Pascal Françaix (2002) considère comme un héritage du cinéma muet et à des protagonistes, ainsi qu’à des protagonistes partageant des caractères communs. Lorsqu’un nouveau film de Jean Rollin est donné à voir à quiconque étant familier avec son oeuvre, ce dernier s’avère inapte à chasser cette impression d’inquiétante étrangeté où il est soudainement envahi par cette impression de retrouver un lieu figé dans le temps n’ayant pas été affecté par les grandes mouvances du monde contemporain. Rollin a ainsi rarement filmé les nouvelles technologies, des appareils comme les téléphones sans fil par exemple n’ayant tout simplement de place dans ce monde qu’il s’est créé. S’il s’est tourné vers le digital en fin de carrière pour tourner La nuit des horloges et Le masque de la méduse, ce choix est dû à des restrictions budgétaires et non à une quelconque réflexion sur l’état actuel du cinéma. Cela n’implique pas que Rollin soit fermé au travail d’autrui, un long chapitre de son autobiographie (ROLLIN, 2008) étant dédié à ses influences, celles-ci allant de George Bataille et du Théâtre du Grand Guignol au roman-feuilleton et à la série B. Mais contrairement à un auteur comme Jean-Luc Godard qui démontre par ses films une connaissance exhaustive de l’actualité culturelle, il a toujours gravité autour d’un même corpus auquel s’intégraient rarement de nouveaux éléments. Toute similitude entre les vampires de Twilight et True Blood et ceux de Rollin découle donc d’un phénomène de lecture et non d’intentions du créateur. Au lieu de servir de métaphore à l’éveil sexuel lors de la puberté, ceux-ci viennent plutôt mettre en image l’une des obsessions de l’artiste, soit la confrontation entre le réel et l’imaginaire.
Généralement, les récits chez Jean Rollin s’opèrent autour d’une dualité. Par un concours de circonstances, un personnage voit la perspective de son quotidien transformée lorsqu’il découvre que celui-ci est hanté par un autre univers qu’il ne pouvait atteindre auparavant. Cette scène initiatrice renvoie à ce que Deleuze qualifie de mouvement de monde dans L’image-temps, soit « […] un mouvement virtuel, mais qui s’actualise au prix de l’expansion de l’espace tout entier et d’un étirement du temps » (Deleuze : 81). Cet instant de passage d’un monde à un autre s’avère aisément repérable chez Rollin puisqu’il s’effectue concrètement de façon géographique, soit par l’exploration d’un lieu en apparence normale comme une plage ou un cimetière, ou temporelle avec la tombée de la nuit.
Une fois le glissement effectué et que le protagoniste a pris conscience que, pour reprendre l’un des titres d’un roman de Rollin, « rien n’est vrai », il n’y a pas de retour en arrière envisageable, celui-ci étant condamné à évoluer dans une nouvelle dimension qui, bien qu’elle ressemble à la sienne, obéit à ce que nous pourrions qualifier de logique de l’illogique.
Le film de Jean Rollin illustrant le mieux cette double réalité est Les deux orphelines vampires qu’il a réalisé en 1997. Avec ce long métrage, Rollin met l’emphase sur deux figures récurrentes dans son œuvre, les jumelles vampires, qui étaient auparavant reléguées au second plan. Toujours interprétées par de jeunes femmes se distinguant l’une de l’autre par la couleur des cheveux, elles demeurent habituellement discrètes en ne prononçant que très peu de dialogues, probablement parce qu’elles s’avèrent intimidées par l’entité d’une créature démoniaque plus puissante qu’elles dont elles sont les servantes. Le caractère virginal de ces femmes est souligné par la couleur blanche de leurs vêtements, sans que cela ne fasse d’elles des êtres totalement asexués. Avec Les deux orphelines vampires, Rollin dévoile enfin le mystère planant sur l’identité de ces adolescentes. C’est ainsi que nous faisons la rencontre de Henriette et Louise, deux sœurs amnésiques atteintes de cécité habitant un orphelinat. Appréciées par les bonnes sœurs qui les éduquent, les jumelles à l’apparence innocente cachent cependant un secret. Une fois la nuit tombée, elles retrouvent la vue et la mémoire ainsi que leur véritable forme de vampire. Pendant quelques heures, elles s’adonnent à des danses macabres charnelles dans un cimetière voisin tout en se remémorant des événements marquants de leurs vies antérieures. La nuit devient alors un événement attendu par les deux sœurs une fois le soleil levé puisqu’il s’agit de ce moment éternel où, parce qu’ils donnent accès au véritable univers auquel elles appartiennent, elles peuvent enfin de se retrouver elles-mêmes en récupérant leurs souvenirs et par le fait même leur identité, mais également ce désir inavouable de sexe et de sang.
Le parallèle avec l’impossibilité de la concrétisation du fantasme est ici apparent. La nuit ne durant que quelques heures, Henriette et Louise demeurent constamment en état de devenir-vampire puisqu’elles ne seront jamais une créature de la nuit à part entière. Elles ne vivent ce moment que de façon éphémère pour ensuite souffrir de l’attente de son renouvellement. Elles sont prisonnières d’un paradoxe en demeurant éternelles, mais mortelles, nostalgiques, mais amnésiques, penchant constamment entre une réalité morne qu’elles désirent fuir et cette nuit désirée à laquelle elles ne peuvent accéder. Le fait qu’elles demeureront pour toujours adolescentes laisse également sous-entendre que, même dans notre réalité, elles ne connaîtront jamais d’épanouissement sexuel. Elles n’ont donc que leurs jeux nocturnes auxquels s’agripper sans jamais pouvoir en profiter pleinement. La façon à laquelle Jean Rollin filme ses actrices est également révélatrice. Contrairement à Robbe-Grillet qui inclut dans ses œuvres filmiques et romanesques des jeunes femmes s’adonnant à des jeux érotiques d’une intensité parfois choquante, pensons à l’exemple extrême de Un roman sentimental, Rollin ne démontre aucun signe de perversité ou de volonté de transgression dans cette exposition de corps de jeunes adultes. En faisant ainsi preuve de pudeur et de chasteté, le cinéaste ne fait qu’éveiller les désirs, laissant sous-entendre qu’une jouissance concrète échappe lors de l’expérience du visionnement d’un film puisque ce qui est donné à voir a le même état qu’un phantasme venant hanter nos rêves comme un succube.
On ne peut évidemment pas ici parler de pornographie, Rollin a d’ailleurs très rarement représenté le passage à l’acte dans ses films, mais plutôt d’un érotisme de la frustration. Le vampire est donc un symbole de cette impossibilité de connaître l’extase de nos désirs inconscients. Fantasmer sur un vampire, fantasmer d’être un vampire est en soit une impasse. Une fois le film terminé, nous nous retrouvons comme Henriette et Louise, seuls et dans l’illusion perdue de retrouver éventuellement le monde impossible des phantasmes.
Deleuze, Gilles. 1985. Cinéma 2 : L’image-temps. Paris : Minuit, Coll. « Critique », 384 p.
Françaix, Pascal. 1996. « Jean Rollin, toujours unique! » Imagine…, vol. XVIII, n.1 (décembre).
Françaix, Pascal. 2002. Jean Rollin, cinéaste écrivain. Paris : Éditions Films ABC.
Laperrière, Simon. 2010. « Cinematic Nostalgia and Blue Nights : On Jean Rollin’s Two Orphan Vampires » Offscreen. Vol. 14, no 1 (Février).
Rollin, Jean. 2008. Moteur Coupez! Mémoires d’un cinéaste singulier. Paris : Edite, 490 p.
Laperrière, Simon (2012). « Pudeur et chasteté dans l’érotisme de Jean Rollin ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/pudeur-et-chastete-dans-lerotisme-de-jean-rollin], consulté le 2024-12-11.