Au début des années 90, le cinéma d’horreur connaît une phase de transition qui s’étalera sur une période d’environ cinq ans. Après une période florissante, l’intérêt du public pour le genre diminue, en témoigne le mutisme auquel sont condamnées les grandes franchises américaines des années 80 comme Friday the 13th et A Nightmare on Elm Street. En effet, après une période où est produit chaque année un nouvel épisode mettant en vedette Jason et Freddy, ces séries disparaissent complètement de nos écrans. Nous assistons donc à un essoufflement du film d’épouvante et il faudra attendre l’arrivée vers le milieu des années 90 d’une période post-maniériste, avec en chef de file Scream de Wes Craven, pour qu’il connaisse une renaissance qui sera cependant marquée par une relecture fortement autoréférentielle de sa mémoire et de ses mécanismes.
Entre-temps, les amateurs de cinéma d’horreur vont se tourner vers de nouveaux horizons afin d’assouvir leur passion. Plusieurs cinéphiles s’initieront aux productions internationales en allant vers les filmographies de réalisateurs comme Dario Argento, Lucio Fulci, Jess Franco et Jean Rollin. D’autres manifesteront un regain d’intérêt pour un sous-genre de l’épouvante mis en veilleuse au tournant des années 80 avec la popularité grandissante du slasher. Je me réfère ici au cinéma d’exploitation, soit des œuvres axées sur la monstration du sexe et, surtout, de la violence, celle communément appelée le gore. Seront alors revus les grands incontournables comme Cannibal Holocaust, Last House on the Left et, curieusement, Salo et les 120 jours de Sodom de Pasolini. Figureront également à ce corpus plusieurs titres oubliés par l’Histoire officielle du cinéma comme Thriller: A Cruel Picture, mais également un courant de films contemporains produits et distribués en dehors des réseaux officiels. Se méritant le qualificatif de cinéma underground dans les cercles d’amateurs, ces œuvres réalisées avec un petit budget vont se donner comme mission de pousser à leur extrême les limites de la représentation cinématographique de la violence et du sexe. En raison de la censure ou de distributeurs frileux à l’idée d’être associés à du matériel audiovisuel que l’on pourrait qualifié d’obscène, ces films sont bien souvent disponibles uniquement sur des sites Web spécialisés où l’on obtient à un prix exorbitant une vidéocassette de mauvaise qualité, une condition qui va néanmoins accentuer l’aura de l’interdit s’émanant de ces titres promettant une transgression des tabous. C’est dans ce contexte que sera découverte en Amérique du Nord la série de moyens métrages Guinea Pig dont nous verrons les deux premiers épisodes ce soir.
Dans son excellent ouvrage Fantômes du cinéma japonais, Stéphane du Mesnildot nous informe que les Guinea Pigs prennent d’assaut les écrans alors que le film d’horreur nippon connaît une certaine renaissance dans les années 80. Délaissant les histoires de revenants, il se tourne vers une légende urbaine persistante qui s’avère intimement associée à une spécificité cinématographique. Selon un article d’André Bazin intitulé «Morts tous les après-midi» (1998: 367-373), le cinéma demeure le seul médium apte à donner à voir le passage entre la vie à la mort. On ne pourrait penser à meilleur exemple pour confirmer cette thèse que les snuff movies, ces films clandestins qui mettraient en scène de véritables meurtres et dont on ne possède, encore aujourd’hui, aucune preuve concrète de leur existence. Les hypothèses et les spéculations entourant la production des snuff aura grandement inspiré le cinéma d’horreur en devenant le sujet de films comme Videodrome de David Cronenberg ainsi que le sulfureux Emanuelle en Amérique de Joe d’Amato. Guinea Pig poussera cependant la représentation des snuffs au cinéma à une nouvelle échelle. Alors que les œuvres tout juste mentionnées racontent un récit au cours duquel un snuff est montré au spectateur par l’entremise d’une projection prenant lieu dans un univers diégétique, les productions japonaises se débarrassent de cette frontière narrative afin de se rapprocher encore plus de l’objet fantasmé. La série Guinea Pig propose donc la simulation d’un visionnement d’un véritable snuff movie. Comme l’indiquent David Slater et David Kerekes dans Killing for Culture. An Illustrated History of Death Film from Mondo to Snuff à propos du second épisode: «Guinea Pig 2 follows all the traditionnal motifs of what a snuff film should look like. That is, the setting is confined to the one room […]; the victim is bound and helpless; it looks chepa; the quality is invariably poor. (230-231)»
Ajoutons à cette description la présence de récits minimalistes se limitant à une simple mise en contexte, d’une réappropriation de codes du cinéma documentaire apportant à ces films une qualité réaliste et d’une pornographie de la violence discernable par un emploi de gros plans sur le corps de la victime se faisant démembrer. Notons également l’usage de la vidéo plutôt que la pellicule qui sert ici deux causes. D’abord, de maintenir un souci de réalisme (il serait improbable pour des raisons économiques qu’un snuff soit tourné dans les années 80 sur pellicule), ensuite, parce que la vidéo renvoie à une représentation objective, documentaire, de la réalité.
On sait, nous dit Alain Bergala, que le regard vidéo le plus ordinaire, celui des caméras de quai de métro par exemple, est un regard sans accoutumance, hors de tout échange intersubjectif, un regard de machine. […] L’image vidéo est toujours une image froide, décomposée-déccomposante, la meilleure image sans doute pour tenir à distance l’altérité, les fous […] ou les monstres, mais certainement pas pour les comprendre ou les aimer, simplement pour les voir vraiment, sans empathie, dans leur irréductible étrangeté. (1999: 35-36)
C’est une mort froide que le snuff donnerait à voir, une dénuée de symbolisme, du type que les Guinea Pig tente de recréer.
Cependant, contrairement à la trilogie américaine August Underground qui propose également une simulation de snuff movies, la série Guinea Pig ne se revendique pas d’une authenticité en tentant de brouiller les pistes entre réalité et fiction. Les deux premiers épisodes de la série soir comportent des génériques de clôture qui, évidemment, démentissent ce que sont à la base des simulacres. Par contre, Guinea Pig 2: Flower of Flesh and Blood constitue un cas intéressant de ce que Samuel Archibald qualifie de faux document, soit «[…] un texte qui, à travers différentes stratégies éditoriales ou discursives, tente de déguiser, à un quelconque degré, sa qualité de récit de fiction sous les oripeaux du document historique ou factuel (2009: 278)», dans la mesure où l’objet filmique assume son statut de faux document tout en renvoyant à un snuff film qui existerait bel et bien. Comme l’indiquent les intertitres en ouverture du moyen métrage, ce que nous nous apprêtons à voir serait le remake d’un traumatisant film super-8 qu’aurait visionné le réalisateur et Hideshi Hino. «L’idée, selon du Mesnildot, de ne pas donner à voir l’original, mais son remake est une brillante façon de mettre en scène la rumeur. (2011: 48)», mais aussi de situer nous, spectateurs, dans une zone de confort où l’horreur du véritable snuff est accessible, mais de façon détournée. Cette reconstitution nous déculpabilise tout en nous permettant de profiter de cette mort à l’écran à titre de spectacle esthétique et érotique. Subversive, la protection de Guinea Pig 2 renvoie à la comparaison proposée par Kracauer (1997: 306) du cinéma au Miroir de la Méduse puisqu’il nous permettrait de contempler indirectement une réalité insoutenable.
Le scandale plane toujours autour du cinéma (de l’)extrême et Guinea Pig ne fait pas exception à la règle. En 1991, la police américaine est alertée par un individu persuadé d’avoir mis la main sur un snuff film. Cet homme, qui sera nul autre que notre ami Charlie Sheen, avait en fait visionné Flower of Flesh and Blood. La réaction de l’acteur démontre la persistance de la croyance ironiquement aveugle aux snuff movies que le cinéma réussit de maintenir par l’entremise de diverses représentations. Guinea Pig pointe donc vers une possibilité cinématographique, mais également une possibilité humaine puisqu’au fond de nous, nous savons que l’homme s’avère capable de produire une chose aussi perverse et cruelle que le snuff movie.
ARCHIBALD, Samuel. 2009. Le texte et la technique. La lecture à l’heure des médias numérique. Montréal: Le Quartanier (coll. «Erres Essais»), 312 p.
BAZIN, André,. 1998. «Mort tous les après-midi» In Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague. Paris: Cahiers du cinéma (coll. «Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma») 1998, 376 p.
BERGALA, Alain. 1999. Nul mieux que Godard. Paris: Cahiers du cinéma (coll. «Essais»), 256 p.
DU MESNILDOT, Stéphane. 2011. Fantômes du cinéma japonais. Les métamorphoses de Sadako. Pertuis: Rouge profond (coll. «Raccords»), 223 p.
KEREKES, David et David SLATER. 1993. Killing for Culture. An Illustrated History of Death Film from Mondo to Snuff. Londres: Annihilation Press, 353 p.
KRACAUER, Siegfried, 1997. Theory of Film. The Redemption of Physical Reality. Princeton: Princeton University Press, 364 p.
Laperrière, Simon (2012). « Présentation de «Guinea Pig: The Devil’s Experiment» et «Guinea Pig 2: Flower of Flesh and Blood» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/presentation-de-guinea-pig-the-devils-experiment-et-guinea-pig-2-flower-of-flesh-and-blood], consulté le 2024-12-21.