Plutôt que des œuvres, il survient parfois que des individus deviennent objets de culte. Qu’ils soient les auteurs de leur propre cinéma ou simplement participants d’une filmographie plus diversifiée– c’est le cas des acteurs, notamment– ces figures doivent malgré tout, pour passer d’artisans du cinéma à des images mythiques de cet univers, construire à travers leur parcours, de film en film, une image cohérente d’elles-mêmes sur laquelle pourra se fixer l’attention des cultistes. Cette image, c’est la persona, la représentation de soi qui émerge, dans ce cas-ci, des films.
Dans le but de voir de quelle manière apparaît et se consolide une persona culte, nous étudierons le cas d’un acteur et d’un auteur– qui apparaît aussi beaucoup dans son œuvre– qui ont fait ou font encore l’objet de cultes majeurs: Humphrey Bogart et Woody Allen.
Dans le but de circonscrire l’analyse, nous nous concentrerons principalement, dans le cas du premier, à l’image qu’il projette de lui à travers son rôle dans un film lui-même culte, Casablanca. Dans le cas du second, nous nous pencherons tout particulièrement sur le cas d’un de ses premiers films, Play it again, Sam. Ce film est tout particulièrement intéressant pour nous en ce qu’il met en interaction le personnage d’Allan Felix, joué par Allen, et le fantôme de Bogart. Par ailleurs, vu la thématique centrale de Play it again, Sam, nous avons choisi, comme point de départ pour l’analyse des personas de Bogart et d’Allen, la question de la masculinité, que chacun a participé à définir à sa manière. Nous terminerons le tout par une étude plus spécifique des cultes entourant les deux personnalités, et des liens entre ceux-ci et la persona masculine de chacun.
Bogart, de par son statut d’artisan– et plus particulièrement, d’artisan culte– du cinéma, donc de la culture au sens large du terme, se situe du côté de ceux qui construisent le social et ses codes. Objet d’adoration, il jouit d’une autorité morale et «[t]hrough what film theorist Christian Metz called the “secondary identification” that occurs between a viewer an a screen ideal, Humphrey Bogart has become an image-ideal of masculinity par excellence. He redefined masculinity in film» (Highet: 763) et également dans l’imaginaire collectif dont il est l’une des figures majeures.
Il importe de positionner d’abord Casablanca dans le processus de structuration de l’image de Bogart et de montrer comment ce film contribue à faire de Bogart, plus qu’un simple individu idéal, un mâle idéal. Casablanca survient dans la filmographie de Bogart à un moment charnière, et ce, à deux points de vue. C’est grâce à ce film culte que l’acteur atteindra véritablement le statut de star, et c’est lui qui marquera plus que tout autre sa carrière, en devenant comme un symbole, un emblème synthétique de toute une filmographie. Un homme tel que Rick Blaine peut donc être considéré comme représentatif d’une masculinité à plusieurs facettes, comme l’élément unificateur d’une identité autrement multiple. C’est que, comme le démontre Harry Izmirlian, on peut dénoter une progression dans la nature générale des rôles assumés par Bogart au fil de sa carrière, rôles qui vont des vilains les plus radicalement cyniques, dans un premier temps, aux héros patriotes unilatéralement louables des derniers films (Izmirlian: 22). Dans cette identité évolutive, Casablanca marque un jalon majeur, celui où Bogart, sous les traits de Blaine, effectue concrètement ce passage de la fermeté vers une certaine sensibilité, de la fermeture vers une révélation partielle de sa bonté intérieure: Casablanca «is a pivotal film. […] It presents a persona which looks back to [previous films] and prefigures subsequent roles […] in terms of the same character trait» (Izmirlian: 26). Le terme de persona mentionné par Izmirlian est fondamental: il sous-tend que ce n’est plus simplement Rick Blaine qui constitue le modèle masculin que nous étudions ici, mais bien un Bogart plus général tel qu’il se construit à travers une représentation de lui dont chacune de ses œuvres participe, et dont Casablanca n’est qu’un symbole plus éloquent qu’un autre. Se répondant les uns aux autres, les personnages de Bogart, quoique que contradictoires en apparences, trouvent dans l’acteur qui les incarne un élément unificateur qui les réunit tous dans une persona singulière: l’image bogartienne qui émerge de ce rapport dialectique entre les œuvres constitue donc une synthèse complexe et nuancée de toute une gamme d’identités qui ne font plus qu’une (26). C’est cette persona qui apparaît à Felix dans Play it again, Sam, un ectoplasme de Bogart qui, sans être ni Rick Blaine ni Sam Spade, n’est pas simplement l’acteur qui incarne ces personnages, mais bien l’acteur qu’incarnent ces personnages.
Pour comprendre en quoi cette image bogartienne– que l’on étudiera tout de même ici à travers Blaine, pour les raisons évoquées plus tôt– a pu avoir suffisamment d’impact sur l’idée de virilité au point d’émerger à nouveau dans l’histoire du cinéma spécifiquement pour traiter de cette question avec le personnage d’Allen, Highet apporte un point important en soulignant une série d’éléments dans l’intrigue de Casablanca, qu’il rattache aux grands moments du développement de l’identité masculine chez l’individu: «it seems to be a point-by-point narrative of the coming-into-being of the male subject», affirme-t-il (Highet: 763)1. Ce sujet mâle, qui se construit à travers l’évolution de Rick Blaine comme celle de la persona bogartienne, n’est pas unidimensionnel, on l’a vu. Il s’agit bien plutôt d’un homme contradictoire, fait d’un «mélange de dureté et d’une séduisante vulnérabilité» (Coe: 8), «a character who, while ostensibly callous, is never malicious nor cruel. Thus he exhibits kindness, generosity and the essential ingredient without which audience empathy is not manifest, [namely] the ability to feel» (Izmirlian: 21). C’est dire que, à l’intérieur même de l’image extérieure que projette Bogart de lui-même via ses personnages, l’acteur réussit à créer– chez Rick Blaine, par exemple– une seconde distinction intériorité-extériorité, la première étant faite de sentiments forts, francs et troubles, la seconde constituant une carapace qui modère et dissimule cette intériorité trop peu virile– quoique cruciale dans la redéfinition de la masculinité à laquelle procède la persona de Bogart. Mais cette image-ideal qui semble vouloir réunir les exigences de l’apparence et une certaine vérité dans le rapport aux sentiments construit malgré tout une masculinité normative dont ressortent certaines caractéristiques majeures. Il y a bien sûr le physique plus qu’avantageux, très découpé, de l’acteur, ainsi que l’héroïsme de ses personnages, qui «exhibit a resourcefulness and capability that inspires confidence and impressiveness, if not trust» (Izmirlian: 24). Notons que la confiance que peut accorder le spectateur à un personnage de Bogart n’est possible que dans la mesure où il identifie ce personnage à la persona bogartienne, dont il a une «connaissance» préalable. La virilité de Bogart s’appuie donc sur un ensemble d’exploits hors du commun, une capacité à vaincre et à survivre film après film– après tout, même en trouvant la mort à la fin d’une œuvre, il sera de retour au début de la suivante. Il faut ajouter à cela la rudesse qu’affiche Bogart, surtout dans les premières œuvres, mais aussi chez Rick Blaine– «I stick my neck out for nobody!»–, ce cynisme ironique et destructeur qui protège l’homme des engagements émotionnels trop forts, qui le place à distance de lui-même et du monde, comme au-delà de celui-ci, en position de juger de la médiocrité des choses sans en souffrir et, surtout, sans s’y frotter. Le langage devient donc une arme importante, notamment pour Blaine, dont de nombreuses répliques sont purement et simplement devenues parmi les plus marquantes de l’histoire du cinéma. Nous reviendrons plus tard sur le langage comme source de pouvoir dans l’étude de l’homme allénien, où il est fondamental. C’est une attitude ironique, donc, qui fait tout le style, le prestige de Blaine et de la persona bogartienne (Izmirlian: 26), posture qui repose avant tout sur la distanciation de l’homme et du monde, une indépendance du premier par rapport au second. Une forte individualité s’affirme au-delà des aléas de l’existence et prime sur ceux-ci, de la même manière que la personnalité de Bogart semble se fixer sur tous ses rôles au-delà de leurs différences majeures (Izmirlian: 27): ainsi se fonde une figure marquée par l’individualisme2– «The only cause I’m interested in is myself.»–, voire par un certain stoïcisme (Highet: 773). La dernière séquence de Casablanca, qu’Highet considère comme la plus influente de tout le cinéma américain (Highet: 761), éclaire bien la complexité de la puissance à la Bogart. Devant l’impossibilité de conserver noblement l’amour d’Ilsa, Rick trouve encore le moyen de faire de l’échec un événement fondateur de sa noblesse et de sa loyauté, et cultive une grandeur d’âme qui passera par le sacrifice de soi au nom d’une cause plus grande, certes, mais qui lui permet surtout de retrouver la dignité perdue avec l’objet de son désir: «[i]nstead of constellating their egos around women, [Rick and Louis] will strive […] to become masculine ideals around the phallic signifier; to be completed in this realm is to become the being-for-death» (Highet: 771). Ainsi, même dans la révélation de soi, dans l’échec et même dans la mort, l’homme bogartien triomphe de la faiblesse en acquérant une puissance symbolique, celle du langage ou de la bravoure.
Allan Felix hérite du modèle de genre fondé par son prédécesseur et, confronté à la rigidité et la grandeur de celui-ci, constate son incapacité à s’y conformer en même temps que l’incompatibilité d’une formule issue du passé avec les réalités et consciences de l’époque. De toute évidence, le physique allénien ne correspond en rien à une virilité normative– il est petit, maigre, pas particulièrement joli–, en plus d’être coiffé de cette mythique paire de lunettes qui achève de cantonner celui qui la porte dans le camp des intellos, des nerds, catégorie a priori tout ce qu’il y a de plus éloigné de la virilité telle qu’incarnée par Bogart, homme d’action s’il en est. La maladresse qui s’ajoute à cela– dans Play it again, Sam tout particulièrement, mais aussi dans une bonne partie de la filmographie d’Allen– souligne à grands traits l’incapacité du personnage à incarner celui qu’on le presse d’être, à répondre aux attentes du Bogart qui veille par-dessus son épaule, voire à habiter le monde. Mais, parce que c’est par le biais du rire qu’Allen porte à l’écran la confrontation du genre et de l’individu, il faut voir plus que l’échec d’un Felix maladroit: il faut voir, fondamentalement, l’inadéquation du modèle et du modelé (Mathijs et Sexton: 225), sans qu’il faille accuser seulement le second. Gilles Menegaldo relève, dans les premiers films d’Allen, un constant recours des personnages masculins à une image-ideal de la virilité, recours toujours traité avec humour et dérision (Menegaldo: 148), ce qui contribue à garder le spectateur à distance, autant du personnage que du but que se donne celui-ci. Dans le cas spécifique de la parodie de Bogart qui apparaît dans Play it again, Sam, on comprend aisément que la manière hyperbolique dont Allen représente l’acteur culte participe de sa décrédibilisation et souligne à grands traits ses défauts: «il tourne en dérision les modèles masculins héroïques en jouant de la caricature, de la parodie […] et en donnant une image ridicule, grotesque, de la masculinité classique» (Menegaldo: 157).
Étudions plus avant les implications de l’usage de l’intertextualité parodique dans Play it again, Sam. Ce procédé, par ailleurs courant dans le corpus culte, favorise la déconstruction des modèles référencés en ce que ce type d’intertexte «does often entail an evaluative stance towards the material being referred to, as it generally involves mockery» (Mathijs et Sexton: 225). La critique d’Allen quant au modèle bogartien qui incarne cette masculinité se fait sur deux plans. D’un côté, il souligne le danger d’un idéal illusoire et trop rigide; de l’autre, il attaque spécifiquement certaines caractéristiques propres à la virilité telle que définie par Bogart. Le désir excessif de Felix de se conformer à l’image qu’il se fait de Bogart, excès critiqué à plusieurs reprises par le personnage de Linda, et qui se présente rapidement comme le ressort comique principal de Play it again, Sam, constitue le premier danger souligné par Allen. C’est que Felix menace à tout moment de se perdre dans cette quête quichottesque de confondre réalité et fiction pour disparaître dans la seconde (Marquis: 177), sacrifiant son identité et son existence par admiration pour un modèle qui n’est, en vérité, pas homme, mais pure persona. C’est là la leçon principale du film d’Allen et sa véritable contribution à la déconstruction du genre: rappeler que tout modèle générique n’est qu’un savant amalgame d’images et d’illusions, qu’il faut à tout prix savoir distinguer du réel. L’artiste parvient à ses fins, dans ce cas, par l’usage d’une ironie et d’une réflexivité fortes, ce qui rompt abruptement le charme de son film et du mythe bogartien, permettant de mieux comprendre ceux-ci en développant une distance critique (Mathijs et Sexton: 232). Par ailleurs, il faut voir comment Allen s’attache aussi à rejeter le modèle incarné par Bogart pour ce qu’il est, pour ses travers propres: ce faisant, il cherche à remettre à jour le texte– ou l’homme– référencé dans Play it again, Sam en reformulant à sa manière l’héritage de Casablanca et de Bogart. C’est donc une réactualisation au sens fort du terme que permet le rapport intertextuel qu’Allen construit entre son œuvre et ce qui la précède. Les termes employés par Mathieu Saladin à propos de la chanson-thème de Casablanca, rejouée inlassablement par Sam, s’appliquent aussi bien à la reprise que fait Allen de la persona bogartienne: il s’agit véritablement de «rejouer ce qui fut et ce qui n’est plus, projetant dans le présent un passé réinterprété selon des exigences et intérêts immédiats» (Saladin: 8). On peut nommer, parmi les traits de Bogart qu’Allen refuse, une misogynie qu’il s’assure de caricaturer pour la discréditer, témoignant ainsi de la conscience qu’il a de la montée du féminisme et de l’évolution qui doit avoir lieu dans la représentation des femmes en art comme dans la vie.
Mais Allen ne se contente pas, loin de là, de rejeter la masculinité classique, et il propose sa propre version du mâle. Highet note que l’efficacité de l’humour de Play it again, Sam tient entre autres en ce qu’il suggère une intériorité troublée– paniquée, même, par moment– chez Felix, qui soit tout autre que ce qu’il tente de laisser voir, une intériorité complexe faite de tensions et d’incertitudes (Highet : 37). C’est que se dessine déjà l’homme qui verra le jour au fil de l’intrigue, un homme qui incarne, d’une certaine manière, l’idéal masculin allénien. L’artiste construit, à travers le personnage de Felix, une figure qui se veut plus honnête, qui assume ses doutes et ses angoisses, la nature trouble, indéfinie de son identité, toutes choses qu’enfouissait en lui-même l’homme bogartien: «[i]n contrast to the classic Bogart myth of American manhood, Allen’s hero finds love and identity by revealing rather than repressing pain, fear, and dependence» (Highet: 37). Précisons que c’est le langage qui fournit à l’homme allénien les outils nécessaires à une révélation de soi qui puisse en même temps être garante d’une certaine réussite, d’une certaine puissance. Si ce type de mâle n’a pas les muscles que l’on s’attend à trouver chez un homme fort, il n’en est pas moins un de ceux-ci, celui qui «[compense] son infériorité physique par une logorrhée dévastatrice» lui assurant d’avoir toujours le dernier mot (Brisset: 2011). Qui plus est, en plus de construire un personnage plus transparent et d’assurer la présence dominante de celui-ci en toute situation, le flot de paroles que déverse Felix– comme la majorité des personnages incarnés par Allen– a l’heur d’être truffé d’un humour ironique qui, tout en relâchant les tensions internes du personnage par l’autodérision, lui permet aussi d’attaquer en douce, de déconstruire ce qui l’opprime: c’est ainsi un humour «libérateur, mais amer» (Victor Malka, cité dans Brisset: 2011) qui constitue l’arme la plus efficace du nouveau mâle allénien. L’image de la blague comme arme est d’ailleurs présente chez Highet, pour qui, «wheter it is Bogart standing on the tarmac with a gun or Allen in a close-up telling a joke, what is finally affirmed is […] the becoming of an image, the pursuit of a masculine ideal» (Highet: 773).
Le vocabulaire que choisit ici Highet est loin d’être innocent, et permet d’ouvrir la réflexion sur une dernière perspective, d’un intérêt certain. Allen, s’il cherche à se défaire d’une image de la masculinité qu’il juge surannée, n’en défend pas moins une qui soit calquée sur un modèle finalement assez semblable dont il ne manipule, au final, que l’articulation extérieure. Allen, volontairement ou non, participe à l’instauration d’une image-ideal auquel l’homme contemporain, d’une façon ou d’une autre, continue de devoir se référer. C’est encore une fois un homme dont on demande qu’il soit fort, tant et si bien qu’il finit par se murer dans une représentation de lui qui continuera de primer sur une certaine honnêteté et sur la réalisation de désirs qui devraient pourtant précéder celui de la masculinité. Cet homme qui doit se montrer prompt au sacrifice au point de laisser de côté l’amour, cet homme qui reste seul au nom d’une image de lui-même, qu’il se nomme Rick Blaine ou Allan Felix, incarne bien le point commun central aux deux idéaux masculins discutés ici. Voilà comment s’achève la quête de soi de Felix, dans Play it again, Sam: dans la reprise mot pour mot du grandiose sacrifice de Bogart, dans l’acceptation, voire la revendication de la solitude assumée comme fondatrice d’une image-ideal qui traverse les âges, où le symbolique triomphe du désir véritable. C’est ainsi que l’on peut dire que «[t]here is, in a sense, no distinction between the masculine ideal in Allen’s film and in Casablanca. However much they differ from films of 1940s, Allen’s films begin with a man alone and end with a man alone» (Highet: 773). Ce n’est donc pas innocemment que la persona masculine choisie par Allen pour incarner la virilité classique soit celle de Bogart. Non seulement celle-ci est-elle d’une importance capitale dans l’histoire de la masculinité et de sa représentation, mais elle a aussi l’heur d’être une incarnation complexe de l’idéal mâle: la dualité de la persona bogartienne, qui entremêle fragilité et puissance, correspond au projet allénien, qui peut jouer sur la sensibilité enfouie de Bogart pour faire émerger au grand jour celle de son personnage, et trouver dans la virilité plus subtile du langage– prédominante chez Rick Blaine, par exemple– une source sur laquelle appuyer l’élément central de l’identité masculine allénienne. Plus généralement, la nature ambivalente, contrastée de la masculinité fondée par Bogart permet à Allen de développer un rapport intertextuel qui ne devienne ni un simple refus des textes cités ni un hommage aveugle à ceux-ci:
It certainly seems significant that this film chooses Bogart, as opposed to any other classical Hollywood icon, to serve as its specific touchstone for negotiating the connection between contemporary reality and the classical Hollywood past. In fact, the Bogart persona may well represent a uniquely appropriate image by which to suggest the sort of complex and multifaceted relationship between the contemporary world and the ostensibly lost past that the film takes as its major subject (Marquis: 181).
En s’inspirant des divisions thématiques proposées par Mathijs et Sexton dans leur Cult Cinema, il faudrait analyser le phénomène Bogart sous l’angle du vedettariat culte (un chapitre entier est consacré au phénomène du «Cult Stardom»: 76-85). Eux-mêmes définissent Bogart comme «one of the most notable mainstream stars who also enjoys cult status.» (Mathijs et Sexton: 77). L’un des facteurs prédominants de cette cultification de Bogart, intimement lié à la définition de la masculinité élaborée plus haut, est l’individualisme accolé par le spectatorat à la persona forgée tout au long de sa carrière. Pour un homme évoluant au sein d’une machine comme celle qu’est Hollywood, la conservation d’une identité forte joue un rôle prédominant dans la création d’un culte. Si on peut dire, comme Coe, que «le paradoxe veut […] qu’un personnage qui a toujours suscité l’admiration du public pour son individualisme sans concession ait dû son existence au média le plus collectif qui soit» (Coe: 8), il faut comprendre que c’est justement de ce paradoxe que naît l’image exacerbée de l’homme stoïque et indépendant, image qui va au-delà des personnages de Bogart pour s’étendre jusqu’à sa persona, son identité présumée. C’est une telle persona qui est objet de culte, culte qui se comprend d’autant mieux dès que l’on sait que la capacité à rester libre, à rester soi au sein du système hollywoodien constitue un élément récurrent chez les stars cultifiées (Mathijs et Sexton: 187). Parallèlement à cela, il faut voir aussi une certaine nostalgie dans la cultification de Bogart, nostalgie du système hollywoodien lui-même– aussi paradoxal que cela puisse paraître– et de l’icône qu’en est Bogart, indissociable malgré tout de ce système de production auquel on aime croire qu’il a refusé de se soumettre. Ainsi, on retrouve dans l’adieu prononcé par le réalisateur John Huston au décès de Bogart la mention du respect que ce dernier éprouvait pour le métier qu’il avait la chance d’exercer. «Lui-même ne se prit jamais trop au sérieux, mais son travail, énormément» (S.a.: 50), nous apprend Huston, rappelant par-là un élément caractéristique du culte de l’ère classique hollywoodienne, le regret d’un professionnalisme et d’une rigueur qui seraient aujourd’hui perdus.
Cette représentation d’un Bogart qui ne se prend pas trop au sérieux vient sans doute contredire l’idée d’un culte construit autour de l’individualisme de Bogart3, mais il faut voir là les fondements d’une autre caractéristique du cult stardom, celle de l’acteur qui semble à la fois ordinaire et extraordinaire, semblable au spectateur et maître d’un destin exceptionnel. La représentation de «Bogie» dans la presse de masse jouait amplement sur cette ambiguïté (Nachbar: 7), et permettait ainsi au public, de vénérer la persona Bogart comme un idéal qu’il devait et qu’il pouvait viser– sans pouvoir l’atteindre, bien entendu. La manière dont, sous le contrôle des studios, on publicisait Bogart, constitue un mélange indissociable de mensonges et de demi-vérités (Nachbar: 7) qui avaient pour but de renforcer la persona de Bogart telle que construite par le cinéma en le liant à ses personnages, pour renforcer encore le phénomène bien entamé par le rapport dialectique des œuvres entre elles. Ainsi, on s’assurait de décrire Bogart de façon à faire ressortir– à inventer– des caractéristiques qu’il aurait partagé avec ses personnages. Nachbar relève qu’à l’époque de Casablanca, les entrevues et reportages à propos de la star «stressed how Bogart’s personality and attitudes were essentially identical to those of his screen characters, especially Rick Blaine» (Nachbar: 8). Cette exagération et intrication de la persona avec l’individu «réel» ont tout pour favoriser l’émergence d’un culte (Mathijs et Sexton: 76, 84), tout particulièrement dans le cas de Bogart, dont Coe avance que la vie et l’œuvre étaient entremêlées, «peut-être plus inextricablement et plus confusément que chez toute autre star hollywoodienne» (Coe: 190). Bogart, plus qu’un simple humain, devenait plus grand que nature, il devenait un héros comme ceux qu’il incarnait. En même temps, dans les mêmes reportages, on s’assurait de révéler des détails du quotidien de la star dans lesquels pouvaient se reconnaître les lecteurs, grâce auxquels ils pouvaient s’imaginer connaître et comprendre leur Bogart, cet homme si semblable à eux, au fond. Avec Bogart, un pont semblait tendu entre l’ordinaire et l’extraordinaire.
Dernier élément qui favorise nettement l’apparition d’un culte, élément encore une fois basé sur l’existence de cette persona sous-tendant toute la filmographie bogartienne: la constance du jeu de Bogart, le peu de variations qui affectent son interprétation au fil des personnages qu’il incarne. Coe rappelle le registre limité de Bogart, et son insécurité à l’idée de jouer des rôles trop distincts les uns des autres (7), mais il ne faut pas voir cette caractéristique de l’acteur Bogart comme problématique. Bien plutôt, il faudrait reprendre le terme d’Izmirlian et dire avec lui que «[s]omehow, Bogart has succeeded in being Bogart in virtually all of his films» (Izmirlian: 27)4. En effet, comme l’expliquent Mathijs et Sexton, «cult actors often create formalist, rather than realist, portrayals. Thus, instead of “authentically” becoming lost in the characters that they are playing, they retain the tics and quirks that specialized audiences expect them to display» (Mathijs et Sexton: 83). Cette reconnaissance de l’acteur ajoute à la «connaissance» que le public a de sa vie privée pour permettre au spectateur de croire qu’il entretient une relation vraiment privilégiée avec la star, croyance favorisant encore une fois l’émergence du culte (Mathijs et Sexton: 85). Par ailleurs, on peut dire qu’un style de jeu auctorial comme celui de Bogart joue sur la perception du rôle de l’acteur au sein de la production de l’œuvre, au point qu’il puisse souvent en être considéré comme la figure principale (83)– un film de Bogart, dit-on et non pas simplement un film avec Bogart.
Cette idée permet de dresser le pont entre la figure de Bogart et celle d’Allen. Si celui-ci tient effectivement le premier rôle dans nombre de ses productions, il faut toutefois le voir, plutôt que comme une star culte, comme un auteur culte (Mathijs et Sexton: 67-75).
La figure de Woody Allen elle-même constitue un élément important, sinon l’élément central du culte qui lui est voué. Comme avec l’ambigu Bogart, c’est sur l’existence de contradictions qui soulèvent l’intérêt pour l’auteur et en font un être fortement singulier que s’appuie une bonne partie du processus de cultification. Si, encore une fois, on retrouve une intrication de la vie et de l’art d’Allen, ce n’est cependant plus parce que l’on confond aveuglément l’homme et sa persona, mais bien parce que l’on ne sait pas toujours où dresser la limite, bien qu’existante, entre le vrai et le faux. Le fait que l’homme joue dans ses propres films contribue grandement à la tentation de l’assimiler à sa persona cinématographique. D’abord, il existe une forte constance dans la nature des différents hommes qu’incarne Allen, lesquels, bien qu’ils soient distincts sur papier– la variation dans le nom et l’occupation, par exemple– sont toujours, finalement, cette même image de la masculinité que nous avons déjà décrite. Ajoutons à cela l’ambiguïté cultivée par le réalisateur, qui affirme son «refus de l’autobiographie et la nécessité de puiser dans son expérience personnelle, voire intime» (cité dans Brisset: 2011) pour créer personnages et situations, ainsi que la proximité entre le statut social récurrent de ses personnages et le sien propre (Menegaldo: 153)– juifs, new-yorkais, intellectuels ou artistes, etc.– et nous avons tout ce qu’il faut pour que l’amour du cinéma d’Allen se transforme en un culte pour l’homme lui-même: «the myth emerged as a complicated mixture of cinematic image, publicity, and self-serving biography. The terms myth and legend are especially appropriate for Allen because his story perpetuates precisely the kind of contradictions that true legends contain and continue» (Girgus: 23). Comme le souligne à juste titre Girgus, ce n’est sans doute pas tant la confusion entre Allen et ses avatars, entre Allen et sa persona qui fait le culte, mais la conscience de cette confusion et le désir de tirer au clair ce qui est loin de l’être5. Ce ne serait en aucun cas étranger au phénomène culte (Mathijs et Sexton: 173). Si cela s’oppose au cas de Bogart, dont le public aime à se convaincre qu’il le connaît réellement, il ne faut pas moins y voir un élément de proximité entre les deux cultes, dans la mesure où cet intérêt exacerbé pour la personne qui se cache derrière l’œuvre, le désir de faire tomber la persona pour «connaître» l’homme, cela fait du culte pour Allen un culte semblable à celui pour Bogart. Un tel intérêt pour un auteur est de toute façon assez rare pour que l’on puisse dire que, d’une façon ou d’une autre, Allen est une star comme l’était Bogart. Cela s’inscrit bien dans une logique de marchandisation de l’image, aspect commercial qui peut, dans ce cas-ci, favoriser la naissance d’un culte: «auteurism ha[s] become increasingly commodified, so that the director [is] increasingly becoming like a star» (Mathijs et Sexton: 73).
La notion de commercialisation de l’auteur peut permettre d’approfondir un autre aspect du culte allénien, et de le rapprocher une nouvelle fois de celui autour de Bogart. Si d’un côté Allen se veut discret, requiert l’anonymat et se tient loin des institutions hollywoodiennes– il préfère New York et s’en réclame–, tant dans la production de son œuvre que dans la promotion de celles-ci, il est loin d’être la figure la plus underground du cinéma américain. Il se situe à la fois, donc, dans la sphère des dominants et en dehors de celle-ci, dans la sienne propre, qui n’a rien à envier au jet-set de la côte Ouest. Il peut ainsi être rattaché à ce type d’auteur culte présenté par Mathijs et Sexton, qui «gain a reputation of individuality by working within, but at same time battling against, the system» (69). La notion d’individualité rappelle la figure bogartienne de l’indépendant, à la distinction près que, plutôt que de constituer une figure à part au sein d’un système, Allen est cette star bien particulière qui brille autant que bien d’autres, mais dans son coin de ciel à lui.
Le cas de Bogart montre clairement comment le culte mainstream, variation exacerbée du vedettariat classique, peut jouer un rôle primordial dans la création d’une conscience collective, et comment le phénomène Bogart a effectivement participé à créer une image puissante de la masculinité. Quant au cas d’Allen, son étude révèle bien comment une figure en apparence marginale, hors du cadre traditionnel– de la masculinité comme de l’univers cinématographique– peut en fait être beaucoup moins éloignée des modèles classiques qu’elle ne semble l’être, et perpétuer des codes et des procédés dont on croyait la voir se distancier.
La question qui survit à l’analyse, dès lors, est celle de la manière dont il faudra procéder, culturellement et artistiquement parlant pour, d’un côté, préserver à la fois des images complexes et pertinentes comme celles qu’ont pu proposer Bogart et Allen, et que le culte qui les entoure permet d’étudier en profondeur et, de l’autre, faire évoluer les consciences et la manière dont on communique avec celles-ci pour, peut-être, se libérer de codes qui ont une fâcheuse tendance à se répéter pour aller véritablement voir au-delà.
1. Highet se lance dans une analyse psychologique poussée du texte qu’est Casablanca, qu’il serait trop fastidieux d’étudier ici, mais qui a toute sa pertinence dans le cadre d’une démystification des origines et des caractéristiques propres au mâle tel que l’incarne Bogart. Cette idée d’un «coming-into-being» rappelle en effet cette idée d’une transition d’une identité préalable, non-achevée, vers une autre, plus forte, plus achevée.
2. Il faut entendre ce terme en son sens plus traditionnel, c’est-à-dire comme désignant une primauté de l’individu sur les pressions extérieures, et non pas dans sa douteuse acceptation contemporaine, qui associe individualisme et égocentrisme, voire narcissisme. Il faut par ailleurs admettre que Blaine, tel qu’il apparaît dans Casablanca avant sa rédemption, pourrait être taxé de cet égocentrisme, en ce qu’il se montre d’abord désintéressé totalement du sort d’autrui, ce qui évoluera sans que son aura en soit affectée négativement– bien au contraire.
3. Il ne faut pas non plus faire trop de cas de cette contradiction et comprendre que le culte peut se nourrir d’éléments contradictoires, non seulement parce que tous les cultistes ne se réfèrent pas aux mêmes éléments pour adorer l’homme, mais aussi, et surtout, parce qu’en tant qu’il est mythique, l’objet culte peut supporter des explications contradictoire sans perdre de sa crédibilité, tout au contraire.
4. La mise en italique est de nous.
5. On ne peut que mentionner les récents scandales entourant la vie privée d’Allen, qui nourrissent le mythe à la fois de leur côté sordide et de leur côté mystérieux, incertain.
CURTIZ, Michael, Casablanca, États-Unis, Warner Brothers, 1942, noir et blanc, 102 min.
ROSS, Herbert, Play it again, Sam, États-Unis, APJAC Productions, 1972, couleurs, 85 min.
COE, Jonathan. 1992. Humphrey Bogart, Paris: Éditions Plume, 192p.
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