Comme on peut le voir dans le tableau Temps d’antenne des partenaires commerciaux au retour d’une pause, le nombre de produits et de services associés à l’émission, le nombre d’occurrences des remerciements et le temps leur étant dédié à doublé depuis la version de 2013. Dans la nouvelle saison, l’insistance sur la participation des partenaires au sein de l’émission est significativement plus importante qu’elle ne l’était auparavant. Par ailleurs, la différence du temps alloué est encore plus grande entre la onzième saison et la première. Ces résultats exposent l’influence des produits consommés par les participants à l’intérieur de la téléréalité. De ce fait, il importe de considérer le rôle de l’animateur en tant qu’agent facilitateur des produits des partenaires commerciaux.
L’animateur d’OD Bali, Jay Du Temple, un humoriste de la relève, se fait le porte-parole des produits partenaires lors de certaines activités, surtout lors des partys. La manière avec laquelle Du Temple est habillé donne l’impression qu’il est un gourou et l’expression «Namasjay», répétée par tous les participants lorsque prononcés par celui-ci, soutient cette perception. Les produits promus le plus souvent par Du Temple sont les breuvages, qu’ils soient alcoolisés ou non. L’animateur y va même jusqu’à citer le slogan de certaines marques avant de laisser les participants du pantomime publicitaire faire la fête.
De plus, chaque semaine lors de l’émission d’élimination, une courte capsule d’une minute et demie est consacrée à la démonstration de la construction de la maison du couple gagnant. Chaque amorce de ce segment publicitaire est faite par l’animateur y allant d’une blague facile, mais respectueuse, sur la construction d’une maison. Prenons par exemple l’introduction du segment infopublicitaire de l’«Épisode 36»: «Les Industries Bonneville font des maisons avec des fenêtres de très grande qualité. Pis ça, c’est l’fun une maison avec des fenêtres, parce qu’une maison sans fenêtre, ça s’appelle une grotte.» (V Média, épisode 36, 56:52) Ce moment humoristique prépare le téléspectateur à se faire gaver d’une publicité des Industries Bonneville, et ce, directement au retour de la pause. Tel que l’indique Robert Guérin dans La publicité c’est le viol, «[l]a gaîté et la bonne humeur engendrent la sympathie et donnent à une marque la cote d’amour.» (Guérin, 1961: 238) J’irais même jusqu’à avancer que l’humour, dans un contexte publicitaire inséré à l’intérieur d’un contenu médiatique de divertissement, agit à titre de lubrifiant pour la stratégie marketing régissant cette émission de téléréalité.
Bien que l’animateur soit le porte-parole des produits partenaires, les participants de l’émission assument un rôle majeur dans la pantomime publicitaire.
Les acteurs de la pantomime publicitaire
François Jost, dans L’empire du loft, expliquait que, dans la production des téléréalités, «[u]ne dernière frontière s’est effacée, celle qui séparait le programme de la publicité: à présent, le programme est lui-même de la publicité.» (130) L’auteur parlait à ce moment de Star Academy et des alliances entre les compagnies de musique et de télévision. Ce propos s’applique aussi à Occupation Double dans sa version diffusée sur TVA, laquelle servait de tremplin à plusieurs produits offerts par le conglomérat Québecor: Internet haute vitesse de Vidéotron, réseauscontact.com, le magazine 7 jours, etc. De TVA à V Média, le placement de produit et la convergence dans Occupation Double a muté en une participation exagérée des concurrents à une pantomime publicitaire. Ma constatation est la suivante: la nouvelle mouture d’OD n’essaie même plus de camoufler la tendance publicitaire de cette émission et représente la «télé-marketing» (Jost, 2002) à l’aire des nouveaux médias.
Chaque semaine, un couple du jeu court la chance d’être sélectionné pour faire du tourisme dans un pays autre que l’Indonésie, où est filmée la majorité de l’émission. Ceux qui restent à Bali peuvent aussi gagner des activités de couple dans lesquelles ils font un tour guidé d’une région du pays. Il ne faut pas s’étonner du choix de cette structure d’émission par la production, attendu que le titre occupation double, étant la traduction littérale de double occupancy, est tiré de la terminologie de l’industrie touristique. Dans le chapitre «De l’animal touristique au touriste marchandise» du livre L’idiot du voyage, Jean-Didier Urbain expose que les touristes sont des marchandises. En effet, les voyages à itinéraire planifié démontreraient que ces individus ont été réifiés, chosifiés. (Urbain, 1991: 42) Cette réification de l’individu est notable dans Occupation Double, puisque les concurrents sont soumis à l’équipe de production et à la planification des activités offertes durant la totalité de leur séjour, que ce soit à Bali ou ailleurs. Les commentaires en voix off accentuent l’impression d’assister à une longue publicité proposant un forfait touristique:
Alexandra S. – On est arrivé sur la place du resort, pis c’était juste incroyable. J’ai jamais vu aucun autre resort comme ça dans ma vie. […]
Adamo – Tout était parfait. La belle vue, la belle piscine, cette femme extraordinaire. J’étais relax, j’étais bien. Bienvenue en Thaïlande, bienvenue en Thaïlande. C’est quand même assez impressionnant.
Alexandra S. – Adamo ouvre le Bulles de nuit. On se sert un verre chacun, pis après la journée qu’on avait eue. C’tait juste notre moment. On pouvait apprécier, s’asseoir. (V Média, Épisode 41, 08:18)
Les concurrents participent activement à la présentation des produits de la même façon que les acteurs d’annonces publicitaires ou le vrai monde que l’on retrouve dans certaines publicités. Les producteurs et leurs partenaires en viennent à proposer un habitus de consommation à travers l’utilisation que font les concurrents de tout ce qui leur est offert. Les produits proposés ne sont pas locaux aux différents endroits visités. Ce sont tous des marchandises ou services proposés au Québec qui sont consommés par les concurrents d’Occupation Double.
À la différence des spots publicitaires qui s’inspiraient des éléments de la téléréalité pour profiter de la forte «relation sémantique entre le monde du programme et le sponsor» (Jost: 116), c’est maintenant à la téléréalité d’emprunter les codes esthétiques de la publicité. Occupation Double comprend des ralentis des participants se promenant sur la plage avec les vêtements fournis par les partenaires ou buvant une des boissons alcoolisées choisies par la production pour bien cadrer avec l’activité en cours. Le mimosa de la compagnie Bulles de nuit au déjeuner piscine, des Poppers ou des Guru pour le party-piscine de l’après-midi, et, pour finir la soirée, du mousseux Bulles de nuit. Bon nombre de séquences d’introduction aux maints partys sont même accompagnés d’une musique s’accordant avec le montage des images, procédé souvent employé dans l’esthétique publicitaire et dans les vidéo-clips.
D’un point de vue diégétique, les activités proposées aux participants, chacune sous le signe d’un des partenaires de l’émission, servent à faire avancer l’intrigue du jeu en obligeant les concurrents à être en groupe, mais d’un point de vue marketing, ceux-ci deviennent un focus group. Non pas que les concurrents représentent un échantillon représentatif de la société dans son ensemble, ceux-ci sont plutôt «une image conforme à celle que nous montre la publicité» (Jost: 115) lorsque celle-ci met en scène du vrai monde testant ses produits.
La caméra agit ainsi comme un miroir sans tain et les téléspectateurs ont accès aux réactions des participants alors qu’ils goûtent aux boissons ou lorsque ceux-ci choisissent leurs vêtements parmi ceux proposés par la production. C’est le cas d’une activité durant l’«Épisode 43», où trois finalistes du côté des hommes doivent sélectionner un ensemble pour la finaliste avec laquelle ils sont en couple. Cet exercice est supervisé par la gagnante de la neuvième saison d’Occupation Double, laquelle est aussi la propriétaire de la marque de vêtements habillant les candidates d’OD BALI. Ces commentaires sur la présence de sa marque dans cette nouvelle saison se font sur des images des épisodes précédents et de l’activité en cours:
Chaque fois que je vois les filles à la télé et qu’on la voit en tant qu’équipe chez Womance, on est très très contentes. C’est sûr qu’au début, nous on savait pas à quoi les filles allaient ressembler quand on a envoyé les vêtements, mais je trouve qu’elle le porte bien, elle le porte avec classe. Ça représente vraiment le côté boho et le côté Womance de la compagnie. (V Média, Épisode 43, 05:58)
Que la propriétaire d’un des partenaires commerciaux soit présente à l’intérieur de l’émission renforce l’idée selon laquelle Occupation Double Bali est un pantomime publicitaire. Pour prouver mon point, voici le commentaire d’une des participantes durant cette activité:
Ben moi, c’que je trouve le fun avec Womance, en fait, c’est que t’as tous les styles. Tu peux passer d’une salopette en jeans à un chandail super lousse, bohème un peu. Y’en a vraiment pour tous les styles et moi, je me suis retrouvée là-dedans. Ouais, j’aime vraiment ça. (V Média, Épisode 43, 06:58)
On pourrait objecter que les concurrents n’ont pas le choix de participer ou non aux activités, mais il faut dire qu’ils semblent heureux d’utiliser les produits et offrent leurs commentaires comme le feraient les participants d’un focus group. Citons en exemple Adamo, qui déclare dans l’«Épisode 6»: «Quand on est arrivé au party, j’ai remarqué tout de suite le petit setup. J’ai aussi remarqué les belles petites bouteilles de Bulles de nuit. J’étais bien heureux.» (V Média, Épisode 6, 26:08)
Le making of de la pantomime publicitaire
Le Making of d’Occupation Double, diffusé une fois par semaine, sert de porte d’entrée par laquelle le téléspectateur pénètre dans le monde de la production de cette émission de téléréalité. C’est ce qu’Umberto Eco qualifie de «Néo-Tv» dans La Guerre du faux:
La caractéristique principale de la Néo-TV, c’est le fait qu’elle parle de moins en moins du monde extérieur […]. Elle parle d’elle-même et du contact qu’elle est en train d’établir avec son public. Peu importe ce qu’elle dit ou de quoi elle parle (parce que le public armé de télécommandes décide du moment où elle peut parler et du moment où il change de chaîne). Pour survivre à ce pouvoir du public, elle essaie de retenir le spectateur en lui disant: «Je suis là, je suis moi et je suis toi.» (Eco, 1985: 197)
De cette façon, l’émission dévoile à de multiples reprises sa stratégie marketing, ce qui lui donne l’allure d’une publicité honnête. N’oublions pas que ces diffusions hebdomadaires sont le résultat d’un montage, un choix fait par la production pour ce qui est des extraits montrés. Ces épisodes regorgent de commentaires des participants dont les points forts de leur expérience à Occupation double, selon eux, sont les moments où ils testent des produits, que ce soit les voyages touristiques, les boissons, le maquillage, les vêtements, le parfum ou les maillots de bain. La publicité rendrait service aux participants en leur faisant vivre l’aventure de leur vie. La productrice de l’émission explique que les candidats sont heureux de collaborer à la pantomime publicitaire: «Ce qui est le fun à chaque fois qu’on a des thématiques de party, les candidats se livrent vraiment, pis ils embarquent vraiment dans le jeu.» (V Média, Épisode 45, 07:58) Noémie, une des candidates, s’exprime au moment de se faire maquiller avant un de ces partys: «Moi, ma partie préférée de la semaine, franchement, de la semaine, c’est vraiment où est-ce qu’on se fait préparer, on se fait habiller. Moi, je capote.» (V Média, Épisode 45, 08:04)
Une des capsules du premier épisode Making of montrait les concurrents suivant une formation cosmétique avec une représentante de la compagnie Clarins, partenaire de l’émission. Ce segment confirme ce que j’avançais en ce qui a trait à l’adéquation entre les candidats et les focus group présentés dans les publicités. On peut faire un lien avec la scène de l’épisode Babylon de la télésérie Mad Men, dans laquelle les secrétaires du bureau de la Sterling Cooper Advertising Agency testent des rouges à lèvres dans une salle où sont disposés en ligne des petits miroirs ronds. (AMC, 2007) En oubliant totalement les caméras pendant quelques minutes, les candidates mettent en scène un habitus de consommation propre à celui qui est recherché par la compagnie de maquillage. Les commentaires en voix off des participantes vantant les mérites des produits Clarins a tôt fait de transformer cette capsule de Making of en une publicité de longue haleine durant plus de deux minutes: «C’était vraiment bien expliqué, c’est tellement des beaux produits là, sincèrement. C’était une belle surprise.» (V Média, Épisode 5, 11:53)
Avec la présentation des enregistrements des commentaires des participants et de la création des décors des partys s’accordant aux produits consommés, la production ne camoufle plus sa stratégie publicitaire. Comme si l’émission disait: «Je suis de la pub, je ne fais pas cela dans ton dos avec du placement de produit non affirmé. C’est comme cela que l’on fait de la télévision maintenant.»
Lors des épisodes Making of mis en onde durant la semaine suivant la révélation du couple gagnant lors de l’épisode du dimanche 3 décembre 2017, les concurrents, en décrivant leur expérience comme étant positive, agréable et surtout, mémorable, font la promotion de l’inscription pour la prochaine saison d’Occupation double. Cette stratégie marketing cadre parfaitement avec l’annonce officielle du renouvellement de l’émission pour l’année 2018 durant la finale diffusée en direct. (V Média, Épisode 51, 01:01:48)
En résumé, la saison Occupation Double Bali se distingue des dix saisons qui l’ont précédée par une présence accrue des partenaires commerciaux au retour des pauses, le rôle de l’animateur en tant que courroie de transmission entre les produits et les participants, le rôle de Focus Group assumé ou non par les concurrents et l’ajout d’épisodes making of. Tous ces éléments permettent aux partenaires commerciaux de ne plus avancer masqués dans la téléréalité et démontrent qu’Occupation Double Bali est une fiction publicitaire que l’on pourrait qualifier de «néo-télé-marketing». François Jost expliquait que les marques de produits promus par les émissions de ce genre au début des années 2000 devaient se fondre au décor pour avoir l’air de faire partie de la vie des participants. Dans la téléréalité à l’ère des nouveaux médias, ce sont les participants qui sont à l’arrière-plan, et non les marques. Comme si la publicité nous disait: «Regarde l’aventure que je permets d’avoir. Je suis plus que de la publicité, je suis un mode de vie. Je n’ai plus à me camoufler. Regarde ce que je permets au vrai monde de vivre.»