On appellera effet de barbarie toute forme de stérilité humaine dans les champs de l’éthique, de la politique, de l’éducation et de la culture […] Il y a effet de barbarie chaque fois qu’une action, une production ou une institution de l’homme engagé dans la vie sociale n’élabore plus de sens, mais le détruit ou le consomme, en une sorte de parasitage des œuvres antérieures ou de leur résidu historique. (Jean-François Mattéi, Dictionnaire de la violence, PUF, 2011, p. 130)
Au coeur de la grande messe américaine, la Madone de l’impérialisme médiatique états-unien a littéralement dansé le monde, la mappemonde éclairée sous ses bottes illustrant, dans l’arène primordiale de l’Empire, le «rétrécissement du monde» sous l’égide des multinationales et des télécommunications en un fantasme qui pourrait facilement évoquer Le Dictateur de Chaplin.
Étaient ainsi affirmés, parallèlement, les liens entre célébration multimédiatique, postmodernité, post-féminisme et impérialisme en une parfaite circularité. Circularité qui n’a jamais autant donné l’impression d’une immense lassitude, cette «fatigue d’être soi» qu’évoquait Alain Ehrenberg pour caractériser nos sociétés incertaines. Arrivé au stade de l’autophagie, ce n’était pas seulement le spectacle las de Madonna se cannibalisant elle-même qui se projetait sur l’écran devenu littéralement global, mais de toute une culture dont elle était devenue la déesse tutélaire, voire peut-être de tout le système socioéconomique qui la sous-tend.
Au premier titre, c’est bien sûr toute l’esthétique MTV que Madonna a littéralement incarnée depuis leur commune création et qui fut depuis sa naissance comprise comme agent d’une certaine postmodernité que O. Calabrese baptisa «néobaroque», qui est ici à la fois hypostasiée et vampirisée. L’esthétique de la fragmentation poussée jusqu’au stade du désordre de déficit d’attention, la confusion des barrières génériques entre publicité, concert, fétichisation des marchandises et des lifestyles devenus pur spectacle, carnavalisation, récupération des sous-cultures et des flux identitaires (du sexuel jusqu’à l’ethnique) dans un melting pot fantasmatique et enfin réappropriation décentrée de toute image tant qu’elle soit extraite de son contexte et de son histoire. Une pure déterritorialisation qui masque en fait, sous l’étalage de sa luxuriance désirante et de ses transgressions savamment orchestrées, l’hégémonie du pur pouvoir qui l’informe, à savoir le stade néolibéral du (hyper)capitalisme.
C’est ainsi que l’on assiste lors de ces longues treize minutes, comme le soulignent les premiers cyberexégètes, à une prolifération syncopée de symboles décontextualisés et devenus purs fétiches allusifs. De la Cléopatre pharaonienne de J. Mankiewicz à la sedia gestatoria papale, des Valkyries aux B-boys, des couvertures de Vogue aux techno-freaks, des petits soldats aux cheerleaders jusqu’à culminer dans le chœur de gospel qui littéralise la métaphore liturgique du Superbowl, tout un capharnaüm défile vertigineusement devant nous à la façon des spectacles de Cour baroques où tout était surprenante métamorphose et égarement des repères.
Fait représentatif, l‘Imago impériale engendre automatiquement sur la Toile une stratégie herméneutique du soupçon conspiranoïaque. C’est ainsi que l’on s’empresse à voir dans ce bric-à-brac passéiste un quelconque syncrétisme «néopaïen» et ésotérique où se mêlent références initiatiques égyptiennes (du rite du Heb Sed au culte du Disque Solaire et la Déesse Mère), des référents maçonniques, kabbalistiques (l’on sait l’intérêt affiché par la star pour cette tradition dans son improbable version New Age et self-help) et, bien entendu, des allusions sataniques.
Or cette volonté heuristique de sens (le célèbre «I want to believe» qui présidait aux X-Files) ne fait que masquer le vide absolu dans lequel s’intègrent ces supposées références. Encore une fois «le médium est le message» et il n’est question ici que de la surenchère référentielle du néobaroque (tendance MTV) théorisé par le sémiologue italien cité l’année même où Madonna se phagocyte elle-même pour la première fois dans les remix (pratique alors toute nouvelle) de You Can Dance (1987). Calabrese articule comme l’on sait l’esthétique néobaroque autour d’une série de binômes complémentaires: la répétition et le rythme frénétique, l’excentricité et le risque, le détail et le fragment, l’instabilité et la métamorphose, le désordre et le chaos, le noeud et le labyrinthe, la complexité et la dissipation, le plus-ou-moins et le je-ne-sais-quoi et enfin la distorsion et la perversion. Chacun peut, en revisionnant le spectacle, confirmer à quel point ces catégories s’y appliquent parfaitement tout en nous donnant, quinze ans après leur première formulation, une irrépressible impression de lassitude.1
N’oublions point (qui le pourrait, tant le spectacle martèle sans cesse son nom, devenu véritable logo dans sa seule initiale), néanmoins, l’aspect «madonnien» de la question. En effet, il s’agit bel et bien ici de l’esthétique MTV version «Madonna style» (poussant jusqu’au bout son statut de superstar corporative du «corp-rock»). Analysant les autres «vidéo textes» de «Notre Dame de MTV», C. Freccero y soulignait il y a déjà 10 ans trois aspects fondamentaux dont la reprise subversive des codes de la féminité:
First, Madonna plays with the codes of femininity to undo dominant gender codes and to assert her own power and agency (and, by extension, that of women, in general), not by rejecting the feminine but by adopting it as masquerade that is, by posing as feminine. She takes on the patriarchal codes of femininity and adds an ironic twist that asserts her power to manipulate them.2
La mascarade triomphaliste du féminin se pare ici de plusieurs attributs mythiques, à commencer par la figure de Cléopâtre, archétype occidental de la Femme Fatale mais aussi référence directe à la plus grande icône du star-system hollywoodien classique dont la Madone s’est tant de fois réclamée (Elizabeth Taylor, dans l’adaptation cinématographique de Mankiewicz, devenue un classique du camp). Laborieusement traînée par une cohorte d’esclaves huilés qui évoque les Spartiates des 300 (alors que l’on serait plus proches, tout compte fait, de leurs ennemis impériaux perses), elle est la suprême impératrice soumettant les corps hypervirils (au point d’être, comme dans leur référent filmique, plus qu’ambigus) de ses sujets. L’aspect papal de son siège évoque par ailleurs une autre figure, plus directement transgressive, de la domination féminine, celle de la légendaire Papesse Jeanne qui ne peut que plaire à l’héroïne du vidéoclip Like a Prayer.
Vient ensuite la figure de déesse nordique au casque ailé entourée de sa cour masculine de «dieux du Stade», selon l’expression consacrée (on reconnaît parmi les casques des danseurs celui de Loki). Devenue nouvelle Vénus (mais les Madones renaissantes ne l’étaient-elles pas toutes?), elle est affublée par un grotesque Cupidon en breakdancer bedonnant de la lyre d’Orphée qui la transforme en allégorie vivante de la musique, avant de devenir le composite littéral, patchwork humain, du pur stardom. C’est en effet, sous l’exaltation corporative de la multinationale médiatique Vogue, tout le passé mythique des stars hollywoodiennes (Brando, Taylor à nouveau, etc.) qui est invoqué dans une mosaïque fragmentée et démultipliante avant que n’apparaisse, ultime synthèse de cette surabondance d’aura (devenue l’équivalent sécularisé de la Grâce), le visage ultime de Madonna.
C’est à ce moment qu’intervient l’inévitable référence sado-maso, comme souvent sous la figure du pony ride, emblème sexuel de la domination féminine tel qu’exposé dans une autre étude. Quelques motifs tels que le boa d’angora, le masque et le tutu du dominé complètent la brève allusion à la sous-culture bondage («checked»!). Viennent ensuite les diverses galipettes des breakdancers, nostalgique allusion à cette sous-culture de rue new-yorkaise des années 1970 que Madonna avait vampirisée dès le début de sa carrière et qui devient ici pure performance inutile des mâles (allant jusqu’au grotesque numéro de cirque onaniste de l’acrobate rebondissant sur son fil), face au regard indifférent de leur dominatrice (et, nous ne pouvons jamais l’oublier, supérieure hiérarchique corporative). Il y a d’ailleurs, dans ces inutiles gestes mille fois revus, comme le triste constat de cette musique devenue pur fond sonore pour salle de gym (et comment alors ne pas oublier la phrase-choc d’Adorno: «La musique de masse et la nouvelle écoute contribuent, avec le sport et le cinéma, à rendre impossible tout arrachement à l’infantilisation générale des mentalités»).3
Tout aussi inutile est la parade des petits soldats, allusion presque ironique au conglomérat militaro-industriel américain sur lequel repose l’hégémonie de leur société du spectacle. Mais c’est l’aspect de la domination féminine qui préside ici à ce rapetissement quasi freudien soumis à l’ordre de cette Déesse Mère (longtemps sans enfant, comme l’on sait, dans la vraie vie), «Give Me All Your Luvin». Un freudisme éculé pourrait même voir le stade devenu lui-même vagin (le M corporatif prenant les allures de cornes de phallope), à la fois que Œil ailé égyptien, tendance panoptique. C’est sous cette adjonction à l’amour des masses des deux sexes qu’apparaît le mysticisme autocélébratoire de Like a Prayer pour, au milieu du chœur de gospel, donner fin à la Grande Messe et présider à l’ultime Assomption de la Vierge, qui paradoxalement ressemble ici beaucoup plus à une descente dans l’Hadès (spectaculaire retour du refoulé, resté incompris de sa Majesté elle-même?).
On l’aura compris, cette mascarade de l’über-féminité triomphante, tant de fois réitérée depuis trois décennies, donne elle aussi une impression d’extrême lassitude malgré ses liftings incessants (le corps lui-même de la star est devenu pur entretien, mécanique de sa performance qui combat son obsolescence programmée). Et du coup l’hymne Party Rock de LMFAO («I’m sexy and I know it») sonne comme une terrible antiphrase, non seulement pour ce couple de synthpop freaks en peau de léopard mais, ce qui est bien plus triste, pour la Reine déchue elle-même.
Beaucoup moins important, au point de paraître quasi absent, est le deuxième aspect de la madonologie souligné par C. Freccero («a connectedness to Italy -in name, of course; in tradition and in relation to theology, to femininity and to exile, departure, and immigration. Madonna represents herself as doubly if not triply exiled: She has lost her homeland [as a second-generation immigrants], she is a woman, and she is motherless», ibid.). Cette politique ethnique est désormais éclipsée par le flux iconographique de l’écran global (de l’Égypte romanisée ou la Scandinavie des Vikings au cœur de l’âme américaine dans des negro spirituals d’opérette), à l’image des différences culturelles qui n’ont plus cours que sous le signe du marketing à couleur locale dans le Nouvel Ordre Économique. Enfin le troisième aspect de l’analyse citée, l’identification du conflit générationnel de la jeune fille opprimée par la structure patriarcale italo-américaine, caractéristique des débuts du mythe Madonna est ici substitué par la surenchère dans l’affirmation (le célèbre empowerment cher aux women and minority studies) d’une nouvelle féminité qui défie la ménopause en prônant son triple statut de femme d’affaires, de dominatrice sexuelle (bien que l’excès de supposée sexiness éclipse toute velléité d’érotisme le long du show) et d’icône spirituelle mystico-médiatique.
Cette tripartition fait du corps de la Madone le locus d’un pouvoir tout à la fois hiérarchique (elle est le centre absolu du show qu’elle gère par ailleurs en véritable tyranne, ce que montrent sans cesse le statut de subordonnés non seulement des cohortes de danseurs anonymes mais aussi les guest stars brièvement convoquées par «leur Reine»), mécanique (toute la performance acrobatique est là pour souligner, bien plus qu’une quelconque sensualité ou abandon à la danse, une parfaite maîtrise disciplinaire, pour reprendre le terme foucaultien qui lui convient), érotique et mystique. Mais tout ceci est subsumé par ce que l’on ne peut oublier à aucun moment de ces 13 minutes, la fétichisation, en ce corps, d’un pur produit exemplifié par son logo (le «M»), véhicule d’une (longue) carrière en une extrême autoreprésentation, arrivé ici au stade de la pure autoconsommation.
L’autodévoration madonnienne s’accompagne, comme il est déjà courant, de l’appropriation de ses rivales (lesquelles, il est légitime de le rappeler, ont prospéré depuis belle lurette sur ses ruines) comme le signalent plusieurs fans embarqués dans la féroce guerre des divas (devenues véritables capitaines d’industrie) orchestrée par les différentes factions corporatives. C’est ainsi que plusieurs pages sur la Toile soulignent les différents plagiats commis par la Reine (usurpée?) de la Pop. Curieusement, si Kylie Minogue devenait une nouvelle Vénus botticelienne pour son Folies Tour (soumettant à son tour une armée d’esclaves mâles quelque peu ambigus), le trône phalopéen de Madonna s’affirmait bien plus agressif et martial que la conque du coquillage cosmogonique de sa rivale: l’on peut songer à ce que Wölfflin aurait pu nous dire de ce contraste esthétique entre deux versants (rond et droit) du néobaroque vaginal.
Mais au fond cette cérémonie de la dévoration (de l’Histoire, de l’iconosphère globale MTV, des divas rivales de la «corp pop», de sa propre persona) ne veut, en dernière instance, dire qu’elle-même, l’autophagie d’une esthétique néobaroque devenue folle (au sens où l’on désignait jadis comme «folies» les arrangements spectaculaires de jardins ou résidences luxueuses) pour faire signe d’une démesure impériale et médiatique, ancrée dans la propre matérialité du médium (de sorte que l’on n’oublie jamais que chaque seconde y coûte US$80,000).
Le geste potache de M.I.A. devient alors totalement dérisoire dans le grand n’importe quoi de ce contexte saturé de corporativisme. L’effort de faire un doigt au grand spectacle en chantant «I don’t give a shit» n’a de fait aucune espèce d’importance et ne servira ni à masquer sa soumission à la Reine ni à garder son brevet d’authenticité de rebelle radicale (B.A.R.R.) proclamé dans des vidéoclips tels que Paper Planes. Et lorsque l’image finale étale le syntagme WORLD PEACE nous savons que nous sommes encore une fois «invités» à célébrer le triomphe de la novlangue impériale.
1. O. Calabrese, La era neobarroca, Cátedra, 1989 [1987], p. 60
2. Dans M. Ferguson et J. Wicke (éd) Feminism and Postmodernism (A Boundary 2 Book), Duke University Press Books, 1994, p. 170
3. T. W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, 2003, p. 52
Leiva, Antonio (2012). « Notre Dame du Superbowl ou la fatigue d’être néobaroque ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/notre-dame-du-superbowl-ou-la-fatigue-detre-neobaroque], consulté le 2024-12-11.