Tiraillé entre le thriller policier, le film noir et le western, le long métrage des frères Cohen, No country For Old Men, tente d’assouvir le besoin existentiel qu’a le spectateur d’exalter ses souffrances à travers un héros déchu qui évolue dans un univers en complète rupture avec son passé. Ce chef-d’œuvre est une adaptation du roman de Cormac McCarthy, du même titre, paru en 2005. Acclamé pour la vigueur de son style et sa rigueur peu commune, l’écrivain présente un polar basé sur les liens entre le déclin de l’homme et celui de son milieu. La réalisation hollywoodienne plus d’une fois oscarisée rend-elle hommage au contenu littéraire? L’analyse qui suit tentera de répondre à cette question à l’aide du croisement des trois personnages principaux de cette épopée dédiée à l’obsession du gain: Ed Tom Bell, Aston Chigurh et Llewelyn Moss.
Shérif du comté du Texas, Ed Tom Bell tente de rescaper le jeune Llewelyn Moss tout en livrant au spectateur ses réflexions sur le monde qui l’entoure et sur ce qu’il vit. En fait, cet homme de loi atypique représente l’envers des États-Unis: à la fois philosophe et dépossédé, il se sent incapable de protéger et de sauver la population. Ces pensées, que l’on retrouve en voix off au début du film, corrobore la méthodologie du co-réalisateur, Ethan Cohen, ex-étudiant en philosophie. C’est pourquoi, entre autres, les deux auteurs, dans le making of de leur projet cinématographique, disent que cette histoire «leur a plu» à la première lecture. Cet aspect lyrique, très peu présent concrètement dans le film lui-même, est une partie intégrante du livre de McCarthy. Pendant tout le cheminement de l’enquête, Bell se livre de plus en plus dans ce qui ressemble à un journal intime. Ce narrateur au «je» y raconte deux évènements significatifs qui ne sont pas répertoriés dans le long métrage des Cohen. La première chose est la transformation du rôle du grand-père dans leur œuvre filmique: la figure paternelle est la seule qui entre dans les rangs policiers. Il est littéralement écrit dans les confidences du personnage principal: «J’ai été shérif de ce comté quand j’avais vingt-cinq ans. Difficile à croire. Mon père n’était pas dans la police. Jack était mon grand-père. Moi et lui on a été shérifs en même temps, lui à Plano et moi ici.1». Aucune explication sur le sujet n’est donnée par les concepteurs filmiques. Par contre, il apparaît évident que cet aspect explique mieux les choix du protagoniste et ses liens affectifs. Dans cette optique, la situation finale, impliquant le rôle de son père dans le rêve de Bell, revêt une signification hautement exponentielle. Il sera question plus loin de l’interprétation du monde onirique du shérif.
La deuxième chose qui n’est pas mentionnée à propos du héros dans l’ouvrage cinématographique est son historique de guerre. Ce passage me semble extrêmement important, car c’est au moment du dénouement, lorsqu’il rencontre son oncle à son domicile, que l’on comprend l’ampleur de la blessure de l’homme et les conséquences sur son comportement. Le fait de soustraire cette portion au spectateur enlève une certaine crédibilité à ce cher Ed Tom et l’image retenue est celle d’un vieil homme épuisé de son travail, en pleine crise, car il se rend compte que les temps changent. Malgré tout, cela n’est pas faux, mais la perception de l’auditoire change selon le vécu des personnages. Comme le souligne Francis Vanoye:
Le travail de l’adapteur présente bien des points communs avec celui du plagiaire habile qui s’applique à dissimuler son plagiat par des transpositions, des ajouts, des suppressions. Les mêmes techniques visent donc soit à manifester le travail opéré par l’adaptation soit à masquer l’œuvre source.2
Quelles que soient les intentions des frères cinéastes, il m’est tenté de croire que ce choix narratif est dû à une volonté de focaliser non pas sur les antécédents du shérif, mais plutôt sur les histoires d’horreur qui se passent autour de lui. D’une certaine façon, Bell est une extension d’une instance suprême, qui peut se permettre de juger et de soupeser les crimes dont il est mis au courant.
L’antagoniste, Anton Chigurh, incarne cette entité où la psychose et la foi en la destinée se toisent et se confrontent. Quelques dialogues lui sont donnés dans le bouquin et un seul monologue intérieur parvient au lecteur, lorsqu’il est à la recherche du voleur d’argent. Au niveau de la diégèse filmique, c’est un homme froid et de très peu de mots qui est exposé dans le produit achevé des frères Cohen. Plusieurs ellipses se font dès qu’il est question de ses activités; dont le chapitre du roman où il est écrit que le meurtrier retourne la majorité de l’argent à son propriétaire pour collaborer à de futurs projets avec lui. Ce passage manquant dans le contexte visuel rend la causalité plus probable aux yeux des observateurs, car toute la psychologie de Chigurh repose sur sa folie et son indépendance. C’est un choix narratif judicieux de la part des scénaristes, car «c’est en jonglant avec le temps “présent” toujours très intense et le temps “absent”, l’ellipse, que l’auteur cinématographique pourra exprimer au mieux ce qu’il a à dire et à montrer3».
À l’instar du polar, le film exploite le modus operandi du psychopathe, mais à part quelques informations de base, le premier se tait au sujet de son apparence physique. Selon les dires de la styliste de No Country For Old Men dans le making of, «Chigurh est un poisson sorti de l’eau, un criminel qui vient d’un autre coin du pays, même d’un autre pays». Reflétant la vision de ses supérieurs, elle concocte une personnalité extérieure qui cadre avec la violence et l’apathie du protagoniste. C’est de cette manière que la coupe de cheveux, les bottes et le costume du bourreau sont inventés. Dès sa présence dans le cadre diégétique, le spectateur se rend compte que quelque chose cloche avec lui, qu’il est imprégné d’une austérité palpable. C’est la même chose pour l’appareil plutôt inusité que ce dernier transporte dans ses moindres déplacements. L’association de l’objet à Chigurh, «sa bouteille d’air comprimé et le pistolet à tige4» est à la mesure de son impartialité. L’écrivain a transformé une machine ordinaire en arme de pointe dans le but de mieux caractériser son personnage énigmatique. Le suspense est magnifiquement gardé, car en détournant l’engin de son utilisation première, le lecteur s’étonne et s’interroge sur les desseins de l’homme rattaché à cet instrument de torture. La volonté d’exactitude dans l’écriture de McCarthy est démontrée par les descriptions qu’il fait de toutes les machines à tuer présentes durant le récit. Peu de place est laissée à l’imagination et la précision de l’auteur exige au lecteur un travail supplémentaire de recherche en la matière. Perfectionnistes et poussés par un désir de minutie, les frères Cohen respectent à la lettre les données fournies par l’œuvre originale et transposent ces éléments d’une façon symbolique. Les prises de vue comprenant la figure du mal sont composées essentiellement de cette alliance entre Anton et ses outils meurtriers. Par exemple, lors de la séquence de la tuerie des trois Espagnols dans la chambre d’hôtel où loge Moss, un gros plan de ses deux armes fétiches est montré avant l’apparition de Chigurh et la débandade qui s’en suit.
«Une description est en effet susceptible de manifester un rôle d’attestation, de réalité d’objets signalés dans le roman en leur donnant l’épaisseur du concret et la présence du réel.5» Le portrait de cet étranger se résume à ce lien étroit entre la démence et le matériel sans aucune interaction véritable avec l’être humain, sauf si ce n’est dans l’optique de lui soutirer des renseignements ou d’en donner, et ce, seulement au moment des exécutions. C’est gouverné par un désir de justice, la sienne, qu’il se lance, comme le shérif, à la poursuite de Lleweyn.
Moss, vétéran de la guerre du Vietnam et ancien soudeur, est présenté dans le décor spectaculaire de la lande texane où l’immensité du pays inonde l’écran. Cette entrée en scène rappelle la séquence d’ouverture qui est un ajout scénaristique des artisans du cinéma, car il n’est jamais question d’une vue d’ensemble dans les premières lignes de McCarthy. La présentation des lieux est une proposition maniériste des réalisateurs visant à ramener de l’ombre les codes qui régissent les westerns d’antan. Ces paysages montés en succession de plans coupés donnent un aperçu du sujet abordé et de la quête qui sera menée. Il est clair que le début du film en panorama et en synchronicité avec les paroles d’Ed Tom correspond à la finale où celui-ci décrit ses rêves. Suivant le fonctionnement du nœud de Möbius, c’est une représentation du sentiment d’un retour incessant des hostilités reliées aux vendeurs de substances illicites et de la criminalité engendrée par ce fléau moderne. Le tragique de la conclusion à la fois dans le contenu du film et dans le polar est illustré par l’allégorie développée dans le songe du shérif. Sous l’étoffe de l’aveu, Ed Tom dévoile ses états d’âme en se remémorant deux souvenirs oniriques de son père. Dans l’un, il est question d’une mallette d’argent perdue et «dans le deuxième rêve on était tous les deux revenus dans des temps plus anciens6», témoigne l’agent à la retraite. Dans la réalisation des Cohen, c’est la douleur d’un passé révolu d’où la figure de loi du père Bell renforce le discours du héros.
Le suspense se construit autour de cet accessoire bourré de billets verts que Llewelyn trimballe avec lui jusqu’à son dernier souffle. L’objet de la tentation prend place immédiatement dans la séquence d’ouverture et sa personnification devient évidente quand la serviette est au cœur même d’un branle-bas de combat engagé pour la retrouver. Dès l’instant où Moss la voit dans cette plaine aride du Texas, ses sentiments se bousculent et, intrigué, il ouvre cette boîte de Pandor. «Sa vie toute entière est là devant lui […]. Toute sa vie réduite à vingt kilos de papier dans une sacoche7», se répète-t-il. La chasse à l’homme enclenchée par le vol de cette mallette rappelle celle du film Fargo des mêmes auteurs du cinéma. Dans celui-ci, installée dans une petite ville américaine, une machination est montée contre un beau-père riche afin de lui soudoyer une partie de sa fortune. La quête du pactole évoque le sujet fétiche des frères Cohen qui se compose d’un mélange entre la dépravation de l’Amérique due à la montée du capitalisme et les séquelles inévitables qu’elle engendre sur la société. Les preuves de cette affection particulière se trouvent dans les nombreuses scènes où Llewelyn et Chigurh doivent acheter les gens autour d’eux pour se sauver de situations embarrassantes. Les réactions des personnages secondaires face à l’argent sont diverses et parfois étonnantes: la scène où Moss, ensanglanté, tente de traverser les douanes mexicaines et demande un manteau à un gang d’adolescents moyennant un montant de cinq cents dollars exprime bien cette perte d’humanité. L’œuvre initiale de McCarthy dépeint plus en profondeur cette déviance pour le capital, car elle insiste pour faire revenir les jeunes vers Llewelyn, blessé. Sans que leur mobile soit explicitement donné, le lecteur comprend qu’ils étaient prêts à détrousser leur donateur. C’est pourquoi, «qu’il s’agisse de littérature romanesque ou de cinéma, l’analyse thématique revêt le même et grand intérêt8», approuve Alain Garcia. Ce qui crève les pages de cette plume américaine et du long métrage des frères Cohen, c’est la récurrence de l’absurdité de l’homme et de son incohérence à vouloir se procurer à tout prix une chose qui ne lui appartient pas, et ce, même au péril de sa vie.
La façon déroutante dont le romancier partage sa vision de l’action avec ses admirateurs dans No Country For Old Men confirme son style d’écriture unique. La rapidité dans l’énumération des idées se répercute par l’utilisation de la conjonction «et» à plusieurs reprises dans la même phrase. Prenons par exemple cette formulation peu orthodoxe des activités du cowboy en fuite avant sa rencontre avec l’auto-stoppeuse de McCarthy: «Il se rhabille et met quelques billets de plus dans la poche arrière de son jean et range le pistolet et les chargeurs dans son sac et ferme le sac et appelle un taxi et prend la serviette et descend9». Cette décision stylistique génère une lecture à une vitesse anormalement élevée et son foisonnement d’informations crée une surcharge dramatique. Considérant l’opposition à la lenteur du produit filmique, il est important de comprendre que «la littérature est un système de signes, elle s’adosse à un autre système, la langue. Le cinéma, lui, n’est pas un genre, ni une langue, mais un langage. Et si le cinéma est un langage, cela signifie qu’il peut exprimer selon son génie propre tous les instincts qui ont trouvé leur expression littéraire dans le roman.10» Ce changement de rythme au niveau du montage de l’adaptation cinématographique est une façon très habile de faire durer l’instabilité au niveau de l’affect des spectateurs. C’est-à-dire que la décision des réalisateurs de montrer de longues scènes en continu garde l’auditoire en haleine et sur ses gardes jusqu’au point de rupture. De plus, si nous gardons en tête le personnage de Llewelyn, c’est celui qui procure le plus longtemps à l’assistance cette attente inconsciente de sa mort prochaine. Même dans le bouquin, le jeune Moss anticipe déjà sa fin: «Un intrus. Parmi les morts. Va pas me faire peur, dit-il. T’es pas des leurs. Pas encore.11». Grâce à la magie de l’identification, l’observateur des salles obscures se prend d’empathie pour le fautif et garde espoir à chaque minute étirée qu’il sera épargné par son persécuteur.
Pour conclure, le contrat entre Cormac McCarthy et Ethan et Joel Cohen a été respecté pour la production du long métrage No Country For Old Men. La transposition de l’œuvre écrite au cinéma est une réussite si l’on tient compte de la forme et du contenu du résultat final. Par leur performance, les acteurs (Tommy Lee Jones, Javier Bardem et Josh Brolin) campent exceptionnellement leur rôle à la fois du bon, du méchant et de l’entre-deux. C’est une esquisse basée sur la contestation de la société des années ’80 et munie de ce doigté impudique et sans fioriture qui a donné naissance au scénario pratiquement copier/coller du film des Cohen. C’est avec ce bijou du cinéma de contemplation en main qu’ils sont revenus en force et l’on peut souhaiter que leur prochain projet, une adaptation du best-seller de Laura Hillenbrand, Unbroken, sera à la hauteur de ce film désormais culte.
1. MCCARTHY, Cormac. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, États-Unis, Éditions de l’Olivier, 2006, p.89.
2. VANOYE, Francis.L’adaptation littéraire au cinéma, Paris, Éditions Armand Colin, 2011, p.15.
3. GARCIA, Alain. L’adaptation du roman au film, Paris, Éditions I.F. diffusion – Dujarric, 1990, p.47.
4. MCCARTHY, Cormac. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, États-Unis, Éditions de l’Olivier, 2006. p.10.
5. GARCIA, Alain. L’adaptation du roman au film, Paris, Éditions I.F. diffusion – Dujarric, 1990, p.68.
6. MCCARTHY, Cormac. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, États-Unis, Éditions de l’Olivier, 2006, p.292.
7. Idem, p.21.
8. GARCIA, Alain. L’adaptation du roman au film, Paris, Éditions I.F. diffusion – Dujarric, 1990, p.167.
9. MCCARTHY, Cormac. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, États-Unis, Éditions de l’Olivier, 2006, p.193.
10. GARCIA, Alain. L’adaptation du roman au film, Paris, Éditions I.F. diffusion -Dujarric, 1990, p.235.
11. MCCARTHY, Cormac. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, États-Unis, Éditions de l’Olivier, 2006, p.29.
Savoie, Annick (2013). « La richesse d’un pays en perdition ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/no-country-for-old-men-la-richesse-dun-pays-en-perdition], consulté le 2024-12-26.