Le vampire est l’une des créatures fantastiques les plus influentes et connues de la littérature et des arts des siècles derniers. Notamment, le roman gothique Dracula de Bram Stoker ainsi que toutes les œuvres inspirées de celui-ci ont permis la diffusion massive et la persistance de la figure du vampire dans l’imaginaire collectif. Souvent représentée comme une créature à la force prodigieuse s’abreuvant de sang humain et ne pouvant survivre aux rayons du Soleil, cette figure mythique existe toutefois en de nombreuses variantes. Jean Marigny identifie trois caractéristiques indispensables à la figure du vampire : celui-ci est un mort-vivant, se nourrit de sang humain et transmet sa condition vampirique à ses victimes, les transformant à leur tour en vampires [1]. Dans la plupart des œuvres, la puissance et les capacités surhumaines des vampires sont les éléments mis en valeur dans le récit, mettant l’accent sur leurs forces plutôt que sur leurs faiblesses. Ce n’est toutefois pas le cas de la trilogie de mangas Mars Red, publiée entre 2020 et 2021, scénarisée par Bun-O Fujisawa et dessinée par Kemuri Karakara, qui met de l’avant les faiblesses de cette créature mythique, la considérant même comme un être faible. Cette manière de présenter les vampires diffère de la créature puissante habituellement retrouvée dans la littérature et les médias et apporte des éléments nouveaux à l’imaginaire du vampire. La présente analyse vise à évaluer en quoi la représentation du vampire comme un être faible influence son rapport au monde, au corps et à son humanité. Il s’agira, dans un premier temps, d’étudier le rapport qu’entretiennent les personnages vampiriques du manga avec leur humanité perdue, puis, dans un second temps, d’évaluer comment la représentation du vampire comme une arme et une personne-machine renforce le désir du vampire de renouer avec la part humaine de son être.
Malgré leurs capacités physiques indéniables, les vampires du manga Mars Red sont systématiquement rabaissés au rang d’êtres faibles. Dès les premières interactions avec les personnages humains du manga, cette faiblesse est mentionnée : « À première vue, les vampires peuvent sembler des êtres supérieurs… mais vous êtes également dotés de gros défauts. Vous êtes en réalité très faibles. N’oubliez jamais que vous êtes incapables de vivre sans les humains [2] ». Malgré leurs importantes restrictions physiques, c’est principalement leur dépendance envers les humains qui contribuent à la perception des vampires comme des êtres faibles. Il est sous-entendu, dans les débuts du manga, que cette dépendance est principalement – pour ne pas dire entièrement – physique, étant causée par le régime alimentaire particulier des vampires.
Toutefois, il semble rapidement devenir évident que leur dépendance aux humains s’apparente davantage à un besoin psychologique que physique. Étant isolés du reste de la société humaine et travaillant au service de l’armée japonaise, les vampires n’ont presque aucun contact avec les membres de l’espèce humaine. Ils ont dû abandonner inopinément leur vie et leurs proches humains, sans avoir le moindre choix dans cette transformation majeure, tout en poursuivant leur carrière de soldats comme ils le faisaient auparavant. Hyungji Park, dans le chapitre« Gendering the K-Vampire » de l’ouvrage Gendering the Trans-Pacific World, parle du phénomène de « reluctant vampire, a professional who has become a vampire accidentally while pursuing his line of work, and who uses his vampiric qualities to continue to work within that professional identity [3] ». Il s’agit du cas de la plupart des personnages principaux de Mars Red, qui ont été mordus par un vampire au courant d’une mission. Malgré les changements majeurs dont ils sont victimes, les personnages continuent leur carrière militaire, quoique dans une unité spéciale dédiée aux soldats vampires désignée par le code zéro.
Dès leur morsure, ces individus sont victimes d’une première mort. En effet, selon Jean Marigny, « la mort pour les vampires n’est pas une fin mais une simple transition vers une autre forme de vie [4] ». Cette expérience, la dernière qu’ils vivent en tant qu’humains et la première en tant que vampires, leur octroie le statut de mort-vivant tout en les distinguant dès le début de leur existence vampirique des autres formes de vie. Leur corps humain se transforme alors en celui d’un vampire, sans que l’on puisse en dire de même pour leur psyché. Une période d’adaptation est alors nécessaire. Dans le cas du personnage de Kurusu, le passage de l’être humain au vampire semble d’autant plus compliqué par la nature des interventions militaires de son unité. Alors qu’il est attendu de lui qu’il combatte et, lorsque nécessaire, élimine d’autres vampires, Kurusu ne peut faire complètement fi de son humanité récemment perdue. Son comportement et sa mentalité toujours humains sont un danger pour ses camarades, qui ne se gênent pas pour lui rappeler les implications nouvelles de ce statut de mort-vivant : « Quant à toi, j’espère que tu vas décider d’oublier ta conscience humaine. Tu risques de perdre la tête à t’entêter ainsi [5] ». On observe alors un désalignement, à la suite de la transformation, entre les besoins et les capacités du corps vampirique de Kurusu et son passé humain qu’il refuse d’abandonner. La première faiblesse notable que l’on peut identifier semble être la rupture entre les besoins du corps et ceux de la conscience toujours humaine des vampires, en particulier dans le cas des vampires plus récents.
Le vampire tel que représenté dans Mars Red, étant une créature psychologiquement troublée par sa nature hybride de mort-vivant, tente alors par tous les moyens de trouver sa place dans une société qui ne lui est pas adaptée. Sous la protection de l’armée japonaise, les vampires de l’unité code zéro sont nourris grâce aux banques de sang du pays et logés dans des installations insonorisées et sans fenêtres afin de respecter leurs limitations physiques. À l’exception des autres membres de l’armée, ils n’ont aucun contact direct avec les humains. Cependant, tout comme Louis du roman Entretien avec un vampire d’Anne Rice (1976), le vampire « conserv[e] des sentiments humains, d’où sa souffrance existentielle. Dès lors, on peut sans peine imaginer son déchirement et ses tourments à l’égard de ce qu’il est contraint de faire pour survivre [6]. » Bien que les vampires de Mars Red ne consomment pas de sang à la source, leurs instincts de chasse risquent à tout moment de prendre le dessus sur leur raison. Kurusu exprime d’ailleurs à plusieurs reprises les craintes qu’il éprouve face à ce corps inconnu aux puissants instincts vampiriques :
Moi, j’ai peur. J’ai peur de ces incroyables pulsions de violence que je sens monter en moi. Je ressens une soif de sang à assouvir… Je n’arrive pas non plus à contrôler ma force. Si je me laissais aller, je serais capable de déchiqueter humains comme vampires. Chaque jour, chaque seconde je sens ma personnalité disparaître. Et cela me fait extrêmement peur [7].
Ce détachement forcé de leur humanité place les vampires dans une position de vulnérabilité psychologique alors qu’ils sont éloignés de leurs proches et n’ont plus accès aux expériences et aux ressources de leur mode de vie précédent. On peut voir dans cet isolement contraint – et les difficultés psychologiques qu’il engendre – la deuxième grande faiblesse des vampires.
En ce qui a trait aux vampires plus âgés, c’est davantage leur immortalité qui les éloigne de la réalité de leur vivant, les personnes aimées étant décédées depuis longtemps et la société ayant changé avec l’évolution des mœurs et des technologies. Notamment, le personnage de Defrott entretient une relation particulière avec son immortalité et son humanité perdue alors qu’il est âgé de plus de 600 ans dans le manga : « Nous autres vampires sommes bourrés de points faibles. […] Sans parler du fait que notre âme n’est pas préparée à cette vie éternelle. […] Voilà pourquoi je n’en peux plus. J’en ai marre de vivre… donc j’abandonne [8] ». L’immortalité du vampire semble alors faire partie de ses importantes faiblesses psychologiques. C’est en effet dans une telle situation que le décalage entre la part humaine et la part vampire des personnages s’accentue. Comme dans les œuvres étudiées par Katarzyna Ancuta, « the characters are isolated from the society by their condition, conflicted in their attempts to reconcile their multiple personalities, and essentially alone, existing outside of the family structure and communal values recognized as central in [their] culture [9] ». À l’image du cyborg de la bande dessinée japonaise, le vampire apparaît donc comme « une créature aliénée, marginalisée et vouée à un destin douloureux[10] » malgré ses extraordinaires capacités physiques et son immortalité.
La représentation humanisée du vampire dans le manga Mars Red s’aligne également avec les enjeux du Japon contemporain :
Les questions qui torturent le vampire nippon – « Qui suis-je? », « Où est ma place dans ce monde impitoyable? », « Comment gérer la violence en moi? » – sont celles qui ont tourmenté la nation japonaise depuis sa réouverture au monde[11].
Davantage que de simples créatures assoiffées de sang, le vampire devient un catalyseur permettant d’exprimer le mal-être et les angoisses d’une nation. En se questionnant sur sa place dans le monde, le vampire du manga tente par tous les moyens de renouer avec son humanité perdue en travaillant au sein de l’armée japonaise à la protection de la race humaine. Ce faisant, dans une tentative désespérée de s’accrocher à une existence humaine connue et rassurante, les personnages de Mars Red deviennent pleinement victimes de leur condition vampirique. L’auteur, Bun-O Fujisawa, « humanise le vampire en le rabaissant du rang de prédateur à celui de victime[12] ». En effet, étant placé dans une position politique vulnérable, le gouvernement nippon utilise les vampires telles des armes dans le but d’en faire des soldats invulnérables sans conscience propre : « Derrière ces armures se trouvent des vampires dénués de toute pensée, ne ressentant aucune douleur et aucune peur… En bref, les militaires parfaits et invincibles[13] ». Cet idéal, largement valorisé par le personnage humain du lieutenant général Nakajima, s’apparente fortement à celui de la personne-machine totalement déshumanisée analysée par Antonio Dominguez Leiva : « l’Homme nouveau rêvé par le fascisme est ainsi un homme-machine, plus encore, un pur corps-armure[14] ». N’ayant que deux options, mourir ou rejoindre les rangs de l’armée, les vampires se voit retirer leur droit à l’autodétermination, les éloignant encore davantage de leur humanité et des droits fondamentaux dont ils bénéficiaient en tant qu’humains. Ils sont alors uniquement considérés comme des corps et des armes, et non plus comme des personnes à part entière. En réponse à cette déshumanisation forcée, le vampire entretient une relation particulière à la mort : « [Il] prend ainsi conscience de sa monstruosité et, las de sa condition, aspire à une mort libératrice[15] ». Ne cherchant pas à causer la mort d’autrui pour survivre, le vampire envisage plutôt son propre décès comme une manière d’échapper à la fatalité de son existence.
Il semble également que les vampires du manga accordent une importance plus considérable à leur humanité après leur transformation en mort-vivant que lorsqu’ils étaient toujours entièrement humains. Face aux difficultés psychologiques qu’ils doivent surmonter, Kurusu fait réaliser aux autres membres de son unité que, malgré leur corps vampirique, ils restent toujours en eux une part humaine non négligeable :
Des humains. Nous sommes aussi des humains. Même si mon corps ne l’est plus, mon cœur l’est toujours. Je sais que tu te fais du souci pour moi parce que tu es une personne gentille, Suwa… mais tu n’es pas un monstre. Tu es un humain, toi aussi. Tu as la volonté et la force de sauver des hommes, c’est une certitude[16].
Ce désir des vampires de mettre de l’avant la part humaine de leur être semble, pour Katarzyna Ancuta, être une forme privilégiée dans la représentation vampirique actuelle en Asie du Sud-Est : « If early vampires were constructed as an external threat humans needed to defeat in order to survive and new vampires made us want to become them, K-vampires seem to teach us that even faced with dehumanizing conditions we can make a choice to become human again[17] ». Confiné au rôle de soldat sans conscience humaine, le vampire du manga décide de se tourner vers son humanité afin de lutter contre l’oppression dont il est victime de la part de l’élite militaire humaine. Le manga Mars Red représente donc bien ce changement du rôle de prédateur à celui de héros et de victime : « Les morts-vivants peuvent désormais jouer le rôle des héros à part entière quand ils combattent le mal, ou de victimes lorsque les humains qui ne les comprennent pas s’acharnent contre eux[18] ». Alors que le lieutenant général Nakajima, vers la fin du récit, est l’un des seuls humains restants, il incarne pleinement le rôle du prédateur qui était autrefois réservé aux vampires, tandis que ceux-ci, ayant retrouvés confiance en leur humanité, prennent le rôle des héros bienfaiteurs. L’humain finit par représenter une plus grande menace pour ses compères que les morts-vivants vampiriques. Selon Jean-Marie Bouissou, « que le manga puisse ainsi prendre en charge le traumatisme refondateur de l’identité japonaise contemporaine atteste mieux que tout à quel point il est devenu un reflet de l’inconscient collectif et un mode d’expression légitime pour la communauté nationale tout entière[19] ». On peut en comprendre que le lectorat japonais s’identifie désormais davantage aux vampires à la conscience humaine qu’aux êtres humains à l’allure de monstres. Comme quoi l’humanité et son héroïsme ne sont pas uniquement réservés à l’espèce humaine et, à l’inverse, le monstre se cache parfois sous un visage humain plutôt que celui d’une créature surhumaine. Au contraire de l’opinion véhiculée dans le manga, les vampires de Mars Red sont donc bel et bien des êtres forts grâce à leur acharnement à refuser la perte de leur humanité.
En conclusion, la série de manga Mars Red revisite la figure du vampire alors que l’œuvre présente non seulement les faiblesses des vampires, mais les considère également comme des êtres intrinsèquement faibles. Malgré toutes les forces et les capacités physiques extraordinaires de cette créature, la perte d’une part de son humanité et sa dépendance aux êtres humains la place dans une position de vulnérabilité dans l’univers du manga. Étant des soldats au service de l’armée japonaise, les vampires du manga vivent au cœur de la société humaine sans toutefois y avoir accès. Cette proximité continuelle avec leur ancienne réalité et la pression effectuée par le gouvernement japonais pour obtenir des soldats-machines sans conscience incitent les vampires à se rapprocher davantage de leur humanité. Malgré sa nature de prédateur pour l’humain, le vampire du manga tente donc par tous les moyens de reprendre possession de ses souvenirs et de son humanité perdue. Au terme du récit, il devient évident que les vampires de Mars Red ont davantage d’humanité – comme le démontrent leurs efforts considérables afin de protéger à la fois le peuple japonais et ce qui leur reste de leur propre humanité – que certains humains présents dans cette œuvre. C’est leur forte humanité qui permet de considérer les vampires comme des êtres forts malgré le message véhiculé dans l’œuvre. On observe donc un amincissement de la frontière entre la créature mythique et l’humain de manière telle que l’on pourrait presque parler d’un renversement complet des imaginaires. De tous les personnages de la série Mars Red, le vampire semble alors être celui qui représente le mieux l’essence même de ce qu’est l’humanité.
[1] Jean Marigny, La fascination des vampires, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2009, p. 25.
[2] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 1, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2020.
[3] Hyungji Park, « Gendering the K-Vampire », dans Gendering the Trans-Pacific World, Leiden, Pays-Bas, Brill, 2017, p. 403.
[4] Jean Marigny, La fascination des vampires, op. cit., p. 157.
[5] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 2, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2021.
[6] Michel Laurin (dir.), Le vampire. Anthologie des textes fondateurs, Montréal, Beauchemin, coll. « Parcours d’un thème », 2014, p. 190.
[7] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 2, op. cit.
[8] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 3, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2021.
[9] Katarzyna Ancuta, « B is for Baempaieo: the rise of K-vampires », Continuum, vol. 35, n°2, 2021, p. 237.
[10] Jean-Marie Bouissou, Manga : Histoire et univers de la BD japonaise, Arles, Philippe Picquier, coll. « Picquier poche », 2010, p. 393.
[11] Ibid., p. 366.
[12] Michel Laurin (dir.), Le vampire. Anthologie des textes fondateurs, op. cit., p. 189.
[13] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 3, op. cit.
[14] Antonio Dominguez Leiva, « Les voies douloureuses du posthumain dans les mangas et animes nippons », Figura, n°37, 2014, p. 141.
[15] Michel Laurin (dir.), Le vampire. Anthologie des textes fondateurs, op. cit., p. 188.
[16] Bun-O Fujisawa, MARS RED volume 3, op. cit.
[17] Katarzyna Ancuta, « B is for Baempaieo: the rise of K-vampires », op. cit., p. 243.
[18] Jean Marigny, La fascination des vampires, op. cit., p. 146.
[19] Jean-Marie Bouissou, Manga : Histoire et univers de la BD japonaise, op. cit., p. 119.
Corpus étudié :
Fujisawa, Bun-O, MARS RED volume 1, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2020.
Fujisawa, Bun-O, MARS RED volume 2, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2021.
Fujisawa, Bun-O, MARS RED volume 3, trad. Fabien Nabhan, Nice, Panini France S. A., 2021.
Corpus théorique :
Ancuta, Katarzyna, « B is for Baempaieo: the rise of K-vampires », Continuum, vol. 35, n°2, 2021, p. 233-245.
Bouissou, Jean-Marie, Manga : Histoire et univers de la BD japonaise, Arles, Philippe Picquier, coll. « Picquier poche », 2010, 414 p.
Dominguez Leiva, Antonio, « Les voies douloureuses du posthumain dans les mangas et animes nippons », Figura, n°37, 2014, p. 129-150.
Laurin, Michel (dir.), Le vampire. Anthologie des textes fondateurs, Montréal, Beauchemin, coll. « Parcours d’un thème », 2014, 244 p.
Marigny, Jean, La fascination des vampires, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2009, 217 p.
Park, Hyungji, « Gendering the K-Vampire », dans Gendering the Trans-Pacific World, Leiden, Pays-Bas, Brill, 2017, p. 396-406.
ROBIDOUX, JADE (2025). « MARS RED DE BUN-O FUJISAWA ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/mars-red-de-bun-o-fujisawa], consulté le 2025-04-19.