Écrit et dessiné par Akira Toriyama de 1984 à 1995, le célèbre manga Dragon Ball fait dorénavant partie de la culture populaire mondiale. La série, ayant atteint le statut de série culte, exerce une présence très marquée au sein de l’imaginaire collectif. Cela s’aperçoit notamment au sein du rap, qui témoigne d’une réappropriation assumée d’éléments culturels asiatiques en tout genre dans ses textes. Même si elle ne constitue pas un cas unique, la saga semble se démarquer néanmoins de beaucoup d’œuvres du même style. En effet, elle dispose d’une incroyable présence intertextuelle au sein des textes des musiques urbaines et plus spécialement dans le rap français. Par des processus intertextuels qu’ils n’ont pas inventés, mais qu’ils réactualisent, les rappeurs français ont fait de Dragon Ball leur eldorado référentiel. En utilisant l’univers de la série afin d’alimenter leur imaginaire littéraire, ceux-ci mythifient le récit du manga en y faisant recours avec fascination, comme certains grands écrivains et poètes français avec les grands mythes grecs.
Dans cette mesure, une lecture intertextuelle n’est pas un simple rappel érudit des sources ou des emprunts d’un auteur, mais un levier pour l’interprétation. Elle incite à être attentif à la lecture que l’auteur fait des mots, des textes ou des genres qu’il absorbe et détourne dans son propre texte. [1]
Cette analyse se divisera en trois parties, en débutant d’abord avec une approche plus théorique et générale sur le rap en tant que forme artistique postmoderne. La seconde partie portera sur l’inscription des mangas au sein de la culture française, les liant malgré eux au rap français. La partie finale traitera de la présence intertextuelle omniprésente de Dragon Ball dans le rap hexagonal et de quelle manière elle se présente concrètement au sein des textes.
Le rap marque une certaine rupture avec de nombreuses formes artistiques qui l’ont précédé, qu’elles soient de nature musicale ou littéraire. Il sera question ici d’un aspect central de sa poétique, à savoir son processus de récupération de la culture : « In defying the fetishized integrity of artworks, rap also challenges traditional notions of their monumentality, universality, and permanence. [2] ». Lors de son émergence, cela a été un des arguments utilisés par ses détracteurs afin de rabaisser le rap en tant que sous-culture. Mais cette particularité, qui était perçue par certains comme une faiblesse, constitue un élément central de la poétique du genre, en contribuant par le fait même à son authenticité postmoderne.
Whether or not we wish to call these features postmodern, rap not only saliently exemplifies them, but often consciously highlights and thematizes them. Thus, even if we reject the whole category of postmodernism, these features are essentiel for understanding rap. [3]
Sur le plan musical, cela se présente explicitement à travers le sampling, un procédé qui consiste à prendre des échantillons audios provenant d’une ancienne piste sonore et à les incorporer dans un nouveau morceau. Un sample permet de s’inscrire dans une continuité musicale et de rendre compte d’un héritage culturel, comme dans le rap américain avec de nombreux producteurs puisant dans des chansons de funk ou de soul : «Yet, sampling as it is used by rap artists indicates the importance of collective identities and group histories. [4] », « For the most part, sampling […] is about paying homage, an invocation of another’s voice to help you to say what you want to say. It is also a means of archival research, a process of musical and cultural archeology. [5] ». De plus, l’extrait d’une publicité ou encore d’un film peut participer à l’élaboration interprétative d’un morceau, en s’intégrant dans son réseau de sens.
Dans son texte The fine art of rap, Richard Shusterman utilise le terme “cannibalisation’’ afin de décrire l’appropriation culturelle dont fait preuve le rap. En se nourrissant de la culture populaire que ses acteurs expérimentent au sein de leur réalité, le rap réalise une fresque contemporaine d’un corpus culturel recomposé en constant mouvement :
Perhaps more than any other contemporary art form, rap not only exemplifies but proudly thematizes the eclectic pastiche and cannibalization of past styles that is central to the postmodern. […] we are supplied with nostalgia, a jumble of stereotypical images from an imagined past. [6]
En effet, plutôt que de se présenter comme une forme artistique voulant s’isoler de son contexte de production au profit d’une plus grande originalité, le rap revendique explicitement son appartenance aux ensembles culturels qui l’ont inspiré. En d’autres termes, cet amalgame lui permet de porter un regard inédit sur la répercussion et la réception de la culture du présent et du passé. En tant que culture populaire, le rap est la réflexion de sa propre actualisation et de son processus d’autolégitimation par son adhésion unilatérale à d’autres œuvres qui n’ont à première vue rien à voir avec elles :
… some make the powerful point that aesthetic judgments, and particularly the question of what counts as art, involve political issues of legitimation and social struggle in which rap is engaged as progressive praxis and which it advances by its very self-assertion as art. […] undermine the socially oppressive dichotomy between legitimate (that is high) art and popular entertainment by simultaneously asserting the popular and the artistic status of hip hop. [7]
Afin de se constituer un répertoire référentiel conséquent, le rap puise dans la large palette de la culture populaire moderne. Avec cette base intertextuelle, ses chansons ont donc la qualité de se faire comprendre et de communiquer avec un plus grand nombre de personnes. Depuis le début de sa mise en forme, celui-ci se veut avant tout une musique pour le peuple, produite par le peuple. En général, lorsqu’un rappeur se veut plus énigmatique dans ses références et veut se faire comprendre par un nombre restreint de personnes, ce dernier penche toujours vers les sujets auxquels sa communauté est initiée plutôt que vers un savoir universitaire et/ou intellectuel. Cela exprime une volonté de se distancier de la notion occidentale de ce qu’on conçoit comme « le grand art », qui ne parle pas du tout à une large partie du grand public :
Rap not only relies on mass-media techniques and technologies, it derives much of its content and imagery from mass culture. Television shows, sports personalities, arcade games, and familiar name-brand commercial products […] Such items of mass-media culture help provide the common cultural background necessary for artistic creation and communication in a society where the tradition of high culture is largely unknown or unappealing, if not also oppressively alien and exclusionary. [8]
Cette rupture a l’effet d’établir une toute nouvelle hiérarchie, où la considération artistique des œuvres est complètement réinventée. Les codes se reformulent et s’opposent sur plusieurs points à ceux de l’institution culturelle, perçue comme étant répressive et élitiste. Les rappeurs constituent alors leur propre imaginaire littéraire et l’enrichissent avec des figures qui leur correspondent. En prenant cela en considération, il ne serait pas faux de dire que le rap participe donc à la mythification de la culture populaire moderne, par un processus de reconnaissance, de rassemblement et de réactualisation envers ses nombreuses figures.
Avant de passer à la suite, il faut clarifier un peu le contexte dans lequel la culture du hip-hop et celle du manga vont se développer en France. Leur premier point en commun, c’est que les deux gagnent en popularité à peu près à la même époque et arrivent en France de la même façon, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la télévision. En effet, elles vont commencer à se populariser auprès du grand public suite à la diffusion de deux émissions sur la chaîne TF1 ; H.I.P H.O.P en 1984 et Club Dorothée en 1987. Comme son nom l’indique, la première va se charger d’introduire les fondements de la culture hip-hop tandis que Club Dorothée va commencer à diffuser de nombreuses séries d’animation japonaise, dont Dragon Ball :
…les années 80 ont vu apparaitre en France le phénomène « manga », d’origine japonaise, qui a connu un grand succès auprès des jeunes Français. La « génération rap » se situe au carrefour de « la mondialisation culturelle », et puise sans distinctions dans toutes les influences qui lui sont proposées, amenées à elle via le tube cathodique. On distingue une certaine simultanéité entre l’arrivée du rap en France et celle des mangas [9]
Ces deux émissions vont marquer toute une génération de jeunes Français et leur permettront de découvrir les deux phénomènes culturels. De plus, le retentissement sans précédent du succès du Club Dorothée grâce à leurs choix de diffusion se remarque même explicitement dans certains morceaux de rap. Un exemple très flagrant de cela se remarque à travers le titre même de la chanson Génération Club Dorothé, dont presque toutes les rimes sont liées à des émissions d’animations japonaises qui passaient sur la chaîne : « J’suis d’la génération mal dorlotée/Les vrais gars connaissent la violence japonaise via le Club Dorothée/Élevé aux visions, aux p’tits sons d’une rage trop bestiale/Pas de Walt Disney, de rap commercial[10] ». Autrement dit, les mangas font partie de l’ADN culturel de toute une génération en France et vont s’associer naturellement à l’univers du rap français. Cette appropriation est telle qu’il est très courant d’entendre tout type de rappeurs faire allusion à leurs mangas préférés, ou du moins, à leur omniprésence au sein de l’imaginaire populaire. De plus, tout cela coïncide avec le fait que la France est reconnue pour être la deuxième terre d’accueil du rap ainsi que le marché le plus florissant pour les mangas, après bien entendu le Japon.
Mais hormis la simple coïncidence liée à la date de leur arrivée et de leur expansion, il y aura d’autres éléments qui mèneront à l’adhésion assumée de la culture du manga par le rap français. Tout comme le rap, les mangas viennent d’un autre continent et d’une culture différente à celle de la France. L’énorme engouement qu’ils vont susciter chez les jeunes va rapidement inquiéter leurs parents et de nombreux organismes culturels. On les accusera notamment d’être d’une grande violence, de pervertir la jeunesse, de n’avoir aucun contenu textuel ou encore de participer à la réduction de la culture française. Justement, ces reproches seront également adressés au rap et souvent par les mêmes détracteurs réactionnaires. Le mouvement rap, « cette sous-culture d’analphabètes[11]», voit alors à travers la considération des mangas, ces « merdes infâmes avec trois mots de vocabulaires[12]», un combat de nature similaire. Autrement dit, cela ne fait qu’exacerber la sympathie de ses adhérents envers la culture populaire nippone, qui s’oppose aussi malgré elle à l’institution française, comme l’illustre très bien cet extrait par sa mise en parallèle du rappeur américain R.Z.A et de l’acronyme de l’émission Dragon Ball Z : « Si je bé-bé-bégaie faute à R.Z.A ou à D.B.Z[13] ».
La montée de popularité en France des mangas et du rap exprime l’échec du renouvellement de certaines formes artistiques françaises pour le grand public, qui ont de plus en plus de difficulté à rejoindre les nouvelles générations. En effet, leur ‘’étonnant’’ succès prend justement niche sur la terre de la chanson française et de la bande dessinée franco-belge. La chanson française, mettant elle aussi en scène des chansons à textes, se trouve déclassée par le rap, qui exprime mieux les problèmes de la jeunesse actuelle en arborant un discours multiethnique inclusif à travers son adaptation française. Les bandes dessinées telles qu’Astérix ou Tintin, pour ne nommer qu’elles, proviennent d’une autre époque et n’interpellent plus autant les jeunes qu’avant.
Clifford argues that there has been an increasing sense, in the twentieth century, that the older ‘’culture concept’’ no longer applies to the (post-) modern world; instead, there is a widespread ‘’feeling of lost authenticity, of ‘modernity’ ruining some essence or source’’[14]
De plus, il existe des mangas pour tout type de personnes, de goût, d’âge et de sexe. Parmi les catégories les plus prolifiques, il y a le shonen, genre dédié avant tout aux garçons, et le shojo, destiné à un jeune public féminin. Cette variété est une des raisons qui permet aux mangas de devenir un mouvement générationnel unisexe puisqu’il y a du choix autant pour les filles que pour les garçons. Aussi, un nouveau public de plus en plus grandissant a commencé à prendre forme dans les années 80, surtout dans les banlieues parisiennes, avec les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Cette nouvelle jeunesse, officiellement considérée comme étant de nationalité française, se retrouve marginalisée dans une société qui est pourtant la sienne. Celle-ci va naturellement pencher vers les mangas, plutôt que se tourner vers des œuvres qui rappellent l’impérialisme européen ou l’histoire de la France. Autrement dit, la grande popularité des mangas et l’émergence du rap français sont notamment dues à leur capacité de rejoindre une bonne partie de la jeunesse et de les représenter au sein d’une société postmoderne.
Mais parmi tous les mangas cités par les rappeurs, aucun n’est comparable à Dragon Ball. En effet, selon le recensement de certains médias rap, il se trouve qu’il existe plus de 700 références dédiées aux personnages de la série au sein des textes de rap français[15]. Il faut préciser que ces occurrences ne concernent même pas l’entièreté des allusions à la série, puisque toutes celles portant sur son univers ne sont donc pas recensées. La présence intertextuelle du manga de Toriyama est si grande qu’elle doit sans doute surpasser les allusions au film culte Scarface, pourtant devenu une des références majeures dans le rap, comme l’illustre parfaitement cette citation : « J’ai découvert Scarface entre deux épisodes de DBZ[16] ».
Néanmoins, il est pertinent de rappeler que Dragon Ball a été vu par toute une génération et pas seulement par les auditeurs de rap. Malgré tout, il y a un réel engouement au sein du mouvement pour l’univers de Dragon Ball, ce qui fait qu’il est davantage cité que d’autres œuvres populaires telles que Harry Potter. Cela s’explique par le fait que Dragon Ball a dépassé le simple statut de série populaire aux yeux des rappeurs et s’est inscrit dans leur imaginaire. Encore aujourd’hui, tout comme Scarface, la série est souvent citée et a transcendé le simple fait générationnel, en étant intrinsèquement intégrée dans la matrice rapologique :
Les textes de rap fourmillent de références culturelles diverses qui font l’objet de véritables mythes auxquels les rappeurs peuvent s’identifier, des exemples à suivre ou à éviter des personnages incarnant des valeurs qui leur sont attribuées. Les artistes ont récupéré des références aux quatre coins du monde de la fiction pour inventer et transmettre une mythologie nouvelle. Ils y ont instauré leurs repères, les reflets de leur réalité, de leur vision de la vie.[17]
Premièrement, les liens intertextuels démontrant le rattachement de l’univers de Dragon Ball à celui du rap s’expliquent dans sa poétique guerrière et compétitive. Les Saiyans, une race guerrière dont fait partie Goku, le personnage principal de la série sont de fiers combattants naturellement belliqueux. Ils incarnent parfaitement la célèbre expression « ce qui ne tue pas rend plus fort », puisqu’ils ont la faculté avantageuse de voir leur puissance se décupler de manière exponentielle à chaque fois qu’ils frôlent la mort suite à un combat. Les rappeurs, en constante quête de perfectionnement dans un univers où la violence est souvent présente, témoignent dans leurs textes d’une mentalité similaire à celle des Sayans : « Super Saiyan, plus j’me bagarre et plus je progresse[18] », « Chaque jour, un nouveau niveau est pallié comme les Saiyans[19] ».
Les combats, omniprésents dans Dragon Ball, sont la raison de vivre de nombreux personnages. En effet, ceux-ci ne cherchent qu’un but : devenir les plus forts et surpasser leurs adversaires. Afin de réussir cela, ils doivent passer leur vie à s’entrainer durement dans l’attente de leur prochain adversaire. À plusieurs reprises, les protagonistes participeront à des tournois officiels ou improvisés entre eux, dans le simple but d’affirmer sa supériorité face à leurs rivaux. Avec ses joutes verbales ou ses textes mettant l’accent sur une vantardise assumée, l’âme du rap aussi est naturellement compétitive : « Hugo c’est du grand cru local, mate la technique d’un judoka/ Dans l’rap c’est un tournoi comme Dragon Ball Budokai[20] ». Les rappeurs, qui font souvent référence à des célébrités sportives telles que des boxeurs ou des footballeurs, sont animés par cette même volonté de triompher face à un camp adverse et voient à travers les farouches combattants de la série des figures spirituelles : « Une perspective qui, en rapprochant consciemment la prestation artistique de la performance sportive – comme l’atteste le goût marqué des protagonistes du hip-hop pour les défis en tout genre[21] ».
Dragon Ball met l’emphase sur le combat en tant que fin en soi, comme le serait la création artistique. Sur ce point, le manga de Toriyama ne fait pas exception à la règle puisqu’il y a un engouement général dans le rap face à la culture des arts martiaux asiatique. Les rappeurs, qui manient les mots comme des sabres, sont capables d’affirmer leur supériorité envers leurs pairs ou de provoquer de l’émotion chez l’auditeur grâce à leur expertise technique de la langue qu’ils prônent tant. En d’autres termes, les mots deviennent des armes et les rappeurs en sont leur digne détenteur. :
Dans ses réalisations comme dans les déclarations de ses protagonistes, le hip-hop se voit clairement désigné comme une culture polémique, en situation de guerre ouverte contre le reste de l’univers. Afin de bien mettre en valeur ce contexte d’affrontement généralisé, le rappeur se pare volontiers des titres de soldat, de guerrier ou de combattant, etc.,[22]
Beaucoup de références à l’univers de Dragon Ball reflètent ceci, notamment avec toutes celles portant sur le Kaméhaméa, la puissante attaque emblématique de la série, qui illustre la comparaison des rappeurs entre le pouvoir de la parole qu’ils disent maitriser et son potentiel destructeur : «Jsuis plus dangereux qu’un camé armé, qu’un Kaméhamé[23]», « Pardon si ma bouche crache des Kaméhameha[24] ».
Deuxièmement, plusieurs rappeurs vont recourir à l’univers de Dragon Ball afin d’exprimer leur sentiment de marginalisation qu’ils éprouvent envers leur société. Un exemple évident de cela se retrouve à travers les nombreuses références à Namek, une lointaine planète habitée par une race extraterrestre qui a le don de créer les fameuses dragons balls. Les rappeurs vont souvent la citer afin de revendiquer le fait qu’ils viennent d’ailleurs et pour exprimer la rupture identitaire qu’ils éprouvent au sein de la société française : « J’vis comme un Saïyan dans un monde où les murs parlent/J’suis d’Namek, toujours sur les nerfs, les yeux marrons, verts[25]», « J’suis sur Namek, j’me sens pas terrien/Paraît qu’Sangoku, c’est un Algérien[26]». (San)Goku, malgré le fait qu’il a grandi sur terre, n’est pas terrien et a vu le jour sur la planète d’origine des Saiyans, qui a été détruite lorsqu’il n’était encore qu’un enfant. Au tout début du manga, le garçon vit seul dans la jungle et fait la rencontre de Bulma, une jeune fille de la capitale qui recherche avidement les dragons balls. Malgré le fait qu’il soit doté d’une puissance prodigieuse, le lecteur se rend bien compte que Goku est complètement inadapté à la société humaine et aux codes culturels urbains que Bulma maitrise parfaitement : « Ils veulent me faire croire que je descends du singe alors que celui-ci descend d’un arbre, si c’est le cas j’suis Sangoku[27]».
Certains rappeurs vont témoigner dans leurs textes d’un attachement particulier pour certains personnages spécifiques. Ce choix délibéré permet à chacun de s’approprier la série à sa façon, en la mettant en relation avec sa propre individualité. Étant donné la longévité de la franchise et son nombre incalculable de protagonistes, Dragon Ball semble être une source inépuisable de figures marquantes et constitue en soi un genre de fresque mythologique. L’exemple le plus prolifique de ce rapport d’identification est avec le cas particulier de Végéta. En effet, malgré son rôle secondaire, Végéta est le personnage le plus cité de la série et dépasse de loin tous les autres avec plus de 119 citations, selon encore le même média rap[28].
Ce qui est assez remarquable dans ce classement, c’est que les trois personnages les plus cités, c’est-à-dire Végéta, Broly et Freezer, sont tous des vilains et dépassent tous Goku, qui est pourtant le premier protagoniste du récit. Autrement dit, les rappeurs témoignent d’une certaine préférence à l’égard des vilains dans leurs textes, ou du moins à l’évocation de l’image qu’ils représentent : « En place, comme Végéta le Super Guerrier de l’espace/J’ai mauvaise réputation et un coeur de glace[29]». Mais la différence avec les deux autres, c’est que malgré son apparente méchanceté, Végéta cache en lui une certaine humanité. Contrairement à Freezer, qui est l’incarnation pure du mal, ou encore Goku, l’archétype d’un héros au cœur totalement pur, Végéta a une personnalité plus complexe et moins manichéenne, ce qui le définit plus comme un antihéros, une figure à laquelle vont s’identifier beaucoup de rappeurs.
De plus, Végéta a un tempérament colérique, vaniteux, et est extrêmement orgueilleux. Il devient l’éternel rival de Goku, qu’il ne souhaite que surpasser afin de devenir le guerrier le plus fort de l’univers. Il est sans pitié et n’hésite pas à avoir recours à des moyens peu orthodoxes afin d’arriver à ses buts. Contrairement à Goku avec sa vision candide de la vie, Végéta carbure à la haine et est un éternel solitaire, ce qui lui donne toute sa motivation et sa force. Tous ces traits de caractère donnent une vraie personnalité humaine à Végéta et l’image qu’il finit par dégager représente une vision de la vie qui est partagée par beaucoup de rappeurs : « À moi tout seul: l’orgueil de Végéta et de Christiano[30]», « T’as pas de meuf, t’as pas d’oseille, t’as la ge-ra/Une petite voix me parle comme à Végéta[31]». Aussi, malgré sa puissance démesurée, Végéta reste éternellement insatisfait. Malgré toutes ses tentatives, Goku a toujours une longueur d’avance sur lui. Vers la fin du manga, il décide contre toute attente de se sacrifier afin de sauver le monde qu’il méprise tant. Cette abondance des hommages à son égard témoigne peut-être d’une certaine volonté de lui rendre justice, puisque Végéta réussit pour une fois à surpasser son éternel son rival à travers le champ intertextuel du rap français.
Troisièmement, ayant été souvent confrontés à la série alors qu’ils étaient encore jeunes, beaucoup de rappeurs ont été marqués de façon permanente par elle. Étant catégorisé comme un shonen, Dragon Ball est donc un manga dédié avant tout aux garçons et rend compte d’une grande épopée initiatique bourrée de combats. Au fil des nombreux chapitres, on assiste à l’évolution des personnages sur plusieurs années avec les embuches auxquelles ils font face durant leur jeunesse ainsi que leur entrée dans le monde adulte. Étant donné la longévité de la série, elle a accompagné de nombreux enfants jusqu’à l’âge adulte, ayant littéralement grandi avec Goku et ses compagnons. Malgré ce que pourront dire ses détracteurs, Dragon Ball et les mangas en général ne sont pas dépourvus d’un message philosophique et de thèmes plus complexes, chose qui va souvent faire défaut aux séries d’animation occidentales dédiées aux jeunes.
Chaque rappeur s’est constitué son véritable répertoire de héros en puisant dans la même matrice, souvent dans la période de l’enfance où le contact avec la télévision était le plus intense et le plus perméable. Ces héros ont alors acquis une dimension exemplaire, accompagnant les artistes dans la formation de leur imaginaire. Plusieurs générations peuvent partager leur affection pour les mêmes personnages[32]
Par exemple, dans cet extrait : « Oui, je ne pense qu’à m’amuser/Mais, pour la coke j’ai le nez de Krilin[33]», le rappeur Nekfeu fait ici référence à Krillin, un moine combattant de la série qui n’a pas de nez. Celui-ci le prend alors comme un modèle à suivre et l’utilise pour rendre compte d’un comportement jugé problématique qu’il évite. Les protagonistes de Dragon Ball transcendent alors leur simple image fictive et viennent s’insérer dans l’appréhension de la réalité des auditeurs. C’est-à-dire qu’ils deviennent de véritables modèles auxquels ceux-ci peuvent s’identifier et s’y référer. À travers leurs aventures, les héros de la série tirent de nombreuses leçons et apprennent de leurs erreurs. Des valeurs telles que l’importance de l’amitié, le fait de ne jamais abandonner face à l’adversité ou encore l’ambition ont permis aux enfants de considérer Dragon Ball comme étant plus qu’une simple série de divertissement : « …la fidélité, moi j’lai apprise dans Dragon Ball[34] ».
En effet, il y a un véritable rapport éducatif entre les rappeurs et la série japonaise. Le hip-hop est aussi un mouvement qui se définit en s’opposant naturellement aux institutions en place, tel que le système éducatif actuel. Non pas que celui-ci arrête de faire surface à l’intérieur de ses propos, mais il est réinventé. La source du savoir est alors détournée, avec l’école traditionnelle qui se voit remplacée alors par l’école de la rue. Dragon Ball est perçue de la même manière, c’est-à-dire en tant que médium éducatif détourné, servant de point de référence afin de comprendre le monde réel comme l’illustre cette citation : « J’allais pas à l’école, j’retiens d’Adolf Hitler/Qu’il a tenté d’éteindre toute une race comme Freezer[35] ».
Enfin, l’enfance est souvent considérée comme l’âge de la naïveté et de l’insouciance, durant lequel nous sommes épargnées des nombreux problèmes de l’âge adulte. Cela a été souvent illustré à travers la littérature au cours de l’histoire, avec des auteurs mélancoliques se souvenant avec une douce amertume de la bonne époque d’une enfance idéalisée. Les rappeurs ne font pas exception à cela et comme Dragon Ball a souvent fait partie de leur jeunesse, la série est souvent reliée à ce sentiment mélancolique : « Je regrette mon enfance elle me manque beaucoup/Je rêve de m’y téléporter comme SanGoku, les deux doigts sur le front[36] ».
Avec l’apparence hétéroclite de ses vilains extraterrestres ou de ses combats dignes d’affrontements divins, l’œuvre de Toriyama a eu le don de faire rêver des millions d’enfants et d’adolescents grâce à son imaginaire fantastique. L’élément central de l’univers de la série, c’est-à-dire les fameuses dragons balls, permettent à leur détenteur d’exaucer un vœu de son choix lorsqu’il les réunit. Les multiples héros partent alors à la recherche de ces boules magiques disséminées aux quatre coins du monde afin de pouvoir réaliser leurs rêves. La diégèse de la série fait souvent état d’aventures rocambolesques qui forcent les protagonistes à dépasser leurs limites, bien au-delà des capacités humaines. C’est dans ce monde fantastique teinté d’humour, où tout semble possible, que les auditeurs sont alors transportés. On peut mettre cela en relation avec le fait que beaucoup de rappeurs ont eu une enfance difficile et que Dragon Ball était une façon d’échapper à leur réalité, comme le témoignent ces deux citations : « Je regardais DBZ quand a débarqué la perquis’[37]» et « Nuage magique de Sangoku pour m’envoler dans le ciel[38]».
Pour conclure, le rap en tant que culture postmoderne, se caractérise notamment par sa récupération fragmentée d’artéfacts culturels qu’il se réapproprie, sur le plan musical et textuel. La présence intertextuelle de Dragon Ball dans le paysage du rap français est définitivement prégnante, mais elle est loin d’être la seule manifestation de ce phénomène. Le plus curieux, c’est que la saga culte de Toriyama témoigne elle-même de son assemblage postmoderne, qu’elle tourne souvent en dérision. Sa diégèse, inspirée librement d’un roman chinois du 16e siècle, La pérégrination dans l’ouest, se voit infiltrée par de nombreux mythes, de faits culturels divers ou de références à des œuvres populaires modernes, autant occidentales qu’orientales. Sa reprise par le rap français prolonge donc la logique mise en œuvre par la saga, relevant en quelque sorte d’un mouvement créatif commun des œuvres que l’on pourrait qualifier de postmoderne.
[1] Houdart-Merot, V. (2006). L’intertextualité comme clé d’écriture littéraire. Le français aujourd’hui, 153(2), 25-32. https://doi.org/10.3917/lfa.153.0025. p.27.
[2] Shusterman, R. (1991). The fine art of rap. New Literary History, 22(3), 613. https://www-proquest-com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/docview/1297383887?accountid=14719. p.619.
[3] Ibid. p.614.
[4] Rose, T. (1994). Black noise: rap music and black culture in contemporary America. Wesleyan University Press. p.95.
[5] Ibid. p.79.
[6] Shusterman, R. (1991). The fine art of rap. New Literary History, 22(3), 613. https://www-proquest-com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/docview/1297383887?accountid=14719. p.624.
[7] Ibid. p.626-627.
[8] Ibid. p.621.
[9] Marti, P-A. (2005). Rap 2 France: Les mots d’une rupture identitaire. L’Harmattan. p.141.
[10] Génération Club Dorothée – Zek. (2011). Genius. https://genius.com/Zek-generation-club-dorothee-lyrics.
[11] « Zemmour: Le rap est une sous culture d’analphabètes ». (2014). Dailymotion. https://www.dailymotion.com/video/x7pbx1
[12] Dorothée – On n’est pas couché (2010). Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=-IwIh9ccQJU&t=25s&ab_channel=Onn%27estpa….
[13] Besoin de révolution – Médine. (2008). Genius. https://genius.com/Medine-besoin-de-revolution-lyrics.
[14] Krims, A. (2000). Rap music and the poetics of identity. Cambridge University Press. p.93.
[15] Rapminerz. [@rapminerz]. (2020, 5, 11). Word game : Les personnages de Dragon Ball. Instagram. https://www.instagram.com/p/CADiyl1poEO/.
[16] Frère de son – TSR Crew. (2007). Genius. https://genius.com/Tsr-crew-freres-de-son-lyrics. d
[17] Marti, P-A. (2005). Rap 2 France: Les mots d’une rupture identitaire. L’Harmattan. p.137.
[18] Sangoku – Hicham. (2018). Genius. https://genius.com/Hicham-sangoku-lyrics.
[19] Courchevel – Alpha Wann. (2018). Genius. https://genius.com/Alpha-wann-courchevel-lyrics.
[20] Jeune du 18 – TSR Crew. (2007). Genius. https://genius.com/Tsr-crew-jeune-du-18-lyrics.
[21] Béthune, C. (2003). Le rap: Une esthétique hors la loi. Autrement. p.11.
[22] Ibid. p.104-105.
[23] Caramel – Booba. (2012). Genius. https://genius.com/Booba-caramel-lyrics.
[24] Planète Rash – Demi-Portion. (2017). Genius. https://genius.com/Demi-portion-planete-rash-lyrics.
[25] Mowgli II – PNL. (2019). Genius. https://genius.com/Pnl-mowgli-ii-lyrics.
[26] Sangoku – Hicham. (2018). Genius. https://genius.com/Hicham-sangoku-lyrics.
[27] Je dors les yeux ouverts – Gims. (2005). Genius. https://genius.com/Gims-je-dors-les-yeux-ouverts-lyrics.
[28] Rapminerz. [@rapminerz]. (2020, 5, 11). Word game : Les personnages de Dragon Ball. Instagram. https://www.instagram.com/p/CADiyl1poEO/.
[29] Est-ce que ça le fait? – Doc Gynéco. (1996). Genius. https://genius.com/Doc-gyneco-est-ce-que-ca-le-fait-lyrics.
[30] Mannschaft – Youssoupha. (2015). Genius. https://genius.com/Youssoupha-mannschaft-lyrics.
[31] Vegeta – Kaaris. (2017). Genius. https://genius.com/Kaaris-vegeta-lyrics.
[32] Marti, P-A. (2005). Rap 2 France: Les mots d’une rupture identitaire. L’Harmattan. p.139.
[33] On verra – Nekfeu. (2015). Genius. https://genius.com/Nekfeu-on-verra-lyrics.
[34] Du vécu – $ Crew. (2013). Genius. https://genius.com/Crew-du-vecu-lyrics.
[35] Génération Club Dorothée – Zek. (2011). Genius. https://genius.com/Zek-generation-club-dorothee-lyrics.
[36] Comme ça tu sais – JeanJass. (2014). Genius. https://genius.com/Jean-xvi-comme-ca-tu-sais-lyrics.
[37] Collision – Sinik ft Youssoupha. (2011). Genius. https://genius.com/Sinik-collision-lyrics.
[38] Tu casses tu payes – Mac Tyer. (2013). Genius. https://genius.com/Mac-tyer-tu-casses-tu-payes-lyrics.
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